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Prologue d'Une saison en enfer (avril-août 1873)

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Lecture linéaire

 

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Rimbaud présente ce texte liminaire sans autre titre qu'une série d'astérisques pour le différencier des autres parties de l'œuvre, lui donner un statut à part. Nous y reviendrons.

  

   "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvée amère. Et je l'ai injuriée.    

Des guillemets suggèrent que quelqu'un parle qui n'est pas l'auteur : un narrateur, car le texte a toute l'allure d'un texte narratif, en ce début de la Saison. Curieusement, ces guillemets ne seront pas refermés à la fin de l'œuvre. Le récit évoque pour commencer ce temps très reculé qui caractérise contes et légendes ("jadis"), registre que confirme le stéréotype édénique ("le festin où s'ouvraient tous les cœurs") sur le réalisme duquel l'incise ("si je me souviens bien") semble ironiser. "Un soir" imite ces indices temporels qui, dans un récit, annoncent l'élément modificateur de la situation initiale (ici, le passage de l'Éden à la Chute).

Le narrateur est un artiste puisqu'il a eu affaire à "la Beauté" (il nous parlera plus loin de son "alchimie du verbe" et se dépouillera dans Adieu de sa "belle gloire d'artiste et de conteur"). Il parle de la Beauté comme d'une putain ou d'une amante ingrate. Dans Alchimie du verbe, il dira : "ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et à la beauté" et conclura : "Je sais aujourd'hui saluer la beauté" (= lui donner congé). Comme Baudelaire dans La Beauté et L'Hymne à la Beauté, il englobe dans un même sentiment d'amertume, un même ressentiment, les images jumelles de la Femme et de la Poésie.

   Je me suis armé contre la justice.

Formule de la rébellion absolue qui ne cherche même pas à s'excuser par la défense d'une cause juste.

   Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !

Les "sorcières" sont traditionnellement les auxiliaires de "Satan", qui sera mentionné plus loin. Ainsi s'annonce le thème faustien du pacte avec le grand tentateur : le narrateur a mis sa confiance dans les sorcières et a placé son "trésor", c'est-à-dire tout son bien (moral et intellectuel), sa jeunesse pleine de promesses (cf. Matin), sa vie même, entre leurs mains.

   Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.

Le révolté commence à apparaître comme une victime, sa révolte devient synonyme de sacrifice de soi et de désespoir. La violence de son destin est traduite par une métaphore animalière : "bête féroce". Dans la même logique nous trouverons plus loin le verbe "mordre", le mot "hyène".

   J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.

Le locuteur se présente en victime et bourreau de lui-même (cf. L' héautontimorouménos de Baudelaire) puisqu'il a lui-même "appelé" les malheurs qui le broient.

"Je me suis allongé dans la boue" ajoute une idée de dépravation. L'expression implique un jugement moral. En outre, le protagoniste s'est "séché" de sa boue (= il a éradiqué son sentiment de dépravation, apaisé son sentiment de culpabilité) "à l'air du crime" (= en faisant pire encore, en s'enfonçant plus avant dans le mal). Ou, du moins, il a fait semblant, par provocation. Il a "joué" au fou. Idée de pose et de simulation sans doute. Il s'est donné des "airs" de criminel (cf. Délires I
"Oh! ces jours où il veut marcher avec l'air du crime!") et de fou.

   Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.

Ce printemps est-il celui mentionné par Rimbaud comme début de la rédaction de la Saison ("avril-août 1873") ? Il s'agit peut-être seulement d'un indice temporel postiche (comme, plus haut, "un soir"), signifiant la fin d'un processus d'avilissement au terme duquel le narrateur, désabusé, ne sait plus que ricaner bêtement, des autres et de lui-même.

   Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac ! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.


    La charité est cette clef. Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !

  

La deuxième partie du texte qui commence ici pose de redoutables problèmes d'interprétation. J'avertis que je vais avancer des hypothèses qui me paraissent à moi-même, parfois, assez fragiles, sans signaler − pour faire vite − les solutions alternatives envisagées par la critique. J'invite le lecteur à se reporter au panorama critique consacré à ce texte s'il veut se faire une idée du large éventail de gloses qu'il a suscité.

Le narrateur a été "sur le point de faire le dernier couac" = il a été sur le point de mourir, allusion plus que probable à la crise de Bruxelles. "Cette inspiration" = cette idée de s'ouvrir une voie de salut dans la pratique de la charité, "prouve que j'ai rêvé" = est tellement absurde qu'elle ne peut m'être venue qu'en rêve. Sitôt formulée, la pensée d'un retour possible au "festin ancien" dont la clef serait "la charité" est donc rejetée pour son absurdité. Jusque là, tout le monde est à peu près d'accord.

La référence au coup de pistolet de Bruxelles est lourde de conséquences pour notre lecture. Par elle, Rimbaud nous demande implicitement de recevoir la Saison comme une forme d'autobiographie. Ce pacte de lecture déconcertant annonce la superposition de deux modes de narration : l'un emprunte à la tradition du mythe (pacte avec le diable, descente aux enfers, récit biblique de la Chute, motifs empruntés aux évangiles...), l'autre au genre de l'autobiographie ; le premier de ces modes, la fiction théologique, fournit au livre un arsenal symbolique et une structure-type (les quatre chapitres initiaux décrivant sous des angles divers la chute du "damné", les quatre suivants son cheminement hésitant vers la rédemption) ; le second, le codage autobiographique, permet seul de saisir la logique profonde de l'œuvre et suppose, pour être élucidé, le recours à des données biographiques, autotextuelles (les autres textes de Rimbaud), il exige une familiarité avec l'idiolecte rimbaldien. Ceci ne veut évidemment pas dire que le "je" du locuteur coïncide exactement avec la personne de Rimbaud : comme dans toute autobiographie, plus que dans d'autres sans doute, il faudra faire la part de la stratégie de présentation de soi mise en place par l'auteur. Mais la distinction auteur-narrateur, auteur-locuteur, sera désormais, pour notre lecture, souvent problématique, parfois artificielle, et en tout cas dépendante du contexte précis. Le but de Rimbaud dans la Saison (et son coup de génie, assurément), c'est de suggérer que cet anti-héros englué dans un absurde sentiment de culpabilité, vis à vis de la société pour sa révolte, vis à vis de Dieu pour ses blasphèmes et ses péchés, pourrait être lui. Que cette fable philosophique de la conscience occidentale malheureuse pourrait être, d'une certaine façon, sa propre histoire. D'où sa méthode consistant à parsemer le texte d'allusions biographiques à peine dissimulées, ce qui contribue à donner au récit l'intensité émotionnelle d'un drame vécu. Il ne viendrait à personne l'idée que l'histoire de Faust soit, dans le détail de ses péripéties, l'histoire de Goethe. Mais il n'est pas douteux que cet arrière petit-fils du satanique docteur qu'est le héros de la Saison ressemble par bien des traits à son créateur.

C'est dans ce cadre qu'il faut raisonner pour donner tout son sens au mot "charité". C'est un terme emprunté à la théologie chrétienne (l'amour porté à autrui au nom du christianisme qui est religion de l'Amour). Il éveille nécessairement des connotations religieuses. Mais il ne me paraît pas évoquer ici, comme on le dit souvent, la tentation d'un retour à la foi, d'une sorte de conversion. C'est de l'amour humain qu'il s'agit. Car toujours, dans la Saison, Rimbaud désigne blasphématoirement par "charité" l'amour profane, et même, plus précisément, "l'amour maudit", le "dévouement" "ensorcelé" de l'Époux infernal pour la Vierge folle (qu'on se souvienne aussi du sens de ce mot dans Les Sœurs de charité).

La religion n'a-t-elle donc rien à voir là-dedans ? Ce n'est pas si simple ! Car celui qui se raconte dans la Saison ce sera répété cent fois au cours du récit attribue volontiers à sa "sale éducation d'enfance" son indéracinable idéalisme, ce qu'il appelle son "innocence", toutes ses idées de beauté ou de bonté, de bonheur ou d'absolu. Ce n'est donc peut-être pas seulement par esprit de blasphème qu'il appelle "charité" l'amour témoigné à la Vierge folle mais aussi parce que cet amour représente pour lui, dans sa naïveté, une entreprise authentiquement charitable, une sorte de sacrifice fait à l'Autre pour le sauver : du vrai christianisme en quelque sorte. Illusion amère, bien entendu, puisqu'elle l'a conduit aux abords du trépas, lui remettant même en mémoire, sur son lit d'hôpital, le rituel catholique de l'extrême-onction, ainsi qu'il le rapporte dans un passage de L'Éclair qui a beaucoup d'affinités avec le paragraphe que nous commentons :

   "Sur mon lit d'hôpital, l'odeur de l'encens m'est revenue si puissante ; gardien des aromates sacrés, confesseur, martyr...
   Je reconnais là ma sale éducation d'enfance. Puis quoi !... Aller mes vingt ans, si les autres vont vingt ans..."

De sorte que le narrateur finit par réunir dans une même détestation ceux qu'il appelle "les amis de la mort" (Adieu), c'est-à-dire tous ceux qui "querell[ent] les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit,  prêtre !" (L'Éclair). Et il semble se demander, comme le Prince de Conte, si sa propre aspiration à "changer la vie" et à "réinventer l'amour" n'est pas, en dernière analyse, "une aberration de piété" (un reste aberrant de religiosité).

Dans Adieu, dénouement de la Saison, au moment où le locuteur s'apprête à se relancer, solitaire, dans l'existence, en pestant une fois de plus contre "les vieilles amours mensongères" et en regrettant l'absence à ses côtés de toute "main amie", Rimbaud risquera une nouvelle allusion au drame de Bruxelles :

  "Suis-je trompé, la charité serait-elle sœur de la mort, pour moi ?"

Cette insistance démontre la centralité du thème dans cette œuvre en dernier ressort autobiographique qu'est Une saison en enfer. Ce n'est donc pas, fondamentalement, le caractère chrétien de l'"inspiration" qui provoque le sarcasme dans ce prologue mais le souvenir du fiasco du "nouvel amour" raconté dans Délires I : le scepticisme de Rimbaud (car c'est de lui qu'il s'agit, naturellement) quant à la possibilité de surmonter l'égoïsme infernal et l'orgueil solitaire illustrés dans la première partie du texte, de s'ouvrir à nouveau à l'Autre (comme au temps du "festin ancien"). Il faudra en réalité tout l'itinéraire réflexif, tout le travail sur soi constitué par la Saison pour que le poète parvienne à surmonter le ridicule de cette hypothèse et recouvre l'espoir de recueillir "les influx de vigueur et de tendresse réelle". Ce fut même là, probablement, l'enjeu principal de toute l'entreprise.

   "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."

Un dialogue s'engage maintenant entre le héros et son maléfique protecteur. Ce n'est évidemment pas le sarcasme du locuteur qui fait se récrier Satan, c'est plutôt la naïve "inspiration" qui l'a précédé et provoqué. Satan arbitre donc, momentanément, dans le même sens que le locuteur. Rien d'étonnant à cela car Satan n'est au fond que l'une des voix qui parlent par la bouche du poète, l'une des deux "postulations" qui divisent son âme, aurait dit Baudelaire, celle qui, depuis le jour où il a "assis la Beauté sur ses genoux", le pousse à s'encrapuler "le plus possible" (Lettre à Izambard du 13 mai 1871). Satan n'est, ici, que l'émanation symbolique de la voix qu'on vient d'entendre rejeter toute idée de retour à l'esprit de "charité".

Cette "voix" qui prédit au poète qu'il va persévérer dans le vice, qui lui enjoint de gagner la mort avec tous ses péchés capitaux, c'est-à-dire de vivre jusqu'au bout impénitent, de sorte qu'il sera damné, rappelle fort aussi celle qu'on entend dans le poème de 1872 intitulé "Honte" : "l'enfant / Gêneur, la si sotte bête, / Ne doit cesser un instant / De ruser et d'être traître / Comme un chat des Monts-Rocheux ..." C'est donc aussi la voix de la mauvaise conscience, la voix de la honte de soi. Voix qui coïncide, naturellement, avec celle de l'Autre : celui ou celle qui ont eu à se plaindre de l'égoïsme du locuteur, de ses intempérances et de sa cruauté.

D'après plusieurs commentateurs, les "aimables pavots" sont les douces illusions dont le narrateur s'est bercé dans la phrase précédente, illusions que Rimbaud aurait voulu comparer aux hallucinations provoquées par l'opium ? C'est, syntaxiquement, plausible, en effet. Mais pourquoi le démon s'insurgerait-il contre une pensée chimérique qu'il aurait lui-même suscitée ? Et comment des commentateurs qui accordent à cette "inspiration" le sens d'un retour désiré vers la religion peuvent-ils en attribuer la paternité à Satan ? Cela paraît somme toute bien peu logique. Aussi n'est-il pas impossible que les "aimables pavots" ne fassent pas tant allusion à la phrase précédente qu'à tout ce qui précède, c'est-à-dire, en comprenant "aimables" par antiphrase, à l'ensemble des mensonges dont le diable a nourri le narrateur depuis qu'il est passé sous sa coupe. Le motif de la couronne de pavots pousserait dans le sens de cette seconde lecture. Il rappelle irrésistiblement la couronne de lauriers dont Apollon, dans la mythologie antique, ceint le front du Poète. Ironiquement, peut-être, l'artiste qui raconte son histoire dans la Saison suggère que son domaine a été celui des paradis artificiels, du rêve et de ses tentations (le "dégagement rêvé"), dont Satan est grand pourvoyeur.

 

   Ah ! j'en ai trop pris : Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

Comiquement, l'intervention brutale de Satan provoque une nouvelle volte-face du narrateur. Non, il ne continuera pas dans la voie maudite ! Il "en" a "trop pris".

Trop pris de quoi ? On pourrait sans doute voir dans ce "en" un pronom sans antécédent, comme dans "j'en ai assez", "je n'en peux plus", et avec un sens voisin de ces locutions familières.

Il est aussi possible, comme l'affirment des commentateurs, qu'il fasse référence aux "pavots" fournis par Satan. Mais alors, encore une fois, ce devrait être dans un sens plus large que la simple allusion au rêve de "charité". C'est une lassitude générale qui s'exprime ici, un renoncement du narrateur à tous les "poisons" causes de ses souffrances (de son désespoir, de son "enfer") : aussi bien celui de la révolte et de la haine dont il a été question au début du texte que celui qui a présidé à "l'entreprise de charité" (c'est ainsi qu'Yves Bonnefoy nomme le projet de "vivre à deux hommes" liant l'Époux infernal à la Vierge folle). Cette idée des "poisons", déjà suggérée par l'allusion aux "pavots" et reprise ici par la formule "j'en ai trop pris", revient souvent sous la plume de Rimbaud, depuis la lettre du Voyant jusqu'à Matinée d'ivresse, en passant par la Saison, pour symboliser les transgressions en tous genres, les sacrifices que le "voleur de feu" s'impose pour accéder au "grand songe" et qui s'avèrent des solutions de bonheur aussi illusoires que celles promues par la religion. On songe aussi à cette "liqueur non taxée de la fabrique de Satan" où Rimbaud accuse "l'Empereur", dans Mauvais sang, d'avoir puisé sa propension au mal et sa folie du pouvoir.

L'envoi à Satan, par le locuteur, des "hideux feuillets de [son] carnet de damné" en suppose la rédaction achevée et confère à ce texte le statut particulier d'un préambule, détaché de l'histoire, ou d'une préface. Il présente le récit qui va suivre comme un retour arrière sur des événements passés et pose implicitement comme connue la fin de l'histoire. Ce devrait être un dénouement optimiste et moral puisqu'on a clairement donné son congé au Prince du Mal. Sauf ... "quelques petites lâchetés en retard". De fait, nous retrouverons cette ambiguïté à la fin d'Adieu.

Ironiquement, le locuteur propose à Lucifer, pour le dédommager de lui avoir échappé, de lire le récit de ses dérèglements passés, récit qui devrait le séduire, lui qui déteste la littérature édifiante et "descriptive" (= réaliste ?). Ce destinataire intradiégétique de l'œuvre serait-il lui aussi quelque peu homme de lettres, un "satanique docteur" en quelque sorte (l'expression vient de Vagabonds, dans Les Illuminations) ?

Enfin, le locuteur rassure avec humour son diable sur l'avenir : il y aura bien quelques rechutes, Satan ne doit pas désespérer de conserver son emprise sur l'âme de ce pêcheur. On a dit que ces "petites lâchetés en retard" pouvaient faire allusion aux Illuminations. Peut-être, mais ces récidives ne seront pas nécessairement cantonnées au domaine littéraire. Décidément, la fin de l'histoire est peut-être moins édifiante que certains lecteurs ne l'ont cru.

Novembre 2009