Les Mains de Jeanne-Marie (février 1872)

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   Les Mains de Jeanne-Marie

4

Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l'été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes.
Sont-ce des mains de Juana ?

8

Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans les lunes
Aux étangs de sérénités ?

12

Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?

16

Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d'or ?
C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.

 

20

Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires
Mains décanteuses de poisons ? [Note str.5]

24

Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?

28

Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n'ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux.

32

Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.

36

Ce sont des ployeuses d'échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !

40

Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !

44

Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.

48

L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !

52

Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !

56

Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !

60

Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !

64

Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts ! 


 

Lexique

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ardents : L'adjectif "ardents", appliqué aux pieds des statues, doit être pris dans son sens premier : "qui est en feu, qui est embrasé ou allumé" (Trésor de la Langue Française Informatisé). Il évoque les cierges allumés par les fidèles.

diptères : " (du grec dipteros : à deux ailes). Diptères : ordre d'insectes tels que les mouches et les moustiques, comprenant plus de 200.000 espèces ..." (Petit Larousse)  

bombinent : bourdonnent, vrombissent. Le mot, dit Antoine Adam (Pléiade, 896), "vient de bombus, bourdonnement des abeilles, et Rabelais avait donné comme exemple des subtilités de la scolastique l'extravagante question, imaginée par lui : Utrum chimaera in vacuo bombinans possit comedere intentiones secundas." Pantagruel, chap. VII. ("Est-ce que la Chimère qui bourdonne dans le vide peut se nourrir d'intentions secondes")

nectaires : "BOTANIQUE. Glande produisant le nectar, habituellement placée à l'intérieur d'une fleur" (Petit Larousse).

décanteuses : La décantation est une opération chimique visant à extraire un liquide, un alcool ou un suc en laissant se déposer ses impuretés.

Marseillaises : Chant de guerre sous la Révolution, hymne de la République, La Marseillaise a gardé tout au long du XIXe siècle, siècle de restaurations et de réactions en tous genres, la réputation (bien surfaite) d'un chant révolutionnaire. Steve Murphy signale cependant chez l'insurgé de Vallès cette déclaration qui dénote une sérieuse évolution des mentalités : "Elle me fait horreur, votre Marseillaise de maintenant ! Elle est devenue un cantique d'État. Elle n'entraîne point des volontaires, elle mène des troupeaux" (op. cit. p.675).

Eleisons : Formule en grec ecclésiastique "kyrie eleison" ("seigneur, prends pitié"), invocation en usage dans la liturgie catholique.

mitrailleuses : "Le mot « mitrailleuses » ne désigne pas comme beaucoup le pensent une sorte de mitraillette, mais des canons lourds tirés par des chevaux (d’où « Plus fortes que tout un cheval ! »)." Steve Murphy, "Rimbaud communaliste", Europe, octobre 2009. Selon Steve Murphy, Rimbaud ferait allusion aux fameux canons de la Garde Nationale qui ont joué le rôle que l'on sait dans le déclenchement de l'insurrection communaliste : "Rimbaud rappelle les événements du 18 mars 1871, coup d'envoi de la Commune, où des femmes de Montmartre ont empêché les soldats d'enlever les mitrailleuses de la Garde Nationale" (S.M., Illuminations obscures - singularités sémantiques-, R. Le Poème en prose et la traduction poétique, Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1988).

déhâler : "Rare et vieilli. Faire disparaître le hâle de. Déhâler son visage. Pommade qui déhâle le teint (Nouv. Lar. ill., Lar. 20e). Synon. usuels débronzer, débrunir." (Trésor de la Langue Française Informatisé). 

 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

Les mains de Jeanne-Marie

     En peinture, l'étude de mains est une sorte de genre. Plusieurs poètes du XIXème siècle s'y sont essayés, mais c'est chez Gautier que Rimbaud a manifestement trouvé son idée de départ, comme l'a signalé depuis longtemps Jacques Gengoux (La Pensée poétique de Rimbaud, Nizet, 1950). Il s'agit d'un poème intitulé Étude de mains, du recueil Émaux et Camées (1852). Théophile Gautier y décrit successivement la main "moulée en plâtre" d'une belle courtisane (Impéria) et la main coupée et naturalisée du célèbre Lacenaire, "vrai meurtrier et faux poète", qui avait été guillotiné en 1836. On connaît l'attirance des romantiques pour les demi-mondaines et les bandits de grand chemin. 
     Antoine Adam
(Pléiade, 895) décrit ainsi la dette de Rimbaud envers Gautier : "On retrouve dans Les Mains de Jeanne-Marie la forme lyrique du poème de Gautier, le quatrain d'octosyllabes à rimes croisées. On y observe certains mouvements, et par exemple une suite d'interrogations. On note enfin une strophe dont les rimes en -aises et en -ons se retrouvent identiquement dans Étude de mains." Ajoutons à cela l'impertinence qu'il pouvait y avoir, de la part de Rimbaud, à chanter les femmes de la Commune sur une musique empruntée au très dandy Théophile Gautier. Le poème de Gautier n'est pas seulement pour Rimbaud une source mais une cible. À la main blanche et pâle d'Impéria, il oppose la main brune de Jeanne-Marie. Parallèlement, il oppose les mains fortes et populaires de son héroïne à la grâce aristocratique de celle de Lacenaire (dont la "pulpe n'est pas endurcie / Car son seul outil fut le couteau"). On trouverait d'autres effets de dialogue en comparant les deux textes dans le détail.

    Steve Murphy, de son côté, détaille une série de parallélismes entre Les Mains de Jeanne-Marie et le poème de Gautier. Il note que Rimbaud reprend le système strophique d'Étude de mains (quatrains à dernière rime masculine), que les rimes fournaises - frissons - Marseillaises - Eleisons reprennent les sonorités du sixième quatrain de Lacenaire, que Les Mains de Jeanne‑Marie présente, en l'hypertrophiant, le même procédé interrogatoire qu'Impéria (strophes 5-6). Il montre que la description suit de part et d'autre une rhétorique comparable : répétition du mot "mains", relayé de façon métonymique par d'autres termes comme "doigts", "pouce", "paume", permettant aux deux auteurs de tresser à la description objectale proprement dite des associations en chaîne qui sont parfois plus symboliques, voire fantastiques, que réalistes. Enfin, il observe certaines correspondances possibles entre le "rubis" dont le grand soleil orne les doigts de la pétroleuse et les "escarboucles" du Sultan, amant présumé d'Impéria, entre les "Lèvres jamais désenivrées" qui tremblent aux mains de Jeanne-Marie et le "baiser neigeux" sous lequel le sculpteur a "saisi" la main d'Impéria (Steve Murphy, "Une place au soleil : Les Mains de Jeanne-Marie", Rimbaud et la Commune, Éditions Classiques Garnier, 2009, p.625-635).

  • Le nom de "Jeanne-Marie"

     On s'est demandé, bien sûr, si ce nom de "Jeanne-Marie" cachait quelque référence à une personne réelle. Antoine Adam signale dans un livre d'Édith Thomas, Les Pétroleuses (1963), une hypothèse intéressante : une certaine Anne-Marie Menand, dite Jeanne-Marie, fut, après les événements, condamnée à mort pour participation à la Commune, peine d'ailleurs commuée. D'autres ont suggéré que Rimbaud avait pu être inspiré par le procès des Pétroleuses en septembre 1871, ou de Louise Michel le 16 décembre. Certains y ont entendu l'écho de Marianne, symbole de la République. Steve Murphy préfère voir dans ce nom un "symbole collectif" faisant signe, entre autres, vers ces archétypes de la femme héroïque et martyre que furent Jeanne d'Arc et la vierge Marie (op.cit. p.640-643). On s'étonne que personne n'ait attribué le nom de cette héroïne à un jeu d'inversion à partir de Marie-Jeanne, ou Marie-Juana (c'est une blague !).

  • Datation du poème

    Le poème est daté (par Verlaine, sur le manuscrit) : "Fév.72". Steve Murphy incline à prendre au sérieux cette date (SM, Rimbaud, Œuvres complètes, Champion-IV, p.87 et 542). Selon lui, Verlaine n'indique jamais les dates de recopiage en place de dates de composition. Pour des raisons de thème et de style, les éditeurs situent traditionnellement la composition de ce poème dans l'année 1871. Il est cependant à noter que les procès de communeuses, dont on pense qu'ils auraient pu susciter le poème, sont intervenus à la fin de l'année 1871 (cf. Pléiade Antoine Adam, p.895).
    Yves Reboul estime que si la date de février 72 n'est pas certaine, "il est douteux que le poème, dans sa forme actuelle du moins, puisse être antérieur à l'automne de 1871", étant donné son sujet. Quant à la forme, Reboul souligne ce qu'elle a de relativement nouveau dans la production de Rimbaud : elle combine en effet, selon lui, les caractéristiques d'un discours articulé, suffisamment clair dans l'ensemble (caractéristique qui la rattacherait à la poésie politique d'inspiration hugolienne des années 70-71) et une recherche d'hermétisme qui annonce le Rimbaud des derniers vers et des œuvres en proses : "Quoiqu'il en soit, c'est la coexistence entre ces zones qu'on dit d'énigme et un discours clairement organisé qui, à bien des égards, donnera la formule des Illuminations. Il est clair que Les Mains de Jeanne-Marie, de ce point de vue, nous y acheminent. Et ce n'est pas, à coup sûr, un des moindres atouts de ce poème fascinant" (op. cit. 2009, p.146).  
 

Mains pâles :
     Il n'est pas contradictoire que ces mains "sombres" soient, simultanément, dites "pâles comme des mains mortes". Elles sont sombres parce que tannées par le soleil mais elles ont sur elles aussi la pâleur de la mort qui "veut [les] déhâler" en leur "faisant saigner les doigts", c'est-à-dire en les vidant de leur sang. Rimbaud joue de nouveau sur ce paradoxe dans la strophe antépénultième du texte : "Elles ont pâli, merveilleuses, / Au grand soleil d'amour chargé, / Sur le bronze des mitrailleuses / A travers Paris insurgé !". Je comprends que, malgré le soleil et le caractère solaire de leur vitalité, les mains de la pétroleuse ont déjà commencé à se "déhâler" à cause de l'âpreté du combat (on dit : pâlir sous l'effet d'une émotion) et/ou de la violence des efforts fournis et/ou de la proximité de la mort.
     Yves Reboul attribue un symbolisme un peu plus abstrait à ce contraste du hâle et de la pâleur, dans l'évocation du teint de la communeuse : "les mains de Jeanne-Marie seront donc brunes du soleil allégorique de la Commune, à cela près que leur paume, elle, a pâli d'avoir serré le bronze des mitrailleuses, ce qui n'empêche pas, on l'a vu, qu'elle soit aussi marquée du sang des belladones. Et sur l'ensemble du poème, l'opposition entre le hâle, signe de vie et de révolte, et la pâleur, signe de déliquescence d'une société, est d'ailleurs fondamentale" (op. cit. 2009, p.144).
     Atle Kittang cite ces apparentes contradictions comme des exemples typiques de ce qu'il appelle le "principe oxymorique", procédé typique selon lui de la quête rimbaldienne de l'illisibilité. Il écrit :

 "Le bronzage des mains est d'abord nié ("Ni bruni"), puis constaté ("Les brunit"), puis nié de nouveau ("comme un sein d'hier"). Et ainsi de suite ; c'est comme si les vocables surgissaient en se consumant l'un l'autre. Ainsi, le "sang noir" peut "éclater dans leur paume" et y dormir en même temps (strophe 4) ; et les mains peuvent se mettre à pâlir au soleil" (op.cit. p.214)

À quoi Steve Murphy réplique, non sans humour :

"En réalité, Rimbaud ne se contredit pas [...]. Le sujet lyrique n'affirme pas que les mains 'n'ont pas [...] bruni' mais qu'elles 'n'ont pas [...] bruni sur les pieds des dieux' ('les bananes n'ont pas été achetées chez le poissonnier' ne signifie pas que ces bananes n'ont pas été achetées ailleurs) [...]." (op. cit. p.655).

Et, ajoute-t-il, lorsque Rimbaud déclare : "C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort", il ne veut évidemment pas dire que ces deux états physiologiques sont concomitants.

Juana
     Juana est le terme espagnol pour "Jeanne". Il s'agit probablement d'une allusion à Musset.  Lire notamment À Juana et surtout Don Paez, dans les Contes d'Espagne et d'Italie (1830). La référence est proposée par l'édition 2000 des Classiques Garnier (p.430, note 2).

     Pour lire Don Paez : http://fr.wikisource.org/wiki/Don_Paez

     Pour lire À Juana : http://poesie.webnet.fr/poemes/France/musset/17.html

     La "Juana" de Musset est le type de l'aristocrate au teint blanc et aux cheveux de jais, coquette et légère, dont l'infidélité fait le malheur des hommes. Dans À Juana, elle est marquise, dans Don Paez elle est comtesse et deux hommes de cœur s'entretuent à cause d'elle. C'est une sorte de Don Juan féminin. Mais il paraît beaucoup plus vraisemblable que Rimbaud en ait trouvé le modèle chez Musset que dans le Don Juan de Byron, comme le suggère Pierre Brunel (Pochothèque, 275). Steve Murphy, cependant, opterait plutôt pour une féminisation de Don Juan, notamment à cause de la référence à Don Juan dans le poème de Gautier Étude de mains (op.cit. p.644-647). 


Ont-elles roulé des cigares / Ou trafiqué des diamants :
     Les vers 11 et 12 sont une allusion plus que vraisemblable au personnage de Mérimée, Carmen, encore une dévoreuse d'hommes, encore une héroïne romantique (et espagnole), contemporaine de Juana mais d'une toute autre classe sociale : cigarière (c'est à dire ouvrière dans une usine de cigares),  contrebandière et quelque peu prostituée.
     

belladones :
     La "belladone" est une plante vénéneuse, un poison aux vertus médicinales, doté de pouvoirs hallucinogènes, sédatifs et narcotiques, dont les sorcières du moyen-âge usaient, dit-on, au cours de leurs sabbats. Yves Reboul a apporté une contribution décisive à l'interprétation de ce passage en mettant en évidence une référence probable à La Sorcière de Michelet : "Que ce livre ait été une des grandes lectures de Rimbaud, je ne crois pas qu'on puisse sérieusement en douter. Or c'est un fait que la belladone y joue un grand rôle : on la rencontre dès les premières pages et le mot prend sous la plume de Michelet une multiplicité de sens qui pourrait bien être la clé de sa présence dans Les Mains de Jeanne-Marie [...] Pour Michelet, la sorcière est l'héritière du naturalisme païen durant les temps obscurs du Moyen Age. A ce titre, elle résume en elle toutes les figures d'opprimés et singulièrement celle de l'opprimée entre toutes, la Femme [...]" (J.-M. la sorcière, 1994, p.46)
     Si, donc, "C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort", c'est que les mains de Jeanne-Marie sont irriguées par "le poison guérisseur de l'esprit de subversion" métaphorisé par le suc de la belladone qui fut, selon Michelet, entre les mains de ces véritables médecins du peuple qu'étaient les sorcières, l'un des "poisons salutaires" ayant servi d'antidote aux "fléaux du Moyen Age". On peut penser qu'il "dort" quand l'esprit de subversion est assoupi et "éclate" quand sonne l'heure de la revanche (cf. Reboul, 2009, 138-139). 


Strophe 5 :

   Cette strophe 5, délicate à interpréter dans le détail, s'éclaire sans difficulté dans son sens général, nous dit Yves Reboul, à la lumière de Michelet. "Celui-ci remarque en effet que c'est au moment où la sorcière risque le moins d'être remarquée, c'est-à-dire à l'aube ou au crépuscule, qu'elle va cueillir ses plantes et singulièrement la belladone." (Y.Reboul, op. cit. p.47).
     Interprétation tout à fait convaincante, je l'ai dit (note précédente). Reste à rendre compte de la littéralité du texte !
     Yves Reboul paraphrase ainsi dans sa note de l'édition du centenaire : Jeanne-Marie chasse "de la main (ou plutôt des mains) divers insectes (les diptères) auxquels la lumière de l'aube aurait donné une couleur bleutée (les bleuisons) et qui auraient voulu s'approcher des nectaires, partie de la corolle qui contient le suc."  (Reboul, 1991, 1094-1095).
     Steve Murphy trouve insuffisante cette exégèse. Il estime que "l'interprétation de ces diptères ne peut se cantonner à l'identification plausible d'une situation 'naturelle' (en cueillant des plantes le matin, la femme en question serait entourée d'insectes qu'elle chasse de la main). L'écriture rimbaldienne n'est généralement pas simplement descriptive, mais fortement axée sur l'implicite, les connotations et valeurs symboliques [...] la lecture 'réaliste' de l'image de ces mains qui chassent les diptères confie à ces insectes une place trop étroitement circonstancielle". Pour lui, ces "mouches bleues" sont donc "à la fois des insectes et des ennemis de la révolution" que l'on doit "chasser" non pas seulement pour les faire fuir mais aussi pour les tuer. Elles représentent la "vermine réactionnaire" de Versailles cherchant à s'emparer du "nectar précieux de la République". Elles rappellent ces autres images de vermine utilisées par Rimbaud dans le sonnet des Voyelles ou Chanson de la plus haute tour et constituent "un prolongement de la folie bourdonnante des hannetons de Chant de guerre parisien" (op. cit. p.682-695).

   Les "bleuisons" sont-elles celles de mouches bleues (Antoine Adam, Pléiade, 1972, p.896, note 7), les couleurs bleues, dues à l'aurore, de divers insectes (Yves Reboul, Œuvre-vie, 1991, p.1094-1095) ou les couleurs bleues de l'aurore (Pierre Brunel, Pochothèque, 1999, p.275, note 6) ?

   "Mot précieux, note Étiemble à propos de "bleuisons" ; Rimbaud a forgé aussi bleuités dans Le Bateau ivre" (édition Rimbaud des Petits Classiques Larousse, 1957, p.24). Georges Kliebenstein consacre plusieurs pages à cette forme dans son savantissime article consacré aux adjectifs de couleur chez Rimbaud. J'en retiens ceci :

"Quant à 'bleuison', dérivé déverbal de bleuir, il est pourvu d'un affixe transcatégoriel nominal à valeur ambiguë, en tant qu'il exprime 'le déroulement ou le résultat de l'action' [...] 'Bleuisons' oscille entre un sens dynamique, opératif, et un sens résultatif [...]. Mais sa base verbale = bleuir présuppose un procès transformationnel. Dans cette perspective, 'bleuisons' est un hapax qui pourrait être considéré comme un barbarisme, le 'bon' substantif étant alors 'bleuissement' [...]". Dans le poème, "'bleuison' semble au plus près de 'bleuissement' ; il semble dire le 'passage d'une couleur au bleu', dont les exemples prototypiques concernent souvent la nature (le TLF cite notamment le 'bleuissement délicat des feuilles' chez Zola), sous l'influence de l'épithète postposée 'aurorales' (faut-il comprendre 'dues à l'aurore' ou 'de l'aurore' ?), adjectif dont le sémantisme tire vers l'inchoatif et qui peint peut-être un commencement de bleu, un bleu qui pointe à l'horizon et à l'aurore. Mais il n'est pas impossible, non plus, que les bleuisons des diptères (ne?) soient (que?) la réécriture poétique des 'mouches bleues' [...] On sait que, parmi les asticots qui naissent de la putréfaction des cadavres, figurent les 'larves de diptères, notamment de calliphora vomitoria qui n'est autre que la mouche bleue' [...] et il règne manifestement dans le quatrain une isotopie de la mort. On sait aussi que parmi les moches scatophages, l'une en particulier tend vers le bleu : elle a nom lucillia caesar. Mouche à mort, mouche à merde. Le 'nectaire', ici, servirait alors, du même geste, à brouiller les pistes [...] " (op.cit. p.171-174).

Personnellement, j'opte sans hésiter pour la première de ces solutions, celle que retient aussi Pierre Brunel : "les tons bleus de l'aurore" (ibid.). Voir mon commentaire. Ce n'est le cas ni de Reboul, ni de Murphy, auteurs des deux principales études de ce poème. 


pandiculations :
     "MÉD. Mouvement du corps qui consiste à étirer les bras vers le haut, à renverser la tête et le tronc en arrière et à étendre les jambes, qui s'accompagne souvent de bâillements et qui se produit au réveil, en cas de fatigue, d'ennui, d'envie de dormir, ainsi que dans certains états pathologiques. "Le frisson arrive volontiers le soir (...); il est accompagné de bâillements, de pandiculations (GEOFFROY, Méd. pratique, 1800, p.20)." " (Trésor de la Langue Française Informatisé).
     Selon le discours médical du XIXe siècle, il s'agissait-là d'une "manifestation classique de l'hystérie féminine" (Reboul, 1994, p.44). Michelet, rappelle l'auteur, signalait l'emploi de la belladone pour calmer les convulsions : "La belladone guérit de la danse en faisant danser. Audacieuse homoeopathie qui d'abord dut effrayer" (La Sorcière, p.111). "Quoi qu'il en soit, conclut le même critique, il est clair que dans le poème, les pandiculations sont la conséquence de l'absorption d'une substance toxique qui ne peut être que la belladone mentionnée quelques vers plus haut." (Reboul, 2009, p.141).
     Peut-être, tout simplement, le mot évoque-t-il le mouvement des bras levés en arrière, accompagnant la danse, au cours des Sabbats nocturnes, que Michelet évoque ainsi : "Les breuvages d'illusion, avec leur dangereux mélange de belladone, paraissaient-ils déjà à cette table ? Non pas certainement. Les enfants y étaient. D'ailleurs l'excès de trouble eut empêché la danse. Celle-ci, danse tournoyante, la fameuse ronde du Sabbat, suffisait bien pour compléter ce premier degré de l'ivresse. Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se voir [...]" (La Sorcière, GF, 129). Rimbaud évoque ce stéréotype dans Mauvais sang : "je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des vieilles et des enfants." 
    
Semblant soucieux d'écarter une représentation dévalorisante de la communarde, en proie à la drogue ou à l'hystérie, qui ne conviendrait pas à l'esprit du poème, Steve Murphy argumente (en s'appuyant sur un rapprochement avec Lacenaire de Gautier) l'idée que nous aurions là une image de mort. Cette image anticiperait, en quelque sorte, sur celles de la fin tragique du poème : "Rimbaud montre des mains de femmes saisies par la mort, avant de s'interroger sur leur passé ; des mains qui donnent l'impression que leur rêve utopique les habite toujours [...] les pandiculations étant sa manière de décrire la gestualité paroxysmique de ces mains immobilisées dans l'agonie" (op. cit. p. 680 et 681).
    Steve Murphy signale aussi, sans la retenir, une troisième interprétation possible. Ces "pandiculations" décriraient tout simplement les étirements du corps pouvant accompagner les bâillements, au moment de l'endormissement (que celui-ci soit dû ou non à l'absorption de substances hallucinogènes tirées de la "belladone"). Plausible, puisque, après tout, il s'agit d'évoquer un "Rêve" : "Oh ! quel Rêve les a saisies / Dans les pandiculations ?" 


Un rêve inouï des Asies, / Des Khenghavars ou des Sions ? :
     Dans le droit fil de sa référence à Michelet, Yves Reboul commente : "Le sens du premier de ces deux vers apparaît avec une parfaite clarté si l'on veut bien se rappeler que la belladone est un hallucinogène : la question que pose là Rimbaud, c'est donc celle de savoir si Jeanne-Marie s'est vouée à la drogue. Ainsi s'expliquent les pandiculations [...] D'où aussi les Asies et le Khengavars. On a cherché à expliquer ce dernier nom, c'est bien inutile : au XIXème siècle, la rêverie liée à la drogue s'oriente presque automatiquement vers l'Orient, patrie du haschich. [...]" En utilisant le mot "Sions" (l'un des noms bibliques de Jérusalem) et en l'adjoignant aux "Khengavars", Rimbaud (toujours selon Yves Reboul) réunit dans la catégorie des drogues les valeurs religieuses et les rêveries d'esthète orientalisantes de la génération romantique. Les caractéristiques attribuées à la sorcière dans cette strophe 6 seraient donc aux yeux de Rimbaud dévalorisantes. Selon Reboul, il ne fait aucun doute qu'à la question posée par cette strophe, la réponse de Rimbaud est non : " En Jeanne-Marie le sang noir des belladones ne se distingue pas du mauvais sang de la révolte et il ne l'entraîne pas vers quelque misérable miracle ni ne la pousse au départ vers un Orient de rêve, à travers lequel l'imprégnation religieuse dont la Reine de Sion est la figure emblématique trouverait en fait sa revanche". (op. cit. p. 49).
     Georges Kliebenstein
propose pour "Khenghavars" une explication plus précise : "Le mot de Rimbaud renvoie sans doute à la ville iranienne que l'on appelle aujourd'hui Kangavar, que deux archéologues français, Eugène Flandin et Pascal Coste, ont visitée en 1840, et qu'ils ont décrite sous le nom de "Kingavar" dans le Voyage en Perse qu'ils ont publié en 1841. "Khenghavar", donc, du moins au singulier, est une synecdoque de la Perse et l'on sait que la Perse fait des apparitions épisodiques dans l'imaginaire rimbaldien, à preuve "Le beau corps de vingt ans qui devrait aller nu / Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune, / Adoré, dans la Perse, un Génie inconnu" (dans Les Sœurs de charité, v.2-4), ou les "tentures de perse brune" (dans Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs)." (op.cit. p.186). Selon cet auteur, en outre, la ville perse antique de Kangavar était célèbre par son temple dédié à Diane, la chasseresse, et Rimbaud lui-même appelle "reine de Sion" la Vierge Marie dans Les Premières Communions. À quoi donc rêve Rimbaud-Jeanne-Marie ? Peut-être, à travers le prénom de Jeanne, à Jeanne d'Arc et à Diane, à travers le prénom de Marie à la mère du crucifié, images superlatives de la Femme divinisée. 

 

lourds petits enfants sans yeux :
     Suzanne Bernard voit dans cette expression énigmatique une nouvelle évocation orientale, une allusion de Rimbaud à ces pays sans hygiène où les nouveaux nés sont fréquemment rendus aveugles par le trachome (Classiques Garnier). Steve Murphy penserait plutôt "aux peintures et sculptures catholiques plus ou moins primitives montrant le Christ en nourrisson corpulent dans les bras de la vierge Marie avec des yeux sans caractérisation spéciale des pupilles [...]" (op.cit. p.667). Autrement dit, Jeanne-Marie ne correspond pas à l'image conventionnelle de la femme identifiée à la fonction maternelle : elle ne lave pas de langes, elle n'est pas une Vierge à l'enfant.
 

Ni d'ouvrières aux gros fronts / Que brûle, aux bois puant l'usine, / Un soleil ivre de goudrons :
     "Rimbaud, écrit Steve Murphy, voulait certainement distinguer son héroïne de l'ouvrière des caricatures versaillaises, où les "gros fronts" aident à transfigurer ces femmes en viragos, leurs fronts larges suggérant non pas la qualité de leur intelligence, mais son indigence [...] Le poète signifie, avec cette comparaison par le négatif,  que Jeanne-Marie n'est pas soumise à l'aliénation d'un travail d'ouvrière avachissant. Ces bois ne font pas partie d'une Nature romantique ou d'une campagne bucolique, mais constitueraient les sources du goudron, tiré notamment des racines et du tronc des pins [...] Ou bien les femmes exercent le métier de goudronneur (ou bitumier, ou asphalteur), au sens d'"ouvrier qui prépare et utilise le goudron pour enduire les bateaux ou revêtir les routes" (Grand Larousse) [...] ou bien elles fabriquent le goudron avant cette opération [...] Rimbaud, qui parlera plus tard, dans Métropolitain, du "désert de bitume" de la ville, évoque précisément la construction de routes" au cours de laquelle, explique Murphy, citant Paul de Kock (La Grand'Ville), on pouvait 'voir bouillonner le bitume, non pas sur la bouche d'un cratère, mais dans une grande chaudière de fer placée sur une espèce de poêle, dans lesquels des individus fort noirs entretiennent un grand feu, en ayant soin de remuer avec une pelle le liquide visqueux qui répand au loin une fumée épaisse et une odeur fort désagréable'." (op.cit p. 698-702).
     Yves Reboul imagine une autre solution : "Jeanne-Marie n'est pas une ouvrière 'aux bois puant l'usine' c'est-à-dire, à ce qu'il semble, dans la production (alors tout à fait archaïque) du charbon de bois et en tout cas loin de Paris : or ce point est fondamental dans la mesure où elle symbolise la commune de Paris et où dans l'esprit de Rimbaud l'opposition entre Paris et les détestés ruraux de province était radicale, en quoi il partageait d'ailleurs l'opinion du peuple parisien lui-même qui, orgueilleux de sa tradition révolutionnaire, tenait la Ville pour la citadelle de l'Avenir et la citadelle de l'humanité" (op.cit. 2009, p.143).
 

cousine :
     Encore un terme surprenant, pour lequel on en est réduit à des hypothèses : vieux terme d'argot? régionalisme ardennais? Cecil A. Hackett et Albert Henry avancent tous deux le sens de "courtisane", "fille de joie". Toutes les éditions récentes signalent cette solution. Steve Murphy opterait plutôt pour le sens de "cousette", jeune apprentie couturière, proposé par Lucie Nillaire. Le poète aurait très bien pu inventer un tel terme, comme le montre "le nombre d'affixations néologiques dans l'œuvre de Rimbaud à cette époque et 'rien que dans Les Mains de Jeanne-Marie : décant-euses, ploy-euses, dés-enivrer, dé-hâler, bleu-isons.'" (Murphy p.696-697, pour les trois autres références, voir bibliographie). 
 

Des mains qui ne font jamais mal :
     Il faut comprendre qu'elles ne font jamais "le mal". Jacques Gengoux parlait de leur action "destructrice mais bienfaisante" (La Pensée poétique de Rimbaud, 1950, p.261). En écrivant que des mains "ployeuses d'échine [...] ne font jamais mal", Rimbaud donne un tour volontairement paradoxal à une idée qui, sur le fond, est logique et dépourvue d'obscurité. Il répète le même effet v.45-46 lorsqu'il déclare que "L'éclat de ces mains amoureuses / tourne le crâne des brebis". Voir note sur ces vers.
 

Remuant comme des fournaises :
     Steve Murphy commente : "Des mains d'où émane une chaleur extrême puisqu'elles sont celles d'une pétroleuse. Rimbaud reprend ce trait de la communarde de la même manière que Louise Michel lors de son procès :

'Quant à l'incendie de Paris, oui, j'y ai participé. je voulais opposer une barricade de flammes aux envahisseurs de Versailles. Je n'ai pas de complices pour ce fait'." (op.cit. p.671-672).
 

Tourne le crâne des brebis
     "Il faut sans doute comprendre, commente Pierre Brunel  : de le foule moutonnière" (Pochothèque, 277). Autrement dit, elle lui fait tourner la tête (comme on dit de quelqu'un qui exerce sur autrui un pouvoir de séduction). Pour Steve Murphy, "ces mains amoureuses vont ... tordre le cou à ces brebis, comme à des poules" (op. cit. p.670)

Le grand soleil met un rubis :
     Le soleil, qui est son allié (voire son époux), offre à la pétroleuse le bijou dont la prive sa modeste condition. Steve Murphy (op.cit. p.662) rappelle que Gautier parle d'"escarboucles" dans Impéria, première partie d'Étude de mains. Le rubis tout symbolique qui orne les doigts de Jeanne-Marie peut être considéré comme la réplique des pierres précieuses du Sultan, amant présumé d'Impéria (notamment à cause de leurs respectives couleurs rouges).
 

Les brunit comme un sein d'hier
     Selon Steve Murphy, les mains de Jeanne-Marie portent une tache de populace comme les gorges des femmes du peuple en montraient hier, lorsque la mode était aux décolletés généreux : "L'expression 'sein d'hier' renvoie à l'époque où, loin des modes du Second Empire, les femmes du peuple portaient des vêtements décommetés au soleil" (op. cit. p.660).
     "Le sein d'hier, dit Yves Reboul, c'est l'érotisme de l'ancienne société". À quoi Rimbaud opposerait le nouvel et noble amour du "révolté fier" qui lui fait "baiser passionnément la glorieuse tache de populace brunissant la main de sa compagne, alors qu'hier le client de la prostituée baisait à prix d'argent le mamelon qui lui brunissait le sein" (op. cit. 2009, p.144).   
 

Crie une chaîne aux clairs anneaux :
     Cette chaîne est celle que les Versaillais vainqueurs passèrent aux poignets de leurs prisonniers à l'issue de la Semaine sanglante (21-28 mai 1871). Cette fin de poème identifie clairement Jeanne-Marie comme une de ces nombreuses "femmes de la classe ouvrière qui se battirent dans les rues pendant la Semaine sanglante et défendirent des barricades, place Blanche, place Pigalle, aux Batignoles (voir récit de Louise Michel). [...] Il y eut 20.000 morts parmi les communards. Des convois de prisonniers furent dirigés sur Versailles : 150 à 200 par jour, liés main à main par rang de quatre. Ils étaient insultés et frappés par la foule des snobs et des élégants (d'où "En vous faisant saigner les doigts")." (Suzanne Bernard, Édition des Oeuvres de Rimbaud, Classiques Garnier, 1961).     

 


 

Commentaire

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       Une fois éclairées les difficultés de vocabulaire (qui sont finalement assez limitées), et surtout les arrière-plans historiques et littéraires (qui sont les pré-requis indispensables à la compréhension du poème), une observation méthodique livrera sans peine au lecteur la structure logique du texte. Pour définir cette structure et en dégager des hypothèses d'interprétation, on pourra s'appuyer efficacement sur l'observation des modalités de phrase (interrogatives ; affirmatives ; négatives) et des champs lexicaux.  
      Présentation de l'étude sous forme de tableau :
 

Modalités de phrases

Des dominantes lexicales aux hypothèses de sens

affirmatives

(vers 1-3)

     Sorte d'introduction : le passage résume ce que sont les mains de Jeanne-Marie. On remarque des antithèses : "mains sombres / mains pâles", qui renvoie à l'opposition entre champ lexical de la vie et champ lexical de la mort ("mains sombres" = "que l'été tanna" = soleil = vie / "mains pâles" = "mains mortes"). 
     La fin du poème révèlera le sens cette opposition : Jeanne-Marie, symbole des femmes de la Commune, et de la Commune elle-même, a été arrêtée, torturée, tuée.

interrogatives

(vers 4-14)

   Succession de 5 phrases interrogatives, construites en anaphores ("ont-elles" répété 5 fois). 

   À ces questions, la réponse implicite est : "non". Ce sont des interrogations rhétoriques dont la réponse est sous-entendue. Notre réponse négative découle de l'observation des champs lexicaux. 

     
     L'analyse des champs lexicaux indique une organisation par strophe (en gros) :
     - v.4 et strophe 2 : registre de l'amour précieux et romantique : les expressions imagées "mares des voluptés" et "étangs de sérénité" évoquent furieusement la Carte du Tendre; les lunes (ici sous forme de reflets aquatiques puisqu'on peut y tremper les doigts) sont le décor obligé des amours romantiques, notamment du poème de Musset (Don Paez) où apparaît le personnage de Juana, jeune comtesse frivole et dévoreuse d'hommes; enfin les crèmes brumes évoquent le luxe et l'artifice. Hypothèse de sens : les mains de Jeanne-Marie ne sont pas celles d'une amoureuse aristocratique et romantique. Le style extrêmement artificiel sent la parodie.
     - strophe 3 : registre des amours vénales : le quatrain évoque (par synecdoque
les mains pour la personne "ont-elles bu...") un tout autre genre de femmes : qui trafiquent des diamants (que les hommes leur ont offerts?), qui s'assoient sur les genoux de messieurs charmants en buvant des boissons fortes (qui les transportent dans des "cieux barbares", ou qui ont mûri sous des "cieux barbares"); le vers 11 est une allusion plus que vraisemblable au personnage de Mérimée, Carmen, encore une dévoreuse d'hommes, encore une héroïne romantique (et espagnole), contemporaine de Juana mais d'une toute autre classe sociale : cigarière, contrebandière. Hypothèse de sens : Jeanne-Marie n'est pas une courtisane. 
    - v.13-14 : le vocabulaire indique le domaine religieux. Les Madones sont des représentations de la Vierge. L'or de "fleurs d'or" peut faire penser au riche décor des églises mais ce sont surtout les fleurs déposées par les femmes pieuses et qui se fanent au pied des statues. L'adjectif "ardents", appliqué aux pieds des statues, doit être pris dans son sens premier : "qui est en feu, qui est embrasé ou allumé" (TLFI). Il évoque les cierges allumés par les fidèles. Hypothèse de sens : Jeanne-Marie n'est pas une dévote.

affirmatives

(vers 15-16)

   Retour à la modalité affirmative : ces vers disent ce que sont vraiment les mains de Jeanne-Marie.

     On retrouve la tonalité sombre du vers 2 : "sang noir". Mais cette teinte sombre n'est plus celle du hâle dû au soleil. Elle provient de la belladone. La "belladone" est une plante vénéneuse, aux vertus médicinales. Dotée de pouvoirs sédatifs et narcotiques, elle avait la réputation d'être un poison, d'où sans doute "sang noir". Au Moyen Age, celles qui en connaissaient le secret, véritables médecins du peuple selon Michelet, étaient tantôt fêtées comme des magiciennes, tantôt rejetées comme ayant vendu leur âme au diable. On les appelait "sorcières" (voir la note sur La Sorcière de Michelet, dans la rubrique "interprétations"). Le champ lexical dominant est donc celui de la sorcellerie. Hypothèse de sens : Jeanne-Marie est une sorcière.      

interrogatives

(vers 17-24)

   Retour à l'interrogation (4 phrases successives). 
   Ce retour suggère la reprise du système rhétorique des vers 4-14 et du panorama de toutes les catégories de femmes dans lesquelles Jeanne-Marie n'entre pas. Mais c'est une fausse piste comme le montre tout de suite l'analyse des champs lexicaux.

     Le champ lexical dominant est encore celui de la sorcellerie, de la drogue, de la transe hystérique : 

     - "mains décanteuses de poisons" évoque la fabrication des drogues. Les mains de Jeanne-Marie sont-elles des mains de sorcières?

      - Ces mains chassent les insectes dont l'aube bleue est toute bourdonnante, autour des nectaires des fleurs. Celles dont on tire les "poisons"?

      Remarque : J'ai quelque mal à adhérer à l'analyse syntaxique proposée par Yves Reboul (cf. note strophe 5), qui fait de « dont » le complément du nom « bleuisons » (les bleuisons aurorales des diptères bombinent vers les nectaires). Ces insectes bleuis par l’aube sont étranges. Est-ce qu’on ne pourrait pas, plus simplement, faire de « dont » le complément du verbe « bombinent », verbe qui admet une construction avec la préposition « de » ? La proposition relative se lirait dans ce cas de la façon suivante : les bleuisons aurorales bombinent de diptères vers les nectaires (vers = autour de, dans l’environnement de). Autrement dit : mains qui chassent les insectes dont les aurores bleues
− ou bleuissantes − bourdonnent, autour des fleurs (ou, mieux dit : dont les aurores bleues sont toutes bourdonnantes, autour des fleurs).

     - les "pandiculations" sont un terme médical désignant un étirement des bras vers le haut associé au bâillement, mais qui
pratiqué de façon compulsive passe pour être un signe annonciateur de la crise d'hystérie : la transe des sorcières ? le mouvement des bras levés en arrière accompagnant la danse au cours des sabbats ?
 
     Les questions posées ici ont donc un tout autre statut que celles des vers 4-14. Elles ne font que développer de façon rhétorique l'affirmation des vers 15-16, en demandant : Jeanne-Marie est-elle vraiment une sorcière ? La réponse de Rimbaud est implicite et ambiguë. Oui, sans doute, si l'on fait du mot "sorcière" le symbole de toute femme libre et révoltée; Jeanne-Marie, que les Versaillais traitent de folle et d'hystérique, est bien la version moderne de la sorcière. Mais ce sont les autres qui l'appellent ainsi. Car Jeanne-Marie n'est certainement pas pour Rimbaud cette hallucinée égarée par la drogue, voguant vers quelque Khengavar (Katmandou de l'époque) sur les ailes de l'utopie, que dénonçaient les ennemis de la Commune (voir sur ces deux strophes 5 et 6, dans la rubrique "Interprétations", l'exégèse assez plausible d'Yves Reboul).

négatives

(vers 25-32)

  
Opposée par un tiret au mouvement précédent, cette série de 5 propositions négatives construites en anaphore ("Ces mains n'ont pas ... ni... Ces mains n'ont pas ... Ce ne sont pas ... ni...") reprend clairement la démarche  des vers 4-14 (où l'interrogation rhétorique équivalait à une négation).

     Comme dans les vers 4-14, les pôles thématiques du vocabulaire semblent s'organiser par strophes. 
     La première de ces deux strophes semble évoquer des paysannes de pays pauvres, vendant les oranges sur les marchés, vénérant des statues de dieux situées en plein soleil, lavant des langes d'enfants aveugles (voir sur ce dernier point la rubrique "interprétations").
     Le champ lexical dominant dans la strophe suivante est celui du prolétariat urbain : "cousines" (prostituées, femmes du peuple obligées de gagner leur vie en vendant leur corps); "ouvrières", "usine", "goudrons".
     Jeanne-Marie n'est pas non plus de ces femmes-là. 
    Certes, nombreuses étaient les ouvrières dans les rangs des "pétroleuses", mais les femmes de la Commune étaient des révoltées, pas de ces prolétaires soumises brunissant leur front à un "soleil ivre de goudrons". Les Communardes, elles, se battaient "au grand soleil d'amour chargé" (comme on le verra au vers 54).

affirmatives et exclamatives

(vers 33-64)

  
La fin du poème révèle progressivement la véritable nature de Jeanne-Marie. 

   Le caractère exclamatif de la plupart de ces phrases marque le jugement de valeur porté par le poète : son admiration pour cette femme-là, opposée à toutes les formes d'aliénation féminine que le poème a répertoriées.

     Plusieurs champs lexicaux significatifs apparaissent dans les termes servant à décrire les mains de Jeanne-Marie : 
     a) Le premier que l'on remarque est sans aucun doute le champ lexical de la force, qui s'exprime par :
- des adjectifs : "ployeuses d'échine", "fatales", "fortes"; 
- des verbes : "serrerait"; "broierait"; "tourne le crâne";
- des comparaisons hyperboliques : "plus fatales que des machines", "plus fortes que tout un cheval", "remuant comme des fournaises".
     b) Le second est celui
apparemment contradictoire de la sensualité et de l'amour :
- des mains qui ne font jamais mal : l'expression contredit directement le vers précédant ("Ces sont des ployeuses d'échine"), opposition intentionnelle destinée à souligner que la violence de Jeanne-Marie n'est pas une violence méchante, qu'elle s'exerce au nom de la tendresse et de l'amour.
- tout un vocabulaire connote la vénération empreinte de sensualité que le poète porte à la dédicataire du poème : frissons, chair, mains amoureuses, phalanges savoureuses, au grand soleil d'amour chargé, Mains où tremblent nos / Lèvres jamais désenivrées (noter la force expressive de cet enjambement difficile à articuler pour suggérer la passion jamais assouvie, l'extase qui ne veut pas mourir), Mains d'ange, Mains sacrées, ... 
     c) Troisième champ lexical significatif, quoique réduit pour ménager un effet de suspense, le vocabulaire permettant d'identifier clairement Jeanne-Marie comme une Communarde :
- chante des Marseillaises (voir note sur ce mot)
- Révolté fier
- Sur le bronze des mitrailleuses / à travers Paris insurgé
- chaîne aux clairs anneaux (expression évoquant l'arrestation et le bannissement des communards)
- en vous faisant saigner les doigts (tortures et massacres).
     d) Enfin, il faut noter la reprise du jeu d'oppositions symboliques entre le hâle et le pâle, les femmes du peuple et les "femmes mauvaises", la vie et la mort
- le hâle du peuple (le soleil, la vie) : Une tache de populace / Les brunit comme un sein d'hier; remarquons aussi que c'est le "grand soleil" qui met un rubis aux doigts de Jeanne-Marie (vers 48), en opposition avec les diamants que les courtisanes reçoivent de leurs amants (vers 12)
- le pâle de l'aristocratie ... : Femmes nobles, vos mains infâmes / Pleines de blanc et de carmins; 
... et de la mort : elles ont pâli [...] sur le bronze des mitrailleuses; on veut vous déhâler, mains d'ange.
     

 

Bilan de lecture :

     L'observation méthodique du texte révèle donc une structure extrêmement solide et rationnelle, fondée sur deux parties opposées de longueurs égales : ce que n'est pas Jeanne-Marie (strophes 1-8), ce qu'elle est (9-16). Pour que ce découpage en deux parties soit totalement fondé, il faudrait certes retrancher à la 1° partie la petite introduction de trois vers, les vers 15-16, et tenir compte de l'ambiguïté des strophes 5-6. Mais, ces restrictions faites, le schéma binaire s'impose comme celui qui rend le mieux compte du mouvement d'ensemble du texte.
     À l'intérieur de cette structure générale s'organise un système cohérent d'antithèses. Rimbaud oppose le teint brun des femmes du peuple au teint blanc des aristocrates et des courtisanes; le soleil, la nature, la sensualité, la vie de ce coté-ci, le fard, l'artifice, la mort de ce côté-là. Il oppose surtout la révolte et la liberté de Jeanne-Marie aux différentes formes d'aliénation qui oppriment les femmes dans la Société : la frivolité cruelle des femmes du monde, la vénalité des courtisanes, la superstition des bigotes, la soumission des ouvrières. Hymne à la gloire des femmes de la Commune, Les Mains de Jeanne-Marie est aussi à sa manière un chant d'amour, empreint de sensualité et de tendresse. Rimbaud y esquisse les traits de son idéal féminin.
     Grâce à ce jeu d'oppositions bien structurées, ce texte réputé hermétique livre donc aisément l'essentiel de son sens. Restent de nombreuses obscurités de détail, probablement voulues, qui font partie du jeu du poète pour donner au lecteur le sentiment du nouveau. Ainsi, ce n'est certainement pas par hasard que les difficultés de syntaxe et les emprunts au vocabulaire spécialisé de la médecine et des sciences naturelles se multiplient dans les strophes 5 et 6. C'est, très logiquement, parce qu'on y aborde le thème de la sorcellerie et que le poète se doit lui aussi de se montrer quelque peu "voyant" et "alchimiste des mots" pour être à la hauteur de son personnage. Nous avons remarqué aussi des formulations extrêmement elliptiques (v.50), des allusions sibyllines (v.27-28). 
     Une autre source de difficulté de lecture réside dans le caractère moins discursif que répétitif et psalmodique du mouvement du texte. Les idées y sont juxtaposées plus qu'enchaînées. Il n'est pas étonnant, de ce point de vue, que le manuscrit présente (semble-t-il) trois strophes tardivement insérées dans le corps du texte : les strophes 8, 11 et 12 (qui sont de la main de Verlaine alors que le reste a été recopié par Rimbaud lui-même). 
     Cette structure souple de composition avait plusieurs intérêts pour l'auteur. D'une part, elle lui permettait de composer librement son texte par augmentations successives, au fur et à mesure que lui venaient des idées nouvelles, à la seule condition de se conformer à la logique d'ensemble que nous avons signalée. D'autre part, elle lui a sans doute permis, bien souvent, de construire ses strophes à partir de la rime, comme le suggère la richesse exceptionnelle des rimes du poème : 1 rime pauvre (quelquefois / doigts); 17 rimes suffisantes (2 sons); 11 rimes de 3 sons + 2 rimes de 4 sons. Corrélativement, il convient de noter le nombre exceptionnel des attaques de vers anaphoriques (15), ce qui amplifie le phénomène répétitif dans la substance sonore du poème. Si l'on ajoute encore à cela l'art de Rimbaud pour manier les consonnes dures quand il veut donner une impression de force : le "t" dans la strophe 1 (mains fortes / mains mortes ... que l'été tanna), les consonnes sonores quand il veut simuler un bruit (dont bombinent les bleuisons), la phrase accumulative, rendue haletante par l'enjambement, lorsqu'il veut suggérer la passion et la souffrance (avant-dernière strophe), l'homophonie pour produire une effet de harcèlement (femmes, femmes, infâmes - strophe 11), etc., on s'approche peut-être du secret de fabrication de ce texte puissant et séducteur. 

 


 

 

 

Bibliographie

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  lexique  

interprétations

commentaire

 

Ross Chambers, "Réflexions sur l'inspiration communarde de Rimbaud", par Ross Chambers, La Revue des lettres modernes, série Arthur Rimbaud n°2, pages 63-80, 1973.

Atle Kittang, Discours et Jeu, Essai d'analyse des textes d'Arthur Rimbaud, Universitetsforlaget, Bergen & Presses universitaires de Grenoble, 1975, p.211-217.

C.-A. Hackett, "Mains de cousine", Parade sauvage n°1, p.87, octobre 1984.

Albert Henry, "Mains de cousine", Parade sauvage n°2, p.42-43, avril 1985

Lucie Nillaire, "'Cousine' ou 'cousette'", Parade sauvage n°3, p.114-115, 1986.

Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991 (notes substantielles d'Yves Reboul sur Les Mains de Jeanne-Marie, p.1092-1094).

Yves Reboul, "Jeanne-Marie la sorcière", Rimbaud 1891-1991. Actes du colloque de Marseille, novembre 1991, p.39-51, Champion, 1994 (repris et amendé dans Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.131-146).
Georges Kliebenstein, Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer, Murphy & Kliebenstein, édition Atlande, 2009.
  • "Un mot savant rare : 'pandiculations'", p.179-181.
  • "Un lieu inconnu : 'Khenghavars'", p.184-186.
  • "Adjectifs de couleur", p.164-174.
Steve Murphy, "Une place au soleil : Les Mains de Jeanne-Marie", Rimbaud et la Commune, Éditions Classiques Garnier, 2009, p.613-720.