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Lettre à Georges Izambard du 13 mai 1871
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Charleville, 13 mai 1871.
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ;
vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière.
− Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je
déterre d'anciens imbéciles de collège :
tout ce que je puis inventer
de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre :
on me paie en bocks et en filles. − Stat mater dolorosa, dum pendet
filius. − Je me dois à la Société, c'est juste,
− et j'ai raison. − Vous aussi,
vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre
principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier
universitaire, − pardon! − le prouve ! Mais vous finirez toujours comme
un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire. Sans compter que
votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. Un jour,
j'espère, − bien d'autres espèrent la même chose, − je verrai dans
votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que
vous ne le feriez ! − Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me
retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris −
où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris
! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève.
Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète,
et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et
je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par
le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il
faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est
pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On
me pense. − Pardon du jeu de mots. −
Je est un
autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et
nargue aux
inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait !
Vous n'êtes pas Enseignant pour moi. Je vous donne ceci : est-ce de la
satire, comme vous diriez ? Est-ce de la poésie ? C'est de la
fantaisie,
toujours. − Mais, je vous en supplie, ne soulignez ni du crayon, ni
− trop − de la pensée :
LE CŒUR SUPPLICIÉ
Mon triste cœur bave à la poupe ...
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Ça ne veut pas rien dire. − RÉPONDEZ-MOI : chez M. Deverrière, pour A. R.
Bonjour de cœur,
Art. Rimbaud.
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Interprétations
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La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
Isambart
: Sur l'enveloppe, Rimbaud écorche le nom de son ancien professeur.
Certains commentateurs se sont demandé s'il ne fallait pas y voir une
marque volontaire d'irrespect.
Cher Monsieur ! :
Georges Izambard discerne dans le point
d'exclamation de cette entête un trait d'ironie dont il était la cible :
"Sa lettre débute par un CHER MONSIEUR ! enjolivé d'un point
d'admiration à la mode allemande ... C'est plutôt un point ... d'ironie.
Il se passe ceci, que, depuis le 18 mars « Monsieur » est un mot banni
du vocabulaire communiste (Rimbaud tel que je l'ai connu, par
Georges Izambard, Mercure de France, 1963).
Moi aussi,
:
Pour Steve Murphy (op. cit. p. 272)
ce passage revient, de la part de Rimbaud, à traiter son ancien
professeur de parasite : "Rimbaud inventerait, semble-t-il, n'importe
quoi pour pouvoir mener une vie de parasite, mais son « Moi aussi »
signifie, par sa commutativité perfide, «COMME VOUS ! » : son objectif
est moins donc de donner une représentation exacte de sa vie quotidienne
en mai 1871 que de définir la conduite actuelle d'Izambard.
tout ce que je puis inventer
de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole :
Chez le Rimbaud du printemps 1871, ce genre de
déclaration est récurrent. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai, il parle
des "choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses"
que trouvera la femme de l'avenir quand elle aura été libérée de
l'esclavage que lui impose la société. Dans sa lettre d'août 1871 au
même Demeny, il se décrit encore "recueilli dans un travail
infâme, inepte, obstiné, mystérieux". Dans sa stratégie de
renversement des valeurs bourgeoises (intelligence, moralité, hygiène),
Rimbaud érige le bête, le sale et le mauvais en valeurs positives. Voici
l'éclairage apporté à ce passage par Steve Murphy (op. cit. p.
284-285) : "Parmi ces inventions de Rimbaud, on peut penser qu'il
entrait beaucoup de détails scabreux, portant sur des activités
sexuelles imaginaires. Delahaye raconte comment rimbaud a fait croire aux
gens, par exemple, qu'il avait éjaculé dans la tasse de lait matinale de
son ami Cabaner, à Paris, ou comment - dans le filon satirique du Balai
(poème de l'Album zutique) il aurait fait subir «les derniers
outrages» aux chiens de Charleville."
on me paie en bocks et en filles
:
Littéralement : on me récompense en me
procurant des chopes de bière et des femmes. Georges Izambard
(Rimbaud tel que je l'ai connu,
Mercure de France, 1963) voyait là une fanfaronnade par laquelle son
ancien élève lui annonçait fièrement son dépucelage : "Bravade
donc, je le répète; bravade de gosse monté en graine : le coquebin
déburlecoqué tient à me faire savoir qu'il a franchi le Rubicon. Et
c'est bien de son âge, cette fatuité qui jette au vent son cocorico de
victoire". Steve Murphy, qui cite cet extrait, incline à
penser que le professeur se laisse abuser par son ancien élève, qu'il
s'agit là probablement d'une confidence fictive, du genre de celles que
Rimbaud a l'habitude d' "inventer" à destination des "anciens
imbéciles de collège" : "La fatuité est en l'occurrence celle
d'Izambard, qui ne comprend pas que, par cette notation, Rimbaud le ravale
au même niveau que les "anciens imbéciles de collège" (dont
il est !) : il lui livre aussi des confidences fictives, sales, mauvaises,
... "bêtes" dirait Izambard." (op. cit. p.285)
Stat mater dolorosa, dum pendet
filius :
Rimbaud cite, en l'abrégeant et en l'adaptant
quelque peu, le texte d'un hymne de la liturgie catholique : "Stabat mater dolorosa, / Juxta crucem lacrimosa /
Dum pendebat filius" (littéralement : la mère se tenait,
douloureuse, près de la croix, en larmes, pendant que son fils pendait). Pierre
Brunel (op. cit. p. 66) commente : "La reprise de la liturgie du
15 septembre d'après l'Évangile de Jean (XIX,25) souligne l'intention
parodique et aussi l'intention provocatrice à l'égard de sa mère
(...)" En effet, il semble que le conflit soit à son comble entre
le jeune homme et la daromphe, en ce printemps 1871. En février, Arthur a
refusé de continuer ses études au collège de Charleville. La réaction
de Madame Rimbaud se laisse deviner par cette confidence d'Arthur à Paul Demeny, dans une lettre du 28 août 1871 :
" J'ai quitté
depuis plus d'un an la vie ordinaire pour ce que vous savez. Enfermé
sans cesse dans cette inqualifiable contrée ardennaise, ne fréquentant
pas un homme, recueilli dans un travail infâme, inepte, obstiné,
mystérieux, ne répondant que par le silence aux questions, aux
apostrophes grossières et méchantes, me montrant digne dans ma position
extra-légale, j'ai fini par provoquer d'atroces résolutions d'une mère
aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquettes de
plomb. Elle a voulu m'imposer le travail,
− perpétuel,
à Charleville (Ardennes) ! Une place pour tel jour, disait-elle,
ou la porte.
− Je refusai cette vie ; sans donner mes raisons :
c'eût été pitoyable. Jusqu'aujourd'hui, j'ai pu tourner ces échéances.
Elle, en est venue à ceci : souhaiter sans cesse mon départ
inconsidéré, ma fuite ! Indigent, inexpérimenté, je finirais
par entrer aux établissements de correction. Et, dès ce moment,
silence sur moi ! Voilà le mouchoir de dégoût qu'on m'a
enfoncé dans la bouche. C'est bien simple.
"
objective
:
"Si nous ouvrons le Larousse du XIXe siècle, nous lisons
: On appelle sujet l'esprit
conscient, le moi; objet, la chose, quelle qu'elle soit, dont
l'esprit a conscience. On entend par subjectif ce qui appartient
au sujet pensant, au moi, et par objectif ce qui appartient à
l'objet de la pensée, au non-moi.
Le rêve de Rimbaud est
bien de faire fusionner dans une oeuvre le moi et le non-moi, de manière
à rendre compte de l'existence humaine tout entière (...) le poète
futur, qu'il cherche à incarner, en travaillant, en se travaillant, aura
surmonté le divorce du moi et du non-moi, grâce à la conscience de
l'objectif qui, venu de l'âme universelle, est intérieur au Je créateur
(...)" Gérald Schaeffer, op.cit. 1975, p.120.
Pierre Brunel (op. cit. p. 67) estime qu'
"on a mal compris" les notions de poésie subjective et poésie
objective : " Ce sont deux termes philosophiques, qu'on trouve
chez Hegel en particulier. Rimbaud fréquente maintenant un professeur de
philosophie, Léon Deverrière, chez qui il se fait adresser son courrier.
Il peut donc avoir grâce à lui une teinture de langage philosophique.
Mais il en use à sa guise. La poésie "subjective" est ce qu'un
individu crée ou fait pour sa seule satisfaction personnelle :
l'expression s'applique à l'activité professionnelle d'Izambard avant de
s'appliquer à la poésie fadasse qu'il aime ou qu'il écrit
lui-même. La "poésie objective" est ce qu'un individu fait ou
crée et qui le dépasse : elle est Action, pour reprendre cette
fois un terme de la lettre du 15 mai à Demeny."
je
m'encrapule :
Une "crapule" est une personne
dépravée ou malhonnête. Le terme est traditionnellement utilisé pour
désigner très péjorativement le peuple : la crapule, la canaille. Le
verbe s'encrapuler n'existe pas dans les dictionnaires, c'est une
invention de Rimbaud.
Commentaire de Steve Murphy (op. cit.
p.274) : "Le terme encrapuler constitue comme
une citation du discours conservateur, moralisateur et anti-prolétarien,
dont Izambard a dû se faire le défenseur par son insertion dans un
univers pédagogique étroitement surveillé par l'Église. Il suffit de
lire les Poètes de sept ans pour comprendre la force qu'exerce sur
Rimbaud la classe ouvrière. Ou de lire Le Forgeron, écrit en
1870, pour comprendre comment Rimbaud retourne l'insulte aristocratique ou
bourgeoise en valeur positive :
L'Homme, par la
fenêtre ouverte, montre tout
Au roi pâle et suant qui chancelle debout,
Malade à regarder cela !
"C'est la Crapule,
Sire. Ça bave aux murs, ça monte, ça pullule :
− Puisqu'ils ne mangent pas, Sire, ce sont des gueux !"
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On
me pense. − Pardon du jeu de mots. − :
De quel "jeu de mots" Rimbaud
parle-t-il ici ? S'agit-il seulement de "l'inversion sujet-objet pratiquée
sur le pronom de première personne dans la formule du cogito"
(Schaeffer, op.cit.) ou
faut-il y déceler, avec la plupart des commentateurs, un calembour jouant sur
l'homophonie "penser / panser (soigner)"? Si la transformation
du "je" de "je pense" en objet d'un verbe ayant
l'indéfini pour sujet ("on me pense") constitue un procédé
rhétorique habile et chargé de sens, on voit mal quelle pourrait être
la signification, dans le contexte de cette lettre, du calembour
"penser/panser". Signalons malgré tout l'analyse de Steve
Murphy sur ce point : "Rimbaud propose sans doute un jeu de
mots sur « on me panse » : que la blague dérive de Voltaire
(Izambard), de Hugo (Collot) ou d'Onésime Boquillon importe finalement
très peu. La fréquence même de ces calembours, en relativisant l'idée
d'une source précise, appuie fortement en revanche la
vraisemblance d'un calembour que l'on pourrait tenir pour
aléatoire." (op. cit. p.276)
Je est un autre :
Dominique Combe (op.cit. pages 18-22)
analyse cette formule dans le cadre général de la "crise du sujet
lyrique" dans la poésie post-romantique. Il en dénombre
simultanément les sources philosophiques. Après avoir noté que l'idée
d' "une pensée qui échappe à la maîtrise du sujet conscient et
volontaire" est, à l'époque de Rimbaud, un thème banal, il signale
aussi l'influence possible de Taine : "Même si Rimbaud ne fait
guère état de lectures philosophiques, l'influence de thèses de Taine
développées en 1870 dans De l'intelligence semble évidente, bien
que la critique rimbaldienne ne l'ait guère signalée jusque-là.
Contestant l'unité du Moi, dans lequel il ne voit qu'une succession
d'événements et d'états de conscience, conformément à la tradition
empiriste et associationniste, Taine décrit la conscience d'un malade
qui, d'un état à l'autre, ne se reconnaît pas : "Je suis un
autre", conclut-il, dans une formule soulignée par des
italiques" (De l'intelligence, 1870, II, Hachette, 1883,
p.466)". Enfin, Dominique Combe reconnaît l'influence de ce contexte
idéologique dans la "mise à distance allégorique et
théâtrale" du sujet de l'énonciation qui s'opère dans la poésie
de Rimbaud : "Comme chez Baudelaire, le "Je" qui s'énonce
dans les Poésies − par exemple dans Le Bateau ivre −
n'est qu'une "transcendance vide" (H. Friedrich, Structure de
la poésie moderne, 1956) à la signification exclusivement
allégorique qui interdit toute lecture biographique. Le "Je" du
Bateau ivre est bien une figure du poète, au sens rhétorique,
"objectivée" par la fiction poétique. Une saison en enfer
et, dans une moindre mesure Les Illuminations qui laissent peu de
place à l'expression du sujet, pousseront plus loin encore ce processus
de mise à distance allégorique et théâtrale".
nargue
: sorte d'interjection exprimant le mépris ou l'insouciance, suivie des
prépositions "de" ou "à" (se rattache à
"narguer" : verbe signifiant défier, braver avec insolence).
fantaisie
: voir la note sur ce mot dans la page consacrée à Ma
Bohême.
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Commentaire
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Georges
Izambard, destinataire de cette lettre, a été le professeur de lettres
de Rimbaud pendant l'année 1870. Poète lui-même, il encourage vivement
son élève dans son activité littéraire. A l'automne 70, lorsque Arthur est mis en prison pour vagabondage lors de sa première
fugue, c'est Izambard qu'il appelle à l'aide. C'est chez lui, à Douai,
qu'il se réfugie à nouveau à l'issue de sa seconde fugue. Le climat
d'amitié complice unissant le maître et l'élève se dégrade pourtant
quelque peu quand Izambard, sous la pression de Madame Rimbaud, accepte
de renvoyer Arthur dans ses foyers sous bonne garde policière. Puis, le
jeune professeur (21 ans) s'engage pendant la guerre franco-prussienne.
Démobilisé en février 1871, après la défaite, il vient d'accepter (en
avril) un poste de vacataire au lycée de Douai lorsque Rimbaud lui
adresse cette lettre. D'où la formule initiale : "Vous revoilà
professeur", qui sonne comme un reproche. Il faut entendre
implicitement : "alors que moi, je n'ai pas voulu redevenir
élève". Car Rimbaud a refusé de reprendre ses études lorsque
le collège de Charleville a rouvert ses portes au mois de février,
après des vacances prolongées pour cause de guerre.
La lettre aura comme premier objectif de justifier cette dissidence.
Il s'agit en effet ici d'une argumentation,
organisée comme une sorte de dialogue où Rimbaud tiendrait les deux
rôles. Il rapporte un propos de son ancien professeur (le
"principe"), il résume les idées ou les attitudes
qu'il lui prête ("Au fond, vous ne voyez en votre principe que
poésie subjective"), il imagine les questions qu'il pourrait lui
poser ("Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ?"), il anticipe ses objections ("est-ce
de la satire comme vous diriez ?), et en réponse il développe
ses propres arguments.
Mais cette lettre (surtout dans sa dernière
partie) répond à un second objectif qui est d'exposer une théorie de la
poésie.
C'est ce second aspect que l'histoire littéraire
a retenu sous l'appellation "lettre du voyant". De ce point de
vue, il est difficile de séparer cette lettre à Georges Izambard de la
seconde "lettre du voyant", celle que Rimbaud envoie deux jours
plus tard (15 mai 1871) à Paul Demeny, poète, ami du précédent, et lui aussi de
Douai : on y trouve les mêmes idées, les mêmes formules. Le lecteur aura
intérêt de la consulter. Comme, en outre,
cette seconde lettre est beaucoup plus développée et explicite que
celle-ci sur certains points, nous prendrons plus d'une fois la liberté
de commenter la première par la seconde, méthode formellement interdite
dans l'exercice scolaire du commentaire de texte, mais qui nous a semblé
ici efficace.
Enfin, cette lettre contenait un poème, Le
Cœur supplicié, que nous avons traité à part dans cette
anthologie en même temps que les derniers paragraphes de la lettre, par
commodité. Mais dont l'unité avec le texte de la lettre est
si évidente que nous conseillons à notre lecteur de s'y reporter.
* * *
Charleville, 13 mai 1871.
Cher Monsieur !
Vous revoilà professeur. On se doit à la Société, m'avez-vous dit ;
vous faites partie des corps enseignants : vous roulez dans la bonne ornière.
− Moi aussi, je suis le principe : je me fais cyniquement entretenir ; je
déterre d'anciens imbéciles de collège : tout ce que je puis inventer
de bête, de sale, de mauvais, en action et en parole, je le leur livre :
on me paie en bocks et en filles. − Stat mater dolorosa, dum pendet filius. − |
Le début du texte tourne autour d'une maxime
utilisée par Izambard (dans des circonstances que nous ignorons), maxime selon laquelle chacun "se doit à la
société". Rimbaud réplique d'abord en paraphrasant ironiquement
cette thèse. Il utilise un jeu de
mots tendant à déprécier le métier de professeur : "vous faites
partie des corps enseignants". Le singulier "corps", en
tant que subdivision de l'état, est remplacé par le pluriel, avec
le sens courant du mot, ce qui permet à l'auteur de suggérer la fonction
purement alimentaire de l'enseignement pour son destinataire. On devine aussi l'ironie dans
l'utilisation de l'expression trop conventionnelle : "rouler dans la
bonne ornière" (qui signifie "suivre le droit chemin").
Puis, Rimbaud réplique par un outrecuidant
paradoxe : "Moi aussi, je suis le principe". Les deux points qui
suivent cette proposition expriment un rapport causal : Rimbaud suit lui aussi le
"principe" énoncé par son aîné puisqu'il se fait
"cyniquement entretenir" par "d'anciens imbéciles de
collège", puisqu'il consacre son génie et son temps à leur
fournir tout ce qu'il peut "inventer de bête, de sale, de
mauvais" contre une rémunération "en bocks et en filles". Comme on le sait par
la lettre du 15 mai à Demeny, Rimbaud
n'a pas un sou, sa mère a coupé les vivres ("moi pauvre effaré qui, depuis sept mois, n'ai
pas tenu un seul rond de bronze !"). Il explique donc à Izambard
comment il s'approvisionne "en bocks et en filles" en faisant le
pitre devant quelques compagnons de bistrot. Il agrémente cette
confession d'une plaisanterie quelque peu blasphématoire visant sa mère
: détournant un texte célèbre de la liturgie catholique, il compare ses
malheurs actuels à la passion du Christ et représente sarcastiquement
Madame Rimbaud en "mater dolorosa" ruminant son chagrin au pied
de la croix.
Deux remarques
sur ce passage. Avec son "moi aussi, je suis le principe", Rimbaud
ne se contente pas de prétendre de façon impertinente et paradoxale
qu'il se dévoue, tout autant que son maître, à une haute mission
sociale, il fait en outre savoir à
Izambard qu'il le considère lui aussi comme un parasite, qui
n'exerce le métier de professeur que pour tirer de la société l'argent
dont il a besoin pour nourrir son corps d'enseignant. Voilà, en dernière
analyse (semble-t-il lui dire) le sens de son "principe". D'autre part, il est
intéressant de voir apparaître, dans l'énumération que fait ici Rimbaud
de ses turpitudes, des mots péjoratifs - des contre-valeurs - qui reviennent de façon
constante dans les lettres de cette époque et que ses poèmes
illustrent aussi à leur façon. Dans sa lettre à Demeny du 15 mai, il parle
des "choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses"
que trouvera la femme de l'avenir quand elle aura été libérée de
l'esclavage que lui impose la société. Dans sa lettre d'août 1871 au
même Demeny, il se décrit encore "recueilli dans un travail
infâme, inepte, obstiné, mystérieux". Rimbaud utilise les mêmes
termes péjoratifs pour qualifier son travail de poète et ses méthodes
de survie. On doit en déduire que, dans sa stratégie de
renversement des valeurs bourgeoises (la raison raisonnable, la moralité,
l'hygiène),
Rimbaud érige le bête, le sale et le mauvais en valeurs positives.
Autrement dit, il y a dans ce passage bien plus qu'une confession portant
sur la vie actuelle du jeune poète (confession peut-être à demi
"inventée" d'ailleurs, ou très exagérée !) : un véritable
programme existentiel et poétique, que la suite de la lettre va permettre
de préciser.
Je me dois à la Société, c'est juste,
− et j'ai raison.
−
Vous aussi,
vous avez raison, pour aujourd'hui. Au fond, vous ne voyez en votre
principe que poésie subjective : votre obstination à regagner le râtelier
universitaire, −
pardon! −
le prouve ! Mais vous finirez toujours comme
un satisfait qui n'a rien fait, n'ayant voulu rien faire. Sans compter que
votre poésie subjective sera toujours horriblement fadasse. |
La polémique franchit un
nouveau palier, en glissant vers la remise en cause de l'œuvre poétique
d'Izambard et du contenu même de son enseignement. C'est la critique de
la "poésie subjective".
Rimbaud rédige une phrase faussement symétrique
qui semble d'abord reprendre l'idée précédente ("j'ai raison /
vous aussi, vous avez raison") mais qui se termine par les mots
"pour aujourd'hui". Cette insignifiante clausule signifie en
fait que seul Rimbaud suit vraiment le Principe, que seul ce marginal, ce
réprouvé qu'il est en train de devenir sert véritablement la Société
et qu'on s'en apercevra demain. La suite explicite cette opposition
"aujourd'hui / demain".
Aujourd'hui, la société croit Izambard utile
parce qu'il respecte l'ordre social. Demain on se rendra compte qu'il
"n'a rien fait, n'ayant rien voulu faire", que sa poésie (celle
qu'il écrit, celle qu'il enseigne) la "poésie subjective"
est "horriblement fadasse". Par l'expression "poésie
subjective" Rimbaud désigne l'égotisme romantique fondé sur la
sublimation du moi, l'expression des sentiments personnels, l'exploration
complaisante de l'intimité du poète. Cette critique du culte du moi
sera explicitée dans la suite de la lettre. Elle sera reprise
et considérablement développée dans la seconde lettre du voyant
(envoyée à Paul Demeny le 15 mai). Elle n'est d'ailleurs pas absolument
originale en cette second moitié du XIXe siècle : on la trouverait chez
Leconte de Lisle et autres Parnassiens (que Rimbaud n'épargne pas
davantage dans sa lettre à Demeny, où il leur reproche de " reprendre l'esprit des choses
mortes "). Par contre, ce qui est plus
original ici, c'est le lien établi par Rimbaud entre la vie et l'œuvre du poète : si son ancien professeur est condamné à produire
une poésie subjective sans intérêt, c'est précisément parce qu'il
s'obstine à "regagner le râtelier universitaire". Or, on ne
peut pas faire une poésie nouvelle sans avoir opéré, dans sa vie même,
une rupture avec le conformisme. L'œuvre est nécessairement le reflet de
la position sociale de son auteur. On ne peut pas être un novateur dans
l'art, un créateur au sens plein du terme, sans
prendre des risques dans sa vie. Cette idée essentielle sera reprise plus loin,
lorsque Rimbaud évoquera les "souffrances" qu'une telle prise
de risque implique.
Un jour,
j'espère, −
bien d'autres espèrent la même chose, −
je verrai dans
votre principe la poésie objective, je la verrai plus sincèrement que
vous ne le feriez ! −
Je serai un travailleur : c'est l'idée qui me
retient, quand les colères folles me poussent vers la bataille de Paris −
où tant de travailleurs meurent pourtant encore tandis que je vous écris
! Travailler maintenant, jamais, jamais ; je suis en grève. |
Demain, continue Rimbaud
("un jour"), la "poésie objective" apparaîtra comme
la véritable façon, pour le poète, de suivre " votre
principe", c'est à dire de se dévouer à la Société. Le texte est
ici bien elliptique : l'auteur ne définit guère ce qu'il appelle
"poésie objective".
L'objectivité était, avec les notions
d'impersonnalité et de neutralité (idéologique), l'un des maîtres mots
de Leconte de Lisle et de l'école parnassienne : la poésie devait se
donner pour objet de peindre les choses telles qu'elles sont, sans y
mêler l'expression des sentiments. La poésie objective décrit la
nature, évoque les vieux mythes, les grands moments de l'histoire ; elle
penche volontiers vers l'épique, le pittoresque ou le réalisme en
évitant le lyrisme personnel.
Cette proclamation d'adhésion au Parnasse,
brandie sous le nez d'un ancien maître que Rimbaud semble considérer
comme un émule de Musset et de Lamartine, se combine dans les lettres de
mai 1871 dites "du voyant" avec des thèmes politiques et
esthétiques, qui paraissent tout à fait étrangers à l'école
parnassienne. Aussi les critiques ont-ils souvent essayé d'identifier les
influences autres qui se mêlent à celle du Parnasse dans l'esprit du
jeune poète.
Rimbaud a pu trouver
aussi cette notion
d'objectivité chez le Baudelaire des Paradis artificiels (cf.
Pléiade, 1954, pp.412, 426, 429, 455-456), où elle désigne l'aptitude
du vrai poète à se projeter hors de soi et à fusionner avec les objets,
les êtres extérieurs, la nature, en oubliant le sentiment de sa propre
existence. Dans ce premier sens, la notion d'objectivité résumerait
l'idéal d'une poésie visionnaire, susceptible d'accueillir les objets du
monde
extérieur pour leur donner un sens nouveau (c'est la poésie définie
comme l'art des "correspondances", l'"universelle
allégorie"). Une poésie capable d'accueillir le monde extérieur pour le transposer en un monde nouveau, inconnu, recréé, sur
le modèle de la réorganisation insolite des images qui s'opère dans les
rêves ou dans les hallucinations dues au haschich. Une poésie qui aurait
vaincu la séparation entre le moi et le "non-moi", et qui pour
cette raison s'opposerait à celle des romantiques repliés sur
l'épanchement sentimental.
Mais, dans le contexte de la Commune, il
semble qu'ici la notion d'objectivité revête en même temps un sens
politique et social (plus hugolien que baudelairien). Pour le vérifier, il est utile d'observer
la façon dont Rimbaud décrit la poésie de l'avenir (ou l'avenir de la
poésie) dans sa lettre du 15 mai :
" Le poète définirait
la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle :
il donnerait plus − que la formule de sa pensée, que la notation de sa
marche au Progrès ! Énormité devenant norme, absorbée par tous, il
serait vraiment un multiplicateur de progrès !
Cet avenir sera matérialiste, vous le voyez
− Toujours pleins du Nombre
et de l'Harmonie, ces poèmes seront faits pour rester. − Au fond, ce
serait encore un peu la Poésie grecque. L'art éternel aurait ses
fonctions ; comme les poètes sont citoyens. La Poésie ne rythmera plus
l'action ; elle sera en avant.
Ces poètes seront ! "
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Malgré l'étrangeté
de certaines de ces formules, il nous semble que le fil du raisonnement
apparaît clairement : le rôle de la poésie ne sera pas d'exposer
seulement la pensée du poète ("la formule de sa pensée") ou
"sa marche" personnelle vers le Progrès; le Poète sera le
révélateur de ce qui émerge de nouveau dans l'ensemble de la société
(de "la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme
universelle"). Lui qui était considéré comme a - normal (une
"é - normité") il se trouvera naturellement en harmonie avec
la nouvelle
"norme" sociale : il sera une sorte de guide pour l'ensemble du peuple, se
situant "en avant" pour lui montrer le chemin. Il sera un
poète-citoyen. Rimbaud reprend très clairement ici l'idée romantique
d'une mission sociale de la poésie, vieille théorie à laquelle la
révolution en cours (la Commune de Paris, 18
mars-28 mai 1871) est en train de rendre toute son actualité.
Ainsi reviendrait-on d'une certaine façon à l'idéal de la Grèce
antique où poésie et administration de la cité, poésie et politique, étaient intimement associées. Cette
poésie serait donc "matérialiste" (lettre du 15 mai) ou
autrement dit "objective" (lettre du 13 mai) dans la mesure où
elle aurait prise sur la réalité, étant capable de la comprendre, de la
dire, de la changer (d'agir sur elle). Rimbaud prend soin de le préciser, cette vision de
l'avenir en général et de l'avenir de la poésie en particulier ne lui
appartient pas en propre : "bien d'autres espèrent la même
chose". L'allusion aux Communards est transparente. En ce printemps
1871, l'invention d'une nouvelle poésie se confond pour lui avec
l'apparition d'une société nouvelle, où le poète n'aurait pas besoin
de se mettre en marge, où au contraire son rôle serait reconnu.
Cette haute idée de la mission du poète permet
ensuite à Rimbaud de justifier son choix de rester à Charleville alors
que ses convictions politiques (ses "colères folles") devraient
logiquement le pousser à gagner Paris pour participer aux ultimes combats
de la Commune. Car c'est en devenant un "Travailleur" de la
Poésie qu'il a quelque chance d'être utile à tous ces travailleurs qui
meurent en ce moment dans les rues de Paris. On sent bien qu'il y a là
pour le poète un "cas de conscience", un dilemme qui
le déchire, qui exige de sa part explication et aveu. La fin du
paragraphe est marquée par un jeu paradoxal sur le mot travail : c'est
pour devenir "un travailleur" (de la Poésie) que Rimbaud ne
rejoindra pas les "travailleurs" de la Commune et qu'il refusera
de "travailler" (comme sa mère voudrait l'exiger de
lui).
"Après le repentir (tant de travailleurs
meurent pourtant encore...), commente ici Gérald Schaeffer (op.cit.
p.124), le refus, hargneux et dramatique à la fois, je suis en grève,
l'emporte, cri de révolte contre Izambard, contre sa mère, contre
tous ceux qui voudraient le voir se ranger".
Maintenant, je m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète,
et je travaille à me rendre voyant : vous ne comprendrez pas du tout, et
je ne saurais presque vous expliquer. Il s'agit d'arriver à l'inconnu par
le dérèglement de tous les sens. Les souffrances sont énormes, mais il
faut être fort, être né poète, et je me suis reconnu poète. Ce n'est
pas du tout ma faute. C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On
me pense. −
Pardon du jeu de mots. −
Je est un autre. Tant pis pour le bois qui se trouve violon, et nargue aux
inconscients, qui ergotent sur ce qu'ils ignorent tout à fait ! |
La dernière
partie de la lettre résume en quelques phrases une conception de la
poésie que la lettre envoyée à Demeny deux jours plus tard développera
plus longuement. Les principaux points sont les suivants :
− la poésie
est une vocation, un destin : on ne choisit pas d'être poète, on se
reconnaît poète : "je me suis reconnu poète". Le poète
n'est pas semblable aux autres hommes, il a un don de naissance qu'il
découvre en lui-même sans l'avoir choisi : le poète est "un bois
qui se trouve violon" (qui se découvre violon). Il y a là une sorte de fatalité, d'irresponsabilité
en tout cas : "ce n'est pas du tout ma faute". Dans la lettre du
15 mai, Rimbaud emploiera une formule très voisine, fondée sur le
contraste entre l'instrument de musique et le matériau brut dont il est
formé : " Si le cuivre s'éveille clairon, il n'y a rien de sa
faute." Là encore, nous
trouvons le ton de la justification : Rimbaud demande qu'on l'accepte tel
qu'il est, argumente la nécessité des choix qui sont les siens.
−
l'inspiration poétique entraîne une sorte de dédoublement du moi :
"Je est un autre".
Rimbaud exprime par cette formule l'étonnement
qui saisit le poète lorsqu'il découvre ce qui sort de sa plume, ce qui
chante en lui lorsqu'il saisit l'archet. La lettre du 15 mai brode ce
thème : "Cela m'est évident : j'assiste à l'éclosion de ma pensée : je
la regarde, je l'écoute : je lance un coup d'archet : la symphonie fait
son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène."
Rimbaud livre certainement là une expérience personnelle de la création.
Rimbaud sait bien qui est l'auteur du Cœur supplicié ou de Mes
petites amoureuses, et comment ça c'est fait. Cependant, il est
infiniment probable que des objets poétiques aussi étranges que - par
exemple - ces deux poèmes devaient l'étonner lui-même, et qu'il
n'était pas sans se demander de quel recoin de son âme sortaient ces "choses étranges, insondables, repoussantes, délicieuses",
cette violence, ce dégoût, bref ce qui a effaré et effare encore
ses lecteurs. Être poète, nous dit Rimbaud, c'est être capable de
regarder en face sa "pensée" ("je la regarde"), de
l'observer pour l'approfondir ("je l'écoute"), de la travailler
avec les mots, ce qui peut aller plus ou moins vite, plus ou moins
facilement ("la symphonie fait
son remuement dans les profondeurs, ou vient d'un bond sur la scène.")
"C'est faux de dire : Je pense : on devrait dire : On
me pense. - Pardon du jeu de mots. -" (lettre du 13 mai) : on
retrouve sans doute ici l'idée précédemment commentée, avec une nuance
supplémentaire. Cet Autre qui parle à
travers moi n'est pas seulement mon moi profond, mon inconscient, il
traduit la présence en moi de l' "objectif", du
"non-moi", c'est à dire de la Réalité tout entière telle que
la véhicule la Langue. C'est l'Humanité avec son histoire, ses aspirations, ses
révoltes, ses mythes, ses croyances, ses cultures, son imaginaire collectif. Ce qu'il
appelle dans la lettre du 15 mai "l'âme universelle" ou l'
"intelligence universelle" et qu'il
traduit dans celle du 13 mai par l'indéfini "on" et par la
permutation sujet/objet dans la formule du cogito ("je
pense" / "on me pense"). Voilà ce que charrie la pensée
du poète quand il est livré à l'inspiration. Voilà ce qu'il doit
observer, analyser, comprendre s'il veut faire de sa "chanson"
une "oeuvre, c'est-à-dire la pensée chantée et comprise du
chanteur" (lettre du 15 mai). Voilà ce à partir de
quoi il doit tracer un chemin nouveau et jouer son rôle de guide
"chargé de l'humanité" (lettre du 15 mai).
Rimbaud exprime ici assez nettement une
conception de la langue et de l'écriture que le XXe siècle
fera sienne et développera. L'écrivain n'est jamais totalement maître
de sa langue. C'est la Langue qui, d'une certaine manière,
parle toute seule et s'impose à lui, avec ses assonances, ses
associations d'idées inscrites dans l'histoire des mots, son stock de
métaphores, de formules et d'idées déjà dites. C'est la Langue qui
excède et enserre de très loin l'horizon de la conscience, parce qu'elle
a déjà tant servi à tant d'écrivains du passé qu'une poétique
personnelle ne peut s'édifier que dans un jeu de
répétition-déconstruction de la tradition.
− le but de la
poésie est d' "arriver à l'inconnu".
On reconnaît ici une formule
baudelairienne : "Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, /
qu'importe ? Au fond de l'Inconnu pour trouver du nouveau ! ..."
(derniers vers du Voyage).
Rimbaud traduit cette idée par
diverses métaphores. La lettre du 15 mai
rappellera le mythe de Prométhée : "Le poète est vraiment voleur
de feu". Les deux lettres du 13 et du 15 mai définissent le
poète comme un "voyant". Le
poète doit avoir la vue assez perçante pour voir ce que
l'homme ordinaire ne voit pas : le poète doit "être voyant, se faire
voyant".
Cette notion de "voyant"
qui vient du discours religieux, en passant par le romantisme (notamment
le romantisme allemand), n'est pas véritablement expliquée par Rimbaud.
L'usage qu'il en fait est ambigu. Il reprend à son compte l'idée
romantique des pouvoirs magiques du poète (ce sera encore le cas dans Alchimie
du verbe en 1873 - il suffit de considérer le titre - et dans plusieurs
textes des Illuminations). Cependant, il ne donne pas à cette
notion un contenu mystique ou religieux : la voyance ne consiste pas pour
le poète à entrer en communication avec un au-delà, à entrevoir une
transcendance. L'idée de la marche du poète à l'inconnu, quand Rimbaud
en développe un tant soit peu la méthode, prend au contraire des allures
extrêmement concrètes. Comme on va le voir.
− la création
poétique suit une méthode.
Pour pouvoir créer du nouveau, "se rendre voyant", le poète
doit :
=> se libérer des thèmes conventionnels et des formes classiques :
"demandons aux poètes du nouveau, - idées et formes" (lettre
du 15 mai). Rimbaud reproche à Baudelaire le caractère trop académique de ses formes poétiques : "Baudelaire est le
premier voyant, roi des poètes, un vrai Dieu. Encore a-t-il vécu dans un
milieu trop artiste ; et la forme si vantée en lui est mesquine : les
inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles." (lettre du 15
mai).
=> se libérer du langage académique : "Trouver une
langue ; / - Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universel
viendra ! il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour
parfaire un dictionnaire, de quelque langue que ce soit." (lettre du
15 mai). Rimbaud reprend ici l'utopie d'une langue universelle, sorte
d'Espéranto où l'idée serait directement accessible à tous. Mais il ne
s'agit là que d'un habillage idéologique (probablement véhiculé par
certains secteurs du socialisme internationaliste) cachant une entreprise
beaucoup plus concrète : Rimbaud déclare la guerre aux dictionnaires!
Ses poèmes - de l'année 1871 notamment - montreront son souci constant
d'introduire en poésie des mots nouveaux empruntés aux argots, aux
dialectes, aux terminologies scientifiques, ou inventés. Ils montreront
aussi son goût pour jongler avec les définitions des dictionnaires,
produire des effets polysémiques.
=> se libérer de la morale traditionnelle : "Maintenant, je
m'encrapule le plus possible. Pourquoi ? Je veux être poète,
et je travaille à me rendre voyant" (lettre du 13 mai). Une
"crapule" est une personne dépravée ou malhonnête. Le terme
est traditionnellement utilisé pour désigner très péjorativement le
peuple : la crapule, la canaille. Le
verbe s'encrapuler n'existe pas dans les dictionnaires, c'est une
invention de Rimbaud. Nous avons vu plus haut la fonction stratégique de
l'immoralité dans le projet existentiel et poétique de Rimbaud. Cette
remise en cause de ce que les bourgeois définissent comme la norme morale
est un passage nécessaire pour le poète qui veut libérer ses désirs,
se libérer des interdits sexuels, s'accepter et se connaître dans ce
qu'il a de plus spontané et de plus intime : " La première étude de l'homme qui veut être poète est sa propre
connaissance, entière ; il cherche son âme, il l'inspecte, il la tente,
l'apprend. Dès qu'il la sait, il doit la cultiver, cela semble simple :
en tout cerveau s'accomplit un développement naturel " (lettre du 15
mai). Mais cette exigence d'authenticité place le poète en marge de la
société, elle l'isole et le désigne au mépris des hypocrites. Aussi
est-elle source de "souffrances" : " Les souffrances sont énormes, mais il
faut être fort" (lettre du 13 mai).
=> rechercher "le dérèglement de tous les sens"
(lettre du 13 mai). Cette expression résume la méthode permettant au
poète d' "arriver à l'inconnu". Elle réunit dans l'esprit de
Rimbaud l'idée de la dissidence morale (thème précédent), l'idée
baudelairienne des "paradis artificiels" (l'adjuvant trouvé par
le poète dans ce qu'il appelle les "poisons"), et celle d'une nécessaire
libération de nos habitudes perceptives qui se traduira notamment dans
les poèmes par le recours fréquent à l'image onirique et à
l'hallucination visuelle. La lettre du 15 mai reprend le même thème en le
développant : "Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il
cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder
que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi,
de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade,
le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant ! - Car il
arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus
qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par
perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! " Notons une conséquence concrète de
cette théorie au niveau du travail poétique : le rôle privilégié du
vocabulaire des sensations, la recherche d'effets synesthésiques. Le
poète "devra faire sentir,
palper, écouter ses inventions" (lettre du 15 mai).
=>
travailler : "je travaille à me rendre voyant". L'idée de l'effort
est notée doublement : par le verbe travailler à, et par le verbe
se rendre. Dans la
lettre à Demeny, Rimbaud se reprend : après avoir écrit qu'il faut
"être voyant", il ajoute "se faire voyant". La voyance
- fruit du dérèglement de tous les sens - n'est donc pas l'effet d'un don
surnaturel mais bien le produit d'une application, d'une méthode. De
même pour Baudelaire "l'ivrognerie de Poe était un moyen
mnémonique, une méthode de travail, méthode énergique et mortelle,
mais appropriée à sa nature passionnée. Le poète avait appris à
boire, comme un littérateur soigneux s'exerce à faire des cahiers de
notes" (Edgar Poe, sa vie, ses oeuvres, 1856). Dans Alchimie
du verbe, Rimbaud parlera de l'hallucination comme d'un exercice que le
poète s'impose ("Ce fut d'abord une étude"), un artifice de création littéraire. Lorsqu'il définit
le "dérèglement de tous les sens" dans la lettre du 15 mai,
Rimbaud ajoute "raisonné" ("Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement
de tous les sens"). Cela confirme le caractère systématique, artificiel et assumé comme tel, de la
"voyance" rimbaldienne.
En
somme, lorsque Rimbaud déclare que le poète doit "se faire
voyant", il pense à un ensemble de méthodes destinées à
dynamiser le travail de l'imagination, dans le but d'inventer une
poésie nouvelle et de forger du poète l'image d'un visionnaire investi
de pouvoirs magiques. Il exploite la métaphore romantique et
spiritualiste du voyant sans jamais cacher qu'elle recouvre pour lui une
activité poétique concrète qu'il n'hésite pas à définir comme
"matérialiste" (lettre du 15 mai 1871), un exercice
délibéré du dérèglement de la perception et de la morale, et une
mission sociale qui le rattache aux idéaux révolutionnaires de la
Commune de Paris.
Les
poètes qui ne s'élèvent pas à la hauteur de ces exigences sont
déclarés "inconscients", et ne méritent que d'être
"nargués". Tant pis si Izambard se sent personnellement visé
par ce défi. C'est pour lui!
Cette lettre contenait un poème, Le
Cœur supplicié, que , par commodité, nous avons traité à part
dans cette anthologie, en même temps que les derniers paragraphes
de la lettre, qui l'encadrent. Mais l'unité de ce poème avec le texte de la lettre
est
si évidente que nous conseillons à notre lecteur de s'y reporter. |
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Bibliographie
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Rimbaud
tel que je l'ai connu, par Georges Izambard, Mercure de France, 1946.
Le chap. XII de cet ouvrage, intitulé "Arthur Rimbaud pendant
la Commune. Une lettre inédite de lui. Le Voyant.", est en
fait un long commentaire de cette lettre par son destinataire.
L'ouvrage a connu plusieurs rééditions, la dernière en date
étant celle des éditions "La Part commune", juin 2008.
|
La Crise du Logos et la quête du mythe, par
Mario Richter, À la Baconnière, 1972 (1976). |
Lettres du voyant, éditées et commentées
par Gérald Schaeffer, Droz, 1975. |
Le Cœur
supplicié, dans Poèmes
de la révolte et de la dérision, par Gérald Schaeffer, dans Études
sur les "Poésies" de Rimbaud, À la Baconnière - Payot, 1979. |
Rimbaud : Projets et réalisations, par
Pierre Brunel, pages 63-71, 74-79, 1983. |
La Figure du pitre : Le
Cœur volé,
par Steve Murphy, dans Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la
subversion, pages 269-316, 1991.
|
Les lettres dites
du voyant : Art poétique ou parodie, par Holly Haahr, dans
Parade Sauvage n° 17-18, pages 10-30, août 2001.
|
Poésies. Une saison en enfer.
Illuminations,
par Dominique Combe,
Foliothèque, 2004.
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