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Prologue d'Une saison en enfer (avril-août 1873)

 

interprétations bibliographie

 

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     "Jadis, si je me souviens bien, ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs, où tous les vins coulaient. 
     Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvée amère. Et je l'ai injuriée.
     Je me suis armé contre la justice.
     Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié !
     Je parvins à faire s'évanouir dans mon esprit toute l'espérance humaine. Sur toute joie pour l'étrangler j'ai fait le bond sourd de la bête féroce.
     J'ai appelé les bourreaux pour, en périssant, mordre la crosse de leurs fusils. J'ai appelé les fléaux, pour m'étouffer avec le sable, le sang. Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
     Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
     Or, tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac! j'ai songé à rechercher la clef du festin ancien, où je reprendrais peut-être appétit.
     La charité est cette clef. Cette inspiration prouve que j'ai rêvé !
     "Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon qui me couronna de si aimables pavots. "Gagne la mort avec tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux."
     Ah ! j'en ai trop pris : Mais, cher Satan, je vous en conjure, une prunelle moins irritée ! et en attendant les quelques petites lâchetés en retard, vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives, je vous détache ces quelques hideux feuillets de mon carnet de damné.

 


 

 

Interprétations

remonter bibliographie

 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.


ma vie était un festin où s'ouvraient tous les cœurs :
     Les commentateurs font souvent le parallèle avec le début d'un autre chapitre d'Une saison en enfer intitulé Matin : "N'eus-je pas une fois une jeunesse aimable, héroïque, fabuleuse, à écrire sur une feuille d'or, trop de chance!" Même idéalisation de l'enfance, même recours au merveilleux. Pierre Brunel (op. cit. 1987 p. 188) estime certain le souvenir d'une parabole figurant dans L'évangile selon Saint-Mathieu, XXII, 2-10. Il s'agit d'un apologue illustrant l'idée du jugement dernier : le royaume des cieux est comme un festin préparé pour des noces royales; mais les invités prévus s'étant révélés indignes de cet honneur et le repas étant tout prêt, le roi demande à ses serviteurs de se rendre dans les carrefours et d'inviter aux noces les premiers qu'ils y trouveraient. Il en sera de même pour le Paradis, suggère le texte biblique : tous y sont appelés, certains seulement y seront admis. Pour ceux qui seront exclus, ce sera l'Enfer. 

 

Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. Et je l'ai trouvée amère. Et je l'ai injuriée. :
     En écrivant Beauté avec une majuscule, et en la décrivant comme "une catin qu'un débauché assied sur ses genoux avant de la rejeter et de l'injurier" (Pierre Brunel op. cit. 1987 p. 194) Rimbaud reprend à son compte l'allégorie de Baudelaire dans le poème Hymne à la Beauté (Les Fleurs du Mal, XXI), dont on pourra lire ci-dessous trois strophes (sur les sept qui le composent) :

Viens-tu du ciel profond où viens-tu de l'abîme,
O Beauté! ton regard infernal ou divin,
Verse confusément le bienfait et le crime,
Et l'on peut pour cela te comparer au vin.
...............................................................
L'éphémère ébloui vole vers toi, chandelle,
Crépite, flambe et dit : Bénissons ce flambeau!
L'amoureux pantelant incliné sur sa belle
A l'air d'un moribond caressant son tombeau.

Que tu viennes du ciel ou de l'enfer, qu'importe,
O Beauté! monstre énorme, effrayant, ingénu!
Si ton oeil, ton souris, ton pied m'ouvrent la porte
D'un Infini que j'aime et n'ai jamais connu.

     Antoine Fongaro (op. cit. p.261), présente une double source possible de cette formule dans La Maison du berger de Vigny (2° partie, v.162 et suivants) et dans l'Ecclésiaste : "Vigny, après avoir exalté la Poésie (avec majuscule à l'initiale), perle de la pensée, fille du saint Orphée, constate, avec indignation et désolation, la déchéance rapide de cet idéal : 

Tu tombas dès l'enfance, et, dans la folle Grèce,
Un vieillard, t'enivrant de son baiser jaloux,
Releva le premier ta robe de prêtresse,
Et, parmi les garçons, t'assit sur ses genoux.

     Ces vers sont clairs : la Poésie est devenue une prostituée [...] Dans l'Ecclésiaste, le Très Sage, parcourant toutes les choses de ce monde pour connaître la sagesse, déclare : "Et j'ai trouvé la femme plus amère que la mort" (VII,27). Il s'agit de nouveau de la femme considérée comme cause de péché. Si la Beauté est une prostituée, il est normal qu'elle soit trouvée amère". 
    
Resterait à se demander en quoi la "Beauté" (la Poésie) mérite de la part de Rimbaud un tel mépris. Sur ce point, la critique rimbaldienne est divisée. 
     Suzanne Bernard
, généralement suivie par les commentateurs, explique dans son édition Rimbaud des Classiques Garnier : "Il semble bien s'agir de la révolte à la fois contre la beauté plastique cherchée par le Parnasse et contre l'art classique en général. Les injures pullulent, en effet, dans la lettre du voyant : innombrables générations idiotes ... vieux imbéciles ..., etc." (note 3). 
     Mais Mario Richter refuse cette interprétation : "si c'est bien de la Beauté célébrée dans l'Hymne qu'il s'agit [l'Hymne à la Beauté de Baudelaire], nous sommes obligés d'abandonner l'idée selon laquelle Rimbaud aurait refusé la Beauté pour en avoir vu les limites et les faiblesses (Beauté de l'art pour l'art, etc. − c'est le point de vue sur lequel tous les commentateurs sont unanimes), alors qu'il nous faut admettre que cette Beauté il l'a, bien au contraire, subie, qu'il l'a − tout au moins dans un premier temps − ressentie avec terreur, avec horreur, comme s'il s'était trouvé en présence de quelque chose d'immense, d'écrasant, de terrifiant. Car, au lieu de la refuser en tant que valeur périmée et dénuée d'intérêt, il lui a justement reconnu une grandeur monstrueuse et effroyable − il s'agit en effet de la réalité véritable ! −, une énormité insupportable pour un homme qui, lui, s'est dégradé, s'est ravalé au rang d'une société hypocrite, et cela en raison de la bien pauvre éducation qu'il a reçue, celle-ci s'avérant fondée sur un irréalisme consolateur (la culture intellectualiste et sa religion), c'est à dire pour reprendre les mots de Rimbaud lui-même, une "sale éducation d'enfance". (op. cit. p.86).
    Paul Veyne raconte, dans son René Char en ses poèmes (NRF, 1990, p.120-121), que l'interprétation de ce verset fut l'un des points de friction entre René Char et ses (encore) amis surréalistes, dans les années 1930 : "René parlait de ses discussions avec d'autres membres du groupe qui, très orthodoxement, considéraient le surréalisme comme une entreprise plus révolutionnaire que proprement littéraire ; de plus, ils avaient un penchant pour la dérision de la beauté, pour Marcel Duchamp ; leur attitude annonçait le post-modernisme, l'art minimal, l'arte povera, que René aura en horreur au même titre que le culte 1960 de l'écriture, ainsi que les spéculations sur "ceci n'est pas une pipe". René prétendait que le verset confessait seulement la déception du poète qui outrage la Beauté parce qu'elle est inaccessible (ce qui pourrait bien être la bonne interprétation, mais peu importe)."

 

Je me suis armé contre la justice :
     Suzanne Bernard rappelle dans son édition de 1961 (p.456) qu'en effet Rimbaud a écrit dans Qu'est-ce pour nous mon cœur : "Industriels, princes, sénats, / Périssez ! Puissance, justice, histoire, à bas ! / Ça nous est dû. Le sang! Le sang! la flamme d'or!" La phrase commentée rappelle tout à fait l'atmosphère de ce poème datant probablement de l'année de la Commune (1871).

     
Ô sorcières, ô misère, ô haine, :
     La plupart des commentateurs comprennent que la misère et la haine sont ici personnifiées (allégorisées) et décrites comme deux sorcières.

 

mon trésor :
     "Comme le festin, écrit Pierre Brunel (op. cit. 1987 p. 189), le trésor est un motif évangélique. Cf. Le Sermon sur la montagne dans l'Évangile selon Saint-Mathieu VI, 19-21 : 
     Ne vous faites point de trésors dans la terre, où la rouille et les vers les mangent, et où les voleurs les déterrent et les dérobent.
     Mais faites-vous des trésors dans le ciel, où ni la rouille ni les vers ne les mangent point, et où il n'y a point de voleurs qui les déterrent et les dérobent.
     Car où est votre trésor, là aussi est votre cœur. 

     Pour Mario Richter, op. cit. p. 88, le "trésor" mentionné par le texte est l'intelligence : "L'intelligence (assurément le plus grand trésor que Rimbaud savait posséder
que l'on se souvienne au moins de ce "très / intelligent" des Poètes de sept ans) a été confiée aux puissances du mal (sorcières, misère, haine)".

 

Et j'ai joué de bons tours à la folie./ Et le printemps m'a apporté l'affreux rire de l'idiot.
     Ces phrases, dit Suzanne Bernard (éd. Garnier 1961) "rappellent la tentative décrite dans Alchimie du verbe, l'état d'égarement et de demi-folie qu'a dû connaître Rimbaud au printemps de 1872 (cf. "expression bouffonne et égarée", "la folie qu'on enferme")". 
      Mario Richter, op. cit. p. 89, rapproche ce passage de la strophe finale du poème de Baudelaire L'Héautontimorouménos (dont le titre grec signifie "Le bourreau de soi-même") :

"cet affreux rire de l'idiot auquel aboutit chez Rimbaud l'évocation des actes autodestructeurs (paragraphe 7) est en étroite parenté avec le quatrain assez impressionnant sur lequel s'achève le poème baudelairien :       

Je suis de mon cœur le vampire,
Un de ces grands abandonnés
Au rire éternel condamnés,
Et qui ne peuvent plus sourire."

     Rire halluciné de l'alchimiste du verbe ou rire éternel du damné ? Délires du printemps 72 ou enfer moral du printemps et de l'été 73 ? L'interprétation biographique de ce passage reste bien incertaine.

 

tout dernièrement m'étant trouvé sur le point de faire le dernier couac :
   
couac : onomatopée pour fausse note; ici, de façon imagée, "faire le dernier couac" signifie probablement mourir.
     Cette interprétation ne fait pas l'unanimité. Georges Klibenstein et Steve Murphy, qui la soutiennent,  versent à l'appui de cette intuition un argument emprunté à L'Affaire de la rue de Lourcine, de Labiche (1857), où l'onomatopée signifie clairement la mort :

LENGLUMÉ − Tu sais bien, Potard, le témoin à charge ?
MISTINGUE − Oui.
LENGLUMÉ − Couic !
MISTINGUE − Bon ! Très bien !
LENGLUMÉ − Et Justin ? (même geste) Couac ! ... Comme ça, il n'y a plus de témoins !... plus personne.
                                                       (Klibenstein & Murphy, op.cit. p.113)

     Les adversaires du "référentiel" et du biographique ont coutume de mettre en doute qu'il y ait là une allusion au coup de pistolet de Bruxelles. L'approche de Pierre Brunel dans son édition de La Pochothèque, malgré sa pondération, est significative de ces réserves : "le 10 juillet 1873 est l'hypothèse la plus séduisante et finalement la plus satisfaisante. Encore qu'on soit tenté de renoncer à la chronologie réelle au profit de la chronologie de la fable : dans Délires II, l'"histoire d'une de [s]es folies" conduit Rimbaud aux abords du trépas" (p.412, note 1). Le même critique, dans sa notice de la p.864, ajoute : "[Certains critiques], faisant valoir l'allusion au "dernier couac" pour eux, l'incident de Bruxelles , jugent [ces lignes] nécessairement postérieures au 10 juillet. Il est fort probable en effet que ce texte est tardif. S'il assume, de façon un peu tendue, les fonctions du prologue, il contient maints éléments d'épilogue. Rimbaud dessine à l'avance le schéma d'une aventure qui sera encore celui de "l'histoire d'une de [s]es folies" dans Alchimie du verbe et qui est son histoire de damné donc de tout le livre." On sent bien dans ces lignes que l'adhésion à la thèse biographique reste prudente. Cependant, la chose est à tel point évidente que tous les spécialistes ont fini par se ranger à cette explication. Cf., par exemple, l'édition 2009 de Rimbaud dans La Pléiade (p.927), où l'on peut lire cette note d'André Guyaux : "Allusion aux coups de revolver et aux menaces de Verlaine à Bruxelles, le 10 juillet 1873."

 

La charité est cette clef :
     Dans sa communication au colloque de Cerisy intitulée La cruelle charité d'Arthur Rimbaud (op.cit. p.254-255), Jean Luc Steinmetz se demande quel sens il faut donner au mot "charité" en ce début d'Une saison en enfer : " La charité, l'amour du prochain, est donnée comme une clef dans le livre (...) Ce qui pulse là, dans l'inavouable et la réticence, est, avant tout (il ne faut donc pas se laisser prendre au paravent religieux qui vaut ici comme métaphore), une surprenante demande d'amour. Dès le début de la Saison qui pose l'autrefois comme festin prodigieux et paradis des cœurs (...). Certes, autrefois, il fut le vagabond qui croyait disposer de tous les cœurs. On l'admirait. On l'accueillait malgré la mère féroce. Il se souvient encore des bontés d'Izambard, des attentions de Bretagne, du séjour chez les demoiselles Gindre, de la réception chez Verlaine. Mais vite, il est devenu le gêneur, la "si sotte bête" et tous les cœurs se sont fermés. Quand il rédige Une saison en enfer il doit bien constater qu'il n'y a "pas une main amie" pour le sauver. Pourtant, in extremis, [dans Adieu], il regimbe; "Que parlais-je d'une main amie?" et l'orgueil revenu le redonne à sa définitive solitude".

 

Cette inspiration prouve que j'ai rêvé :
    Le narrateur renie sur le champ la pensée qu'il vient d'exprimer (son "inspiration" chrétienne d'un retour à la charité). C'est du moins l'interprétation la plus couramment admise. On peut lire dans la Pléiade d'Antoine Adam : "Exemple d'un mouvement que Rimbaud a renouvelé souvent dans Une saison : deux phrases dont la seconde anéantit, pour ainsi dire, la première, et sans que rien n'indique cette volte-face." (Rimbaud, Œuvres complètes, Pléiade, p.953, note 8). Pierre Brunel, de son côté, écrit : "De même que le rêve de violence était brisé à la fin de Qu'est-ce pour nous, mon cœur ..., de même le rêve inverse de charité a été brisé" (Rimbaud, Œuvres complètes, Pochothèque, p.432). Mais cette interprétation, argumente Jean Molino, rend incompréhensible l'enchaînement avec la phrase suivante : si le narrateur renie toute idée d'un retour dans la voie de la "charité", pourquoi donc le démon protesterait-il ? "Essayons donc l'autre possibilité, poursuit ce critique : la charité est la clef du festin ancien et cette inspiration − que je viens de recevoir − prouve que la période intermédiaire, entre les jours anciens et l'inspiration nouvelle, n'a été qu'un rêve. [...] En même temps s'éclaire le sens de la formule "le démon qui me couronna de si aimables pavots". Les pavots dont il est question ont une signification précise : il s'agit des pavots de Morphée (les pavots du sommeil) [...] Le démon-Morphée a donc endormi le narrateur et celui-ci a rêvé sa vie : la Saison en enfer était un mauvais rêve. Ainsi s'explique l'importance du champ conceptuel du sommeil, du rêve et du réveil dans l'œuvre, que souligne en particulier, répondant à la section initiale, la section intitulée Matin : la descente et le séjour en enfer sont assimilés au sommeil et au rêve ("tachez de raconter ma chute et mon sommeil")" (op. cit. p.26-27).

 

"Tu resteras hyène, etc...," se récrie le démon
     Pierre Brunel (Pochothèque, note 9 p. 411 et note 6 p.412) remarque que le mot "hyène" proféré par Satan ne dit pas autre chose que le terme "bête féroce" utilisé par le narrateur pour stigmatiser sa révolte quelques lignes plus haut (5° alinéa). Il renvoie au poème Honte (1872) pour une thématique voisine. En effet dans ce texte pathétique, où Rimbaud laisse percer une véritable "haine de soi", c'est le narrateur qui s'ordonne à lui-même ("l'enfant"), à la manière de Satan dans la Saison : "Tant que la lame n'aura / Pas coupé sa cervelle [...] l'enfant / Gêneur, la si sotte bête / Ne doit cesser un instant / De ruser et d'être traître / Comme un chat des Monts-Rocheux; / D'empuantir toutes sphères! / Qu'à sa mort pourtant, ô mon Dieu! / S'élève quelque prière! ". Sur la base de cette correspondance, n'est-il pas loisible d'interpréter l'injonction satanique comme une voix qui vient du narrateur lui-même et le débat qui s'ouvre à la fin de ce prologue comme un débat intérieur?


     
de si aimables pavots : le pavot est la fleur dont on tire l'opium. "de si aimables pavots" : "comprendre par antiphrase d'illusions si détestables. Le pavot est la fleur du sommeil", glose Jean-Luc Steinmetz (édition GF, tome 2, Vers nouveaux. Une saison en enfer, p.194). Pierre Brunel précise ce que seraient ces illusions si détestables. En premier lieu, la "charité" (c'est-à-dire, dans l'idiolecte rimbaldien, le "nouvel amour",  le "dévouement" à l'autre) et, au-delà tous les ingrédients de la révolte : "L'illusion de 'l'entreprise de charité'. Haine et charité, espoir et désespoir, ce sont toujours des inventions du démon." (Pochothèque, p.412) Voir aussi, ci-dessus, la glose de Jean Molino.

 

Gagne la mort : "gagner" a ici le sens de "se rendre à", "avancer vers". On pourrait paraphraser : "Marche vers la mort avec tous tes appétits..."

 

Ah ! j'en ai trop pris  :
     "Le sens exact de "en" constitue sans doute la plus grande difficulté du texte, note Pierre Brunel (op. cit. 1987 p.190)" À la suite de quoi il propose de renvoyer ce pronom au nom "pavot", c'est à dire à l'idée de poison : "celui qu'on extrait des pavots (l'opium), celui dont il sera question au début de Nuit de l'enfer et qui peut être l'eau de baptême. En tout cas tout oubli trompeur, tout espoir fallacieux."
     Alain Vaillant
réfute en partie cette glose : "Grammaticalement et sémantiquement, le "en" ne peut renvoyer qu'aux pavots et à leur paradis artificiel." Alain Vaillant désigne ainsi les "agréables hallucinations" reçues par le narrateur lorsqu'il a, "un moment, eu le désir de revenir en arrière, de rechercher la clé de son bonheur perdu, lorsqu'il croyait encore à la "charité" et à la religion".
     Il ajoute :

    "En revanche, il paraît très difficile de mettre ces délices opiacées en relation avec la "gorgée de poison" de Nuit de l'enfer." [...] Sur le fond, il est évident que les plaisirs provoqués par l'opium sont sémantiquement à l'exact opposé de la "violence du venin" et de l'"éternelle peine" induites par le poison.
     En réalité, la proposition lapidaire ("Ah ! j'en ai trop pris [...]") résume très exactement l'impasse où se trouve Rimbaud et que la Saison ne cessera de gloser de toutes les manières possibles : d'un côté, il ne supporte plus les épreuves imposées par le séjour volontaire de son enfer expérimental, de l'autre, il a bien conscience que toute autre option (notamment, l'espoir d'accéder à un salut, un bonheur ou une vérité quelconques, par exemple de nature religieuse) serait une forme de tricherie qu'il n'accepte pas non plus" (op. cit. p.267-268).

      Cette exégèse mériterait discussion. Si "'Ah ! j'en ai trop pris [...]' résume très exactement l'impasse où se trouve Rimbaud", de quoi donc Rimbaud a-t-il "trop pris" ? La réponse s'impose : il a trop pris de ce qu'Alain Vaillant appelle excellemment "les épreuves". C'est-à-dire, non pas les "délices opiacées" de sa récente inspiration religieuse mais plutôt, comme dit Jean-Luc Steinmetz (voir ci-dessus) les "détestables illusions" de son "enfer expérimental", celles qu'évoque la première partie du prologue (l'entreprise du Voyant, les "dérèglements" qui devaient l'accompagner, les hallucinations et les désillusions qu'elle a entraînées). Et donc, premièrement : est-il si évident que les "pavots" renvoient aux douces visions religieuses de la phrase précédente plutôt qu'à l'univers halluciné qui fut celui de l'aventure poétique et de la révolte du narrateur, de son propre aveu ? Deuxièmement, si c'est bien les "épreuves" de son "enfer expérimental" que le Voyant désigne par le mot "pavots", ne méritent-ils pas (ces "pavots") d'être rapprochés du "poison" de Nuit de l'enfer ? Troisièmement, "les plaisirs provoqués par l'opium" peuvent parfaitement se retourner en souffrances infernales (voir Baudelaire et De Quincey).

 

quelques petites lâchetés en retard :
  
   
Le poète tente d'amadouer Satan, furieux de voir sa créature décidée à rompre avec son ancienne vie ("Ah! j'en ai trop pris"), en lui faisant espérer d'inévitables rechutes. Certains commentateurs pensent que les "petites lâchetés en retard" auxquelles Rimbaud fait allusion pourraient être de nouveaux poèmes (puisque son vice est la poésie, la fascination de la Beauté). Voici toutefois l'opinion plus circonspecte de Pierre Brunel (op. cit. 1987 p.191) : " Ces quelques petites lâchetés en retard seraient les Illuminations, selon André Thisse (Rimbaud devant Dieu, p.98). Mais ce sens est trop précis et engage une chronologie dont on sait qu'elle est douteuse". 
     David Ducoffre pense plutôt à des rechutes dans les pratiques "sataniques" (les visions, les "poisons", le "dérèglement de tous les sens", les "sophismes de la folie") que la Saison condamne : "Ainsi que J.-F. Laurent et B. Claisse nous l'ont confié, nous considérons que les "petites lâchetés en retard" ne renvoient pas à des textes de poésie, mais bien à des lâchetés qui sont ici naturellement réclamées par l'obédience satanique et des lâchetés donc que le poète est de plus en plus rétif à observer" (Les poèmes de bilan : Vie, Guerre et Une saison en enfer, in Parade sauvage n°20, décembre 2004, p.217).

 

 vous qui aimez dans l'écrivain l'absence des facultés descriptives ou instructives :
    Suzanne Bernard (éd. Garnier 1961 p.457), se demandait si le Satan de cette page ne serait pas Verlaine, le "satanique docteur" de Vagabonds. On comprendrait mieux, alors, ajoute-t-elle, l'allusion à "l'absence des facultés descriptives ou instructives" : "Verlaine a fulminé, par exemple, contre le roman descriptif. Quant à "l'hérésie de l'enseignement" (c'est l'expression de Baudelaire dans les Notes nouvelles sur Edgar Poe), on sait que Baudelaire, Gautier et toute la génération symboliste ont protesté contre la prétention de l'art à instruire et à moraliser". 
    Alain Dumaine voit dans Une saison en enfer le renoncement de Rimbaud aux idées des lettres du voyant et donc son renoncement à l'idéal baudelairien. Dans ce passage, notamment, il décèle une allusion à Baudelaire : "Ah! j'en ai trop pris", affirme Rimbaud. Il s'agit du poison, dont il avoue de même dans Nuit de l'enfer avoir "avalé une fameuse gorgée". Le démon que Rimbaud fait intervenir le "couronna de si aimables pavots". Or le pavot est la fleur dont on tire l'opium. Satan a donc amené Rimbaud à se complaire dans l'univers poétique que créaient en lui l'opium et le haschich. Ces pavots, dont Satan le couronne, sont les fleurs du démon. Il y a là une double allusion aux Paradis artificiels et aux Fleurs du Mal. Satan, c'est donc Baudelaire, le poète qui aime dans l'écrivain 'l'absence des facultés descriptives et instructives", et pour qui Théophile Gautier, dont la faculté principale est "l'amour exclusif du Beau", représente "l'écrivain par excellence" (voir la grande étude de Baudelaire sur Théophile Gautier)." (op. cit. 1997 p.14).


 

 

Bibliographie

remonter interprétations


Rimbaud par lui-même, par Yves Bonnefoy, pages 89-105 (L'Entreprise de charité) et 106-134 (Une saison en enfer), Seuil, 1961.
Se dire est se taire : l'écriture d'Une saison en enfer, par Danièle Bandellier, À la Baconnière, 1988. Plus particulièrement les pages 55-60 (La langue du prologue) et 122-123 (Réflexivité et niveaux de l'oeuvre / L'introduction).
Rimbaud et les formes monstrueuses de l'amour, par Christian Moncel, 1980 et Rimbaud ou le renoncement à l'idéal baudelairien, par Alain Dumaine, 1997, Petite revue de l'Indiscipline, Lyon.
La Cruelle Charité d'Arthur Rimbaud, par Jean-Luc Steinmetz, dans Rimbaud multiple, Colloque de Cerisy, pages 245-268, Bedou/Touzot éditeurs, 1986.
Une saison en enfer, édition critique par Pierre Brunel, José Corti, 1987. Plus particulièrement les pages 187-196 (notes et commentaire du prologue)
"La signification d'Une saison en enfer", par Jean Molino, Dix études sur Une saison en enfer, collectif, La Baconnière, 1994, p. 9-30.
Une saison en enfer, étude de l'oeuvre par Claude Jeancolas (avec une étude de Matin par Thierry Méranger), Repères Hachette, pages 36-40, 1998.
Échos baudelairiens dans le " prologue " d’Une saison en enfer par Mario Richter, dans Parade sauvage n°15, pages 86-90, novembre 1998.
Une saison en enfer, Illuminations, dans la collection "Profil Bac Hatier", 2000. Voir notamment, rédigés par Pierre Brunel, les chapitres 3 : Une saison en enfer, récit poétique ou poème[s] en prose, et 4 : La prose poétique dans Une saison en enfer.
Quelques lectures de Rimbaud, par Antoine Fongaro, dans Parade sauvage n°19, pages 259-262, décembre 2003 (note sur le 2° verset).
Rimbaud. Poésies et Une saison en enfer, par Steve Murphy et Georges Kliebenstein, Atlande, 2009.
"L'art de l'ellipse. Argumentation et implicite dans Une saison en enfer", par Alain Vaillant, Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer, Presses Universitaires de Rennes, Collection "Didact Français", octobre 2009, p.265-282.