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Les Mains de Jeanne-Marie (février 1872)
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Les Mains de Jeanne-Marie
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4 |
Jeanne-Marie a des mains fortes,
Mains sombres que l'été tanna,
Mains pâles comme des mains mortes.
— Sont-ce des mains de
Juana ?
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8 |
Ont-elles pris les crèmes brunes
Sur les mares des voluptés ?
Ont-elles trempé dans les lunes
Aux étangs de sérénités ?
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12 |
Ont-elles bu des cieux barbares,
Calmes sur les genoux charmants ?
Ont-elles roulé des cigares
Ou trafiqué des diamants ?
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16 |
Sur les pieds ardents des Madones
Ont-elles fané des fleurs d'or ?
C'est le sang noir des belladones
Qui dans leur paume éclate et dort.
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20
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Mains chasseresses des diptères
Dont bombinent les bleuisons
Aurorales, vers les nectaires ?
Mains décanteuses de poisons ?
[Note str.5]
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24 |
Oh ! quel Rêve les a saisies
Dans les pandiculations ?
Un rêve inouï des Asies,
Des Khenghavars ou des Sions ?
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28 |
— Ces mains n'ont pas vendu d'oranges,
Ni bruni sur les pieds des dieux :
Ces mains n'ont pas lavé les langes
Des lourds petits enfants sans yeux. |
32 |
Ce ne sont pas mains de cousine
Ni d'ouvrières aux gros fronts
Que brûle, aux bois puant l'usine,
Un soleil ivre de goudrons.
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36 |
Ce sont des ployeuses d'échines,
Des mains qui ne font jamais mal,
Plus fatales que des machines,
Plus fortes que tout un cheval !
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40 |
Remuant comme des fournaises,
Et secouant tous ses frissons,
Leur chair chante des Marseillaises
Et jamais les Eleisons !
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44 |
Ça serrerait vos cous, ô femmes
Mauvaises, ça broierait vos mains,
Femmes nobles, vos mains infâmes
Pleines de blancs et de carmins.
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48 |
L'éclat de ces mains amoureuses
Tourne le crâne des brebis !
Dans leurs phalanges savoureuses
Le grand soleil met un rubis !
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52 |
Une tache de populace
Les brunit comme un sein d'hier ;
Le dos de ces Mains est la place
Qu'en baisa tout Révolté fier !
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56 |
Elles ont pâli, merveilleuses,
Au grand soleil d'amour chargé,
Sur le bronze des mitrailleuses
A travers Paris insurgé !
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60 |
Ah ! quelquefois, ô Mains sacrées,
A vos poings, Mains où tremblent nos
Lèvres jamais désenivrées,
Crie une chaîne aux clairs anneaux !
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64 |
Et c'est un soubresaut étrange
Dans nos êtres, quand, quelquefois,
On veut vous déhâler, Mains d'ange,
En vous faisant saigner les doigts !
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Lexique |
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ardents : L'adjectif
"ardents", appliqué aux pieds des statues, doit être
pris dans son sens premier : "qui est en feu, qui est embrasé ou allumé"
(Trésor de la Langue Française Informatisé). Il évoque les cierges allumés par les fidèles.
diptères : " (du grec dipteros : à deux
ailes). Diptères : ordre d'insectes tels que les mouches et les
moustiques, comprenant plus de 200.000 espèces ..." (Petit
Larousse)
bombinent : bourdonnent, vrombissent. Le mot, dit Antoine
Adam (Pléiade, 896), "vient de bombus, bourdonnement des
abeilles, et Rabelais avait donné comme exemple des subtilités de la
scolastique l'extravagante question, imaginée par lui : Utrum chimaera
in vacuo bombinans possit comedere intentiones secundas."
Pantagruel, chap. VII. ("Est-ce que la Chimère qui bourdonne dans le vide peut se nourrir d'intentions secondes")
nectaires : "BOTANIQUE.
Glande produisant le nectar, habituellement placée à l'intérieur d'une
fleur" (Petit Larousse).
décanteuses : La
décantation est une opération chimique visant à extraire un liquide, un
alcool ou un suc en laissant se déposer ses impuretés.
Marseillaises
: Chant de guerre sous la Révolution, hymne de la République, La
Marseillaise a gardé tout au long du XIXe siècle, siècle de
restaurations et de réactions en tous genres, la réputation (bien
surfaite) d'un chant révolutionnaire. Steve Murphy signale
cependant chez l'insurgé de Vallès cette déclaration qui dénote une
sérieuse évolution des mentalités : "Elle me fait horreur, votre
Marseillaise de maintenant ! Elle est devenue un cantique d'État. Elle
n'entraîne point des volontaires, elle mène des troupeaux" (op. cit. p.675).
Eleisons : Formule en grec
ecclésiastique "kyrie eleison" ("seigneur, prends pitié"), invocation en usage dans la liturgie catholique.
mitrailleuses : "Le
mot « mitrailleuses » ne désigne pas comme beaucoup le pensent une sorte de
mitraillette, mais des canons lourds tirés par des chevaux (d’où « Plus
fortes que tout un cheval ! »)." Steve Murphy, "Rimbaud
communaliste", Europe, octobre 2009. Selon Steve Murphy, Rimbaud
ferait allusion aux fameux canons de la Garde Nationale qui ont joué le rôle
que l'on sait dans le déclenchement de l'insurrection communaliste :
"Rimbaud rappelle les événements du 18 mars 1871, coup d'envoi de la
Commune, où des femmes de Montmartre ont empêché les soldats d'enlever les
mitrailleuses de la Garde Nationale" (S.M., Illuminations obscures -
singularités sémantiques-, R. Le Poème en prose et la traduction poétique,
Gunter Narr Verlag, Tübingen, 1988).
déhâler : "Rare et vieilli. Faire disparaître le hâle de. Déhâler son visage. Pommade qui déhâle le teint
(Nouv. Lar. ill., Lar. 20e). Synon. usuels débronzer, débrunir."
(Trésor de la Langue Française Informatisé).
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Interprétations |
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La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
Les mains de
Jeanne-Marie :
En
peinture, l'étude de mains est une
sorte de genre. Plusieurs poètes du XIXème siècle s'y sont essayés,
mais c'est chez Gautier que Rimbaud a manifestement trouvé son idée de
départ, comme l'a signalé depuis longtemps Jacques Gengoux (La
Pensée poétique de Rimbaud, Nizet, 1950). Il s'agit d'un poème intitulé Étude de
mains, du
recueil Émaux et Camées (1852). Théophile Gautier y décrit successivement
la main "moulée en plâtre" d'une belle courtisane
(Impéria) et la main coupée et naturalisée du célèbre Lacenaire, "vrai meurtrier et faux
poète", qui avait été guillotiné en 1836. On connaît l'attirance des romantiques pour les
demi-mondaines et
les bandits de grand chemin.
Antoine
Adam (Pléiade, 895) décrit ainsi la dette de Rimbaud
envers Gautier :
"On retrouve dans Les Mains de Jeanne-Marie la forme lyrique
du poème de Gautier, le quatrain d'octosyllabes à rimes croisées. On y
observe certains mouvements, et par exemple une suite d'interrogations. On
note enfin une strophe dont les rimes en -aises et en -ons se
retrouvent identiquement dans Étude de
mains." Ajoutons à
cela l'impertinence qu'il pouvait y avoir, de la part de Rimbaud, à chanter les
femmes de la Commune sur une musique empruntée au très
dandy Théophile Gautier. Le poème de Gautier n'est pas seulement pour
Rimbaud une source mais une cible. À la main blanche et pâle d'Impéria,
il oppose la main brune de Jeanne-Marie. Parallèlement, il oppose les
mains fortes et populaires de son héroïne à la grâce aristocratique de
celle de Lacenaire (dont la "pulpe n'est pas endurcie / Car son seul
outil fut le couteau"). On trouverait d'autres effets de dialogue en
comparant les deux textes dans le détail.
Steve Murphy, de son côté, détaille une série de parallélismes entre
Les Mains de Jeanne-Marie
et le poème de Gautier. Il note que Rimbaud reprend le système
strophique d'Étude
de mains
(quatrains à dernière rime masculine), que les rimes fournaises -
frissons - Marseillaises - Eleisons reprennent les sonorités du
sixième quatrain de Lacenaire, que Les Mains de Jeanne‑Marie présente, en
l'hypertrophiant, le même procédé interrogatoire qu'Impéria
(strophes 5-6). Il montre que la description suit de part et d'autre
une rhétorique comparable : répétition du mot "mains", relayé de
façon métonymique par d'autres termes comme "doigts", "pouce",
"paume", permettant aux deux auteurs de tresser à la description
objectale proprement dite des associations en chaîne qui sont
parfois plus symboliques, voire fantastiques, que réalistes. Enfin,
il observe certaines correspondances possibles entre le "rubis" dont
le grand soleil orne les doigts de la pétroleuse et les
"escarboucles" du Sultan, amant présumé d'Impéria, entre les "Lèvres
jamais désenivrées" qui tremblent aux mains de Jeanne-Marie et le
"baiser neigeux" sous lequel le sculpteur a "saisi" la main d'Impéria
(Steve Murphy, "Une place au soleil :
Les Mains de Jeanne-Marie", Rimbaud et la Commune,
Éditions Classiques Garnier, 2009, p.625-635).
On
s'est demandé, bien sûr, si ce nom de "Jeanne-Marie" cachait quelque
référence à une personne réelle. Antoine Adam signale dans un
livre d'Édith Thomas, Les Pétroleuses (1963), une
hypothèse intéressante : une certaine Anne-Marie Menand, dite
Jeanne-Marie, fut, après les événements, condamnée à mort pour
participation à la Commune, peine d'ailleurs commuée. D'autres ont
suggéré que Rimbaud avait pu être inspiré par le procès des
Pétroleuses en septembre 1871, ou de Louise Michel le 16 décembre. Certains
y ont entendu l'écho de Marianne, symbole de la République. Steve
Murphy préfère voir dans ce nom un "symbole collectif" faisant
signe, entre autres, vers ces archétypes de la femme héroïque et martyre
que furent Jeanne d'Arc et la vierge Marie (op.cit. p.640-643). On s'étonne
que personne n'ait attribué le nom de cette héroïne à un jeu
d'inversion à partir de Marie-Jeanne, ou Marie-Juana (c'est une blague
!).
Le
poème est daté (par Verlaine, sur le manuscrit) : "Fév.72". Steve Murphy
incline à prendre au sérieux cette date (SM, Rimbaud, Œuvres complètes,
Champion-IV, p.87 et 542). Selon lui, Verlaine n'indique jamais les dates de
recopiage en place de dates de composition. Pour des raisons de thème et de
style, les éditeurs situent traditionnellement la composition de ce poème
dans l'année 1871. Il est cependant à noter que les procès de communeuses,
dont on pense qu'ils auraient pu susciter le poème, sont intervenus à la fin
de l'année 1871 (cf. Pléiade Antoine Adam, p.895).
Yves Reboul estime que si la date de février 72 n'est pas certaine, "il
est douteux que le poème, dans sa forme actuelle du moins, puisse être
antérieur à l'automne de 1871", étant donné son sujet. Quant à la forme,
Reboul souligne ce qu'elle a de relativement nouveau dans la production de
Rimbaud : elle combine en effet, selon lui, les caractéristiques d'un
discours articulé, suffisamment clair dans l'ensemble (caractéristique qui
la rattacherait à la poésie politique d'inspiration hugolienne des années
70-71) et une recherche d'hermétisme qui annonce le Rimbaud des derniers
vers et des œuvres en proses : "Quoiqu'il en soit, c'est la coexistence
entre ces zones qu'on dit d'énigme et un discours clairement organisé qui, à
bien des égards, donnera la formule des Illuminations. Il est clair
que Les Mains de Jeanne-Marie, de ce point de vue, nous y acheminent.
Et ce n'est pas, à coup sûr, un des moindres atouts de ce poème fascinant"
(op. cit. 2009, p.146).
Mains pâles :
Il n'est pas contradictoire que ces mains "sombres"
soient, simultanément, dites "pâles comme des mains mortes". Elles sont sombres parce que tannées
par le soleil mais elles ont sur elles aussi la pâleur de la mort qui "veut
[les] déhâler" en leur "faisant saigner les doigts", c'est-à-dire en les
vidant de leur sang. Rimbaud joue de nouveau sur ce paradoxe dans la strophe
antépénultième du texte : "Elles ont pâli, merveilleuses, /
Au grand soleil d'amour chargé, /
Sur le bronze des mitrailleuses /
A travers Paris insurgé !". Je comprends que, malgré le soleil et
le caractère solaire de leur vitalité, les mains de la pétroleuse ont déjà
commencé à se "déhâler" à cause de l'âpreté du combat (on dit : pâlir sous
l'effet d'une émotion) et/ou de la violence des efforts fournis et/ou de la
proximité de la mort.
Yves Reboul attribue un symbolisme un peu plus
abstrait à ce contraste du hâle et de la pâleur, dans l'évocation du teint
de la communeuse : "les mains de Jeanne-Marie seront donc brunes du soleil
allégorique de la Commune, à cela près que leur paume, elle, a pâli d'avoir
serré le bronze des mitrailleuses, ce qui n'empêche pas, on l'a vu, qu'elle
soit aussi marquée du sang des belladones. Et sur l'ensemble du poème,
l'opposition entre le hâle, signe de vie et de révolte, et la pâleur, signe
de déliquescence d'une société, est d'ailleurs fondamentale" (op. cit. 2009,
p.144).
Atle Kittang cite ces apparentes contradictions
comme des exemples typiques de ce qu'il appelle le "principe oxymorique",
procédé typique selon lui de la quête rimbaldienne de l'illisibilité. Il écrit :
"Le bronzage des mains est
d'abord nié ("Ni bruni"), puis constaté ("Les brunit"), puis nié de
nouveau ("comme un sein d'hier"). Et ainsi de suite ; c'est comme si les
vocables surgissaient en se consumant l'un l'autre. Ainsi, le "sang
noir" peut "éclater dans leur paume" et y dormir en même temps (strophe
4) ; et les mains peuvent se mettre à pâlir au soleil" (op.cit. p.214)
À quoi Steve Murphy
réplique, non sans humour :
"En réalité, Rimbaud ne se
contredit pas [...]. Le sujet lyrique n'affirme pas que les mains 'n'ont
pas [...] bruni' mais qu'elles 'n'ont pas [...] bruni sur les pieds des
dieux' ('les bananes n'ont pas été achetées chez le poissonnier' ne
signifie pas que ces bananes n'ont pas été achetées ailleurs) [...]."
(op. cit. p.655).
Et, ajoute-t-il, lorsque
Rimbaud déclare : "C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur
paume éclate et dort", il ne veut évidemment pas dire que ces deux états
physiologiques sont concomitants.
Juana :
Juana est le terme espagnol pour
"Jeanne". Il s'agit probablement d'une allusion à Musset.
Lire notamment À Juana et surtout Don Paez, dans les Contes
d'Espagne et d'Italie (1830). La référence est proposée par
l'édition 2000 des Classiques Garnier (p.430, note 2).
Pour lire Don
Paez :
http://fr.wikisource.org/wiki/Don_Paez
Pour lire À Juana :
http://poesie.webnet.fr/poemes/France/musset/17.html
La "Juana" de Musset est le type de l'aristocrate au
teint blanc et aux cheveux de jais, coquette et légère, dont
l'infidélité fait le malheur des hommes. Dans À Juana, elle est
marquise, dans Don Paez elle est comtesse et deux hommes de cœur
s'entretuent à cause d'elle. C'est une sorte de Don Juan féminin.
Mais il paraît beaucoup plus vraisemblable que Rimbaud en ait trouvé le
modèle chez Musset que dans le Don Juan de Byron, comme le suggère Pierre
Brunel (Pochothèque, 275). Steve Murphy, cependant, opterait
plutôt pour une féminisation de Don Juan, notamment à cause de la
référence à Don Juan dans le poème de Gautier
Étude de
mains (op.cit. p.644-647).
Ont-elles roulé des cigares /
Ou trafiqué des diamants :
Les vers 11
et 12 sont une allusion plus que vraisemblable au personnage de Mérimée,
Carmen, encore une dévoreuse d'hommes, encore une héroïne romantique
(et espagnole), contemporaine de Juana mais d'une toute autre classe
sociale : cigarière (c'est à dire ouvrière dans une usine de
cigares), contrebandière et quelque peu prostituée.
belladones :
La "belladone" est une plante
vénéneuse, un poison aux vertus médicinales, doté de pouvoirs
hallucinogènes, sédatifs et narcotiques, dont les sorcières du moyen-âge
usaient, dit-on, au cours de leurs sabbats. Yves Reboul a apporté une contribution
décisive à l'interprétation de ce passage en mettant en évidence une
référence probable à La Sorcière de Michelet : "Que ce
livre ait été une des grandes lectures de Rimbaud, je ne crois pas qu'on
puisse sérieusement en douter. Or c'est un fait que la belladone y joue
un grand rôle : on la rencontre dès les premières pages et le mot prend
sous la plume de Michelet une multiplicité de sens qui pourrait bien
être la clé de sa présence dans Les Mains de Jeanne-Marie [...]
Pour Michelet, la sorcière est l'héritière du naturalisme païen durant
les temps obscurs du Moyen Age. A ce titre, elle résume en elle toutes
les figures d'opprimés et singulièrement celle de l'opprimée entre
toutes, la Femme [...]" (J.-M. la sorcière, 1994, p.46)
Si, donc, "C'est le sang noir des belladones / Qui dans
leur paume éclate et dort", c'est que les mains de Jeanne-Marie sont
irriguées par "le poison guérisseur de l'esprit de subversion"
métaphorisé par le suc de la belladone qui fut, selon Michelet, entre
les mains de ces véritables médecins du peuple qu'étaient les sorcières,
l'un des "poisons salutaires" ayant servi d'antidote aux "fléaux du
Moyen Age". On peut penser qu'il "dort" quand l'esprit de subversion est
assoupi et "éclate" quand sonne l'heure de la revanche (cf. Reboul,
2009, 138-139).
Strophe 5 :
Cette strophe
5, délicate à interpréter dans le détail, s'éclaire sans difficulté dans son
sens général, nous dit Yves Reboul, à la lumière de Michelet. "Celui-ci
remarque en effet que c'est au
moment où la sorcière risque le moins d'être remarquée,
c'est-à-dire à l'aube ou au crépuscule, qu'elle va cueillir ses
plantes et singulièrement la belladone." (Y.Reboul,
op. cit. p.47).
Interprétation tout à fait convaincante,
je l'ai dit (note précédente). Reste à rendre compte de la
littéralité du texte !
Yves Reboul paraphrase ainsi dans
sa note de l'édition du centenaire : Jeanne-Marie chasse "de
la main (ou plutôt des mains) divers insectes (les diptères)
auxquels la lumière de l'aube aurait donné une couleur bleutée
(les bleuisons) et qui auraient voulu s'approcher des nectaires,
partie de la corolle qui contient le suc." (Reboul,
1991, 1094-1095).
Steve Murphy trouve insuffisante cette exégèse.
Il estime que "l'interprétation de ces diptères ne peut se
cantonner à l'identification plausible d'une situation 'naturelle' (en
cueillant des plantes le matin, la femme en question serait entourée
d'insectes qu'elle chasse de la main). L'écriture rimbaldienne n'est
généralement pas simplement descriptive, mais fortement axée sur
l'implicite, les connotations et valeurs symboliques [...] la lecture
'réaliste' de l'image de ces mains qui chassent les diptères confie à ces
insectes une place trop étroitement circonstancielle". Pour lui, ces "mouches bleues" sont
donc "à la fois des insectes et
des ennemis de la révolution" que l'on doit "chasser" non pas seulement pour
les faire fuir mais aussi pour les tuer. Elles représentent la "vermine
réactionnaire" de Versailles cherchant à s'emparer du "nectar précieux de la
République". Elles rappellent ces autres images de vermine utilisées par
Rimbaud dans le sonnet des Voyelles
ou Chanson de la plus haute tour
et constituent "un prolongement de la folie bourdonnante des hannetons de
Chant de guerre parisien" (op. cit. p.682-695).
Les "bleuisons"
sont-elles celles de mouches bleues (Antoine Adam, Pléiade,
1972, p.896, note 7), les
couleurs bleues, dues à l'aurore, de divers insectes (Yves Reboul,
Œuvre-vie, 1991, p.1094-1095) ou les couleurs bleues de l'aurore
(Pierre Brunel, Pochothèque, 1999, p.275, note 6) ?
"Mot précieux, note Étiemble à
propos de "bleuisons" ; Rimbaud a forgé aussi bleuités dans Le Bateau
ivre" (édition Rimbaud des Petits Classiques
Larousse, 1957, p.24). Georges Kliebenstein
consacre plusieurs pages à cette forme dans son savantissime article
consacré aux adjectifs de couleur chez Rimbaud. J'en retiens ceci :
"Quant à
'bleuison', dérivé déverbal de bleuir, il est pourvu d'un affixe
transcatégoriel nominal à valeur ambiguë, en tant qu'il exprime 'le
déroulement ou le résultat de l'action' [...] 'Bleuisons' oscille entre un
sens dynamique, opératif, et un sens résultatif [...]. Mais sa base verbale
= bleuir présuppose un procès transformationnel. Dans cette
perspective, 'bleuisons' est un hapax qui pourrait être considéré comme un
barbarisme, le 'bon' substantif étant alors 'bleuissement' [...]". Dans le
poème, "'bleuison' semble au plus près de 'bleuissement' ; il semble dire le
'passage d'une couleur au bleu', dont les exemples prototypiques concernent
souvent la nature (le TLF cite notamment le 'bleuissement délicat des
feuilles' chez Zola), sous l'influence de l'épithète postposée 'aurorales'
(faut-il comprendre 'dues à l'aurore' ou 'de l'aurore' ?), adjectif dont le
sémantisme tire vers l'inchoatif et qui peint peut-être un commencement de
bleu, un bleu qui pointe à l'horizon et à l'aurore. Mais il n'est pas
impossible, non plus, que les bleuisons des diptères (ne?) soient (que?) la
réécriture poétique des 'mouches bleues' [...] On sait que, parmi les
asticots qui naissent de la putréfaction des cadavres, figurent les 'larves
de diptères, notamment de calliphora vomitoria qui n'est autre que la
mouche bleue' [...] et il règne manifestement dans le quatrain une isotopie
de la mort. On sait aussi que parmi les moches scatophages, l'une en
particulier tend vers le bleu : elle a nom lucillia caesar. Mouche à
mort, mouche à merde. Le 'nectaire', ici, servirait alors, du même geste, à
brouiller les pistes [...] " (op.cit. p.171-174).
Personnellement, j'opte
sans hésiter pour la première de ces solutions, celle que retient aussi
Pierre Brunel : "les tons bleus de l'aurore" (ibid.). Voir mon
commentaire. Ce n'est le cas ni de Reboul, ni de
Murphy, auteurs des deux principales études de ce poème.
pandiculations :
"MÉD. Mouvement du corps qui consiste à étirer les bras vers le haut, à renverser la tête et le tronc en arrière et à étendre les jambes, qui s'accompagne souvent de bâillements et qui se produit au réveil, en cas de fatigue, d'ennui, d'envie de dormir, ainsi que dans certains états pathologiques.
"Le frisson arrive volontiers le soir (...); il est accompagné de bâillements, de pandiculations (GEOFFROY, Méd. pratique, 1800,
p.20)." "
(Trésor de la Langue Française Informatisé).
Selon le
discours médical du XIXe siècle, il s'agissait-là d'une
"manifestation classique de l'hystérie féminine" (Reboul,
1994, p.44). Michelet, rappelle l'auteur, signalait l'emploi de la
belladone pour calmer les convulsions : "La belladone guérit de la danse en
faisant danser. Audacieuse homoeopathie qui d'abord dut effrayer" (La
Sorcière, p.111). "Quoi qu'il en soit, conclut le même critique, il est
clair que dans le poème, les pandiculations sont la conséquence de
l'absorption d'une substance toxique qui ne peut être que la belladone
mentionnée quelques vers plus haut." (Reboul, 2009, p.141).
Peut-être, tout simplement, le mot évoque-t-il le
mouvement des bras levés en arrière, accompagnant la danse, au cours des
Sabbats nocturnes, que Michelet évoque ainsi : "Les breuvages
d'illusion, avec leur dangereux mélange de belladone, paraissaient-ils déjà
à cette table ? Non pas certainement. Les enfants y étaient. D'ailleurs
l'excès de trouble eut empêché la danse. Celle-ci, danse tournoyante, la
fameuse ronde du Sabbat, suffisait bien pour compléter ce premier degré de
l'ivresse. Ils tournaient dos à dos, les bras en arrière, sans se
voir [...]" (La Sorcière, GF, 129). Rimbaud évoque ce stéréotype dans
Mauvais sang : "je danse le sabbat dans une rouge clairière, avec des
vieilles et des enfants."
Semblant soucieux d'écarter une
représentation dévalorisante de la communarde, en proie à la drogue ou à
l'hystérie, qui ne conviendrait pas à l'esprit du poème,
Steve Murphy argumente (en
s'appuyant sur un rapprochement avec Lacenaire de Gautier) l'idée que
nous aurions là une image de mort. Cette image anticiperait, en quelque
sorte, sur celles de la fin tragique du poème : "Rimbaud montre des mains de
femmes saisies par la mort, avant de s'interroger sur leur passé ; des mains
qui donnent l'impression que leur rêve utopique les habite toujours [...]
les pandiculations étant sa manière de décrire la gestualité
paroxysmique de ces mains immobilisées dans l'agonie" (op. cit. p. 680 et
681).
Steve Murphy signale aussi, sans la retenir, une troisième interprétation possible.
Ces
"pandiculations" décriraient tout simplement les étirements
du corps pouvant accompagner les bâillements, au moment de l'endormissement (que celui-ci soit dû ou non à
l'absorption de substances hallucinogènes tirées de la "belladone").
Plausible, puisque, après tout, il s'agit d'évoquer un "Rêve" : "Oh ! quel Rêve les a saisies
/
Dans les pandiculations ?"
Un rêve inouï des Asies, /
Des Khenghavars ou des Sions ?
:
Dans le droit fil de sa référence à
Michelet, Yves Reboul commente : "Le sens du premier
de ces deux vers apparaît avec une parfaite clarté si l'on veut
bien se rappeler que la belladone est un hallucinogène : la
question que pose là Rimbaud, c'est donc celle de savoir si
Jeanne-Marie s'est vouée à la drogue. Ainsi s'expliquent les pandiculations
[...] D'où aussi les Asies et le Khengavars. On a
cherché à expliquer ce dernier nom, c'est bien inutile : au
XIXème siècle, la rêverie liée à la drogue s'oriente presque
automatiquement vers l'Orient, patrie du haschich. [...]" En
utilisant le mot "Sions" (l'un des noms bibliques
de Jérusalem) et en l'adjoignant aux "Khengavars",
Rimbaud (toujours selon Yves Reboul) réunit dans la
catégorie des drogues les valeurs religieuses et les rêveries
d'esthète orientalisantes de la génération romantique. Les
caractéristiques attribuées à la sorcière dans cette strophe 6
seraient donc aux yeux de Rimbaud dévalorisantes. Selon
Reboul, il ne fait aucun doute qu'à la question posée par cette
strophe, la réponse de Rimbaud est non : " En
Jeanne-Marie le sang noir des belladones ne se distingue pas du mauvais
sang de la révolte et il ne l'entraîne pas vers quelque misérable
miracle ni ne la pousse au départ vers un Orient de rêve, à travers
lequel l'imprégnation religieuse dont la Reine de Sion est la
figure emblématique trouverait en fait sa revanche". (op. cit. p.
49).
Georges Kliebenstein
propose pour "Khenghavars" une explication plus précise : "Le
mot de Rimbaud renvoie sans doute à la ville iranienne que l'on
appelle aujourd'hui Kangavar, que deux archéologues français,
Eugène Flandin et Pascal Coste, ont visitée en 1840, et qu'ils
ont décrite sous le nom de "Kingavar" dans le Voyage en Perse
qu'ils ont publié en 1841. "Khenghavar", donc, du moins au
singulier, est une synecdoque de la Perse et l'on sait que la
Perse fait des apparitions épisodiques dans l'imaginaire
rimbaldien, à preuve "Le beau corps de vingt ans qui devrait
aller nu / Et qu'eût, le front cerclé de cuivre, sous la lune, /
Adoré, dans la Perse, un Génie inconnu" (dans Les Sœurs de
charité, v.2-4), ou les "tentures de perse brune" (dans
Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs)." (op.cit. p.186).
Selon cet auteur, en outre, la ville perse antique de Kangavar
était célèbre par son temple dédié à Diane, la chasseresse, et
Rimbaud lui-même appelle "reine de Sion" la Vierge Marie dans
Les Premières Communions. À quoi donc rêve
Rimbaud-Jeanne-Marie ? Peut-être, à travers le prénom de Jeanne,
à Jeanne d'Arc et à Diane, à travers le prénom de Marie à la
mère du crucifié, images superlatives de la Femme divinisée.
lourds petits enfants sans
yeux :
Suzanne Bernard voit dans cette expression
énigmatique une nouvelle évocation orientale, une allusion de Rimbaud à
ces pays sans hygiène où les nouveaux nés sont fréquemment rendus
aveugles par le trachome (Classiques Garnier). Steve Murphy
penserait plutôt "aux peintures et sculptures catholiques plus ou moins
primitives montrant le Christ en nourrisson corpulent dans les bras de
la vierge Marie avec des yeux sans caractérisation spéciale des pupilles
[...]" (op.cit. p.667). Autrement dit, Jeanne-Marie ne correspond pas à
l'image conventionnelle de la femme identifiée à la fonction maternelle
: elle ne lave pas de langes, elle n'est pas une Vierge à l'enfant.
Ni d'ouvrières aux gros fronts /
Que brûle, aux bois puant l'usine, / Un soleil ivre de goudrons :
"Rimbaud, écrit Steve Murphy, voulait
certainement distinguer son héroïne de l'ouvrière des
caricatures versaillaises, où les "gros fronts" aident à
transfigurer ces femmes en viragos, leurs fronts larges
suggérant non pas la qualité de leur intelligence, mais son
indigence [...] Le poète signifie, avec cette comparaison par le
négatif, que Jeanne-Marie n'est pas soumise à l'aliénation
d'un travail d'ouvrière avachissant. Ces bois ne font pas partie
d'une Nature romantique ou d'une campagne bucolique, mais
constitueraient les sources du goudron, tiré notamment des
racines et du tronc des pins [...] Ou bien les femmes exercent
le métier de goudronneur (ou bitumier, ou asphalteur), au sens
d'"ouvrier qui prépare et utilise le goudron pour enduire les
bateaux ou revêtir les routes" (Grand Larousse) [...] ou bien
elles fabriquent le goudron avant cette opération [...] Rimbaud,
qui parlera plus tard, dans Métropolitain, du "désert de
bitume" de la ville, évoque précisément la construction de
routes" au cours de laquelle, explique Murphy, citant Paul de
Kock (La Grand'Ville), on pouvait 'voir bouillonner le
bitume, non pas sur la bouche d'un cratère, mais dans une grande
chaudière de fer placée sur une espèce de poêle, dans lesquels
des individus fort noirs entretiennent un grand feu, en ayant
soin de remuer avec une pelle le liquide visqueux qui répand au
loin une fumée épaisse et une odeur fort désagréable'." (op.cit
p. 698-702).
Yves Reboul imagine une autre solution : "Jeanne-Marie
n'est pas une ouvrière 'aux bois puant l'usine' c'est-à-dire, à
ce qu'il semble, dans la production (alors tout à fait
archaïque) du charbon de bois et en tout cas loin de Paris : or
ce point est fondamental dans la mesure où elle symbolise la
commune de Paris et où dans l'esprit de Rimbaud l'opposition
entre Paris et les détestés ruraux de province était radicale,
en quoi il partageait d'ailleurs l'opinion du peuple parisien
lui-même qui, orgueilleux de sa tradition révolutionnaire,
tenait la Ville pour la citadelle de l'Avenir et la citadelle de
l'humanité" (op.cit. 2009, p.143).
cousine
:
Encore un terme surprenant, pour lequel on en est
réduit à des hypothèses : vieux terme d'argot? régionalisme ardennais?
Cecil A. Hackett et Albert Henry avancent tous
deux le sens de "courtisane", "fille de joie". Toutes
les éditions récentes signalent cette solution. Steve Murphy opterait
plutôt pour le sens de "cousette", jeune apprentie couturière, proposé par
Lucie Nillaire. Le poète aurait très bien pu inventer un tel terme,
comme le montre "le nombre d'affixations néologiques dans l'œuvre de Rimbaud
à cette époque et 'rien que dans Les Mains de Jeanne-Marie :
décant-euses, ploy-euses, dés-enivrer, dé-hâler, bleu-isons.'" (Murphy
p.696-697, pour les trois autres références, voir
bibliographie).
Des mains qui ne font jamais mal :
Il faut comprendre qu'elles ne font jamais "le mal".
Jacques Gengoux parlait de leur action "destructrice mais bienfaisante"
(La Pensée poétique de Rimbaud, 1950, p.261). En écrivant que des
mains "ployeuses d'échine [...] ne font jamais mal", Rimbaud donne un tour
volontairement paradoxal à une idée qui, sur le fond, est logique et
dépourvue d'obscurité. Il répète le même effet v.45-46 lorsqu'il déclare que
"L'éclat de ces mains amoureuses / tourne le crâne des brebis". Voir note
sur ces vers.
Remuant comme des fournaises :
Steve Murphy commente : "Des mains d'où émane
une chaleur extrême puisqu'elles sont celles d'une pétroleuse. Rimbaud
reprend ce trait de la communarde de la même manière que Louise Michel lors
de son procès :
'Quant à l'incendie de
Paris, oui, j'y ai participé. je voulais opposer une barricade de
flammes aux envahisseurs de Versailles. Je n'ai pas de complices pour ce
fait'." (op.cit. p.671-672).
Tourne le crâne des brebis :
"Il faut sans doute comprendre, commente Pierre
Brunel : de le foule moutonnière" (Pochothèque, 277).
Autrement dit, elle lui fait tourner la tête (comme on dit de
quelqu'un qui exerce sur autrui un pouvoir de séduction). Pour Steve
Murphy, "ces mains amoureuses vont ... tordre le cou à ces brebis,
comme à des poules" (op. cit. p.670)
Le grand soleil met un rubis
:
Le soleil, qui est son allié (voire son époux), offre à la
pétroleuse le bijou dont la prive sa modeste condition. Steve Murphy (op.cit. p.662) rappelle que
Gautier parle d'"escarboucles" dans Impéria, première partie d'Étude de
mains. Le rubis tout symbolique qui orne les doigts de
Jeanne-Marie peut être considéré comme la réplique des pierres
précieuses du Sultan, amant présumé d'Impéria (notamment à cause de
leurs respectives couleurs rouges).
Les brunit comme un sein d'hier
:
Selon Steve Murphy, les mains de
Jeanne-Marie portent une tache de populace comme les gorges des femmes
du peuple en montraient hier, lorsque la mode était aux décolletés
généreux : "L'expression 'sein d'hier' renvoie à l'époque où, loin des
modes du Second Empire, les femmes du peuple portaient des vêtements
décommetés au soleil" (op. cit. p.660).
"Le sein d'hier, dit Yves Reboul, c'est
l'érotisme de l'ancienne société". À quoi Rimbaud opposerait le nouvel
et noble amour du "révolté fier" qui lui fait "baiser passionnément la
glorieuse tache de populace brunissant la main de sa compagne, alors
qu'hier le client de la prostituée baisait à prix d'argent le mamelon
qui lui brunissait le sein" (op. cit. 2009, p.144).
Crie une chaîne aux clairs anneaux :
Cette chaîne est celle que les Versaillais
vainqueurs passèrent aux poignets de leurs prisonniers à l'issue de la
Semaine sanglante (21-28 mai 1871). Cette fin de poème identifie
clairement Jeanne-Marie comme une de ces nombreuses "femmes de la
classe ouvrière qui se battirent dans les rues pendant la Semaine
sanglante et défendirent des barricades, place Blanche, place Pigalle,
aux Batignoles (voir récit de Louise Michel). [...] Il y eut 20.000 morts
parmi les communards. Des convois de prisonniers furent dirigés sur
Versailles : 150 à 200 par jour, liés main à main par rang de quatre.
Ils étaient insultés et frappés par la foule des snobs et des
élégants (d'où "En vous faisant saigner les doigts")." (Suzanne
Bernard, Édition des Oeuvres de Rimbaud, Classiques Garnier,
1961).
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Commentaire |
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Une
fois éclairées les difficultés de vocabulaire (qui sont finalement
assez limitées), et surtout les arrière-plans historiques et
littéraires (qui sont les pré-requis indispensables à la compréhension
du poème), une observation méthodique livrera sans peine au lecteur la
structure logique du texte. Pour définir cette structure et en dégager
des hypothèses d'interprétation, on pourra s'appuyer efficacement sur
l'observation des modalités de phrase (interrogatives ; affirmatives ;
négatives) et des champs lexicaux.
Présentation de l'étude sous forme de
tableau :
Modalités
de phrases |
Des
dominantes lexicales aux hypothèses de sens |
affirmatives
(vers 1-3)
|
Sorte d'introduction : le passage résume ce que sont les mains de
Jeanne-Marie. On remarque des antithèses : "mains sombres /
mains pâles", qui renvoie à l'opposition entre champ
lexical de la vie et champ lexical de la mort ("mains
sombres" = "que l'été tanna" = soleil = vie /
"mains pâles" = "mains mortes").
La fin du poème révèlera le sens cette
opposition : Jeanne-Marie, symbole des femmes de la Commune, et de
la Commune elle-même, a été arrêtée, torturée, tuée. |
interrogatives
(vers 4-14)
Succession de 5 phrases
interrogatives, construites en anaphores ("ont-elles"
répété 5 fois).
À ces questions, la réponse implicite est :
"non". Ce sont des interrogations rhétoriques dont la
réponse est sous-entendue. Notre réponse négative découle de
l'observation des champs lexicaux. |
L'analyse des champs lexicaux indique une
organisation par strophe (en gros) :
- v.4 et strophe 2 : registre de
l'amour précieux et romantique : les expressions imagées
"mares des voluptés" et "étangs de
sérénité" évoquent furieusement la Carte du Tendre; les
lunes (ici sous forme de reflets aquatiques puisqu'on peut y
tremper les doigts) sont le décor obligé des amours romantiques,
notamment du poème de Musset (Don
Paez) où apparaît le personnage de Juana, jeune comtesse frivole et
dévoreuse d'hommes; enfin les crèmes brumes évoquent le luxe et
l'artifice. Hypothèse de sens : les mains de Jeanne-Marie ne sont
pas celles d'une amoureuse aristocratique et romantique. Le style
extrêmement artificiel sent la parodie.
- strophe 3 : registre des amours
vénales : le quatrain évoque (par
synecdoque —
les mains pour la
personne
—
"ont-elles bu...") un tout autre genre de femmes : qui
trafiquent des diamants (que les hommes leur ont offerts?), qui s'assoient sur les genoux de
messieurs charmants en buvant des boissons fortes (qui les
transportent dans des "cieux barbares", ou qui ont mûri
sous des "cieux barbares"); le vers 11 est une allusion
plus que vraisemblable au personnage de Mérimée, Carmen, encore
une dévoreuse d'hommes, encore une héroïne romantique (et
espagnole), contemporaine de Juana mais d'une toute autre classe
sociale : cigarière, contrebandière. Hypothèse de sens :
Jeanne-Marie n'est pas une courtisane.
- v.13-14 : le vocabulaire indique le domaine
religieux. Les Madones sont des représentations de la Vierge.
L'or de "fleurs d'or" peut faire penser au riche décor
des églises mais ce sont surtout les fleurs déposées par les
femmes pieuses et qui se fanent au pied des statues. L'adjectif
"ardents", appliqué aux pieds des statues, doit être
pris dans son sens premier : "qui est en feu, qui est embrasé ou allumé"
(TLFI). Il évoque les cierges allumés par les fidèles.
Hypothèse de sens : Jeanne-Marie n'est pas une dévote. |
affirmatives
(vers 15-16)
Retour à la modalité
affirmative : ces vers disent ce que sont vraiment les mains de Jeanne-Marie. |
On retrouve la
tonalité sombre du vers 2 : "sang noir". Mais cette
teinte sombre n'est plus celle du hâle dû au soleil. Elle provient de la
belladone. La "belladone" est une plante vénéneuse,
aux vertus médicinales. Dotée
de pouvoirs sédatifs et narcotiques, elle avait la réputation
d'être un poison, d'où sans doute "sang noir". Au
Moyen Age, celles qui en connaissaient le secret, véritables
médecins du peuple selon Michelet, étaient tantôt fêtées
comme des magiciennes, tantôt rejetées comme ayant vendu leur
âme au diable. On les appelait "sorcières" (voir
la note sur La Sorcière de Michelet, dans la
rubrique "interprétations").
Le champ lexical dominant est donc celui de la sorcellerie. Hypothèse de sens :
Jeanne-Marie est une
sorcière. |
interrogatives
(vers 17-24)
Retour à l'interrogation (4
phrases successives).
Ce retour suggère la reprise du système
rhétorique des vers 4-14 et du panorama de toutes les catégories
de femmes dans lesquelles Jeanne-Marie n'entre pas. Mais c'est une
fausse piste comme le montre tout de suite l'analyse des champs
lexicaux. |
Le champ lexical dominant est encore celui de la sorcellerie, de
la drogue, de la transe hystérique :
- "mains décanteuses de
poisons" évoque la fabrication des drogues. Les mains de
Jeanne-Marie sont-elles des mains de sorcières?
- Ces mains chassent les insectes dont l'aube bleue est toute
bourdonnante, autour des
nectaires des fleurs.
Celles dont on tire les "poisons"?
Remarque
:
J'ai quelque mal à adhérer à l'analyse syntaxique
proposée par Yves Reboul (cf. note strophe
5), qui fait de « dont » le complément du nom
« bleuisons » (les bleuisons aurorales des diptères
bombinent vers les nectaires). Ces insectes bleuis par l’aube
sont étranges. Est-ce qu’on ne pourrait pas, plus simplement,
faire de « dont » le complément du verbe « bombinent »,
verbe qui admet une construction avec la préposition « de » ?
La proposition relative se lirait dans ce cas de la façon
suivante : les bleuisons aurorales bombinent de diptères
vers les nectaires (vers = autour de, dans l’environnement de). Autrement
dit : mains qui chassent les insectes dont les aurores bleues
− ou bleuissantes −
bourdonnent, autour des fleurs (ou, mieux dit : dont les aurores
bleues
sont toutes bourdonnantes, autour des fleurs).
- les "pandiculations" sont un
terme médical désignant un étirement des bras vers le haut
associé au bâillement, mais qui —
pratiqué de façon compulsive —
passe pour être un signe annonciateur de la crise d'hystérie :
la transe des sorcières ? le mouvement des bras levés en arrière
accompagnant la danse au cours des sabbats ?
Les questions posées ici ont donc un
tout autre statut que celles des vers 4-14. Elles ne font que
développer de façon rhétorique l'affirmation des vers 15-16, en
demandant : Jeanne-Marie
est-elle vraiment une sorcière ? La réponse de Rimbaud est
implicite et ambiguë. Oui, sans doute, si l'on fait du mot "sorcière" le
symbole de toute femme libre et révoltée; Jeanne-Marie, que les
Versaillais traitent de folle et d'hystérique, est bien la
version moderne de la sorcière. Mais ce sont les autres qui
l'appellent ainsi. Car Jeanne-Marie n'est certainement pas pour
Rimbaud cette hallucinée égarée par la drogue, voguant vers quelque Khengavar
(Katmandou de l'époque) sur les ailes de
l'utopie, que dénonçaient les ennemis de la Commune (voir sur ces deux strophes 5 et 6, dans la rubrique
"Interprétations", l'exégèse assez plausible d'Yves Reboul). |
négatives
(vers 25-32)
Opposée par un tiret au mouvement précédent, cette série
de 5 propositions négatives construites en anaphore ("Ces
mains n'ont pas ... ni... Ces mains n'ont pas ... Ce ne sont pas
... ni...") reprend clairement la démarche des vers
4-14 (où l'interrogation rhétorique équivalait à une
négation).
|
Comme dans les vers 4-14, les pôles thématiques du vocabulaire
semblent s'organiser par strophes.
La première de ces deux strophes semble
évoquer des paysannes de pays pauvres, vendant les oranges sur
les marchés, vénérant des statues de dieux situées en plein
soleil, lavant des langes d'enfants aveugles (voir sur ce dernier
point la rubrique "interprétations").
Le champ lexical dominant dans la strophe
suivante est celui du prolétariat urbain : "cousines"
(prostituées, femmes du peuple obligées de gagner leur vie en
vendant leur corps); "ouvrières", "usine",
"goudrons".
Jeanne-Marie n'est pas non plus de ces
femmes-là.
Certes, nombreuses étaient les
ouvrières dans les rangs des "pétroleuses", mais les
femmes de la Commune étaient des révoltées, pas de ces
prolétaires soumises brunissant leur front à un "soleil
ivre de goudrons". Les Communardes, elles, se battaient
"au grand soleil d'amour chargé" (comme on le verra au
vers 54). |
affirmatives
et exclamatives
(vers 33-64)
La fin du poème révèle progressivement la véritable nature
de Jeanne-Marie.
Le caractère exclamatif de la plupart de ces
phrases marque le jugement de valeur porté par le poète : son
admiration pour cette femme-là, opposée à toutes les formes
d'aliénation féminine que le poème a répertoriées.
|
Plusieurs champs lexicaux significatifs apparaissent dans les termes servant à
décrire les mains de Jeanne-Marie :
a) Le premier que l'on remarque est sans
aucun doute le champ lexical de la force, qui s'exprime par :
- des adjectifs : "ployeuses d'échine",
"fatales", "fortes";
- des verbes : "serrerait"; "broierait";
"tourne le crâne";
- des comparaisons hyperboliques : "plus fatales que des machines",
"plus fortes que tout un cheval", "remuant comme
des fournaises".
b) Le second est celui —
apparemment contradictoire —
de la sensualité et de l'amour :
- des mains qui ne font jamais mal : l'expression contredit
directement le vers précédant ("Ces sont des ployeuses
d'échine"), opposition intentionnelle destinée à souligner
que la violence de Jeanne-Marie n'est pas une violence méchante,
qu'elle s'exerce au nom de la tendresse et de l'amour.
- tout un vocabulaire connote la vénération empreinte de
sensualité que le poète porte à la dédicataire du poème :
frissons, chair, mains amoureuses, phalanges savoureuses, au grand
soleil d'amour chargé, Mains où tremblent nos / Lèvres jamais
désenivrées (noter la force expressive de cet enjambement
difficile à articuler pour suggérer la passion jamais assouvie,
l'extase qui ne veut pas mourir), Mains d'ange, Mains sacrées, ...
c) Troisième champ lexical significatif,
quoique réduit pour ménager un effet de suspense, le vocabulaire
permettant d'identifier clairement Jeanne-Marie comme une
Communarde :
- chante des Marseillaises (voir note sur ce mot)
- Révolté fier
- Sur le bronze des mitrailleuses / à travers Paris insurgé
- chaîne aux clairs anneaux (expression évoquant l'arrestation
et le bannissement des communards)
- en vous faisant saigner les doigts (tortures et massacres).
d) Enfin, il faut noter la reprise du jeu
d'oppositions symboliques entre le hâle et le pâle, les
femmes du peuple et les "femmes mauvaises", la vie et la
mort :
- le hâle du peuple (le soleil, la vie) : Une tache de populace / Les
brunit comme un sein d'hier; remarquons aussi que c'est le
"grand soleil" qui met un rubis aux doigts de
Jeanne-Marie (vers 48), en opposition avec les diamants que les
courtisanes reçoivent de leurs amants (vers 12)
- le pâle de l'aristocratie ... : Femmes nobles, vos
mains infâmes / Pleines de blanc et de carmins;
... et de la mort : elles ont pâli
[...] sur le bronze des mitrailleuses; on veut vous déhâler,
mains d'ange.
|
Bilan de lecture :
L'observation
méthodique du texte révèle donc une structure extrêmement solide et
rationnelle, fondée sur deux parties opposées de longueurs égales : ce que n'est pas Jeanne-Marie (strophes 1-8), ce qu'elle est
(9-16). Pour que ce découpage en deux parties soit totalement fondé, il
faudrait certes retrancher à la 1° partie la petite introduction de
trois vers, les vers 15-16, et tenir compte de l'ambiguïté des strophes
5-6. Mais, ces restrictions faites, le schéma binaire s'impose comme
celui qui rend le mieux compte du mouvement d'ensemble du texte.
À l'intérieur de cette structure générale
s'organise un système cohérent d'antithèses. Rimbaud oppose le teint
brun des femmes du peuple au teint blanc des aristocrates et des
courtisanes; le soleil, la nature, la sensualité, la vie de ce coté-ci,
le fard, l'artifice, la mort de ce côté-là. Il oppose surtout la
révolte et la liberté de Jeanne-Marie aux différentes formes
d'aliénation qui oppriment les femmes dans la Société : la frivolité
cruelle des femmes du monde, la vénalité des courtisanes, la
superstition des bigotes, la soumission des ouvrières. Hymne à la gloire
des femmes de la Commune, Les Mains de Jeanne-Marie est aussi à sa
manière un chant d'amour, empreint de sensualité et de tendresse.
Rimbaud y esquisse les traits de son idéal féminin.
Grâce à ce jeu d'oppositions bien structurées,
ce texte réputé hermétique livre donc aisément l'essentiel de son
sens. Restent de nombreuses obscurités de détail, probablement voulues,
qui font partie du jeu du poète pour donner au lecteur le sentiment du
nouveau. Ainsi, ce n'est certainement pas par hasard que les difficultés
de syntaxe et les emprunts au vocabulaire spécialisé de la médecine et
des sciences naturelles se multiplient dans les strophes 5 et 6. C'est,
très logiquement, parce qu'on y aborde le thème de la sorcellerie et que
le poète se doit lui aussi de se montrer quelque peu "voyant"
et "alchimiste des mots" pour être à la hauteur de son
personnage. Nous avons remarqué aussi des formulations extrêmement
elliptiques (v.50), des allusions sibyllines (v.27-28).
Une autre source de difficulté de lecture
réside dans le caractère moins discursif que répétitif et psalmodique
du mouvement du texte. Les idées y sont juxtaposées plus
qu'enchaînées. Il n'est pas étonnant, de ce point de vue, que le
manuscrit présente (semble-t-il) trois strophes tardivement insérées
dans le corps du texte : les strophes 8, 11 et 12 (qui sont de la main de
Verlaine alors que le reste a été recopié par Rimbaud lui-même).
Cette structure souple de composition avait
plusieurs intérêts pour l'auteur. D'une part, elle lui permettait de
composer librement son texte par augmentations successives, au fur et à
mesure que lui venaient des idées nouvelles, à la seule condition de se
conformer à la logique d'ensemble que nous avons signalée. D'autre part,
elle lui a sans doute permis, bien souvent, de construire ses strophes à
partir de la rime, comme le suggère la richesse exceptionnelle des rimes
du poème : 1 rime pauvre (quelquefois / doigts); 17 rimes suffisantes (2
sons); 11 rimes de 3 sons + 2 rimes de 4 sons. Corrélativement, il
convient de noter le nombre exceptionnel des attaques de vers
anaphoriques (15), ce qui amplifie le phénomène répétitif dans
la substance sonore du poème. Si l'on ajoute encore à cela l'art de
Rimbaud pour manier les
consonnes dures quand il veut donner une impression de force : le
"t" dans la strophe 1 (mains fortes / mains mortes
... que l'été tanna), les consonnes sonores
quand il veut simuler un bruit (dont bombinent
les bleuisons), la phrase accumulative, rendue haletante par
l'enjambement, lorsqu'il veut suggérer la passion et la souffrance
(avant-dernière strophe), l'homophonie pour produire une effet de
harcèlement (femmes, femmes, infâmes - strophe 11), etc., on s'approche
peut-être du secret de fabrication de ce texte puissant et
séducteur.
|
Bibliographie |
|
Ross Chambers, "Réflexions sur l'inspiration
communarde de Rimbaud", par Ross Chambers, La Revue des
lettres modernes, série Arthur Rimbaud n°2, pages 63-80, 1973. |
Atle Kittang, Discours et Jeu,
Essai d'analyse des textes d'Arthur Rimbaud,
Universitetsforlaget, Bergen & Presses universitaires de Grenoble,
1975, p.211-217. |
C.-A. Hackett,
"Mains de cousine", Parade sauvage n°1, p.87, octobre 1984. |
Albert Henry,
"Mains de cousine", Parade sauvage n°2, p.42-43, avril 1985. |
Lucie Nillaire, "'Cousine' ou
'cousette'", Parade sauvage n°3, p.114-115, 1986. |
Œuvre-vie, édition du
centenaire, Arléa, 1991 (notes substantielles d'Yves Reboul
sur Les Mains de Jeanne-Marie, p.1092-1094). |
Yves Reboul, "Jeanne-Marie la sorcière", Rimbaud
1891-1991. Actes du colloque de Marseille, novembre 1991, p.39-51,
Champion, 1994 (repris et amendé dans
Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, Études
rimbaldiennes, 2009, p.131-146). |
Georges Kliebenstein, Rimbaud. Poésies, Une saison en enfer,
Murphy & Kliebenstein, édition Atlande, 2009.
- "Un mot savant rare :
'pandiculations'", p.179-181.
- "Un lieu inconnu :
'Khenghavars'",
p.184-186.
- "Adjectifs de couleur",
p.164-174.
|
Steve Murphy, "Une place au soleil :
Les Mains de Jeanne-Marie", Rimbaud et la Commune,
Éditions Classiques Garnier, 2009, p.613-720.
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