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Patience (Mai 1872)

 



      Source : Histoires littéraires n°17   
      Janvier-février-mars 2004
 

 

 

 

 

>>> Commentaire     
 

   Patience (d'abord intitulé Bannières de mai) présente un découpage assez classique en strophes d'octosyllabes (un dizain suivi de deux huitains). Mais le texte frappe par sa versification désinvolte (suppression des rimes), le style oral du langage ("c'est drôle", "rien de rien ne m'illusionne") à la limite du galimatias parfois (qu'est-ce que : mourir beaucoup ou mourir à peu près ?), les constructions plus que bizarres (v.4), la syntaxe elliptique (ô combien !), l'enchaînement rapide et léger de formules concises, l'humour grivois (v.9-10, v.17-18). Tout cela produit une impression de nouveauté et de grande liberté.
   Les trois strophes, plus qu'un discours suivi, constituent trois volets relativement autonomes d'une célébration de la nature et du soleil. Rimbaud semble y délibérer entre trois façons distinctes de capter l'énergie vitale émanant du renouveau printanier : la participation à la naïve allégresse collective, l'holocauste fusionnel, la libre infortune. La dernière de ces postures existentielles est celle à laquelle, finalement, le poète se range.

   Dans le dizain, Rimbaud évoque l'universelle allégresse ayant coutume d'accueillir le retour du printemps. Il emprunte à l'imagerie chrétienne (le sang et la vigne, le ciel et les anges) mais aussi à la tradition bucolique de l'antiquité païenne : il revisite brillamment, non sans ironie, les lieux communs propres aux célébrations vernales. Répondant à l'appel de la nature en fête, le poète risque-t-il vraiment de "succomber" sous les dards du soleil ? Bergers et bergères, il est vrai, "succombent" volontiers aux flèches de Cupidon ou de Phœbus, quand le printemps revient. Mais ils n'en meurent qu'"à peu près". 
   Le ton change du tout au tout dans la deuxième strophe. En proie à la "patience" (c'est-à-dire à la souffrance de l'attente) et à l'"ennui", le sujet lyrique se montre décidé à dire "adieu au monde" (selon la formule employée dans Alchimie du verbe pour caractériser les "drôles de romances" du printemps 1872). Il s'agit encore de "mourir" dans et par la nature, mais "beaucoup" cette fois. C'est la tentation d'une "mort solaire", intense et entière, mort dans la communion avec le Grand Tout, raison pour laquelle on s'y sent "moins nul et moins seul". Mort érotique aussi puisqu'elle consiste à s'enchaîner au char du dieu Soleil, "foyer de tendresse et de vie", qui "verse l'amour brûlant à la terre ravie" (Soleil et Chair).
   Le second huitain marque, sinon une opposition, du moins une nette inflexion, par rapport au précédent. Il suffit pour s'en convaincre de comparer le "Je veux" de la strophe 2 avec le "Je veux bien" qui ouvre la troisième : on est passé d'un élan impérieux à une acceptation résignée. Acceptation de l'usure des saisons, de la vie soumise au Temps ! Cette dernière strophe procède au dépassement des solutions illusoires : "Rien de rien ne m'illusionne".

   Après avoir moqué, pour sa naïveté, la célébration conventionnelle du cycle des saisons, c'est-à-dire l'ancestrale patience (strophe 1), Rimbaud prend ses distances avec l'impatiente mort mystique (fantasmée dans la strophe 2). Il sait illusoire, hélas, cette prise de congé radicale qui relève de  ce qu'Alchimie du verbe appellera "les sophismes de la folie" : "Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les redire tous, je tiens le système." Il opte donc finalement pour une philosophie à mi chemin de ces deux extrêmes : la patience pure, l'impatience pure. Il choisit la "liberté libre" (lettre du 2 novembre 1870), dont il sait désormais qu'elle ne préserve pas de "l'infortune". Mais il supplie la Nature de lui réserver, pour assouvir (imparfaitement) sa "faim" et sa "soif", ces "influx de vigueur et de tendresse réelle" (Adieu), ces moments (au moins) d'intensité qui font que la vie mérite d'être vécue. C'est ce qu'il appellera dans l'Adieu d'Une Saison en enfer l'"ardente patience".