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Nocturne vulgaire (Les Illuminations,1873-1875) |
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Commentaire
En s’appuyant sur les propositions récentes de la critique rimbaldienne, notamment les références littéraires et théâtrales que Bruno Claisse a révélées (Parade sauvage, n°16, mai 2000 ; voir notre panorama critique), il me semble qu’on peut lire aujourd’hui assez efficacement cette « illumination ».
« Cloisons », « toits » (« rongés » = délabrés ; ce détail descriptif n’est ici qu’un effet de réel), « foyers », « croisées », c’est la maison, la ville peut-être (à cause du pluriel de « toits » et de « foyers »), l’espace clos. « Un souffle » brise (« ouvre », « disperse », « éclipse ») cette clôture et offre à l’imagination un espace sans « limites » (« gazon », « carrosse », « grande route », « bêtes féroces », « armées », « suffocantes futaies », « eaux clapotantes », « Sodomes », « Solymes ») où elle pourra se jouer des scènes aussi variées, pittoresques, effrayantes … que celles d’un opéra (« brèches opéradiques »). Quel est ce « souffle » ? le coup de vent qui balaie le décor quotidien (le « brouille », le fait « pivoter » dans un vertige). Soit, métaphoriquement, l’outil utilisé par le poète pour déclencher la vision (l’ivresse, le rêve, ou simplement « le souffle de son imagination » de poète, qu’importe ! ). —
Le long de la vigne, m'étant appuyé du pied à une gargouille, —
je suis descendu dans ce carrosse dont l'époque est assez indiquée
par les glaces convexes, les panneaux bombés et les sophas contournés
L’évasion onirique trouve maintenant sa métaphore concrète dans
l’évasion en carrosse, telle qu’on en rencontre dans les
histoires du vieux temps (contes merveilleux du siècle
classique comme « Cendrillon » de Perrault, contes
licencieux du XVIIIème siècle comme « Point de
lendemain » de Vivant Denon). Les détails (« vigne,
gargouille, glaces convexes, panneaux bombés, sophas contournés »)
ne sont que l’élaboration narrative de cette métaphore centrale :
effets de réel, couleurs d’époque... Le triomphe de la
courbe (signalé par JP Richard) dans la description du carrosse (« convexes »,
« bombés », « contournés ») et dans la
suite du texte (« vire », « tournoient »),
peut s’analyser comme une figuration du vertige qui accompagne
traditionnellement les récits d’ivresse ou d'hallucination (cf.
"Barbare" ; "Matinée d'ivresse").
Comme dans
"Ornières", Rimbaud illustre le défilé précipité et
aléatoire des images du rêve par un cortège hétéroclite de
véhicules, un "défilé de féeries", où le corbillard
succède au carrosse. On notera toutefois cette différence : il n'y
a dans "Nocturne Vulgaire" qu'un seul véhicule qui se voit
successivement qualifié de carrosse, corbillard, maison de berger ;
tandis que dans "Ornières", il s'agit d'un véritable
défilé où se succèdent, au pluriel, "des chars",
"vingt véhicules", "des cercueils". « Cieux déchirés comme des grèves, (« Horreur sympathique »); la
seconde, une célèbre allégorie de l’évasion poétique :
la roulotte de berger où Vigny voudrait vivre avec sa bien aimée (Eva),
sa Muse, seuls (« isolés » du monde), errants, au
milieu de la nature (« La Maison du Berger »). Les
deux références ont en commun d’apporter une nuance de sens négative,
mélancolique et ironique, dans un poème qui jusqu’ici baignait
dans le romanesque. Le carrosse devient « le corbillard de mon
sommeil » (le véhicule du cauchemar ? ou de la désillusion
?) ; il est aussi symbole de « niaiserie » :
niaiserie de l’idylle romantique, mais aussi des « fêtes
galantes » verlainiennes, que la suite du texte évoque irrésistiblement.
Les adjectifs « blême », « lunaire »,
rappellent Verlaine (Bruno Claisse donne en exemple le poème
"Nuit du Walpurgis classique" où sont associées la lune,
v.11, et la couleur blême, v.41). Le coup d’œil grivois sur quelque décolleté,
l’idée sophistiquée du défaut dans le miroir, tout évoque les
nocturnes galants, aristocratiques, de la peinture du XVIIIe
siècle, les fêtes de nuit de la poésie romantique et parnassienne
(comme la « Fête chez Thérèse » de Victor Hugo).
—
Un
vert et un bleu très foncés envahissent l'image. Dételage aux
environs d'une tache de gravier.
Pour suggérer le "dérèglement des sens", Rimbaud a
d'abord exploité des impressions de mouvement (mouvements
giratoires évoquant le vertige). Puis, il exploite un autre genre
de déformation visuelle : le fractionnement de la réalité et le
grossissement du détail. Ce sont d'abord les visions fragmentaires
qui tournoient "dans un défaut en haut de la glace".
Puis, ce sont des taches colorées, couleurs sans forme, comme
détachées des objets qui les portent, qui accaparent l'attention
du narrateur ("envahissent l'image"). Disparition du carrosse
et de ses accessoires au profit d’un fondu vert (le gazon ?) et bleu
(le ciel ?), « très foncés » parce que c’est la nuit
? Enfin, c'est cette infime
"tache de gravier" sur laquelle le rêve semble tomber en
arrêt ("dételer").
Le mot « tache » dans « tache de gravier »
évoque encore la peinture, une vision en très gros plan. Cet effet pictural (et quasi cinématographique, étant animé comme
par une sorte de « zoom ») pourrait-il être interprété
comme l’effondrement du rêve ? Pourrait-il y avoir une idée de chute, comme à la fin d’ « Aube » ?
— Ici,
va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes, — et les Solymes, —
et les bêtes féroces et les armées, — (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les
plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la
source de soie). « Mais
le rêve pourrait continuer, et se transformer en violent cauchemar »,
semble se dire le poète qui conduit son délire, ouvertement, comme
ce qu’il est : le déploiement d’un certain nombre de
possibles narratifs, un jeu littéraire, une mise en scène, un
exercice d’illumination.
Par la tournure interrogative
"va-t-on siffler...", le narrateur se demande donc si le
rêve ne va pas tourner au cauchemar, le conte de fées en
tragédie, la quête d'évasion en descente aux enfers :
les rêves du « mangeur d’opium », par exemple, tels
que les racontent De Quincey et Baudelaire dans « Les Paradis
artificiels » tournent fréquemment au cauchemar (« Voluptés
de l’opium / Tortures de l’opium »). Il
s'agit d'un scénario traditionnel aussi dans les poèmes de Rimbaud
(voir "Le Bateau ivre", ou "Angoisse" ... ). Mais la référence théâtrale inscrite à cet endroit du
texte a ceci de particulier qu'elle présente explicitement ce
dénouement comme un artifice, une "fantasmagorie
littéraire" dit Bruno Claisse.
Bruno Claisse a rappelé que les romantiques, comme ici Rimbaud, ont associé fréquemment les hurlements de la houle et ceux de la foule, et l'un et l'autre à « l’aboi des dogues » (voir notre Panorama critique). Le choix d'une telle métaphore, hyperbolique, polysémique (l'océan et/ou le peuple déchaînés), pour figurer "le comble du frisson" (op. cit. p.115), le "désastre du littérateur" (op.cit p.114) relève évidemment pour Bruno Claisse d'une intention parodique. Il s'agirait pour Rimbaud de mettre en garde contre le caractère factice de cette "théâtralité de l'apeurement" (115) et de conclure (non sans quelque implication autocritique) que "toute la poésie du naufrage de soi est opéradique" (116). Cette interprétation est convaincante, mais il ne faut pas en exagérer la portée. L'auto-ironie, l'auto-parodie, la conscience de la platitude, de l'outrance et du simulacre accompagnent toujours chez Rimbaud l'expression directe de la révolte ou de la souffrance (cf. "Le Coeur supplicié", la fin de "Michel et Christine", ou encore la pirouette finale de "Qu'est-ce pour nous mon coeur..."). Rimbaud se retient toujours sur la pente du lyrisme, de l'élégie ou de l'épique, au moment même où il paraît s'y laisser entraîner. Il ne sait se plaindre ou se mettre en colère qu'en se moquant de lui en train de s'épancher ou de "quereller les apparences du monde". Il n'est donc pas absurde, selon nous, d'être à la fois sensible ici à la dimension parodique bien mise en relief par Bruno Claisse et à ce que Jules Laforgue appelait (parlant de Rimbaud en général) le "pouvoir de confession du poème".
Vue sous cet angle, la fin de "Nocturne vulgaire" évoque
ce moment, souvent mentionné dans les textes de Rimbaud, où
la petite soirée d’ivresse atteint au paroxysme, c'est-à-dire aussi
au moment humiliant où le débauché se retrouve baignant
dans « les boissons répandues ». On songe à la fameuse
lettre de Jumphe 72 (on remarquera dans cet extrait de lettre une
structure logico-narrative comparable à celle du poème, où le
« Mais » joue le même rôle dans la préparation d’un
dénouement déceptif que le renvoi à la ligne devant « —
Et nous envoyer … ») : « Il y a
bien ici un lieu de boisson que je préfère. Vive l'académie d'Absomphe,
malgré la mauvaise volonté des garçons ! C'est le plus délicat
et le plus tremblant des habits, que l'ivresse par la vertu de cette
sauge des glaciers, l'absomphe ! Mais pour, après, se coucher dans
la merde ! » Et donc, ici, on retrouve finalement … le titre : pourquoi nocturne « vulgaire » ? Tout simplement, par ce que nous sommes loin des nocturnes aristocratiques, fêtes galantes, et autres niaiseries romantico-verlainiennes. Nous savons, nous, le prix qu’il faut payer pour le rêve, à « l’académie d’absomphe ».
Bouclage rhétorique du texte. Retour, avec variation minime, de l'incipit. Bilan de lecture et discussion :
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