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Phrases / Panorama critique

 

La question du titre et l'édition du texte (un historique)

 

 

 

Sommaire du dossier

Phrases
Manuscrit 
Panorama critique
Bibliographie

  L'édition et l'analyse littéraire de ces textes (deux aspects largement imbriqués dans la compréhension qu'on peut en avoir) ont une histoire qu'il convient d'abord de rappeler.

Le dossier de manuscrits numérotés qui a servi pour l'édition originale des Illuminations (1886) présente sur deux feuillets consécutifs (f° 11 et 12) une série de huit petits textes, séparés les uns des autres par divers procédés graphiques. Seul le f° 11 mentionne un titre (Phrases). Les premiers éditeurs ont donc estimé (Ernest Delahaye en formule d'ailleurs explicitement l'idée) que Rimbaud avait souhaité présenter sous un même titre les poèmes des deux feuillets, "poèmes si brefs qu'il les intitule simplement « Phrases »" (op.cit.).

Un des commentateurs les plus récents, Michel Murat, valide cette intuition première lorsqu'il définit les Phrases comme "des séries de micro-poèmes" ou de "poèmes élémentaires" et crédite Rimbaud d'avoir inventé là un genre littéraire nouveau :

"Phrases est comme Conte un titre générique : mais il institue un genre au lieu de référer à un genre constitué. C'est à ma connaissance la première fois que ce terme est utilisé avec une valeur générique, pour désigner (par métonymie) des unités textuelles brèves ayant la dimension et la structure d'une phrase grammaticale. Les surréalistes reprendront cet usage, à propos de l'écriture automatique et des « phrases de réveil ». Comme notion, « phrase » dit autre chose que « fragment » : la perspective est de construction, et non de négation. On « fait » des phrases (tous les enfants ont entendu cette injonction), et on les assemble en tant qu'elles sont les unités de base du discours, hiérarchisées et pourvues d'un « sens complet » que marque une courbe prosodique." (op. cit. 2002, p.296).

L'auteur écarte ici le genre du "fragment" (pratiqué notamment par les romantiques allemands au tournant du dix-neuvième siècle), notion utilisée par certains rimbaldiens comme André Guyaux pour définir les composantes de notre texte et, plus généralement, la poétique des Illuminations. Il distingue aussi la "phrase" comme genre d'autres formes brèves répertoriées : l'aphorisme, le proverbe, l'épigramme.

Jugeant donc que cette qualité partagée de "micro-poèmes" suffisait à justifier le regroupement de ces textes sous un même titre, les premiers éditeurs les enchaînaient comme une série continue de huit morceaux. Ils négligeaient de reproduire les séparations graphiques différenciées utilisées par Rimbaud sur le manuscrit et, le plus souvent, uniformisaient cette séparation en sélectionnant soit le blanc de plusieurs lignes, soit les astérisques, soit le trait.

C'est, semble-t-il, Antoine Adam qui a commencé à ébranler cette tradition en montrant, dans ses articles de 1950-1951 puis dans son édition de la Pléiade (1972) que les textes du feuillet 11 et ceux du feuillet 12 constituaient deux ensembles distincts qu'il n'hésitait pas à caractériser comme deux poèmes : "Nous sommes ici en présence de deux poèmes différents, et que la routine persiste à considérer comme une pièce unique." (op. cit. 1972, p.989). Tout en respectant dans sa présentation des textes la configuration du manuscrit, il indiquait que le titre "Phrases" correspondait seulement selon lui au premier poème, le second devant sans doute être considéré comme un poème sans titre.

Il y avait dans cette thèse une idée foncièrement juste, qui fut immédiatement reconnue et adoptée : la différence de nature entre le groupe de textes recueilli dans le feuillet 11 et les poèmes du feuillet 12. Les trois textes du feuillet 11 apparaissent unifiés par la présence d'un thème commun (le couple), d'un dispositif d'énonciation similaire (l'apostrophe lancée vers un allocutaire que le texte désigne par des pronoms de deuxième personne), d'un modèle syntaxique récurrent (dans les textes 1 et 2). Rien de tel dans ceux du feuillet 12 qui relèvent davantage de la description et constituent ce que Delahaye définissait (ma foi, pas si mal) comme des "apparitions courtes" (ibid.) fondées sur le schéma "sensation-vision" (ibid.), de petites épiphanies en somme. Mais la justesse de cette idée ne justifiait ni de récuser le titre de Phrases comme titre commun (celui-ci étant fondé sur le genre et non sur la thématique ou le style des textes), ni de forcer l'interprétation des textes du feuillet 12, comme le fait Antoine Adam, pour en faire un seul poème dédié à l'évocation d'une fête nationale.

La problématique à propos de Phrases se reconfigure en 1977 avec l'article publié par André Guyaux dans la RHLF : "Y a-t-il des poèmes sans titres dans les Illuminations ?". Se proposant de rétablir "la vérité philologique de ces textes" (p.877), l'auteur dénonce dans Phrases un regroupement factice effectué d'après lui par le premier éditeur des Illuminations, Félix Fénéon. Guyaux réaffirme cette conviction dans sa Poétique du fragment en 1985. Dans l'édition critique des Illuminations publiée la même année, il sépare d'une dizaine de pages les deux feuillets (en les plaçant respectivement p.47 et 58 du volume) et insère les textes du feuillet 12 à la suite du paragraphe détaché habituellement publié dans la continuation de Being Beauteous (conformément à la disposition du feuillet 7) de manière à constituer une série de brefs "poèmes sans titres". C'était là, d'une part, radicaliser la thèse d'Adam à propos du titre, d'autre part refuser toute logique d'ensemble aux textes du feuillet 12 en nous demandant de les lire comme des fragments "autonomes" :  "l'essentiel [est] qu'on les lise en excluant a priori l'idée d'un ensemble, d'une continuité" (op. cit. 1977, p.866).

La plupart des éditions qui voient le jour les années suivantes, sans faire leurs toutes les conclusions d'Adam et de Guyaux, se font scrupule d'ajouter entre les deux séries un second titre entre crochets :

[Phrases] : Steinmetz, 1989, Forestier, 1999 ;
[Fragments sans titre] : Brunel, 1998 et 1999 ;
[Poèmes en prose du feuillet 12] : Brunel 2004.

Mais le débat se rouvre une nouvelle fois dans les années 2000. Convaincu que la numérotation des 24 premiers feuillets du manuscrit des Illuminations est de la main de Rimbaud (cf. http://histoires-litteraires.fr/les-illuminations-manuscrites/), Steve Murphy attribue au poète lui-même le regroupement des feuillets 11 et 12 sous un même titre :

"La pagination étant de Rimbaud, ces pages présentent une structure pré-typographique définitive (quoique d'une interprétation délicate pour l'éditeur). Il convient de respecter l'enchaînement de ces deux séries primitives tout en indiquant la distinction entre les deux types de séparation des « phrases ». Même s'il lit ces « phrases » sous un titre global, sans démarcations et distinctions typographiques nettes, le lecteur attentif sentira sans doute l'existence non seulement de phrases mais de deux séries de phrases, chacune comportant sa propre logique temporelle, thématique et rhétorique." (op. cit. 2002, p.607).

André Guyaux semble avoir été à moitié convaincu par cette argumentation. Dans sa récente Pléiade (2009) il suit scrupuleusement le dispositif titulaire et l'enchaînement des textes observables dans le manuscrit (p.298-299). Mais sa notice des pages 958-959 est extrêmement questionnante : "le folio 12 et les cinq fragments qui y figurent sont-ils encore gouvernés par le même titre, comme semble l'indiquer la séquence des manuscrits numérotés, et comme la tradition éditoriale le comprend le plus souvent ?"

 



Notes
 


Feuillet 11
 
   
   Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai.
   Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", — et je suis à vos genoux.
   Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai.
  Suzanne Bernard :
   "On pourrait penser avec A. Adam que le premier poème reprend des thèmes verlainiens : c'est Verlaine qui a parlé d'un « bois noir » dans La Bonne Chanson, c'est lui aussi qui a dit dans une des Ariettes oubliées « Soyons deux enfants ... » Ces « phrases » donc, « ce sont celles de l'amour conventionnel, ses bêlements puérils, son rêve de pureté et de solitude à deux, d'Éden enfantin et bucolique », conclut A. Adam non sans vraisemblance." (op. cit. 1961, p.496).

Antoine Fongaro :
   "Ajoutons qu'il y a dans ce passage un écho des Ariettes oubliées des Romances sans paroles : de la IVe (« Il faut, voyez-vous...»), et de la Ve (« Le piano que baise une main frêle / Luit » devient chez Rimbaud : « une maison musicale pour notre claire sympathie »). Et citons le commentaire d'A. Adam : « Sans doute l'auteur de Phrases [...] a voulu qu'apparaisse la pauvreté d'un sentiment délicat, il a voulu lui opposer cet amour démoniaque, cruel, méprisant, qui se plaît à humilier l'objet du désir »" (op. cit. p.34).

Antoine Adam :
   "Une fois de plus, il [Rimbaud] dit sa déception définitive devant l'amour de la femme [...]. Elle est secrètement l'ennemie, et ne rêve que d'étouffer le partenaire" (op. cit. 1972, p.989).

André Guyaux :
   "Le rythme et la structure logique des trois paragraphes sont les mêmes : une subordonnée, thème logique, temporelle conditionnelle, suivie d'une principale courte, qui clôt la phrase, en constitue le prédicat et contient uniformément un sujet « je », un verbe et un complément qui est « vous » ou qui l'inclut (« à vos genoux »). [...] Avant que vienne le sujet de la principale attendue, « je », se succèdent encore, séparés par une virgule et un tiret, trois compléments construits sur un même modèle : en (...) pour (...). Schématiquement :
 
Quand le mode sera réduit
        en un seul bois noir           pour nos quatre yeux étonnés, —
        en une plage                    pour deux enfants fidèles, —
        en une maison musicale     pour notre claire sympathie, —

je vous trouverai.

   [...] Chacun des trois paragraphes offre un point de chute où se fait jour la relation je-vous, après une ponctuation identique :

(...) — je vous trouverai.
(...) — et je suis à vos genoux.
(...) — je vous étoufferai.

De la première à la troisième phrase, trois étapes thématiques : découverte - dévotion - meurtre, forment l'histoire d'une relation hypothétique. Le « nous » idyllique du premier paragraphe ne reparaît plus. Le « vous » envahit le troisième paragraphe en même temps que la première personne sujet, « je », se donne un attribut féminin : « que je sois celle [...]." (Illuminations, édition critique, 1985, p.168-169). 

    "Rimbaud (après Baudelaire) aime le mot luxe : « luxe dégoûtant » (Parade) ; « complaisance agrémentée de ciel et de luxe » et « bêtes de luxe » (Conte) ; « luxe nocturne » (Vagabonds) ; « luxes oisifs » (Jeunesse IV), et il s'extasie devant son dérivé, baudelairien lui aussi : « Magnifique, la luxure » (dans Une saison en enfer). Il aime également l'adjectif inouï : « Hourra pour l'œuvre inouïe [...] » (Matinée d'ivresse), « lumières inouïes » (Vie I), « sauts d'harmonie inouïs » (Solde). Est-ce que cela signifie que les guillemets de « luxe inouï » donnent la mesure d'un cliché réflexif, que l'auteur renvoie à lui-même, en se rendant étranger à lui-même ?" ("Mystères et clartés du guillemet rimbaldien", Parade sauvage n°8, septembre 1991, p.33).

Margaret Davies :
   "Qui est-ce qui parle ? Si, comme tout porte à croire jusqu'ici, c'est sinon Verlaine lui-même, un personnage verlainien employant son langage il pourrait s'agir d'une espèce de menace, d'un vœu de possession malgré la résistance de l'autre. Je vous trouverez si vous parvenez « gagner la fenêtre », je serai toujours à vos côtés même si vous voulez que « ce bras durci ne traîne plus une chère image », je vous trouverai même si vous voulez vous échapper de l'ennui du « cher cœur et du cher corps » ?"
   [...]
   "Typiquement rimbaldienne [est] cette image du sage, savant, ermite, symbole du voyant entouré de sa propre création. « Dans une magnifique demeure cernée par l'Orient entier j'ai accompli mon immense œuvre et passé mon illustre retraite ». Et le fait que Rimbaud met le « luxe inouï » entre guillemets souligne l'intratextualité. C'est évidemment à son propre projet qu'il se réfère, au « futur luxe nocturne » de Vagabonds, aux « richesses inouïes » de Vies, à une vision du futur qui serait semblable à celui immensément fécond de Jeunesse : « Mais tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège. Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs. » Donc, l'effet de cet avenir appartenant si clairement au projet du voyant, cité même dans ses propres termes, est de provoquer l'adoration respectueuse — quasi religieuse — du personnage qui parle. « Et je suis à vos genoux ». Il s'agirait donc du personnage verlainien qui se prosterne devant les qualités surnaturelles de son « petit ami ». C'est évidemment la lecture la plus évidente, mais de toute façon il s'agit maintenant de deux versions d'un avenir possible, l'une reposant sur la sentimentalité, l'autre sur les ambitions créatrices, qui s'opposent radicalement mais qui sont maintenues en équilibre par la symétrie de la forme."
   [...]
   "Nouveau déploiement de possibilités mais qui se trouve subitement refermé par le deuxième membre de la phrase : « Que je sois celle qui sait vous garrotter ». Contrainte, domination, immobilité — et l'emploi, pour la première fois, du féminin révèle un des sens les plus clairs de Phrases : ce qui chez Rimbaud est mis dans le camp de la féminité, c'est-à-dire de la vie affective, même si elle peut être liée au début au rêve et à la nature finit toujours par devenir tyrannique, même étouffante. [...] Il semble clair maintenant que ces deux personnages représentent une femme employant le langage verlainien, s'adressant à son partenaire, et citant le langage rimbaldien. S'agit-il donc d'un Verlaine travesti en femme menaçant le jeune voyant d'un amour claustrophobique ? Peut-être bien." (op. cit. p.65-67).

Jean-Luc Steinmetz :
   "Sur ce f° 11, les trois textes se caractérisent par un « nous ». Mais ce que recouvre ce pronom n'est vraiment perceptible que dans le premier texte où il désigne un couple [...] « Que je sois celle » : qui parle ? Il faut très certainement comprendre que ce premier ensemble doit se dire au féminin. Mais le jeu du masculin et du féminin peut fort bien recouvrir un débat homosexuel comme dans Une saison en enfer" (op. cit. p.156).

Sergio Sacchi :
   "À propos du subjonctif de « que je sois celle », Steve Murphy observe subtilement qu'il « paraît sous couvert de l'hypothèse glisser un souhait » [Bivort et Murphy, Rimbaud. Publications autour d'un centenaire, supplemento al n°113 di Studi francesi, maggio-agosto 1994]" (op.cit. p.144 n.10).

Michel Murat :
   "Le développement par membres parallèles, séparés par un double signe, virgule (parfois point-virgule) et tiret, constitue une structure caractéristique des Illuminations [...]. Entre toutes ces occurrences, Phrases revêt une importance particulière, parce que la structure coïncide avec la « phrase » et constitue la matrice du poème, qui la met en série  [...]. [Le tiret] ne relie pas, comme la ponctuation, mais dissocie les plans. Rythmique, il segmente le discours : au lieu de créer une continuité en liant les éléments distincts (comme la virgule et le point-virgule), il coupe le flux discursif. Mais, à la différence du point, il ne ferme pas : dans le même mouvement il suspend et reprend [...]. Cette différence de statut explique que le tiret soit compatible avec les autres signes de ponctuation, et qu'il puisse dans certains cas (ou en vue de certains effets) se substituer à eux : c'est alors la scansion du discours qui l'emporte sur l'articulation logique. D'autre part, le tiret n'est pas orienté, à la différence de la parenthèse ou des guillemets dont la fonction est en partie analogue. En double, dans une incise, il ouvre et ferme indifféremment. Il peut aussi ouvrir sans refermer, c'est-à-dire simplement décaler. Employé en série, c'est un opérateur neutre : les membres qu'il relie peuvent être parallèles, enchâssés à deux ou plusieurs niveaux, avec ou sans symétrie." (op. cit. 2002, p.342-345).


   


   Quand nous somme très forts, — qui recule ? très gais, qui tombe de ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous ?
     Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre.
  André Guyaux :
   "Trois phrases symétriques composées sur le même schéma : une subordonnée de temps à nuance conditionnelle et une principale au mode interrogatif. Nous retrouvons ainsi, en un seul paragraphe, la structure de l'ensemble des trois paragraphes précédents [...] Jusqu'ici, pratiquement rien ne s'est modifié dans la structure de la phrase : cinq paragraphes, trois puis deux, avec la même suspension entre la subordonnée et la principale, et souvent la même ponctuation pour signifier la même corrélation contrastée entre le thème et le prédicat. L'unité rythmique reconnue jusqu'ici se perd [dans le texte suivant]. La deuxième personne change de nombre : non plus « vous » mais « tu ». Au centre, un verbe à l'impératif : « Attache-toi à nous ». Au début, un vocatif [...]" (Illuminations, édition critique, 1985, p.170).

 


   — Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir.   Albert Py :
   "la troisième [phrase], plus dure, plus forte, laisse entrevoir une fille du peuple, compagne de misère des deux poètes exilés" (op. cit. p.121).

Antoine Adam
 :
   "Sans elle [la femme], l'homme n'est pas heureux. Les mots de l'amour ne sont que des « phrases », mais ils sont l' « unique flatteur » de son « vil désespoir ». Si la succession des idées est obscure, il faut du moins se tenir fermement à cette certitude que Phrases offre une signification très générale. Il ne s'agit pas de Verlaine, ni d'une jeune fille que Rimbaud aurait rencontrée [...]. Il s'agit de l'homme et de la femme" (op. cit. 1972, p.989-990).

Sergio Sacchi :
   "la même histoire est apparemment reflétée dans cette nouvelle phase du poème : « comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres » ; en effet, les déictiques renvoient vraisemblablement aux épisodes rapportés dans les deux sections précédentes, plutôt qu'à de nouvelles scènes se déroulant, à présent, en dehors de la narration mais sous les yeux du narrateur. Conformément à son rythme fondamental, le poème revient, une fois encore, sur la même situation, mais envisagée d'un autre point de vue. Cette « camarade », qui est entre autres une « enfant monstre » est le signe d'un retour à l'enfance [...]. Un enfant resterait en effet insensible (« ça t'est égal ») aux manœuvres de l'amour adulte, à ses complications  [...]. Cette « enfant monstre » serait en fait, selon Margaret Davies [ibid. p.69], une enfant « monstrueuse » à l'image de l'âme déréglée du poète voyant : ainsi que le « grand criminel » de la lettre du 15 mai 1871, cette enfant serait « inhumaine » (Margaret Davies), c'est-à-dire indifférente à ce qui fait souffrir le commun des mortels (en l'occurrence les amoureux). [...] elle ne représente finalement que le double enfantin de l'adulte [...] c'est précisément par ce point de vue nouveau que Phrases [III], dernier volet, remplit sa fonction de synthèse et d'accomplissement du poème tout entier : on dirait qu'envisagées sous ce jour inédit, les aventures précédentes sont réduites à leur navrante dimension réelle. Ainsi, le « désespoir » final est l'état d'âme de quelqu'un qui aurait compris que son lot en amour est l'échec : en essayant de renouer avec sa nature première, il peut aussi mesurer toute la distance qui sépare cette nature originaire de ce qu'il a vraiment vécu par la suite [...]. Cependant, la merveilleuse « camarade » est peut-être encore capable de tout transfigurer. [...] puisque « nous » désigne celui qui parle et sa ou ses compagnes, la bienveillance d'une « enfant monstre » pourrait même transformer ou restaurer l'amour tel qu'on l'a rêvé au temps du paradis du premier âge. Reste qu'une nuance d'espoir faux ou d'illusion mal fondée colore sans doute cette action de « flatter » une vie étranglée." (op.cit. p.154-156).

Jean-Pierre Giusto :
   "Il est séduisant de rapprocher ces textes de Vierge folle dans Une saison en enfer. Il y est question, en effet, d'Amour qu'on ne saurait « jeter par la fenêtre », qui exige force, gaieté et méchanceté. L'exigence se moque de toute manœuvre et embarras. L'entraînement violent dans une relation vagabonde laisse deviner un rêve de pureté susceptible de tourner au cauchemar. Bref, l'itinéraire de l'érotique rimbaldienne." (Œuvre-vie, 1991, p.341).

 



Feuillet 12

 
   
   Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; — une odeur de bois suant dans l'âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ?   Suzanne Bernard :
   "Dans ce style de « notations », Rimbaud décrit une scène ardennaise ou flamande. C'est dans le Nord que se pratique le « rouissage » des plantes textiles, qui consiste à les faire tremper dans l'eau. Les joujoux et l'encens paraissent évoquer Noël. Rimbaud veut probablement dire qu'il fait si froid, si brumeux dans cette matinée couverte (où il a fallu allumer du feu) qu'on se croit presque en décembre." (op. cit. 1961, p.497).

Antoine Adam :
   "Le thème du second poème est tout différent. Il s'agit du sentiment de solitude qu'éprouve Rimbaud, un jour de juillet, alors que la population est en fête. Dans sa chambre solitaire, le jeune homme se laisse aller à son imagination. À la fin, il se jette sur son lit et, le visage tourné vers le mur, il s'abandonne à des rêves sensuels." (op. cit. 1972, p.990).

André Guyaux :
   "La structure est fragmentée : phrases courtes, images ou fragments d'images qui, à partir d'un cadre initial, évoquent une atmosphère où domine l'humidité, perceptible par l'odorat. De ce climat amer et moite surgit la brutale interrogation : pourquoi pas  (...)?, qui fait dévier le texte et sa temporalité vers un lieu symbolique ou métaphysique, et vers un autre temps, celui d'un Noël anticipé qui, par l'interrogation, efface un Juillet qui s'était métamorphosé lui-même en un hiver précoce." (Illuminations, édition critique, 1985, p.208).

Louis Forestier :
   "Fleurs rouies : fleurs exhalant la mauvaise odeur d'eau croupie" (op. cit. 2004, p.506)  

 


   J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse.   Albert Py :
   "phrase admirable par son triple élan redoublé, par la scène immense qu'elle dessine dans l'espace, par l'allégresse des images et de l'idée, par la valeur absolue conférée à l'acte de la danse. Acte ici essentiellement poétique. Je danse signifie je suis poète, je rassemble le monde dans les lacs de mes images et je l'anime de mon rythme." (op. cit. p.122).

André Guyaux :
   "Deux verbes : J'ai tendu (...) et je danse, aux deux bouts. Le rapport chronologique entre les deux actions se manifeste dans le temps des verbes : passé composé et présent. La coordination et tout ce qui sépare les deux actions font apparaître un autre rapport, causal." (Illuminations, édition critique, 1985, p.208).

Pierre Brunel :
   "Le retentissement de ce texte est sensible dans la postérité musicale des Illuminations. Benjamin Britten l'a retenue, et elle seule, pour son cycle de 1939 , dont c'est le troisième moment. Le compositeur, écrit Xavier de Gaulle, « fait une merveille d'à peine plus d'une minute ». Et il précise : « les trois séquences syntaxiques reposent sur autant de structures parallèles où la voix s'élève progressivement vers l'aigu par des courbes apaisées (lento ed extatico) jusqu'à l'extase du "et je danse" qui élargit l'espace et semble enivrer de sa propre alchimie sonore. Sur d'étranges harmoniques étagées dans les cordes (jouées sans vibrato), cette miniature est une authentique métaphore visuelle de la partition musicale ("Cordes... guirlandes... chaînes d'or) et de ses sortilèges » [Benjamin Britten ou l'Impossible Quiétude, p.110]" (op. cit. 2004, p.278).   

 


   Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ?   Suzanne Bernard :
   "Vision inspirée probablement par des vapeurs blanchâtres traînant sur un étang" (op. cit. 1961, p.497).

André Guyaux :
   "L'heure est celle du couchant, avec son spectacle et son mystère. La nature est présente : Le haut étang, le couchant blanc. Le spectateur attend que la couleur change, du blanc au violet, entre le jour et la nuit. C'est la réflexion poétique : prolonger le réel ; le faire signifier, interroger le paysage sur ce qu'il est et ce qu'il sera, ce qu'il peut être ; profiter de l'interstice entre ce qu'il est et ce qu'il sera, entre l'humidité ascendante de la terre et le ciel promettant ses couleurs du soir, pour introduire le merveilleux." (Illuminations, édition critique, 1985, p.209-2010).

 


Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages.   André Guyaux :
   "Une phrase. Tout se passe entre les deux propositions, dans l'articulation prédicative et syntaxique de la phrase, exactement, à la virgule. Du sens des deux parties et de la conjonction temporelle, il résulte un contraste, un déséquilibre, un défaut de synthèse. La subordonnée se réfère à l'humain, au social, à l'argent, à la fête. La principale, à l'ordre du merveilleux, de l'hermétisme, du signe." (Illuminations, édition critique, 1985, p.2010).

Louis Forestier :
   "Fêtes de fraternité : on ne peut conclure de la première phrase de cet ensemble, comme on l'a fait, que l'expression désigne les festivités du 14 juillet : la troisième République ne les célébra pour la première fois qu'en 1880 !" (op. cit. 2004, p.506).

Pierre Brunel :
   "Le rose [dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs] n'était pas plus épargné que le blanc des lys : «Estampes roses, sujets saints / Pour les jeunes communiants ». Demeure-t-il quelque chose de cette ironie persifleuse dans le quatrième texte du feuillet 12, et l'évocation d'une « cloche de feu rose dans les nuages » ? Le rapprochement des deux mots « feu » et « rose » est presque un oxymore : le rouge flamboyant s'atténue en un rose sulpicien, en même temps que le soleil se transforme en cloche comme pour une préparation de l'angélus du soir. On pouvait avoir l'impression, à la première lecture continue de ce quatrième texte, qu'une opposition y était marquée entre le déroulement dispendieux d'une fête laïque et, gratuite, cette fête de la nature dans le ciel. Mais la critique s'introduit dans les deux évocations en diptyque : si les « fêtes de fraternité » ont le caractère officiel des fêtes de la Révolution, la fête céleste suscite aussi la méfiance par la concession faite à l'imagerie religieuse et au rose dévot." (op. cit. 2004, p.275).

 


   Avivant un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre je vous vois, mes filles ! mes reines !   Jean-Luc Steinmetz :
   "le dernier poème entre en résonance avec diverses Veillées et le décor des Déserts de l'amour" (op. cit. p.157).

André Guyaux :
   "Les deux premières lignes sont un prélude. La « poudre noire », métaphore de la nuit qui tombe ainsi qu'une bruine, et l' « encre de Chine », dont le « goût » semble monter plutôt que descendre, ont une même couleur [...]. Au-delà du tiret se succèdent trois propositions dont le sujet, « je », est chaque fois repris. Les deux premières, de rythme et de dimension équivalents (sept syllabes), font attendre la troisième, plus longue, dont le sujet et le verbe sont retardés par un participe détaché. Les trois actions sont chronologiques, consécutives : éteindre la lumière, rejoindre le lit, et puis rêver, penser, personnifier la nuit par la volonté d'investir de vision le non-visible." (Illuminations, édition critique, 1985, p.2010).

 

 

 

 

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