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Phrases / Panorama critique
La question du titre et l'édition du
texte (un historique) |
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L'édition
et l'analyse littéraire de ces textes (deux aspects largement
imbriqués dans la compréhension qu'on peut en avoir) ont une
histoire qu'il convient d'abord de rappeler. Le dossier de manuscrits numérotés qui a servi pour l'édition originale des Illuminations (1886) présente sur deux feuillets consécutifs (f° 11 et 12) une série de huit petits textes, séparés les uns des autres par divers procédés graphiques. Seul le f° 11 mentionne un titre (Phrases). Les premiers éditeurs ont donc estimé (Ernest Delahaye en formule d'ailleurs explicitement l'idée) que Rimbaud avait souhaité présenter sous un même titre les poèmes des deux feuillets, "poèmes si brefs qu'il les intitule simplement « Phrases »" (op.cit.). Un des commentateurs les plus récents, Michel Murat, valide cette intuition première lorsqu'il définit les Phrases comme "des séries de micro-poèmes" ou de "poèmes élémentaires" et crédite Rimbaud d'avoir inventé là un genre littéraire nouveau :
L'auteur écarte ici le genre du "fragment" (pratiqué notamment par les romantiques allemands au tournant du dix-neuvième siècle), notion utilisée par certains rimbaldiens comme André Guyaux pour définir les composantes de notre texte et, plus généralement, la poétique des Illuminations. Il distingue aussi la "phrase" comme genre d'autres formes brèves répertoriées : l'aphorisme, le proverbe, l'épigramme. Jugeant donc que cette qualité partagée de "micro-poèmes" suffisait à justifier le regroupement de ces textes sous un même titre, les premiers éditeurs les enchaînaient comme une série continue de huit morceaux. Ils négligeaient de reproduire les séparations graphiques différenciées utilisées par Rimbaud sur le manuscrit et, le plus souvent, uniformisaient cette séparation en sélectionnant soit le blanc de plusieurs lignes, soit les astérisques, soit le trait. C'est, semble-t-il, Antoine Adam qui a commencé à ébranler cette tradition en montrant, dans ses articles de 1950-1951 puis dans son édition de la Pléiade (1972) que les textes du feuillet 11 et ceux du feuillet 12 constituaient deux ensembles distincts qu'il n'hésitait pas à caractériser comme deux poèmes : "Nous sommes ici en présence de deux poèmes différents, et que la routine persiste à considérer comme une pièce unique." (op. cit. 1972, p.989). Tout en respectant dans sa présentation des textes la configuration du manuscrit, il indiquait que le titre "Phrases" correspondait seulement selon lui au premier poème, le second devant sans doute être considéré comme un poème sans titre. Il y avait dans cette thèse une idée foncièrement juste, qui fut immédiatement reconnue et adoptée : la différence de nature entre le groupe de textes recueilli dans le feuillet 11 et les poèmes du feuillet 12. Les trois textes du feuillet 11 apparaissent unifiés par la présence d'un thème commun (le couple), d'un dispositif d'énonciation similaire (l'apostrophe lancée vers un allocutaire que le texte désigne par des pronoms de deuxième personne), d'un modèle syntaxique récurrent (dans les textes 1 et 2). Rien de tel dans ceux du feuillet 12 qui relèvent davantage de la description et constituent ce que Delahaye définissait (ma foi, pas si mal) comme des "apparitions courtes" (ibid.) fondées sur le schéma "sensation-vision" (ibid.), de petites épiphanies en somme. Mais la justesse de cette idée ne justifiait ni de récuser le titre de Phrases comme titre commun (celui-ci étant fondé sur le genre et non sur la thématique ou le style des textes), ni de forcer l'interprétation des textes du feuillet 12, comme le fait Antoine Adam, pour en faire un seul poème dédié à l'évocation d'une fête nationale. La problématique à propos de Phrases se reconfigure en 1977 avec l'article publié par André Guyaux dans la RHLF : "Y a-t-il des poèmes sans titres dans les Illuminations ?". Se proposant de rétablir "la vérité philologique de ces textes" (p.877), l'auteur dénonce dans Phrases un regroupement factice effectué d'après lui par le premier éditeur des Illuminations, Félix Fénéon. Guyaux réaffirme cette conviction dans sa Poétique du fragment en 1985. Dans l'édition critique des Illuminations publiée la même année, il sépare d'une dizaine de pages les deux feuillets (en les plaçant respectivement p.47 et 58 du volume) et insère les textes du feuillet 12 à la suite du paragraphe détaché habituellement publié dans la continuation de Being Beauteous (conformément à la disposition du feuillet 7) de manière à constituer une série de brefs "poèmes sans titres". C'était là, d'une part, radicaliser la thèse d'Adam à propos du titre, d'autre part refuser toute logique d'ensemble aux textes du feuillet 12 en nous demandant de les lire comme des fragments "autonomes" : "l'essentiel [est] qu'on les lise en excluant a priori l'idée d'un ensemble, d'une continuité" (op. cit. 1977, p.866). La plupart des éditions qui voient le jour les années suivantes, sans faire leurs toutes les conclusions d'Adam et de Guyaux, se font scrupule d'ajouter entre les deux séries un second titre entre crochets :
Mais le débat se rouvre une nouvelle fois dans les années 2000. Convaincu que la numérotation des 24 premiers feuillets du manuscrit des Illuminations est de la main de Rimbaud (cf. http://histoires-litteraires.fr/les-illuminations-manuscrites/), Steve Murphy attribue au poète lui-même le regroupement des feuillets 11 et 12 sous un même titre :
André Guyaux semble avoir été à moitié convaincu par cette argumentation. Dans sa récente Pléiade (2009) il suit scrupuleusement le dispositif titulaire et l'enchaînement des textes observables dans le manuscrit (p.298-299). Mais sa notice des pages 958-959 est extrêmement questionnante : "le folio 12 et les cinq fragments qui y figurent sont-ils encore gouvernés par le même titre, comme semble l'indiquer la séquence des manuscrits numérotés, et comme la tradition éditoriale le comprend le plus souvent ?"
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Feuillet 11 |
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Quand le monde sera réduit en un seul bois noir pour nos quatre yeux
étonnés, — en une plage pour deux enfants fidèles, — en une maison
musicale pour notre claire sympathie, — je vous trouverai. Qu'il n'y ait ici-bas qu'un vieillard seul, calme et beau, entouré d'un "luxe inouï", — et je suis à vos genoux. Que j'aie réalisé tous vos souvenirs, — que je sois celle qui sait vous garrotter, — je vous étoufferai. |
Suzanne Bernard : "On pourrait penser avec A. Adam que le premier poème reprend des thèmes verlainiens : c'est Verlaine qui a parlé d'un « bois noir » dans La Bonne Chanson, c'est lui aussi qui a dit dans une des Ariettes oubliées « Soyons deux enfants ... » Ces « phrases » donc, « ce sont celles de l'amour conventionnel, ses bêlements puérils, son rêve de pureté et de solitude à deux, d'Éden enfantin et bucolique », conclut A. Adam non sans vraisemblance." (op. cit. 1961, p.496). Antoine Fongaro : "Ajoutons qu'il y a dans ce passage un écho des Ariettes oubliées des Romances sans paroles : de la IVe (« Il faut, voyez-vous...»), et de la Ve (« Le piano que baise une main frêle / Luit » devient chez Rimbaud : « une maison musicale pour notre claire sympathie »). Et citons le commentaire d'A. Adam : « Sans doute l'auteur de Phrases [...] a voulu qu'apparaisse la pauvreté d'un sentiment délicat, il a voulu lui opposer cet amour démoniaque, cruel, méprisant, qui se plaît à humilier l'objet du désir »" (op. cit. p.34). Antoine Adam : "Une fois de plus, il [Rimbaud] dit sa déception définitive devant l'amour de la femme [...]. Elle est secrètement l'ennemie, et ne rêve que d'étouffer le partenaire" (op. cit. 1972, p.989). André Guyaux : "Le rythme et la structure logique des trois paragraphes sont les mêmes : une subordonnée, thème logique, temporelle conditionnelle, suivie d'une principale courte, qui clôt la phrase, en constitue le prédicat et contient uniformément un sujet « je », un verbe et un complément qui est « vous » ou qui l'inclut (« à vos genoux »). [...] Avant que vienne le sujet de la principale attendue, « je », se succèdent encore, séparés par une virgule et un tiret, trois compléments construits sur un même modèle : en (...) pour (...). Schématiquement :
[...] Chacun des trois paragraphes offre un point de chute où se fait jour la relation je-vous, après une ponctuation identique :
De la première à la troisième phrase, trois étapes thématiques : découverte - dévotion - meurtre, forment l'histoire d'une relation hypothétique. Le « nous » idyllique du premier paragraphe ne reparaît plus. Le « vous » envahit le troisième paragraphe en même temps que la première personne sujet, « je », se donne un attribut féminin : « que je sois celle [...]." (Illuminations, édition critique, 1985, p.168-169). "Rimbaud (après Baudelaire) aime le mot luxe : « luxe dégoûtant » (Parade) ; « complaisance agrémentée de ciel et de luxe » et « bêtes de luxe » (Conte) ; « luxe nocturne » (Vagabonds) ; « luxes oisifs » (Jeunesse IV), et il s'extasie devant son dérivé, baudelairien lui aussi : « Magnifique, la luxure » (dans Une saison en enfer). Il aime également l'adjectif inouï : « Hourra pour l'œuvre inouïe [...] » (Matinée d'ivresse), « lumières inouïes » (Vie I), « sauts d'harmonie inouïs » (Solde). Est-ce que cela signifie que les guillemets de « luxe inouï » donnent la mesure d'un cliché réflexif, que l'auteur renvoie à lui-même, en se rendant étranger à lui-même ?" ("Mystères et clartés du guillemet rimbaldien", Parade sauvage n°8, septembre 1991, p.33).
Margaret Davies : Sergio
Sacchi :
Michel Murat : |
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Quand nous somme très forts, — qui recule ? très gais, qui tombe de
ridicule ? Quand nous sommes très méchants, que ferait-on de nous ? Parez-vous, dansez, riez. — Je ne pourrai jamais envoyer l'Amour par la fenêtre. |
André Guyaux : "Trois phrases symétriques composées sur le même schéma : une subordonnée de temps à nuance conditionnelle et une principale au mode interrogatif. Nous retrouvons ainsi, en un seul paragraphe, la structure de l'ensemble des trois paragraphes précédents [...] Jusqu'ici, pratiquement rien ne s'est modifié dans la structure de la phrase : cinq paragraphes, trois puis deux, avec la même suspension entre la subordonnée et la principale, et souvent la même ponctuation pour signifier la même corrélation contrastée entre le thème et le prédicat. L'unité rythmique reconnue jusqu'ici se perd [dans le texte suivant]. La deuxième personne change de nombre : non plus « vous » mais « tu ». Au centre, un verbe à l'impératif : « Attache-toi à nous ». Au début, un vocatif [...]" (Illuminations, édition critique, 1985, p.170).
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— Ma camarade, mendiante, enfant monstre ! comme ça t'est égal, ces malheureuses et ces manœuvres, et mes embarras. Attache-toi à nous avec ta voix impossible, ta voix ! unique flatteur de ce vil désespoir. | Albert
Py : "la troisième [phrase], plus dure, plus forte, laisse entrevoir une fille du peuple, compagne de misère des deux poètes exilés" (op. cit. p.121). Antoine Adam : "Sans elle [la femme], l'homme n'est pas heureux. Les mots de l'amour ne sont que des « phrases », mais ils sont l' « unique flatteur » de son « vil désespoir ». Si la succession des idées est obscure, il faut du moins se tenir fermement à cette certitude que Phrases offre une signification très générale. Il ne s'agit pas de Verlaine, ni d'une jeune fille que Rimbaud aurait rencontrée [...]. Il s'agit de l'homme et de la femme" (op. cit. 1972, p.989-990).
Sergio Sacchi : Jean-Pierre Giusto : |
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Feuillet 12 |
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Une matinée couverte, en Juillet. Un goût de cendres vole dans l'air ; — une odeur de bois suant dans l'âtre, — les fleurs rouies, — le saccage des promenades, — la bruine des canaux par les champs — pourquoi pas déjà les joujoux et l'encens ? |
Suzanne Bernard : "Dans ce style de « notations », Rimbaud décrit une scène ardennaise ou flamande. C'est dans le Nord que se pratique le « rouissage » des plantes textiles, qui consiste à les faire tremper dans l'eau. Les joujoux et l'encens paraissent évoquer Noël. Rimbaud veut probablement dire qu'il fait si froid, si brumeux dans cette matinée couverte (où il a fallu allumer du feu) qu'on se croit presque en décembre." (op. cit. 1961, p.497). Antoine Adam : "Le thème du second poème est tout différent. Il s'agit du sentiment de solitude qu'éprouve Rimbaud, un jour de juillet, alors que la population est en fête. Dans sa chambre solitaire, le jeune homme se laisse aller à son imagination. À la fin, il se jette sur son lit et, le visage tourné vers le mur, il s'abandonne à des rêves sensuels." (op. cit. 1972, p.990).
André Guyaux : Louis Forestier :
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J'ai tendu des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d'or d'étoile à étoile, et je danse. | Albert
Py : "phrase admirable par son triple élan redoublé, par la scène immense qu'elle dessine dans l'espace, par l'allégresse des images et de l'idée, par la valeur absolue conférée à l'acte de la danse. Acte ici essentiellement poétique. Je danse signifie je suis poète, je rassemble le monde dans les lacs de mes images et je l'anime de mon rythme." (op. cit. p.122). André Guyaux : "Deux verbes : J'ai tendu (...) et je danse, aux deux bouts. Le rapport chronologique entre les deux actions se manifeste dans le temps des verbes : passé composé et présent. La coordination et tout ce qui sépare les deux actions font apparaître un autre rapport, causal." (Illuminations, édition critique, 1985, p.208). Pierre Brunel :
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Le haut étang fume continuellement. Quelle sorcière va se dresser sur le couchant blanc ? Quelles violettes frondaisons vont descendre ? |
Suzanne Bernard : "Vision inspirée probablement par des vapeurs blanchâtres traînant sur un étang" (op. cit. 1961, p.497).
André Guyaux :
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Pendant que les fonds publics s'écoulent en fêtes de fraternité, il sonne une cloche de feu rose dans les nuages. | André
Guyaux : "Une phrase. Tout se passe entre les deux propositions, dans l'articulation prédicative et syntaxique de la phrase, exactement, à la virgule. Du sens des deux parties et de la conjonction temporelle, il résulte un contraste, un déséquilibre, un défaut de synthèse. La subordonnée se réfère à l'humain, au social, à l'argent, à la fête. La principale, à l'ordre du merveilleux, de l'hermétisme, du signe." (Illuminations, édition critique, 1985, p.2010). Louis Forestier : Pierre Brunel :
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Avivant un agréable goût d'encre de Chine, une poudre noire pleut doucement sur ma veillée. — Je baisse les feux du lustre, je me jette sur le lit, et tourné du côté de l'ombre je vous vois, mes filles ! mes reines ! |
Jean-Luc Steinmetz : "le dernier poème entre en résonance avec diverses Veillées et le décor des Déserts de l'amour" (op. cit. p.157). André
Guyaux : |
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