Situation du texte |
Patience
(d'abord intitulé Bannières de mai) fait partie d'un groupe de
poèmes datés du printemps et du début de l'été
1872.
Bien
que rien ne prouve absolument qu'ils aient correspondu à un projet
d'ensemble, ces
textes appelés parfois
Derniers vers
ou Vers nouveaux et chansons présentent de
fortes convergences stylistiques et
thématiques, ce qui justifie de faire appel aux co-textes lorsque
l'on étudie l'un quelconque d'entre eux :
-
Plusieurs de ces pièces ont été reliées sous un titre commun, à un
stade au moins de leur élaboration. C'est le cas de Bannières de mai qui,
selon un "sommaire" autographe parvenu jusqu'à nous, fut un moment
regroupé avec trois autres poèmes datés mai et juin 72 dans un ensemble intitulé
Fêtes de la
Patience.
-
Les titres se font souvent écho :
Fêtes de la
Patience,
Fêtes de la faim,
Comédie de la soif.
-
Les thèmes
s'entrelacent. Par exemple, ceux de la faim et de la
soif (métaphores du manque, du désir), thèmes centraux des
Fêtes de la faim et de
Comédie de la soif, trouvent place aussi dans notre poème
issu des Fêtes de la patience.
-
Une propension au discours métaphysique rapproche encore la plupart de ces textes : on
y note des emprunts fréquents aux abstractions philosophiques et au
vocabulaire religieux, sans qu'il soit toujours facile d'y démêler la
part de sérieux et la part (plus que probable) d'ironie.
-
La manière poétique, qui tranche avec celle des textes antérieurs,
est aussi d'une remarquable unité : choix fréquent de mètres
brefs, langage simple, ton léger, syntaxe elliptique (ô combien !), versification
désinvolte, recherches d'effets
rythmiques et sonores alternatifs à la prosodie classique,
formes rappelant parfois celles de la chanson, toutes
innovations où l'on sent à la fois l'influence de Verlaine et la volonté
de le battre sur son propre terrain en radicalisant ses audaces
formelles.
-
Plusieurs de ces textes, c'est encore un puissant facteur d'unité,
ont été rassemblés par Rimbaud dans la section
Alchimie du verbe
d'Une saison en enfer. Alchimie du Verbe tient à la fois du récit
autobiographique (récit d'une aventure poétique confinant à la folie) et
de l'anthologie commentée (le narrateur redouble les poèmes cités d'une
paraphrase qui en fait ressortir les thèmes et les articule avec la reconstitution biographique, évidemment fictionnelle ou légendaire
mais qui contient nécessairement une part de vérité).
Bien que notre texte n'ait pas été reproduit par Rimbaud dans Alchimie du verbe,
contrairement aux trois autres composantes des Fêtes de la Patience,
il n'est guère possible de l'étudier sans faire appel à cet
éclairage.
-
Ces poèmes ont
enfin en commun de sembler souvent faire référence à l'expérience
intime. Rimbaud lui-même,
dans la sorte de commentaire qu'il leur adjoint dans
Alchimie du verbe,
mêle étroitement, comme on vient de le voir, l'élément littéraire et l'élément biographique. Il
paraît donc indispensable de connaître les
circonstances ayant présidé à leur rédaction. Voici ce qu'en dit, par
exemple, le biographe et critique rimbaldien Jean-Luc Steinmetz :
"Rimbaud était
resté à Paris de septembre 1871 à février 1872. Il avait été
contraint, ensuite, par Verlaine, inquiet quant à l'avenir de son
couple (Mathilde était momentanément partie, emmenant avec elle leur
tout jeune fils), de regagner ses Ardennes abhorrées. Un échange
épistolaire s'en était suivi, communication tant affective que
littéraire. Il est sûr que Rimbaud adressa alors à Verlaine un
certain nombre de poèmes écrits pendant son exil forcé. Il y aurait
même eu là, aux dires de l'amant, la fameuse "Chasse spirituelle"
qu'il admirait plus que tout. Le retour à Paris eut lieu
vraisemblablement au cours de ce mois de mai où furent copiés (et
non composés) les dits derniers poèmes [...] Pour ce que nous
pouvons reconstituer, disons que Rimbaud, vivant à Charleville,
après son séjour à Paris, connut sans doute une période d'intense
déception, mais ne renonça pas pour autant à la liaison qu'il avait
eue avec Verlaine. Son objectif principal demeurait la poésie et,
parallèlement, porté à l'extrême, le désir de "changer la vie", de
"réinventer l'amour", etc. [...] Une autre poétique s'est mise en
place aussi [...]. Après Le Bateau ivre il y atteint un
nouveau sommet, imprévisible, mais qui, de toute évidence, résulte d'une
expérience, d'une résolution et d'une lucidité quant à cette expérience.
Le renouvellement de la forme poétique y est remarquable non moins que
la mutation de la personne. Fêtes de la patience propose le
quadriptyque le plus surprenant. La poésie semble placée sous le
signe d'une fête solitaire qu'il se donne, dans l'attente et le
pressentiment, et selon une forme de souffrance qui,
vraisemblablement, équivaut à une passion qu'il éprouve. De là le
qualificatif de "martyriques" appliqué auparavant aux lettres
qu'il envoyait à Verlaine." (op.cit. p.252 & 259).
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Les deux états du texte |
Nous possédons deux manuscrits représentant deux
états sensiblement distincts du poème.
L'un, intitulé Bannières de mai, a servi à la plupart des
éditions récentes. Il provient d'un ensemble de quatre manuscrits
regroupés sous le titre "Fêtes de la patience" qui fut la propriété
de Jean Richepin (ils ont probablement été donnés par Rimbaud à cet
ami poète au début de l'été 1872, avant son départ de Paris en
compagnie de Verlaine, le 7 juillet). Cette version n'a été publiée
pour la première fois, par Berrichon, qu'en 1914 ("Versions
inédites d'Illuminations", Mercure de France, 1er
mai 1914, p.27-35).
L'autre, accompagné du double titre Patience / D'un été, provient d'un
ensemble de textes en possession de Verlaine. Ce "dossier Verlaine"
où se côtoyaient des vers de 1872 et des proses des Illuminations
a servi à
l'édition La Vogue de 1886. Mais certains textes de ce dossier,
dont le nôtre, n'ont été publiés pour la première fois que dans
l'édition Vanier de 1895 .
Steve Murphy a montré de
façon convaincante, dans les divers volumes de son édition Champion, dans son article de 2004 (op.cit.), que les
manuscrits de vers de 1872 (1873?) recueillis par Verlaine étaient
"presque certainement" postérieurs aux autres versions connues des
mêmes poèmes : " Les manuscrits remis à Forain et Richepin semblent
bien précéder ceux du dossier de 1886, ce qu'on peut inférer des
circonstances de leur transmission étant conforté par l'analyse
graphologique de ces documents" (édition Champion, tome IV, p.92).
J'ajouterais que l'analyse des variantes permet souvent de conclure dans
le même sens. On pourra le vérifier dans l'étude qui suit. Il est donc désormais préférable de désigner ce texte
par le titre de cette seconde version. Pour l'analyse du poème, le
mieux est de prendre en compte conjointement les
deux versions connues. |
Les titres
Bannières de mai |
Bannières de
mai est un titre énigmatique dont la suite du texte ne permet guère
de préciser le sens, au-delà de l'idée très générale de célébration du printemps. D'où
l'éparpillement relatif des interprétations.
-
Marc Eigeldinger : "Le titre 'Bannières de mai' fait
vraisemblablement appel à une explication métaphorique,
suggérant le paysage printanier à travers la conjonction de la
lumière et du végétal, l'éclat joyeux de la lumière parmi les
arbres et les fruits" (op.cit. );
-
Bernard Meyer : "Il peut s'agir des bannières que l'on
déploie en mai qui est, comme on le sait, le mois de Marie
(Alexandre Amprimoz rapproche ce titre d'une strophe de la
Chanson de la plus haute tour : "Ah! mille veuvages / De la
si pauvre âme / Qui n'a que l'image de l'image / De la
Notre-Dame / Est-ce que l'on prie / La Vierge Marie ?)"
(op.cit.89).
-
Jean-Luc Steinmetz :
"Le titre donné à la première des Fêtes de la patience,
Bannières de mai, insiste sur le caractère férial de ce
mois consacré à la Vierge, dont on célébrait partout le culte
marial [...] Les "bannières de mai" ne sont donc rien de plus
que les enseignes religieuses (on pense aux "tapisseries" de
Péguy) promenées lors des Rogations, processions faites lors de
l'Ascension dans les campagnes pour demander aux saints du ciel
de protéger les champs et les récoltes. À ce compte, on comprend
mieux que "les chansons spirituelles voltigent parmi les
groseilles, à condition de penser, bien sûr, que Rimbaud propose
une toute autre liturgie, puisque en cette période de
célébration vernale, c'est à la Nature qu'il se rend [...]"
(op.cit. p.260 & 261-262).
La
suggestion de Suzanne Bernard est convaincante : on plantait
traditionnellement "l'arbre de mai" au 1er du mois, comme rite
de passage d'une saison à une autre, et cette signification convient
tout à fait bien au poème. Mais le ton de religiosité parodique (mêlé au style de la
pastorale), si manifeste dans la première strophe, apporte du crédit
à la dernière interprétation. Par contre, l'idée de
"Patience" que Rimbaud semble avoir finalement préférée, comme titre
de son poème, rend davantage compte des strophes suivantes.
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Patience / D'un été |
Un titre comme Patience, a
observé Steve Murphy, eut été redondant pour un poème trouvant place dans un ensemble intitulé
Fêtes de la Patience. Mais il est possible que Rimbaud ait
abandonné dans un second temps cette idée de groupement au profit d'un
recueil plus vaste correspondant à la liste de chiffres qui figurent au
verso du manuscrit de Fêtes de la faim. Cette liste constitue une
sorte de récapitulatif du nombre de vers publiables à l'été 1872 (Murphy IV, fac-similés,
p.364). Le mot "patience" se trouvait du coup libéré pour un autre
usage (cf. Murphy I, Poésies, p.751-753).
La première question posée par ce nouveau titre tient à sa
présentation dédoublée. Faut-il entendre "D'un été" comme un
complément du nom "Patience" ? Faut-il au contraire l'entendre comme
un élément séparé : une sorte de sous-titre ? Cette seconde solution
paraît être la plus souhaitable puisque Rimbaud utilise un "D"
majuscule. C'est pourquoi je donne comme titre à cette page, tout
simplement : Patience. Pour une discussion plus détaillée de
la question, voir Steve Murphy, op. cit. 2004, p.36-41.
Quel sens, par
ailleurs, donner à chacun des constituants de ce double titre ?
-
"Patience", dit
Bernard Meyer, peut signifier "'résignation', 'constance' ou même,
par figure étymologique, 'souffrance'" (op.cit.90). Et même,
ajouterais-je, par figure métonymique, désigner la situation d'attente
qui occasionne cette "souffrance" et exige du sujet
"constance" et "résignation". À vrai dire, le mot "Patience"
peut bien signifier tout cela à la fois car c'est une
préoccupation constante, chez Rimbaud, de trouver et mettre en
relief des mots-pivots susceptibles d'aiguiller simultanément le
texte dans des directions différentes, d'y déployer tout
l'éventail de leur richesse sémique.
-
"D'un été", si on le lit comme un sous-titre séparé,
signifie simplement : À propos d'un été, d'un certain été. S'il
est complément du nom "Patience", le syntagme "D'un été" peut être compris
de plusieurs façons. Soit comme désignant la période ou cet état
d'attente a été vécu. Nous restons dans ce cas très proches de
la solution précédente : il s'agirait d'évoquer un été
particulier, voué à la souffrance de l'attente, où le sujet lyrique s'est trouvé en
porte-à-faux
avec l'unanime allégresse qu'est
censée engendrer
la belle saison chez les humains. Soit comme synonyme de l'expression :
"Attente d'un été" : le sens serait dans ce cas
sensiblement différent, le locuteur, s'exprimant au printemps,
attendrait l'été comme délivrance. Mais il est plus probable,
pour la raison que nous avons dite (la majuscule) que "D'un été"
soit à lire comme un sous-titre séparé.
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Strophe 1 |
La première strophe du poème est un
dizain d'octosyllabes que la syntaxe réunit deux à deux. À
l'intérieur de chaque distique, les vers se répondent également par
ce qui tient lieu de rime :
-
ll + l / ll + l : "tilleuls" /
"hallali"
-
elles / eilles :
"spirituelles" / "groseilles"
-
v + n / v + gn : "nos veines"
/ "les vignes"
-
comme un / commun(ient) :
"comme un ange" / "communient"
-
sse / sse : "me blesse" / "la
mousse"
L'effet de répétition en fin de
vers est variable mais il est toujours présent : rimes intérieures,
rimes consonantiques, simples effets d'allitération ou d'assonance,
symétries dans le découpage syllabique et/ou syntaxique des derniers
mots du vers. Les libertés prises avec la règle classique sont donc
compensées par une structure formelle extrêmement carrée et de
multiples échos sonores (qui ne se limitent pas à la fin de vers
comme nous le verrons). D'où la séduction immédiate du poème, très
bien résumée par Ernest Delahaye : "Dans ce délicieux poème,
si captivante est l'harmonie des mots qu'à la diction il semble
rimé, bien qu'il ne le soit pas ou à peine" (op.cit.).
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Aux branches claires des tilleuls Meurt un maladif hallali. |
Le premier distique installe
implicitement des repères temporels : les branches des tilleuls sont
"claires" parce que leur charpente encore hivernale est traversée
d'une vive lumière, leur feuillage étant encore peu fourni ou ne
présentant encore que de petites feuilles d'un vert tendre. Le
détail descriptif confirme donc pour le lecteur l'indication du
titre : le mois de "mai" ou "l'été", mais l'été attendu, l'été à
peine commençant.
À propos du "maladif
hallali", les commentateurs font volontiers référence à
Ophélie ("On
entend dans les bois lointains des hallalis") ou à tels
poèmes de
Baudelaire ou
Vigny. Ce n'est sans doute pas sans ironie que Rimbaud pastiche
ce lieu commun de la
mélancolie romantique évoquant la solitude de l'animal traqué au fond
de sombres forêts. Il y a là aussi un indice de temps, la chasse à
courre se déroulant pendant l'automne et l'hiver. On a l'embarras du choix
pour reconstituer le mécanisme associatif qui a introduit ici le
verbe "mourir" et l'adjectif "maladif". Il y a bien sûr l'attrait du
jeu phonétique (m + m ; a + ala + alla ; i + i) qui amplifie l'effet
d'allitération mimétique déjà présent dans le mot "hallali". Les
deux termes évoquent sans doute la situation mortelle dans laquelle se
trouve l'animal aux abois, peut-être aussi, a-t-on dit,
métaphoriquement, la mort de l'hiver (Meyer, p.91). À moins que ce
ne soit tout simplement le bruit qui meurt, parce qu'il n'est qu'un
écho de chasse lointaine. L'imprécision des sensations visuelles et
auditives, la tonalité plaintive, l'effet phonétique recherché, tout
cela est en somme d'allure très verlainienne.
|
Mais des chansons spirituelles Voltigent partout les groseilles.
|
L'adversatif "mais", au début du
second distique, indique l'opposition ressentie par l'auteur entre
la tonalité mélancolique des deux premiers vers (l'hiver finissant)
et la gaieté du tableau qui va suivre (le printemps). Bannières
de mai évoquait des chansons spirituelles voltigeant "parmi" les
groseilles. Il n'est pas nécessaire d'expliquer longuement comment
une musique peut flotter dans l'air. C'est une métaphore banale. Mais Rimbaud
la rend plaisante en utilisant le verbe "voltiger" qui suscite l'analogie avec des papillons,
ou des oiseaux grappillant parmi les "groseilles". Nous avons vu
plus haut comment certains critiques comprennent l'adjectif
"spirituelles" : Rimbaud aurait pensé aux cantiques du mois de
Marie, à quelque pèlerinage se déroulant dans le voisinage, quelque
cortège paroissial défilant derrière ses "bannières" car le mois de
mai était, dans le calendrier rituel de l'église catholique le grand
mois des pèlerinages et des processions. D'autres pensent que
Rimbaud désigne ainsi les hymnes des poètes célébrant rituellement
le printemps, son propre poème peut-être qui, il est vrai, emprunte
beaucoup au langage de la spiritualité, comme nous le verrons dans
la suite de ce commentaire. Il est difficile de choisir entre ces
deux explications également convaincantes.
Michel Murat célèbre dans son
Art de Rimbaud "la merveilleuse variante 'partout les
groseilles'" introduite par le poète dans la seconde version
connue du texte, celle que nous étudions (op.cit.194). Elle est
pourtant assez troublante. Marc Eigeldinger estime que cette substitution "paraît opérer une
curieuse et incongrue modification du sujet de la phrase poétique" (op.cit.
p.66). Ce ne sont plus les chansons qui voltigent, semble-t-il, mais les groseilles.
Curieux hypallage ? Pierre Borel (op.cit.) a
soutenu une autre thèse. Selon lui, "partout les groseilles" serait
une tournure archaïque synonyme de parmi les groseilles, sur
le modèle de syntagmes comme "par toute la terre", "par tout le
paturage" :
"On dirait par tout le pays /
Le joueur de flûte a trahi" (Brassens).
Il a déniché dans des dictionnaires de langue ancienne des
exemples montrant que le groupe préposition + adjectif indéfini,
écrit en un seul mot, a parfois été ressenti comme un adverbe, ainsi
que le prouve l'absence d'accord devant des substantifs féminins
et/ou pluriels :
"Il devait recognaistre la grace des Grecz, qui partout leurs
terres avaient plusieurs monuments dressez des beaux faictz de
Hercules, son père." (La Lande, Histoire de Dictis,
1556).
"partout tes membres" = dans tous tes membres (Dictionnaire
du Moyen français de la Renaissance, Larousse, 1992).
Selon lui, cet usage se serait maintenu dans la langue populaire
du Nord-Est (zone picarde). Dans cette optique, la modification aurait pu être motivée, chez
Rimbaud, par la recherche d'une expression plus pittoresque,
connotant le parler du peuple, de la campagne. Une telle
interprétation ne manque pas d'être séduisante, s'agissant d'un
poème où la parodie du genre pastoral est évidente.
|
Que notre sang rie en nos veines, Voici s'enchevêtrer les vignes. |
Le troisième distique se présente
sous l'aspect d'une phrase au subjonctif exprimant un vœu et
traduisant un sentiment d'allégresse devant le renouveau printanier.
Le poème renouvellera à plusieurs reprises ce type de phrases
"optatives" au subjonctif (parfois précédés d'un "je veux que ...",
"je veux bien que...") ou à l'impératif ("Et s'il te plaît, nourris,
abreuve...") au point que Bernard Meyer a pu définir ce texte comme "un poème optatif"
(op.cit. 107-108). Elles rappellent, a-t-on dit, le langage des
liturgies d'actions de grâce. La critique a souligné l'emprunt
insistant du poème à l'imagerie chrétienne. L'association du sang et
de la vigne, par exemple, peut évoquer l'Eucharistie (Meyer,
op.cit.93) dont l'idée reviendra dans le distique suivant avec le
mot "communient". L'emploi des possessifs pluriel "notre (sang), nos
(veines)" signifie l'exhortation à une joie collective, manifestant
la convergence de sentiments de toute une communauté (Meyer, op.cit.
p.92). Mais Rimbaud reprend là, non sans une certaine ironie, des
lieux communs propres aux célébrations vernales que l'on
retrouverait aussi bien dans bien des cultures primitives ou
païennes. Comme le dit Alexandre Amprimoz : "On est en présence de l'activation d'un cliché
littéraire qui associe le sang à la sève et, par métonymie, l'homme
à l'arbre" (op.cit.p.89). Les dissertations de certains
critiques sur l'unité du Cosmos, la correspondance secrète entre
macrocosme (la vigne, la sève) et le microcosme (le sang) sont
parfois bien trop sérieuses. Il ne s"agit pas de prétendre que ces
idées soient étrangères au texte, mais elles n'y sont à l'évidence
que pour pasticher une certaine mièvrerie pastorale ou romantique, et préparer la
volte face de la strophe 3 et surtout (comme le montre la reprise du
verbe "rire") la profession de scepticisme des quatre derniers vers :
"Rien de rien ne m'illusionne ; C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Mais moi je ne veux rire à rien."
|
Le ciel est joli comme un ange
Azur et Onde communient. |
Le premier vers du
distique exprime de façon mièvre et touchante l'émerveillement du
locuteur devant un ciel tout bleu. La comparaison "joli comme un
ange" était probablement, à l'époque de Rimbaud, une de ces
mignardises qui venaient aux lèvres quand on voulait louer la grâce
d'un enfant. L'appliquer au ciel pour dire sa pureté (autre
banalité), c'est commettre intentionnellement une impropriété
comique, ce qui n'enlève rien à son charme naïf.
Le second vers
emprunte également au vocabulaire religieux ("communion") une
métaphore évoquant les reflets du ciel à la surface des eaux. On
lisait dans Bannières de mai : "L'azur et l'onde communient".
Rimbaud a donc ultérieurement supprimé les articles et mis des
majuscules à "Azur" et "Onde". Je devine quelque intention bouffonne
dans cette façon d'élever
des emblèmes de la vieillerie poétique au rang de concepts
philosophiques. Et Marc Eigeldinger fait sourire lorsque, citant
Louis Forestier, il crédite Rimbaud d'avoir accompli
là "par l'écriture
poétique [...] ce rêve alchimique d'un mariage de l'azur et de
l'onde" (op.cit. p.69). En réalité, ce genre de philosophème
vaguement panthéiste est un lieu commun du romantisme, comme Eigeldinger d'ailleurs se charge de le montrer à son insu en
comparant Rimbaud ... à George Sand :
"Le ciel et la terre, le feu et
l'eau, sont des éléments opposés, mais toujours unis ou prêts à
s'unir dans la nature. Les nuages et les rochers, les volcans et
les mers s'étreignent en se rencontrant ; ils se brisent et se
fondent ensemble dans les mêmes désastres éternels." (George
Sand, Lucrezia
Floriani, 1854).
Hugo avait déjà dit ça depuis
longtemps ... en mieux. Rimbaud, quand il pastiche ce type de
clichés, dans Éternité par exemple, les sauve par sa manière
cocasse et abrupte, et surtout par la dose de fantaisie, voire
d'ironie parodique, qui y est souvent clairement présente, comme
ici. Le plus difficile, face au texte rimbaldien, est de jauger la
part respective de l'ironie et du lyrisme ou, si l'on veut, du
pastiche et de la parodie. Car le travail de Rimbaud consiste bien
souvent à s'emparer de motifs conventionnels (idées ou images)
empruntés à la tradition littéraire dont il se démarque par une
certaine ironie mais dont il excelle, simultanément, à capter et
renouveler le potentiel poétique. Confronté à une telle esthétique,
le commentateur a vite fait de tomber dans l'outrance, soit en
prenant au sérieux ce qui n'a pas à l'être (et en extrapolant à
l'infini les stéréotypes de pensée repérés dans le texte), soit
en exagérant l'aspect parodique du texte qui dépasse rarement le
niveau d'une légère ironie, insuffisante pour contrebalancer la part
de véritable émotion lyrique contenue dans le poème.
|
Je sors ! Si un rayon me blesse Je succomberai sur la mousse. |
Par son caractère
laconique, la phrase initiale suggère la détermination du locuteur,
l'attraction irrésistible que la nature en fête exerce sur lui. Mais
sortir, partir, chez Rimbaud, comme nous le verrons dans ce que j'ai
appelé ci-dessous la "digression n°1 (Du texte à l'œuvre)", si c'est
l'acte de liberté par excellence, est toujours aussi se découvrir,
prendre un risque. Ici, le risque de mourir, apparemment, puisque
"succomber" veut dire mourir. Le "rayon" dont le locuteur craint la
blessure ne peut être que celui du soleil. Et on voit mal,
évidemment, comment un rayon de soleil pourrait entraîner la mort du
poète. On est donc amené à chercher à la phrase une signification
symbolique.
La difficulté a
provoqué un conflit d'interprétation des plus typiques parmi les
exégètes rimbaldiens. Certains, intéressés pour des raisons diverses
aux connotations religieuses omniprésentes dans le dizain initial du
poème, ont eu tendance à voir dans ce "rayon" une manifestation
divine. Alexandre Amprimoz affirme par exemple : "Le rayon qui fait
tomber le "je" sur la mousse évoque sans ambiguïté la conversion de
Saint-Paul" (op.cit. p.93). Christophe Bataillé écrit de
son côté : "Le 'je sors' du v.9 renvoie, lui à une vie cloîtrée dont on
ne sort que pour mourir ("je succomberai"). Si l'hypotypose initiale
de la curée renvoie à la mort du Christ alors le locuteur prenant la
parole en cette fin de strophe veut lui aussi mourir par des traits
non de flèches ou de lances mais de lumière divine en une mort quasi
christique" (op.cit. p.90). À l'inverse, Albert Henry, conseille d'en
rester à une explication toute simple. On dit bien : "succomber au
sommeil". Il faut donc comprendre selon lui : "si je suis accablé
par la chaleur, je ferai un bon somme sur la mousse" (op.cit.
p.209). Mais Rimbaud a employé le verbe "blesser", ce qui convient
mal pour décrire l'effet de la chaleur ou du sommeil sur les pauvres humains. On est donc tenu
de retenir l'idée de
"flèche". Et cette métaphore suggère presque obligatoirement le
motif mythologique de la blessure d'amour, infligée par les traits
de Phœbus-Apollon, le dieu archer ou de Cupidon.
Phœbus-Apollon, le
dieu archer
S'étonne-t-on que le soleil puisse être comparé au dieu
de l'amour de la mythologie gréco-latine ? Qu'on se rappelle
seulement les deux premiers vers de Soleil et Chair :
Le Soleil, le foyer de
tendresse et de vie,
Verse l'amour brûlant à la terre ravie [...]
Cette lecture (appelons-la
"érotique") cadre parfaitement avec l'atmosphère
bucolique et quelque peu dionysiaque du dizain (le sang / la vigne).
Surtout, comme nous le verrons plus loin,
dans la seconde strophe, avec le thème des "Bergers". Ces
derniers tiennent traditionnellement le rôle des amants dans la
"pastorale", genre littéraire que Rimbaud connaissait
nécessairement, ne serait-ce que par les références qu'y fait
Verlaine dans ses Fêtes galantes. Or, bergers et bergères
"succombent" bien des fois aux flèches de Cupidon, dans ces
histoires d'amour. Mais ils n'en meurent pas
vraiment, ils n'en meurent qu'"à peu près", comme nous le verrons
plus loin. "Ce n'est donc pas un 'bon somme', conclut malicieusement
Antoine Fongaro, que fera Rimbaud sur la mousse" (op.cit. p.163).
|
Du texte à l'œuvre / Digression
n°1 - "Une porte claqua..." (Après le Déluge)
Le geste de "sortir"
ou de "partir" est un
motif central de l'œuvre de Rimbaud. Nous pourrions aussi
bien dire : "la geste" car cette scène récurrente
du départ est toujours contée
sur un mode épique. On y devine, sous le déguisement
littéraire, l'exaltation conquérante mitigée d'angoisse du gamin
échappé de la maison paternelle (ou plutôt maternelle,
s'agissant de Rimbaud). Nous pourrions en trouver le modèle
aussi bien dans la correspondance que dans l'œuvre. Témoin, cette
lettre à Izambard du 2 novembre 1870 :
Je suis rentré à Charleville un jour après vous
avoir quitté. Ma Mère m'a reçu, et je suis là...
tout à fait oisif. [...] Je meurs, je me décompose
dans la platitude, dans la mauvaiseté, dans la
grisaille. [...] — Allons, chapeau, capote, les deux
poings dans les poches, et sortons.
Un
poème des Illuminations, Après le Déluge,
transpose poétiquement ce motif de la fugue ou
de l'évasion :
Une porte claqua, et sur la place du hameau,
l'enfant tourna ses bras, compris des girouettes et
des coqs des clochers de partout, sous l'éclatante
giboulée.
Comme dans notre poème, l'attaque
de phrase est laconique : "Une
porte claqua". Une surnaturelle communion ou connivence
s'établit entre l'enfant et le monde extérieur dès
qu'il a pris le risque de sa liberté : "compris des
girouettes et des coqs de clochers de partout". Mais
notons aussi
l'ambivalence du complément final : "sous l'éclatante
giboulée", qui suggère à la fois le renouveau printanier
(giboulées de mars) et la menace de la grêle. C'est, en
somme, "le chant clair des malheurs nouveaux" promis par le
Génie des Illuminations à ceux qui marcheront
dans son pas. Les versets
suivants évoquent d'ailleurs les péripéties les moins
réjouissantes parmi lesquelles, cependant, s'annonce la
promesse conjointe de l'amour et du printemps :
Puis,
dans la futaie violette, bourgeonnante, Eucharis me
dit que c'était le printemps.
Inutile, je
pense, de citer ici toutes les variations rimbaldiennes sur
ce thème (Le Bateau ivre, Mauvais sang, Adieu, Départ,
Démocratie, etc.). Rappelons nous malgré tout Sensation,
qui expose au futur, c'est-à-dire comme un projet,
l'intention d'aller "loin, bien loin, comme un bohémien, /
Par la Nature, — heureux comme avec une femme". L'exemple
montre que, dès ses premiers textes, "sortir" consiste chez
Rimbaud à s'aller perdre (à tous les sens du mot) dans la nature. Une
nature toujours érotisée, objet d'un élan fusionnel qui
trouve
souvent sa traduction symbolique dans des images
de mort. Une mort qui signifie avant tout
mise entre parenthèse du moi conscient, expérience de la
dépossession de soi dans l'abandon à la Nature : |
Je
ne parlerai pas, je ne penserai rien : Mais l'amour infini me montera dans l'âme [...]
Bien
qu'énoncée dans des termes plus simples, cette érotique
de la Nature annonce déjà Bannières de mai qui, écrit
Antoine Fongaro, "est peut-être l'expression la plus
haute et la plus pure de l'aspiration à une poésie absolue
où le poète disparaît en tant qu'individu" (op.cit. p.182). La mort, la
"plénitude du grand songe" (Lettre du Voyant), la
"satisfaction essentielle" (Conte) ne sont ainsi, souvent,
chez Rimbaud, qu'un seul et même fantasme orgastique.
Évanouissement au sein d'une nature maternelle (Le Dormeur du val),
réduction au végétal (Ophélie) ou à l'élémentaire.
Cette
réduction à l'élémentaire peut revêtir la forme d'un rêve
liquide (un retour à l'état fœtal ?) comme ici dans Enfer
de la Soif :
Mais fondre où fond ce nuage sans guide ! Ô favorisé de ce qui est frais Expirer en ces violettes humides Dont les aurores chargent ces forêts !
Mais il
peut aussi être représenté par l'ardente obligation de se
laisser consumer par (ou comme) le soleil (Éternité) :
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Alchimie du verbe thématise à nouveau cet imaginaire que le
docteur Freud aurait peut-être appelé "régressif".
Aspiration à l'existence animale... :
j'enviais la félicité des bêtes, — les chenilles,
qui représentent l'innocence des limbes, les taupes,
le sommeil de la virginité !
... et/ou
rêve de dissolution (quelque peu fétide) sous les dards du soleil :
Oh ! le
moucheron enivré à la pissotière de l'auberge, amoureux
de la bourrache, et que dissout un rayon !
[...]
et je vécus, étincelle d'or de la lumière nature.
La première
de ces deux phrases rappelle fort, quoique dans un registre plus
trivial et plus burlesque, le distique final de notre dizain. La
seconde correspond plutôt au thème de la glorieuse mort solaire, tel qu'il va être
développé dans la seconde strophe du poème (nous reviendrons
plus longuement sur ce thème dans la "digression n°2" qui
prolongera le commentaire de la seconde strophe). |
|
|
|
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Strophe 2 |
La seconde strophe du
poème est un huitain d'octosyllabes.
Syntaxiquement parlant, les six derniers vers
ne constituent qu'une seule phrase. Dans Bannières de mai,
cependant, Rimbaud avait découpé le huitain en quatre distiques, sur
le modèle du dizain. Dans Patience, il remplace le point
après monde par une virgule, ce qui met en évidence la solidarité
logique des deux derniers distiques (l'opposition entre mourir
"beaucoup" et mourir "à peu près").
Les fins de vers présentent nettement moins d'échos sonores que dans
la strophe précédente : fortune/Nature ; Nature/meure.
Des effets de parallélisme, dus à la double anaphore de la
conjonction "que" charpentent rythmiquement la strophe et, combinées
à l'interjection "fi", lui confèrent l'allure énergique
correspondant à son sens : refus et volonté. On observe à nouveau
ici les caractéristiques du "poème optatif" signalées par Bernard Meyer
(voir supra).
|
Qu'on patiente et qu'on s'ennuie C'est
si simple !... Fi de ces peines. |
Ce début de strophe
exprime une révolte, résumée par l'interjection "fi". "En employant fi, nous dit par exemple le
TLFI, le
locuteur exprime sa répugnance, son dégoût vis-à-vis d'une attitude
ou de propos propres à l'interlocuteur ou rapportés à d'autres
personnes". Ici, le sujet récuse apparemment deux attitudes : la
patience et l'ennui, mots repris par le complément de "fi" : "de ces
peines". Bannières de mai, en effet, donnait : "fi de mes
peines". Or, en remplaçant le possessif "mes" par le démonstratif
"ces", Rimbaud fait de "qu'on patiente" et "qu'on s'ennuie"
l'antécédent de "peines" (le seul antécédent disponible pour
justifier l'adjectif démonstratif). Le sujet s'exhorte donc ici à
rompre avec des attitudes de patience et d'ennui, causes de ses
souffrances.
Mais en quoi est-il "trop simple" dit Bannières
de mai, ou "si simple" dit Patience / D'un été, "qu'on
patiente et qu'on s'ennuie" ? On pourrait comprendre que l'ennui et la patience
sont des attitudes trop "simples", au sens de faciles, pour
celui qui les adopte, parce qu'elles sont au fond la voie de la
facilité et de la passivité. Mais cette lecture (qui est
généralement celle de la critique) est
peut-être fondée sur une compréhension légèrement inexacte de la syntaxe du passage.
Cette phrase segmentée n'est peut-être pas
seulement, comme le croit Bernard Meyer, l'équivalent expressif de :
"il est trop simple de patienter et de s'ennuyer" (op.cit.p.95). Les
deux propositions conjonctives coordonnées qui en constituent le
sujet pourraient fort bien être dotées d'une nuance injonctive et
l'on pourrait comprendre :
"[Demander] Qu'on patiente et
qu'on s'ennuie / C'est si simple [c'est trop simple] ! ... Fi de ces
peines."
Autrement dit, la patience et l'ennui sont peut-être dits trop
simples non pour celui qui adopte ces attitudes (et en souffre,
ce n'est donc pas si facile, pour lui)
mais pour celui ou ceux qui les recommandent ou les exigent
(sous-entendu : la sagesse des nations et surtout, dans le cas de
Rimbaud, au printemps 1872, Verlaine).
|
Je veux que l'été dramatique Me lie à son char de fortune. |
Dans l'image du char de
l'été, Rimbaud combine probablement un célèbre motif mythologique
(le
char du soleil,
cf. aussi la
légende de Phaeton racontée par Ovide dans
Les Métamorphoses) et un souvenir d'histoire de l'Antiquité
(le char de triomphe des généraux
romains victorieux, auquel étaient rituellement enchaînés les
ennemis vaincus réduits en esclavage).
Le Quadrige d'Hélios
(British Museum)
Le mot "fortune" doit
probablement être pris au sens de "destin favorable", quasi
synonyme, ici, de "gloire", "triomphe". Voltaire, dans une citation
donnée par Littré, associe d'ailleurs les deux mots "char" et
"fortune" pour produire un effet de sens très voisin : "Au char de ma fortune il est temps qu'on l'enchaîne"
(Voltaire,
Mérope, IV, 1). Rimbaud désire donc se constituer
prisonnier du soleil, lors de l'été qui s'annonce en ce moment du
printemps 1872 où est rédigé le poème.
Dans quel sens cet
"été" sera-t-il "dramatique" ? Parce que Rimbaud, dit Antoine
Fongaro, tentant de conférer une portée biographique concrète au
motif symbolique de la "mort solaire" (l'expression est, je crois,
de Marc Eigeldinger), "a décidé de jouer sa vie
sérieusement, totalement, de ne plus être 'patient'" (op. cit.
p.173). Nous retrouvons-là une idée déjà vue ci-dessus, celle de
l'élan vers le dehors, vers la nature, comme libération et comme risque. C'est ce
risque qui rend la décision "dramatique". Cette sorte de
rapt consenti, rapt du poète par le soleil, principe actif de la
nature, nous pouvons je pense l"analyser symboliquement comme une
variante superlative (et brutale) du ravissement poétique.
La "patience", pour
Rimbaud, est le nom de la résignation à la séparation, au désir
insatisfait (cf. Chanson de la plus haute tour), le nom de la vaine
espérance chrétienne en un salut après la mort (cf. Le pauvre
songe), de la vie humaine soumise au Temps : "Science avec
Patience / Le supplice est sûr" (Éternité). Ce n'est pas
ainsi qu'il veut vivre. Il fera, quel qu'en soit le risque, le choix
inverse, celui de l'im-patience, c'est-à-dire de la possession
immédiate du bonheur. Patienter ? Plutôt mourir ! Tel est le sens de
la strophe tel qu'il se dégage des vers suivants.
Un possible intertexte
romantique (dans Volupté de Sainte-Beuve) serait susceptible
d'ajouter une coloration érotique au thème de l'âme emportée sur le
char du soleil, ce dernier représentant l'appel de la chair, la
tentation de la volupté. On reconnaîtra certains motifs du thème
solaire tels que développés dans Bannières de mai ou
Alchimie du verbe (voir encadré ci-après) : le "besoin errant"
qui "vous pousse dehors", prêts à vous rouler "sur le sable
embrasé", "à travers les places abandonnées que torréfie une pluie
de feu"... :
"Entre les
nombreux démons, les anciens Pères en distinguent un qu'ils
appellent l'avant-coureur, parce qu'il accourt dans un rayon
tenter les âmes à peine éveillées, et qu'il descend
le premier du char de
l'aurore [...]. Ma volonté trébuchait donc ces jours-là, comme
une femme ivre, dès le matin. D'insensés et de dépravés désirs
me sillonnaient. Mais d'autres fois, ce n'est que vers midi,
après la première matinée assez bien passée, que l'ennui vague,
le dégoût du logis, un besoin errant si connu des solitaires de
la Thébaïde eux-mêmes et qu'ils ont appelé le démon du milieu du
jour, vous pousse dehors [...]. — Le roi David midi un peu
passé, monta sur la terrasse en marbre de son palais, et vit sur
la terrasse d'en face se baigner la femme d'Urie ? ; il fut
atteint de cette flèche qui vole au milieu du jour, et qu'il
faut craindre, s'écriait-il dans sa pénitence, à l'égal des
embûches de la nuit : a sagitta volante in aie, ab incursu et
daemone meridiano. — On n'y peut tenir. Adieu l'étude et la
cellule qu'on se prétendait faire ! Si l'on était au désert de
Syrie comme
Jérôme, on se roulerait à
quelques pas de là sur le sable embrasé, et l'on rugirait comme
un lion, à l'idée des dames romaines ! Mais on est en pleine
Rome ; on va par la ville, sur les ponts sans ombre, à travers
les places abandonnées que torréfie une pluie de feu. On essuie
le soleil de midi, le trouvant trop tiède encore au prix de la
brûlure intérieure [...]. Mais le Tentateur ne descendait pas
toujours glorieux ou furieux, emportant mon âme sur le char du
soleil, la roulant dans l'arène brûlante ; il se glissait aussi
le long des traces plus réservées, dans le fond de cette vallée
de la Bièvre que je remontais un livre à la main, ou par-delà
Vanves, doux, silencieux, sous le nuage de mes rêveries. Sachons
reconnaître et craindre les moindres nuages." (Sainte-Beuve,
Volupté, chap. XX).
|
Que par toi beaucoup,
o Nature, —
Ah moins nul et moins seul ! je meure,
Au lieu que les bergers, c'est drôle, Meurent à peu près par le monde. |
Il faut étudier ensemble
les deux distiques finaux du huitain car leur sens
réside dans l'opposition plaisante ("c'est drôle", précise
Rimbaud) entre mourir "beaucoup" et mourir "à peu près". Le parallélisme syntaxique entre la
phrase des deux premiers vers et celle des vers suivants impose de comprendre
"beaucoup" comme un complément de "meure" de même que
"Meurent" reçoit comme complément "à peu près", antonyme de
"beaucoup".
Nous avons
déjà commenté le sens spécial du mourir pour Rimbaud lorsqu'il
s'agit de "succomber" "par la Nature". Sens mystique : mourir "par
la nature" c'est se livrer à une sorte d'holocauste symbolique
dans le but de participer au divin, de rejoindre le Grand
Tout : c'est pourquoi le poète y sera "moins nul et moins seul".
Sens érotique aussi, surtout lorsqu'il s'agit de s'enchaîner au char
du dieu Soleil "foyer de tendresse et de vie", qui "verse l'amour
brûlant à la terre ravie" (Soleil et Chair).
Que signifie, dans ce contexte, le désir de mourir
"beaucoup" ? "Nous croyons,
écrit Marc Eigeldinger, qu'il convient de comprendre que l'adverbe
[beaucoup] exprime un haut degré d'intensité [...]" (op.cit. p.75
note 9). On peut en effet le dire ainsi. Corrélativement, mourir "à
peu près" impliquerait donc une idée de basse intensité : mourir "à
peu près" a bien à voir aussi avec l'amour, mais l'amour
superficiel, routinier, qui ne permet pas d'accéder à la
"satisfaction essentielle" (Conte). Tandis que mourir
"beaucoup", c'est s'engager à fond et quel qu'en soit le risque dans
la grande aventure de l'amour, de l'amour "réinventé". "Mourir à peu
près, écrit Bernard Meyer, pourrait évoquer 'la petite' mort
de l'orgasme, par rapport à la grande mort panique [...]",
"panique" devant être compris ici au sens I.A. du
TLFI :
PANIQUE - I. Adjectif - A.
Vieilli ou littér. Relatif au dieu Pan, inspiré
par les forces invisibles et mystérieuses de la nature.
Partout une divine plénitude et un gonflement mystérieux
faisaient deviner l'effort panique et sacré de la sève en
travail (...). La grande harmonie diffuse s'épanouissait
(HUGO, Travaill. mer, 1866, p.448). Ces gestes
profonds qui font bondir au coeur comme un sentiment panique de
la permanence de la vie (GRACQ, Syrtes, 1951, p.76).
L'énorme joie panique dans laquelle passe la joie de
l'univers (GREEN, Journal, 1957, p.292).
Il semble que Rimbaud joue sur deux acceptions possibles de la
préposition "par". Dans : "Que par toi, beaucoup, o Nature, [...] je
meure", "par" semble introduire un complément d'agent. Inversement,
dans le syntagme "Meurent à peu près par le monde", le sens est
presque sûrement locatif : "partout dans le
monde, paraphrase Albert Henry, tous les amants meurent d'amour [...] ...sans jamais mourir
réellement" (op.cit. p.211 et 211 note 4).
En effet, comme l'a expliqué depuis longtemps Suzanne Bernard,
"le terme Bergers désigne ici les Amants, comme dans [Bonne pensée
du matin]". Antoine Fongaro (op.cit.) a repris récemment
cette démonstration de façon définitive, en déployant un luxe de
références littéraires et culturelles. |
|
Cette seconde strophe montre un
infléchissement significatif du ton du poème. La célébration de la
saison a totalement changé de registre : à la gaieté conventionnelle
du lyrisme printanier succède l'image de l'été comme saison
tragique. C'est à cette célébration paradoxale de l'été et du
soleil, présente à plusieurs endroits dans l'œuvre de Rimbaud, que
je consacre la petite "digression" ci-dessous. Par ailleurs, tandis
que le dizain initial pastichait le style de la pastorale
(d'inspiration antique aussi bien que chrétienne) en laissant à
peine soupçonner une certaine distance ironique, le huitain que nous
venons de commenter moque ouvertement (et en le soulignant d'un
explicite "c'est drôle") l'univers naïf de la poésie bucolique et
sentimentale. Le résultat est un mixte très rimbaldien de lyrisme
personnel et de parodie, qu'Albert Henri commente ainsi : "C'est
décidément un des traits dominants du Rimbaud créateur, surtout
d'après 1871, que ce fondu d'émotion poétique sincère,
irrésistiblement pure, et de dérision, tantôt plaisante, tantôt
voluptueusement destructrice" (op.cit. p.212).
|
Du texte à l'œuvre / Digression
n°2 - "je m'offrais au soleil, dieu de feu"
(Alchimie du verbe)
Rimbaud, dans son
œuvre poétique, ne cesse d'exprimer
l'aspiration à ce qu'il appelle de mille noms différents
mais que nous pourrions désigner sous la formule que le
poète utilise dans Conte : une "satisfaction essentielle".
Cette périphrase a le mérite de maintenir ouverte la
question de savoir si la sorte d'absolu dont le sujet
rimbaldien se déclare assoiffé est d'essence spirituelle
(comme il semble parfois : "J'attends Dieu avec
gourmandise", Mauvais sang) ou d'une nature plus
matérialiste et charnelle (comme il y paraît plus souvent).
L'une des manifestations littéraires de cette aspiration est
ce qu'on pourrait appeler le culte du soleil.
Pour élargir
l'enquête sur le thème solaire chez Rimbaud, un premier
rapprochement s'impose : le poème des Fêtes de la
patience intitulé
Éternité
ou L'Éternité.
Ce poème sera finalement reproduit sans titre dans
Une saison
en enfer et c'est sur cette troisième version, la
plus claire selon moi, que je m'appuierai (sauf exceptions
signalées).
Le poème s'achève
sur une strophe qui correspond étroitement au premier
huitain de Patience, tel que nous venons de le
commenter :
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Le
ton est résolu. La résolution est de vivre dans
l'immédiat, ou de mourir ("Plus
de lendemain") : c'est le choix de l'im-patience. Le
discours est adressé au soleil, désigné par la
périphrase métaphorique "braises de satin" qui met
l'accent sur l'idée de "brûler" ou de "se consumer",
idée reprise par le mot "ardeur". Il faut évidemment
comprendre ce mot dans le double sens moral et
physique (Rimbaud utilise à nouveau ce jeu de mots à
la fin de la Saison, lorsqu'il définit son
éthique de vie comme une "ardente patience"). Au
soleil, enfin, le poète déclare se reconnaître comme
"devoir", c'est-à-dire comme règle de vie, de brûler
comme, ou avec, lui. La version La Vogue
(1886) était à cet égard plus claire encore :
De votre ardeur
seule
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale [...]
On le voit, c'est du soleil qu'émane
"le Devoir" et non du fameux livre mentionné au début des
Poètes de sept ans ("Et la Mère, fermant le livre du
devoir ..."), la Bible.
Le soleil est
donc pour le poète un dieu, il le dit sans ambiguïté dans
Alchimie du verbe :
"je m'offrais au soleil, dieu de feu"
C'est même, pourrions-nous
ajouter, un substitut au dieu des Chrétiens. Il ressort en
effet du poème "Elle est retrouvée..." que Rimbaud ne
renonce pas à une certaine religiosité. Il reconnaît en
lui-même un désir d'absolu, un sentiment d'éternité qu'il
continue d'appeler, dans la tradition chrétienne : "l'âme".
Dans L'Éternité, il qualifie celle-ci d'"Ame
sentinelle" (c'est-à-dire : en attente d'un salut). Dans la
Saison, il l'appelle "Mon âme éternelle" :
Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...
Ainsi, c'est en vertu de son
aspiration profonde à l'éternité (pour obéir à son
désir fondamental, pour observer son "vœu") que Rimbaud exhorte
l'âme à se dégager "des humains suffrages", à voler
librement à son gré et vivre en se consumant, "étincelle
d'or de la lumière nature", comme il l'explique dans
la petite présentation du poème insérée dans
Alchimie du verbe.
Le début d'Adieu,
dans la Saison, illustre aussi, par son ironie, la signification
anti-chrétienne de la religion du soleil chez Rimbaud. Le
locuteur de la Saison, qui incarne à bien des égards le pécheur repenti et converti que l'auteur refuse d'être,
s'exclame : |
L'automne déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel
soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la
clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les
saisons.
L'"éternel
soleil" est ici, une fois de plus, implicitement présenté
comme cette espèce d'éternité encore accessible, faute de
mieux, à ceux qui ne se croient plus "engagés à la
découverte de la clarté divine" et ont perdu l'espoir
d'échapper au destin "des gens qui meurent sur les saisons",
c'est-à-dire l'espoir de la vie éternelle telle qu'elle est
promise au croyant par le message du Christ.
Or, ce "devoir" d'une
vie intense et ardente calquée sur l'exemple du soleil,
cette voie nouvelle vers la "satisfaction essentielle", ne
semblent plus représenter pour le Rimbaud de 1872
l'alternative païenne optimiste et confiante célébrée dans
ses premiers poèmes, particulièrement dans Soleil et
Chair. Il est bien loin, désormais, le panthéisme
juvénile et quelque peu naïf de Sensation ou de la
lettre à Théodore de Banville :
Cher
Maître,
Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances
et des chimères, comme on dit, — et voici que je me suis mis, enfant
touché par le doigt de la Muse,
— pardon si c'est banal,
— à dire mes
bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des
poètes — moi j'appelle cela du printemps.
[...]
C'est d'ailleurs
cette sienne niaiserie de jadis que raille le poète, entre
autres, dans la
première strophe de Patience. Depuis lors, deux ans ont passé et
sa philosophie de la vie s'est sensiblement assombrie.
À la doctrine consolante
du christianisme, l'éthique solaire des "derniers vers" oppose un sentiment tragique de
l'existence : l'im-patience du "voleur de feu", l'"ardente patience"
oxymoriquement professée par le narrateur de la Saison.
Le
poète se représente maintenant en proie à la "fatalité de bonheur" (Alchimie du verbe), c'est-à-dire engagé dans une quête
sans répit de la satisfaction immédiate.
C'est une éthique du risque : risque de déchéance (cf. le
thème de l'"encrapulement" dans la Lettre dite du
Voyant), de déclassement et de
marginalisation sociale (ce qui n'est pas nécessairement la
même chose), d'échec enfin. Une conception héroïque, illusoire et
"barbare",
de l'aventure poétique : dans Matinée d'ivresse,
Rimbaud se compare aux "Assassins", ces
commandos-suicides que leur chef légendaire, le Vieux de la Montagne,
fanatisait par l'absorption de haschich, en leur faisant
miroiter une accession certaine au Paradis des Houris :
Nous
avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout
entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins.
Rien ne manifeste mieux cette âpreté de l'éthique
"solaire" que le poème des Illuminations
intitulé
Vagabonds où Rimbaud fait état de son échec dans
"l'entreprise de charité" qu'il aurait conçue à l'égard de
Verlaine (la formule est d'Yves Bonnefoy, Rimbaud par
lui-même, p.89 et sqq.) de l'arracher à une vie
conformiste et médiocre pour "le rendre à son état primitif
de fils du soleil".
Ainsi, le
soleil qui, en 1870, était présenté comme un "foyer de
tendresse et de vie" versant "l'amour brûlant à la terre
ravie" (Soleil et Chair) devient dans
Patience un général victorieux doublé, dans
Alchimie du verbe, d'une sorte de dieu vengeur mais aussi
destructeur :
J'aimai le désert, les vergers brûlés, les boutiques
fanées, les boissons tiédies. Je me traînais dans les
ruelles puantes et, les yeux fermés, je m'offrais au
soleil, dieu de feu.
"Général, s'il reste un vieux canon sur tes
remparts en ruines, bombarde-nous avec des blocs de
terre sèche. Aux glaces des magasins splendides ! dans
les salons ! Fais manger sa poussière à la ville. Oxyde
les gargouilles. Emplis les boudoirs de poudre de rubis
brûlante..."
Le motif solaire est donc
assez ambivalent chez le Rimbaud de 1872-1873 et c'est
cette ambivalence qui explique, en dernière
analyse, les images de mort récurrentes de notre poème. |
|
|
Strophe 3
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La strophe 3 est un
nouveau huitain d'octosyllabes. Les rimes y sont tout aussi absentes
que dans le précédent mais on y a remarqué l'alternance des finales
masculines et féminines, selon un système de "rimes" embrassées. Ce
"système", ainsi que le sens, déterminent une division en deux
quatrains. Des reprises et anaphores contribuent à la cohérence et
au rythme de la strophe : "et"(x4) ; "rire aux parents" / "rire à
rien" ; "je veux bien" / "je ne veux" ; "rien de rien" / "rien".
Des corrections dignes d'intérêt ont été apportées à la ponctuation entre les deux
versions. Nous les étudierons au fur et à mesure.
|
Je veux bien que les saisons m'usent. |
Cette dernière strophe marque, sinon
une opposition, du moins une nette inflexion, par rapport à la
précédente, dans la posture adoptée par le poète à l'égard du soleil
et de la nature. Il suffit pour s'en convaincre de comparer le "Je veux
(que l'été dramatique / Me lie à son char de fortune"), strophe
2, avec le "Je veux bien (que les saisons m'usent)",
strophe 3. On est passé d'un élan impérieux à une acceptation
résignée. Beaucoup de commentateurs, se fondant sur la constante
thématique du don de soi ou de la reddition à la nature, négligent
ou minimisent cette inflexion. Ils ont tort.
Bernard Meyer écrit :
"À l'énergique "je veux" du vers 13,
succède un "je veux bien" fatigué [...] À la mort violente et
intense succède une usure évoquant la soumission au temps,
l'acceptation de la vie ordinaire, voire une mort à peu près"
(op.cit., 104).
Ce jugement est en partie
fondé. Le cycle des saisons apparaît
plusieurs fois dans l'œuvre de Rimbaud comme l'image même de la
condition mortelle des hommes. Cf. " Mais pourquoi regretter un
éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté
divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons" (Adieu).
Comprenons : les croyants ne redoutent pas la fuite du temps, ils ne craignent pas la
mort. Si, donc, nous interprétons correctement la référence aux
saisons, dans cette strophe 3, le locuteur accepte maintenant la
"patience" à laquelle, dans la strophe 2, il pensait se soustraire
par le fantasme d'une assomption solaire. C'est le retour à un
certain réalisme ; le
ralliement lucide à la vie après l'élan mystique, fulgurant
mais fugitif, vers la mort solaire ; le repli prosaïque après l'épiphanie
ou le ravissement poétique, mouvement déceptif si fréquent à la
chute des textes de Rimbaud.
Pour autant, on ne
saurait parler, comme Meyer, d'une acceptation de "la vie
ordinaire", voire de la "mort à peu
près" des bergers. La suite du texte est claire sur ce point.
On va le voir.
|
À toi, Nature ! je me rends,
Et ma faim et toute ma soif ;
Et, s'il te plaît, nourris, abreuve. |
Les modifications de la ponctuation
opérées par Rimbaud entre Bannières de mai et Patience
unifient ces trois vers en une seule phrase. Elles répondent à une
logique clairement perceptible. La première version était :
À toi, Nature, je me rends ; Et ma faim et toute ma soif. Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
Le remplacement du ";" par une ","
après "je me rends" renforce la continuité de l'énoncé et confirme
la construction elliptique du second vers. Il faut comprendre : "À toi, Nature, je me rends,
/ Et [je rends] ma faim et toute ma soif." "Se rendre" équivaut ici
à "se confier". Comprenons : "À toi, Nature, je me rends, / Et
[je confie] ma faim et toute ma soif." Le remplacement du "." par un
simple ";" après "toute ma soif" souligne que la prière formulée au
vers 3 ne fait qu'expliciter l'acte de confiance mentionné au vers 2
: le poète fait confiance à la nature pour nourrir sa faim et
abreuver sa soif.
La faim et la soif
sont chez Rimbaud des métaphores d'une aspiration plus large que ne
l'indique leur sens courant (cf.
Fêtes de
la faim,
Comédie de
la soif). Le passage confirme donc notre objection au jugement
de Bernard Meyer rapporté ci-dessus. En effet, le poète reste
confiant dans la Nature pour l'aider à satisfaire ses désirs les
plus hauts, son aspiration à une vie intense et dégagée des "humains
suffrages" (Éternité).
Le ton, certes, est celui de la supplication, bien différent donc de
l'impérieuse volonté proclamée dans la strophe 2 ("Je veux que l'été
dramatique etc."). De même, le verbe "se rendre" implique une idée
de défaite. Mais il n'en reste pas moins que la Nature, donc le
Soleil, restent les références, restent les dieux tutélaires
capables de "nourrir" et "abreuver" le sujet.
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Rien de rien ne m'illusionne :
C'est rire aux parents, qu'au soleil ;
Mais moi je ne veux rire à rien |
Les quatre derniers vers du huitain
constituent une seule phrase. Mais on remarquera qu'ici encore, les
modifications de ponctuation intervenues entre les deux versions
connues témoignent d'une volonté d'explicitation du sens du texte.
On lisait dans Bannières de mai :
Rien de rien ne m'illusionne ; C'est rire aux parents, qu'au soleil,
Le remplacement de la "," après
"soleil" par un ";" tend à isoler relativement les deux premiers
segments de phrase des deux suivants et, surtout, renforce la
perception des deux premiers comme un ensemble logique.
Corrélativement, le remplacement du ";" après "m'illusionne" par un
":" souligne que la vérité générale exprimée par la seconde phrase
sert d'explication logique (de conséquence ou de cause) à l'attitude
"désillusionnée" exposée dans le syntagme précédent.
Il faut comprendre "C'est rire aux parents, qu'au soleil"
comme l'équivalent elliptique de "C'est rire aux parents, qu[e rire]
au soleil". Ici encore, certains commentateurs exagèrent la
rupture opérée par la strophe 3 à l'égard des précédentes. Albert
Henry la résume de la façon suivante :
"À Nature je m'abandonne
entièrement, quel que soit le prix et avec l'espoir d'être
vraiment rassasié. / Mais c'est là, je m'en rends compte, une
illusion de plus : je ne veux en rien y souscrire et, seule
liberté dont je dispose, j'assume mon infortune telle qu'elle
voudra bien se présenter." (op.cit. p.208)
Bernard Meyer glose exactement dans
le même sens (op.cit. p.104-107). Personnellement, je partage plutôt
l'opinion d'Antoine Fongaro qui refuse cette interprétation
dominante (op.cit. p.176-180). "Rire au soleil" n'est qu'une allusion au dizain initial du
poème et notamment au vœu formulé alors par le locuteur : "Que notre
sang rie en nos veines". Ce n'est pas le don de soi à la Nature
dans son ensemble qui est rejeté comme une illusion, ce n'est pas ce
que j'ai appelé ci-dessus l'âpre éthique solaire, thème de la
strophe 2, c'est seulement le panthéisme naïf mâtiné de mysticisme
chrétien raillé dans la première strophe du texte.
Le sujet s'exprimant dans la strophe 3 ne
se reconnaît plus dans la vénération naïve du printemps,
peut-être parce qu'elle traduit l'adhésion unanime au symbolisme des
saisons. Manifestation d'une humanité réconciliée avec elle-même et
avec sa malheureuse condition soumise au temps, cette tradition
transmise de père en fils par l'intermédiaire, notamment, de la
littérature est assimilable à l'acceptation résignée d'un héritage
contesté. Le soleil, par ailleurs, n'est-il pas le père de
l'humanité et le symbole de la paternité (cf.
Mémoire) ? Toutes raisons pour lesquelles le poète, que son
expérience récente a détaché de bien des illusions et des croyances
de son jeune âge, n'est plus prêt à "rire au soleil", c'est-à-dire à
lui faire fête naïvement, comme jadis, lorsque le printemps revient.
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Et libre soit cette infortune. |
La philosophie de la vie émanant du
poème me paraît être celle-ci. Rimbaud n'adhère pas aux
célébrations naïves, antiques ou chrétiennes, du cycle des
saisons, du renouveau printanier et de la patience (strophe 1). Il
ne retient pas davantage, pour d'autres raisons, la posture envisagée dans la strophe 2,
l'élan fusionnel, la mort solaire, l'"adieu au monde" : "Je disais adieu au monde dans de drôles de
romances" (Alchimie du verbe). Il sait illusoire, hélas,
en tant qu'éthique de vie, cette solution radicale qui relève de
ce qu'il appelle dans Alchimie du verbe, en commentant ses
poèmes de 1872, "le système" : "Aucun des sophismes de la folie, —
la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par moi : je pourrais les
redire tous, je tiens le système." Il opte donc
finalement pour une solution intermédiaire : la "liberté libre",
comme il disait dans sa
lettre à
Izambard du 2 novembre 1870, dont il sait désormais qu'elle ne
préserve pas de "l'infortune". Mais il sollicite de la Nature
qu'elle lui réserve, au hasard de la "fortune", pour rassasier sa
faim et étancher sa soif, ces moments d'intensité qui font que la
vie mérite d'être vécue.
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Du texte à l'œuvre / Digression
n°3 - " — et le chant clair des malheurs
nouveaux ! " (Génie)
L'interprétation de cette troisième et
dernière strophe de Patience est très controversée. Certains
n'en retiennent que le pessimisme. Yves Bonnefoy est allé
jusqu'à dire :
"Le poème le plus sombre de cette époque
—
en dépit de l'apparence — est Bannières de mai. Poème de
l'été mais du désespoir d'été [...]. Abandon de la faim,
abandon de la soif, de toute illusion et de tout espoir —
d'où surgira au moins une liberté" (op.cit. p.79-81).
Antoine Fongaro,
fait remarquer à juste titre (op.cit. p.181) que Rimbaud n'abandonne
nullement sa faim et sa soif. Prenant le contre-pied de ce
type d'interprétation, il insiste sur ce que cette
dernière partie du poème conserve d'énergie, de confiance
dans la vie et, par la même occasion, dans le projet
poétique conçu un an auparavant (moment décisif dont le
témoignage nous est parvenu grâce aux deux lettres dites "du
voyant"). Marc Eigeldinger fait
correctement la part des choses, me semble-t-il, lorsqu'il résume ainsi le
sens de la strophe : "Tandis que l'écoulement des saisons produit une
érosion ontologique, la Nature fournit à l'être une
subsistance [...]" (op.cit. p.71).
L'éthique
réaliste et nuancée qui semble s'imposer au poète au
terme de sa méditation printanière surprend-il le
lecteur ? Pourtant, un autre poème de 1872, au
moins, fait entendre un tel son de cloche :
Âge d'or. Parmi les voix en dialogue dans le concert du poème, l'une fait entendre un discours assez
proche de la strophe 1 de Patience :
Reconnais ce
tour
Si gai, si facile ;
C'est tout onde et flore :
Et c'est ta famille !
Une autre n'est pas
loin de prononcer son adieu au monde :
Le monde est
vicieux ;
Si cela t'étonne !
Mais
une troisième conjure :
Vis ! et laisse
au feu
L'obscure infortune...
Ce
qui ne signifie pas nier l'infortune, le malheur,
mais en
|
prendre son parti ... et
vivre.
Une saison en enfer s'achève sur la même idée, résumée
dans l'oxymore célèbre : "une ardente patience", où l'on
entend superposées l'impatiente brûlure du désir et la
résignation à la vie patiente, soumise au Temps :
Cependant c'est la
veille. Recevons tous les influx de vigueur et de
tendresse réelle. Et à l'aurore, armés d'une ardente
patience, nous entrerons aux splendides villes.
Les "influx de vigueur et de tendresse réelle", c'est
précisément ce que le locuteur de Patience supplie la
Nature de lui fournir pour apaiser sa "soif" et sa "faim".
"Ardente patience" / "libre [...] infortune" : il semble que
Rimbaud en revienne toujours plus ou moins à la même
conclusion. Une conclusion que l'on peut trouver
mélancolique mais qui n'est pas désespérée et qui se
présente souvent comme l'arbitrage entre deux sentiments
opposés.
Génie,
par exemple, dans Les Illuminations, conclut en
maniant une fois de plus
l'antithèse :
Ô monde ! — et le chant
clair des malheurs nouveaux !
Choisir la vie, en somme, c'est laisser au feu "l'obscure
infortune" et entonner "le chant clair des malheurs
nouveaux".
On sait que Bannières de mai est le seul poème des Fêtes
de la Patience à ne pas avoir été repris par Rimbaud
dans
Alchimie du verbe. Il n'a pas retenu non plus,
dans cette anthologie de la folie 1872, le poème pourtant
fort "agité" intitulé :
Âge d'or. Or,
Bernard Meyer (op.cit. p.192)
avance pour expliquer cette dernière exclusion une hypothèse
qui s'appliquerait fort bien aussi à Bannières de mai :
"À la
réflexion pourtant, elle [cette exclusion] s'explique
aisément : dans ce poème, la dérision est déjà trop
présente, avec la lucidité qu'elle suppose, et il n'est
pas habile, lorsque l'on veut dénoncer l'égarement
prétendu de la Bacchante, de montrer aussi ses clins
d'oeil. Pour les besoins de sa démonstration (j'étais
vraiment devenu fou !), Rimbaud devait dissimuler qu'il
restait clairvoyant au milieu de ses transes."
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Mars 2012
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