Rêvé Pour l'hiver
À xxx Elle,
L'hiver, nous irons dans un petit wagon rose
Avec des coussins
bleus.
Nous serons bien. Un nid de baisers fous repose
Dans chaque coin
moelleux.
Tu fermeras l'œil, pour ne point voir, par la glace,
Grimacer les
ombres des soirs,
Ces monstruosités hargneuses, populace
De démons noirs
et de loups noirs.
Puis tu te sentiras la joue égratignée...
Un petit baiser, comme une folle araignée,
Te courra par le
cou...
Et tu me diras : "Cherche !" en inclinant la tête,
— Et nous
prendrons du temps à trouver cette bête
—
Qui voyage beaucoup...
En wagon, le 7 octobre 1870
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Rêvé Pour
l'hiver est
un de ces poèmes de l'année 1870 que l'on est tenté d'attribuer au
Rimbaud encore scolaire, imitateur de Hugo ou de Banville. Certains
spécialistes s'excusent presque de le commenter. Il fait pourtant preuve
d'une belle inventivité, d'une grande sûreté dans la composition et la
gradation des effets, bref ... il a beaucoup de charme.
C'est
un
sonnet hétérométrique et "libertin". On peut parler de "sonnet
libertin" parce que les jeux de rimes diffèrent d'un quatrain à l'autre
(abab
cdcd au lieu du schéma canonique abba abba). La structure hétérométrique
utilisée ici appartient à la variante appelée "tombante" :
elle consiste dans l'écourtement parallèle des vers pairs au niveau des quatrains
et du vers final des tercets. Le rythme ainsi créé, à quoi
s'ajoute, sur le plan syntaxique, la position en clausule des vers
courts dans leurs phrases respectives, est particulièrement
adapté à la recherche d'un ton badin et léger.
Les quatrains sont chargés de mettre en place un décor, les
tercets d'évoquer la scène (appelons-la galante ou de badinage
érotique), qui s'y déroule. La description oppose un intérieur douillet et
un extérieur menaçant. Comme dans nombre de ses premiers poèmes (Les Reparties de Nina, Roman,
par exemple) Rimbaud prête au narrateur masculin, dans son expression
amoureuse, une naïveté, une mièvrerie, qui se manifestent dans la
référence à l'univers enfantin : le "wagon" "bleu" et "rose", la peur du
"noir" et des "loups". Le compartiment de chemin de fer où le poète, en
rêve, abrite ses amours, est décrit comme "un nid de baisers fous". La
formule combine les clichés du nid d'amour et de l'amour fou
mais, ici, la référence conventionnelle au "nid" suggère davantage. Elle
annonce et prépare astucieusement la métaphore animalière développée
dans les tercets : l'assimilation du baiser à une araignée égratignant
(chatouillant) la tendre chair de l'amoureuse.
La jeune fille rêvée par Rimbaud ressemble fort à celle dont
Hugo se souvient dans un célèbre poème des Contemplations :
La Coccinelle. L'une
et l'autre expriment initialement un désagrément, une peur, et lancent
en direction de leur compagnon une sorte d'appel
au secours qui dissimule malignement une invitation
au baiser. La part active de la demoiselle rimbaldienne au jeu érotique apparaît
clairement lorsque, joignant la parole aux
gestes de fermer les yeux et d'incliner la tête comme pour
offrir son cou, celle-ci dit au jeune homme : "Cherche !"
Et tu me
diras : "Cherche !" en inclinant la tête
L'allusion finale à l'humeur
voyageuse de la petite bête laisse deviner que cet ordre effronté sera obéi.
Comme Steve Murphy en a fait la démonstration dans la seule étude
détaillée qui ait été jusqu'ici consacrée au poème (Le Premier
Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, PU Lyon, 1991,
p.125-147), si le héros naïf du poème de Hugo se bornait à enlever la
coccinelle, démontrant en cela que, malgré ses seize ans, il était pour
l'instant plus enfant qu'adolescent, "Rimbaud, à moins de quinze jours
de son seizième anniversaire, montre un enfant qui a l'espoir de se
prouver bientôt qu'il est un homme." (p.129).
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