La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
ma vie était un festin où s'ouvraient
tous les cœurs :
Les commentateurs font souvent le parallèle avec
le début d'un autre chapitre d'Une saison en enfer intitulé Matin
: "N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque,
fabuleuse, à écrire sur une feuille d'or, − trop de chance!" Même
idéalisation de l'enfance, même recours au merveilleux. Pierre
Brunel (op. cit. 1987 p. 188) estime certain le souvenir d'une parabole figurant dans
L'évangile selon Saint-Mathieu, XXII, 2-10. Il s'agit
d'un apologue illustrant l'idée du jugement dernier :
le royaume des cieux est comme un festin préparé pour des noces royales;
mais les invités prévus s'étant révélés indignes de cet
honneur et le repas étant tout prêt, le roi demande à ses serviteurs de
se rendre dans les carrefours et d'inviter aux noces les premiers qu'ils y
trouveraient. Il en sera de même pour le Paradis, suggère le texte
biblique : tous y sont appelés, certains seulement y seront admis. Pour
ceux qui seront exclus, ce sera l'Enfer.
Un soir, j'ai assis la Beauté sur
mes genoux. − Et je l'ai trouvée amère.
− Et je l'ai injuriée.
:
En écrivant Beauté avec une
majuscule, et en la décrivant comme "une catin
qu'un débauché assied sur ses genoux avant de la rejeter et de
l'injurier" (Pierre Brunel op. cit. 1987 p. 194) Rimbaud
reprend à son compte l'allégorie de Baudelaire dans le poème Hymne
à la Beauté (Les Fleurs du Mal, XXI), dont on pourra lire
ci-dessous trois strophes (sur les sept qui le composent) :
Viens-tu du ciel profond où viens-tu de
l'abîme,
O Beauté! ton regard infernal ou divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
...............................................................
L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.
Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu. |
Antoine
Fongaro (op. cit. p.261), présente une double source possible de
cette formule dans La
Maison du berger de Vigny (2° partie, v.162 et suivants) et dans l'Ecclésiaste
: "Vigny, après avoir exalté la Poésie (avec majuscule à
l'initiale), perle de la pensée, fille du saint Orphée, constate,
avec indignation et désolation, la déchéance rapide de cet idéal
:
Tu tombas dès l'enfance, et, dans la folle Grèce,
Un vieillard, t'enivrant de son baiser jaloux,
Releva le premier ta robe de prêtresse,
Et, parmi les garçons, t'assit sur ses genoux. |
Ces
vers sont clairs : la Poésie est devenue une prostituée [...] Dans l'Ecclésiaste,
le Très Sage, parcourant toutes les choses de ce monde pour connaître la
sagesse, déclare : "Et j'ai trouvé la femme plus amère que la
mort" (VII,27). Il s'agit de nouveau de la femme considérée comme
cause de péché. Si la Beauté est une prostituée, il est normal qu'elle
soit trouvée amère".
Resterait à se demander en quoi la
"Beauté" (la Poésie) mérite de la part de Rimbaud un tel
mépris. Sur ce point, la critique rimbaldienne est divisée.
Suzanne Bernard, généralement suivie par
les commentateurs, explique dans son édition Rimbaud des Classiques
Garnier : "Il semble bien s'agir de la révolte à la fois contre
la beauté plastique cherchée par le Parnasse et contre l'art classique
en général. Les injures pullulent, en effet, dans la lettre du
voyant : innombrables générations idiotes ... vieux imbéciles
..., etc." (note 3).
Mais Mario Richter refuse cette
interprétation : "si c'est bien de la Beauté célébrée dans l'Hymne
qu'il s'agit [l'Hymne
à la Beauté de Baudelaire], nous sommes obligés d'abandonner
l'idée selon laquelle Rimbaud aurait refusé la Beauté pour en avoir vu
les limites et les faiblesses (Beauté de l'art pour l'art, etc. −
c'est le point de vue sur lequel tous les commentateurs sont unanimes),
alors qu'il nous faut admettre que cette Beauté il l'a, bien au
contraire, subie, qu'il l'a − tout au moins dans un premier temps −
ressentie avec terreur, avec horreur, comme s'il s'était trouvé en
présence de quelque chose d'immense, d'écrasant, de terrifiant. Car, au
lieu de la refuser en tant que valeur périmée et dénuée d'intérêt,
il lui a justement reconnu une grandeur monstrueuse et effroyable −
il s'agit en effet de la réalité véritable ! −, une énormité
insupportable pour un homme qui, lui, s'est dégradé, s'est ravalé au
rang d'une société hypocrite, et cela en raison de la bien pauvre
éducation qu'il a reçue, celle-ci s'avérant fondée sur un irréalisme
consolateur (la culture intellectualiste et sa religion), c'est à dire
pour reprendre les mots de Rimbaud lui-même, une "sale éducation
d'enfance". (op. cit. p.86).
Paul Veyne raconte, dans son René Char en
ses poèmes (NRF, 1990, p.120-121), que l'interprétation de ce verset
fut l'un des points de friction entre René Char et ses (encore) amis
surréalistes, dans les années 1930 : "René parlait de ses
discussions avec d'autres membres du groupe qui, très orthodoxement,
considéraient le surréalisme comme une entreprise plus révolutionnaire
que proprement littéraire ; de plus, ils avaient un penchant pour la
dérision de la beauté, pour Marcel Duchamp ; leur attitude
annonçait le post-modernisme, l'art minimal, l'arte povera, que
René aura en horreur au même titre que le culte 1960 de l'écriture,
ainsi que les spéculations sur "ceci n'est pas une pipe". René
prétendait que le verset confessait seulement la déception du poète qui
outrage la Beauté parce qu'elle est inaccessible (ce qui pourrait bien
être la bonne interprétation, mais peu importe)."
Je me suis armé contre la
justice :
Suzanne Bernard rappelle dans son édition
de 1961 (p.456) qu'en effet Rimbaud a écrit dans Qu'est-ce pour nous
mon cœur : "Industriels, princes, sénats, / Périssez !
Puissance, justice, histoire, à bas ! / Ça nous est dû. Le sang!
Le sang! la flamme d'or!" La phrase commentée rappelle tout à fait
l'atmosphère de ce poème datant probablement de l'année de la Commune
(1871).
Ô sorcières, ô misère, ô haine,
:
La plupart des commentateurs comprennent que la
misère et la haine sont ici personnifiées (allégorisées) et décrites
comme deux sorcières.
mon
trésor :
"Comme le festin, écrit Pierre Brunel
(op. cit. 1987 p. 189), le trésor est un motif
évangélique. Cf. Le Sermon sur la montagne dans l'Évangile
selon Saint-Mathieu VI, 19-21 :
Ne vous faites point de
trésors dans la terre, où la rouille et les vers les mangent, et où les
voleurs les déterrent et les dérobent.
Mais faites-vous des trésors dans le ciel, où
ni la rouille ni les vers ne les mangent point, et où il n'y a point de
voleurs qui les déterrent et les dérobent.
Car où est votre trésor, là aussi est votre cœur.
Pour Mario Richter, op. cit. p. 88, le
"trésor" mentionné par le texte est l'intelligence :
"L'intelligence (assurément le plus grand trésor que Rimbaud savait
posséder −
que l'on se souvienne au moins de ce "très / intelligent" des
Poètes de sept ans) a été confiée aux puissances du mal (sorcières,
misère, haine)".
Et j'ai joué de bons tours à la folie./
Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
Ces phrases, dit Suzanne Bernard
(éd. Garnier 1961) "rappellent la tentative décrite dans Alchimie
du verbe, l'état d'égarement et de demi-folie qu'a dû connaître
Rimbaud au printemps de 1872 (cf. "expression bouffonne et
égarée", "la folie qu'on enferme")".
Mario Richter, op. cit. p.
89, rapproche ce passage de la strophe finale du poème de Baudelaire L'Héautontimorouménos
(dont le titre grec signifie "Le bourreau de soi-même") :
"cet affreux rire de l'idiot auquel aboutit chez Rimbaud
l'évocation des actes autodestructeurs (paragraphe 7) est en étroite
parenté avec le quatrain assez impressionnant sur lequel s'achève le
poème baudelairien :
Je suis de mon cœur le
vampire,
−
Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire." |
Rire halluciné
de l'alchimiste du verbe ou rire éternel du damné ? Délires du printemps
72 ou enfer moral du printemps et de l'été 73 ? L'interprétation
biographique de ce passage reste bien incertaine.
tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier
couac
:
couac : onomatopée pour fausse note;
ici, de façon imagée, "faire le dernier couac" signifie
probablement mourir.
Cette interprétation ne fait pas l'unanimité.
Georges Klibenstein et Steve Murphy, qui la soutiennent, versent
à l'appui de cette intuition un argument emprunté à L'Affaire de la rue
de Lourcine, de Labiche (1857), où l'onomatopée signifie clairement la
mort :
LENGLUMÉ − Tu sais
bien, Potard, le témoin à charge ?
MISTINGUE − Oui.
LENGLUMÉ − Couic !
MISTINGUE − Bon ! Très bien !
LENGLUMÉ − Et Justin ? (même geste) Couac ! ... Comme ça, il n'y a plus
de témoins !... plus personne.
(Klibenstein & Murphy, op.cit. p.113)
Les adversaires du "référentiel" et du biographique ont
coutume de mettre en doute qu'il y ait là une allusion au coup de pistolet
de Bruxelles. L'approche de Pierre Brunel dans son édition de La
Pochothèque, malgré sa pondération, est significative de ces réserves : "le
10 juillet 1873 est l'hypothèse la plus séduisante et finalement la plus
satisfaisante. Encore qu'on soit tenté de renoncer à la chronologie réelle
au profit de la chronologie de la fable : dans Délires II,
l'"histoire d'une de [s]es folies" conduit Rimbaud aux abords du trépas"
(p.412, note 1). Le même critique, dans sa notice de la p.864, ajoute :
"[Certains critiques], faisant valoir l'allusion au "dernier couac" − pour eux, l'incident de
Bruxelles −, jugent [ces lignes] nécessairement postérieures au 10
juillet. Il est fort probable en effet que ce texte est tardif. S'il
assume, de façon un peu tendue, les fonctions du prologue, il contient
maints éléments d'épilogue. Rimbaud dessine à l'avance le schéma
d'une aventure qui sera encore celui de "l'histoire d'une de [s]es
folies" dans Alchimie du verbe et qui est son histoire de
damné donc de tout le livre." On sent bien dans ces lignes que
l'adhésion à la thèse biographique reste prudente. Cependant, la chose est à
tel point évidente que tous les spécialistes ont fini par se ranger à cette
explication. Cf., par exemple, l'édition 2009 de Rimbaud dans La Pléiade
(p.927), où l'on peut lire cette note d'André Guyaux : "Allusion aux
coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet
1873."
La charité est cette clef
:
Dans sa communication au colloque de
Cerisy intitulée La cruelle charité d'Arthur Rimbaud (op.cit.
p.254-255), Jean Luc Steinmetz se demande quel sens il faut donner
au mot "charité" en ce début d'Une saison en enfer : " La
charité, l'amour du prochain, est donnée comme une clef dans le livre
(...) Ce qui pulse là, dans l'inavouable et la réticence, est, avant
tout (il ne faut donc pas se laisser prendre au paravent religieux qui
vaut ici comme métaphore), une surprenante demande d'amour. Dès le
début de la Saison qui pose l'autrefois comme festin prodigieux et
paradis des cœurs (...). Certes, autrefois, il fut le vagabond qui
croyait disposer de tous les cœurs. On l'admirait. On l'accueillait −
malgré la mère féroce. Il se souvient encore des bontés d'Izambard,
des attentions de Bretagne, du séjour chez les demoiselles Gindre, de la
réception chez Verlaine. Mais vite, il est devenu le gêneur, la "si
sotte bête" et tous les cœurs se sont fermés. Quand il rédige Une
saison en enfer il doit bien constater qu'il n'y a "pas une main
amie" pour le sauver. Pourtant, in extremis, [dans Adieu],
il regimbe; "Que parlais-je d'une main amie?" et l'orgueil
revenu le redonne à sa définitive solitude".
Cette inspiration prouve que j'ai rêvé
:
Le narrateur renie sur le champ la pensée qu'il vient
d'exprimer (son "inspiration" chrétienne d'un retour à la charité).
C'est du moins l'interprétation la plus couramment admise. On peut lire
dans la Pléiade d'Antoine Adam : "Exemple d'un mouvement que
Rimbaud a renouvelé souvent dans Une saison : deux phrases dont la
seconde anéantit, pour ainsi dire, la première, et sans que rien
n'indique cette volte-face." (Rimbaud, Œuvres complètes, Pléiade,
p.953, note 8). Pierre Brunel, de son côté, écrit : "De même que
le rêve de violence était brisé à la fin de Qu'est-ce pour nous, mon
cœur ..., de même le rêve inverse de charité a été brisé" (Rimbaud,
Œuvres complètes, Pochothèque, p.432). Mais cette interprétation,
argumente Jean Molino, rend incompréhensible l'enchaînement avec
la phrase suivante : si le narrateur renie toute idée d'un retour dans
la voie de la "charité", pourquoi donc le démon protesterait-il ?
"Essayons donc l'autre possibilité, poursuit ce critique : la charité
est la clef du festin ancien et cette inspiration −
que je viens de recevoir − prouve que la période
intermédiaire, entre les jours anciens et l'inspiration nouvelle, n'a
été qu'un rêve. [...] En même temps s'éclaire le sens de la formule "le
démon qui me couronna de si aimables pavots". Les pavots dont il est
question ont une signification précise : il s'agit des pavots de Morphée
(les pavots du sommeil) [...] Le démon-Morphée a donc endormi le
narrateur et celui-ci a rêvé sa vie : la Saison en enfer était un
mauvais rêve. Ainsi s'explique l'importance du champ conceptuel du
sommeil, du rêve et du réveil dans l'œuvre, que souligne en particulier,
répondant à la section initiale, la section intitulée Matin : la
descente et le séjour en enfer sont assimilés au sommeil et au rêve
("tachez de raconter ma chute et mon sommeil")" (op. cit. p.26-27).
"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon
:
Pierre Brunel (Pochothèque, note 9
p. 411 et note 6 p.412) remarque que le mot "hyène" proféré
par Satan ne dit pas autre chose que le terme "bête féroce"
utilisé par le narrateur pour stigmatiser sa révolte quelques lignes
plus haut (5° alinéa). Il renvoie au poème Honte (1872) pour une
thématique voisine. En effet dans ce texte pathétique, où Rimbaud
laisse percer une véritable "haine de soi", c'est le narrateur
qui s'ordonne à lui-même ("l'enfant"), à la manière de Satan dans la Saison
: "Tant que la lame n'aura / Pas coupé sa cervelle [...] l'enfant /
Gêneur, la si sotte bête / Ne doit cesser un instant / De ruser et
d'être traître / Comme un chat des Monts-Rocheux; / D'empuantir toutes
sphères! / Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu! / S'élève quelque
prière! ". Sur la base de cette correspondance, n'est-il pas
loisible d'interpréter l'injonction satanique comme une voix qui vient du
narrateur lui-même et le débat qui s'ouvre à la fin de ce prologue
comme un débat intérieur?
de
si aimables pavots : le pavot est la fleur dont on tire l'opium.
"de si aimables pavots" : "comprendre par antiphrase
d'illusions si détestables. Le pavot est la fleur du sommeil", glose
Jean-Luc Steinmetz (édition GF, tome 2, Vers nouveaux. Une
saison en enfer, p.194). Pierre Brunel précise ce que seraient
ces illusions si détestables. En premier lieu, la "charité"
(c'est-à-dire, dans l'idiolecte rimbaldien, le "nouvel amour", le
"dévouement" à l'autre) et, au-delà tous les ingrédients de la révolte :
"L'illusion de 'l'entreprise de charité'. Haine et charité, espoir et
désespoir, ce sont toujours des inventions du démon." (Pochothèque,
p.412) Voir aussi, ci-dessus, la glose de Jean Molino.
Gagne la mort
: "gagner" a ici le sens de "se rendre à",
"avancer vers". On pourrait paraphraser : "Marche vers la mort avec
tous tes appétits..."
Ah ! j'en ai trop pris :
"Le sens exact de "en" constitue
sans doute la plus grande difficulté du texte, note Pierre Brunel (op.
cit. 1987 p.190)" À la suite de quoi il propose de renvoyer ce pronom
au nom "pavot", c'est à dire à l'idée de poison : "celui
qu'on extrait des pavots (l'opium), celui dont il sera question au début
de Nuit de l'enfer et qui peut être l'eau de baptême. En tout cas
tout oubli trompeur, tout espoir fallacieux."
Alain Vaillant réfute en partie cette glose :
"Grammaticalement et sémantiquement, le "en" ne peut renvoyer qu'aux
pavots et à leur paradis artificiel." Alain Vaillant désigne ainsi les
"agréables hallucinations" reçues par le narrateur lorsqu'il a, "un
moment, eu le désir de revenir en arrière, de rechercher la clé de son
bonheur perdu, lorsqu'il croyait encore à la "charité" et à la
religion". Il ajoute :
"En revanche, il paraît très difficile de
mettre ces délices opiacées en relation avec la "gorgée de poison" de
Nuit de l'enfer." [...] Sur le fond, il est évident que les plaisirs
provoqués par l'opium sont sémantiquement à l'exact opposé de la
"violence du venin" et de l'"éternelle peine" induites par le poison.
En réalité, la proposition lapidaire ("Ah ! j'en ai
trop pris [...]") résume très exactement l'impasse où se trouve Rimbaud
et que la Saison ne cessera de gloser de toutes les manières
possibles : d'un côté, il ne supporte plus les épreuves imposées par le
séjour volontaire de son enfer expérimental, de l'autre, il a bien
conscience que toute autre option (notamment, l'espoir d'accéder à un
salut, un bonheur ou une vérité quelconques, par exemple de nature
religieuse) serait une forme de tricherie qu'il n'accepte pas non plus"
(op. cit. p.267-268).
Cette
exégèse mériterait discussion. Si "'Ah ! j'en ai trop pris [...]'
résume très exactement l'impasse où se trouve Rimbaud", de quoi donc
Rimbaud a-t-il "trop pris" ? La réponse s'impose : il a trop pris de ce
qu'Alain Vaillant appelle excellemment "les épreuves".
C'est-à-dire, non pas les "délices opiacées" de sa récente inspiration
religieuse mais plutôt, comme dit Jean-Luc Steinmetz (voir
ci-dessus) les "détestables illusions" de son "enfer expérimental",
celles qu'évoque la première partie du prologue (l'entreprise du Voyant,
les "dérèglements" qui devaient l'accompagner, les hallucinations et les
désillusions qu'elle a entraînées). Et donc, premièrement : est-il si
évident que les "pavots" renvoient aux douces visions religieuses de la
phrase précédente plutôt qu'à l'univers halluciné qui fut celui de
l'aventure poétique et de la révolte du narrateur, de son propre aveu ?
Deuxièmement, si c'est bien les "épreuves" de son "enfer expérimental"
que le Voyant désigne par le mot "pavots", ne méritent-ils pas (ces
"pavots") d'être rapprochés du "poison" de Nuit de l'enfer ?
Troisièmement, "les plaisirs provoqués par l'opium" peuvent
parfaitement
se retourner en souffrances infernales (voir Baudelaire et De Quincey).
quelques petites lâchetés en
retard :
Le
poète tente d'amadouer Satan, furieux de voir sa créature décidée à
rompre avec son ancienne vie ("Ah! j'en ai trop pris"), en lui
faisant espérer d'inévitables rechutes. Certains commentateurs pensent
que les "petites lâchetés en retard" auxquelles Rimbaud fait
allusion pourraient être de nouveaux poèmes
(puisque son vice est la poésie, la fascination de la Beauté). Voici
toutefois l'opinion plus circonspecte de Pierre Brunel (op. cit.
1987 p.191) : " Ces quelques petites lâchetés en retard
seraient les Illuminations, selon André Thisse (Rimbaud
devant Dieu, p.98). Mais ce sens est trop précis et engage une
chronologie dont on sait qu'elle est douteuse".
David Ducoffre pense plutôt à des
rechutes dans les pratiques "sataniques" (les visions, les
"poisons", le "dérèglement de tous les sens", les
"sophismes de la folie") que la Saison condamne :
"Ainsi que J.-F. Laurent et B. Claisse nous l'ont confié, nous
considérons que les "petites lâchetés en retard" ne renvoient
pas à des textes de poésie, mais bien à des lâchetés qui sont ici
naturellement réclamées par l'obédience satanique et des lâchetés
donc que le poète est de plus en plus rétif à observer" (Les
poèmes de bilan : Vie, Guerre et Une saison en enfer, in Parade
sauvage n°20, décembre 2004, p.217).
vous
qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives
:
Suzanne Bernard (éd. Garnier 1961 p.457), se demandait si le Satan de cette page ne serait pas Verlaine, le
"satanique docteur" de Vagabonds. On comprendrait mieux,
alors, ajoute-t-elle, l'allusion à "l'absence des facultés
descriptives ou instructives" : "Verlaine a fulminé, par
exemple, contre le roman descriptif. Quant à "l'hérésie de
l'enseignement" (c'est l'expression de Baudelaire dans les Notes
nouvelles sur Edgar Poe), on sait que Baudelaire, Gautier et toute la
génération symboliste ont protesté contre la prétention de l'art à
instruire et à moraliser".
Alain Dumaine voit dans Une saison en enfer
le renoncement de Rimbaud aux idées des lettres du voyant et donc
son renoncement à l'idéal baudelairien. Dans ce passage, notamment, il
décèle une allusion à Baudelaire : "Ah! j'en ai trop pris",
affirme Rimbaud. Il s'agit du poison, dont il avoue de même dans Nuit
de l'enfer avoir "avalé une fameuse gorgée". Le démon que
Rimbaud fait intervenir le "couronna de si aimables pavots". Or
le pavot est la fleur dont on tire l'opium. Satan a donc amené Rimbaud à
se complaire dans l'univers poétique que créaient en lui l'opium et le
haschich. Ces pavots, dont Satan le couronne, sont les fleurs du démon.
Il y a là une double allusion aux Paradis artificiels et aux
Fleurs du Mal. Satan, c'est donc Baudelaire, le poète qui aime dans
l'écrivain 'l'absence des facultés descriptives et instructives",
et pour qui Théophile Gautier, dont la faculté principale est
"l'amour exclusif du Beau", représente "l'écrivain par
excellence" (voir la grande étude de Baudelaire sur Théophile
Gautier)." (op. cit. 1997 p.14).
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