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Sonnet du trou du cul (octobre 1871)

 

 

Panorama critique


"L'amour pour l'amour conduit à la pédérastie, à l'onanisme et à la prostitution." Pierre-Joseph Proudhon.

         Cité par le Grand Dictionnaire encyclopédique du
         XIXe siècle de Pierre Larousse (article onanisme).

"La propreté, c'est le viol." Proudhon.

  Inscription de Verlaine dans l'Album zutique,
  folio 6, verso
.

  
  
Longtemps, l'étude pionnière consacrée par Steve Murphy au Sonnet du trou du cul dans son Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion (1990) a été la seule ressource critique un tant soit peu développée. Elle ne laissait rien dans l'ombre sur le plan des significations obscènes, non sans tomber parfois, comme Bernard Teyssèdre lui en fait gentiment le reproche (B.T. op.cit. 539), dans les pièges de la surinterprétation. Elle présentait le texte comme un manifeste en faveur de la liberté sexuelle et allait jusqu'à y déceler une forme de lyrisme personnel, Verlaine et Rimbaud exprimant là, selon l'auteur, "avec toutes les précautions nécessaires, avec tous les subterfuges indispensables, un amour lui aussi condamné au silence" (S.M. op. cit. 250).

   Deux excellents commentaires se sont ajoutés récemment : ceux  de Philippe Rocher, dans La Poésie jubilatoire, ouvrage collectif publié chez Garnier (op. cit. 2011, 173-210), et de Bernard Teyssèdre dans son Arthur Rimbaud et le foutoir zutique (op. cit. 2011, 135-148). Sans remettre en cause ce qu'il y avait de définitif dans l'exégèse fondatrice de Murphy, ils ont en commun de déplacer l'intérêt vers la dimension stylistique et parodique du texte. Rocher analyse avec précision le rapport de nos deux poètes à l'œuvre parodiée, L'Idole, Teyssèdre évoque surtout l'histoire de leurs rapports avec l'auteur, Albert Mérat. L'un et l'autre restituent de façon très intéressante le contexte du Cercle zutique au moment de sa création, replacent le poème dans son environnement au sein de l'Album zutique.
 

   J'ai exploité aussi, pour ce "panorama critique", les notes fournies par les éditions courantes, celles de Michael Pakenham dans l'édition dite du centenaire, notamment, mais c'est surtout sur les trois études précédemment citées que je me suis appuyé. Dans la suite de ce travail, j'utiliserai fréquemment les abréviations de S.M. pour Steve Murphy, M.P. pour Michael Pakenham, B.T. pour Bernard Teyssèdre, P.R. pour Philippe Rocher. La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie.
 


Une tradition parodique remontant sans doute aux dîners des Vilains-Bonshommes

  Albert Mérat avait en commun avec Léon Valade et Paul Verlaine de gagner sa vie comme employé à l'Hôtel de Ville de Paris. Nés respectivement en 1840, 1841 et 1844, les trois poètes étaient de la même génération. Les deux premiers avaient commencé leur carrière littéraire avec une œuvre signée de leurs deux noms, un recueil de sonnets intitulé Avril, Mai, Juin (1863). En 1866, l'année où Verlaine connaissait un premier succès avec ses Poèmes saturniens, Mérat, de son côté, était couronné par l'Académie française pour Les Chimères. Ils fréquentaient aux mêmes "salons" un peu marginaux de la bohème artiste parisienne et, au cours de cette année 1869 qui vit la publication par Albert Mérat d'un recueil de "blasons" du corps féminin intitulé L'Idole, se retrouvaient notamment aux dîners des Vilains-Bonshommes.

   La pièce ultime de L'Idole parut trop hardie à l'éditeur Lemerre qui exigea une conclusion moins impudique. Dans le Dernier Sonnet composé pour remplacer la pièce censurée, Mérat exprime son regret de n'avoir pu peindre Vénus dans toute sa nudité :

Donc, mon œuvre sera par moi-même meurtrie :
Au lieu de nu superbe, un pli de draperie
Dérobera la fuite adorable des flancs.  

Verlaine, Valade et Mérat au dîner des Vilains-Bonshommes (dessin de Verlaine).

   Michaël Pakenham, spécialiste de Verlaine et auteur de la notice consacrée au Sonnet du trou du cul dans l'édition Rimbaud d'Alain Borer (op.cit. p. 1110-1111), estime que "cet incident a dû déclencher le fou-rire parmi les Vilains-Bonshommes". Il signale une lettre du 18 avril 1869 où Paul Verlaine apprend la nouvelle à François Coppée : "Le volume de Mérat, L'Idole, va paraître. — avec des coupures. Jugez de l'état de notre pauvre camarade. Valade rit beaucoup." Pourquoi donc la mésaventure était-elle si drôle ? Peut-être parce que Mérat avait la réputation d'être fort amateur du beau sexe. Pierre Elzéar, au fil de souvenirs publiés dans Gil Blas en 1881, raconte que peu de femmes assistaient aux repas des Vilains Bonshommes sauf celles que pouvait amener Mérat : "Ce don Juan d'Albert Mérat, lui, avait presque toujours une femme au bras, mais c'était rarement la même." (M.P., Correspondance générale de Verlaine, Fayard, t.I, p.218, n.4). Verlaine, écrivant à Blémont le 12 août 1871, s'enthousiasme : "J'ai appris avec plaisir la résurrection des Vilains-Bonshommes ("eh bien, j'en suis !") et de la morue mératienne" (ibid. p.217). Voilà qui explique peut-être pourquoi l'Album des Vilains Bonshommes, d'après Pakenham, "a dû s'enrichir tout de suite de plusieurs parodies" de l'Idole. C'est à de telles parodies que Verlaine semble faire allusion lorsqu'il déclare à Blémont : "J'attends toujours vos deux infamies mératesques et subsidiairement d'autres vers encore" (ibid. 217).

   Rimbaud, fraîchement arrivé de Charleville, fit son apparition parmi les Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871. Jusque là, il ignorait tout des péripéties que nous venons d'évoquer. Mais il avait visiblement lu des poèmes de Mérat, qu'il cite fort élogieusement dans sa lettre dite "du voyant" (lettre à Demeny du 15 mai 1871) : "la nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et Paul Verlaine, un vrai poète." Deux petites semaines plus tard, vers le 15 octobre 1871, selon l'hypothèse récemment défendue par Bernard Teyssèdre (op.cit.), se tient à l'Hôtel des Étrangers la séance inaugurale du Cercle zutique. Un album tout neuf est mis en circulation (celui des Vilains-Bonshommes aurait été perdu pendant les longs mois d'interruption dus à la guerre et à la Commune). C'est là, juste au verso du poème liminaire intitulé Propos du cercle que Rimbaud a calligraphié le Sonnet du trou du cul.

  

Les enjeux tactiques du faux-Mérat d'octobre 1871

   Le titre du poème est surmonté de celui du recueil parodié : L'Idole. Dans une lettre à Charles Morice du 25 décembre 1883, Verlaine présente le texte de la façon suivante : "C'est un complément à L'Idole de Mérat (lui toujours, lui partout !) fait en collaboration par Rimbaud et moi. Les quatrains sont de moi, le reste de l'autre" (M.P., Correspondance générale de Verlaine, Fayard, t.I, p.833). Le mot "complément" rappelle de façon plaisante la mutilation pudibonde imposée par l'éditeur (et peut-être trop frileusement acceptée par l'auteur). Le Sonnet du trou du cul s'insère donc dans une tradition parodique déjà bien installée. Mais "compléter" un recueil à la gloire de l'éternelle idole, la Femme, par un sonnet célébrant la sodomie de la façon la plus crue constituait une forme de parodie particulièrement provocatrice.

   À la provocation liée au thème, sans doute faut-il ajouter celle de la double signature. Le poème, selon le principe en vigueur dans l'Album zutique, est faussement signé de l'auteur parodié (Albert Mérat) sous le nom duquel Rimbaud a fait figurer ses propres initiales et celles de Verlaine. Or, s'il n'est pas du tout certain que Verlaine et Rimbaud, deux semaines à peine après l'arrivée de ce dernier à Paris, aient été déjà engagés dans une relation intime, nous pouvons deviner qu'ils ont très vite joué une telle relation. Témoin, cette fameuse chronique théâtrale du 16 novembre 1871 (rédigée par un ami de Verlaine, Lepelletier) qui signale la présence des Parnassiens à une pièce de Glatigny donnée à l'Odéon, et précise : "Le poète saturnien Paul Verlaine donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut". Dans ce contexte, l'apposition de leur double nom au bas d'un tel sonnet équivalait pour les deux amis à une déclaration publique d'homosexualité.   

  Mais peut-être n'y eut-il là, dans un premier temps, qu'une forme de provocation idéologique. Il convient de comprendre, nous dit Bernard Teyssèdre, ce que fut, pour Verlaine, la fonction tactique dévolue à ce texte dans le processus de formation du Cercle Zutique : "Imposer d'entrée de jeu à des camarades poètes le patronage d'une virile anuso-lingua-labiolâtrie, ce n'est pas seulement un manifeste de morale anticonformiste, c'est un acte de guerre sociopolitique." (op. cit. p.147). Selon ce critique, Verlaine a souhaité notamment écarter d'emblée Albert Mérat, soupçonné d'embourgeoisement, de pudibonderie et d'homophobie. Valade lui-même, le troisième larron du "petit club de poètes fonctionnaires à l'Hôtel de Ville qui tenait ses assises au Café du Gaz, rue de Rivoli" (B.T., op. cit. p.139) semble s'être quelque peu détaché de son ancien camarade de collège, en cet automne 1871. Un dessin de sa main, au feuillet 19 verso de l'Album zutique, peint Albert Mérat en professeur de vertu tentant d'interdire à Verlaine l'usage du haschisch.

    À ces préventions, sans doute faut-il ajouter les désaccords politiques consécutifs à l'épisode communard. Les relations de la gauche littéraire avec Mérat "s'étaient aigries depuis qu'il avait prudemment fui Paris pendant la guerre et la Commune" (B.T., op. cit. p.139). On sait d'ailleurs maintenant, par la correspondance de Verlaine du mois de juillet 1871, combien celui-ci jugea sévèrement les tractations conduites par Mérat pour recouvrer sa place à l'Hôtel de Ville, lors du retour à l'ordre. Ce serait donc dans le but d'approfondir ce clivage politique que Verlaine, exploitant notamment l'intérêt suscité par Rimbaud chez un certain nombre de jeunes poètes de son entourage, poussa à la création du Cercle zutique : "À cette époque que caractérisait la traque contre les Communards, le but était, je l'ai déjà dit, de provoquer une rupture parmi les jeunes poètes, de faire imploser le groupe hétérogène des Vilains-Bonshommes en isolant de la majorité de centre-droit, timorée ou conservatrice, une minorité d'activistes de gauche, les Zutistes." (op. cit. p.148). Ce serait dans ce but qu'on aurait conféré au Sonnet du trou du cul une allure délibérément provocatrice.

   Philippe Rocher, rejoignant le propos de Bernard Teyssèdre, souligne le lien "que le Sonnet du trou du cul entretient avec les autres textes du début de l'album" (op. cit. p.176). Il observe que ces premiers textes prennent avec insistance Albert Mérat comme tête de Turc. On commence par lui reprocher, au recto du feuillet 2, dans Propos du Cercle (rappelons que le feuillet 1 est occupé par le frontispice d'Antoine Cros), son refus de donner les "cinq sous" qu'on lui réclame (peut-être la participation aux frais dont les membres du groupe sont sensés s'acquitter). Rocher se demande à ce propos si ce n'est pas en réaction à cette pingrerie que Rimbaud lance son fameux "Ah ! merde !" à la fin du texte. On lui reproche aussi, semble-t-il, toujours dans Propos du Cercle, sa réticence devant le nom choisi : "(Ane Cros) Si ! Si ! Mérat, veuillez m'en croire, / Zutisme est le vrai nom du cercle !" C'est au verso du même feuillet que Verlaine et Rimbaud inscrivent ensuite leur Sonnet du trou du cul, faussement signé Albert Mérat et explicitement présenté comme une parodie du recueil de blasons que ce poète vient de publier. Or, il n'est pas sûr que Mérat ait été homme à s'amuser de ce complément quelque peu pornographique (scatologique même) profanant l'Idole qu'il vient de célébrer, et encore moins du parfum d'homosexualité qui s'en exhale. La réaction de Mérat fut-elle aussi négative que les perfides auteurs pouvaient le souhaiter ? Toujours est-il qu'en marge du fameux sonnet, et visiblement ajouté après coup, un quatrain de Valade met dans la bouche de divers membres du groupe, dont Mérat (qui rime avec "verrat" !), un chapelet de "Merde !" dont on peut se demander s'ils sont un indice de réprobation ou, ce qui revient au fond au même, de communion zutique dans l'immondice et la colère :

Autres propos du cercle

Dans ce taudis sombre où le blond Jacquet se sert de
Tapis infects ainsi que de crachoirs (verrat
Hideux), Valade dit « Merde ! » L'âpre Mérat
Répond : « Merde ! » Henri Cros dit : « Merde, merde, merde ! »

Camille Pelletan.     
pour cop. conf.     
L. V. [Léon Valade]     

 

     Album zutique, feuillet 2, verso.

 

En attribuant à Mérat le Sonnet du trou du cul, Verlaine et Rimbaud, selon Rocher, auraient réussi à enrôler Mérat contre son gré parmi les "verrat(s) hideux" hantant le sombre "taudis" de l'Hôtel des étrangers, et le quatrain de Valade célèbrerait ironiquement cette conversion forcée !

   Si le but de Verlaine était d'éloigner Mérat, il fut atteint. On connaît la fin de l'histoire. Mérat jasa, obligeant Verlaine à le menacer de "mesures spadassines" s'il ne cessait immédiatement à colporter des "ragots" concernant sa relation avec Rimbaud (lettre du 16 février 1872). Enfin, au printemps 1872, Fantin-Latour dut remplacer Mérat par un pot de géranium dans son "Coin de table", l'auteur de L'Idole ayant refusé de figurer sur la toile au côté des amants maudits.

 

Une "poétique de l'obscène"

   Passée la trivialité ostentatoire du titre, le langage utilisé est cru sans être grossier et les auteurs semblent s'être appliqués à multiplier les marques de poéticité. Les choses du corps ne sont presque jamais nommées directement (deux exceptions : "fesses", v.4, et "coït", v.10). Elles sont décrites à travers un réseau de comparaisons et de métaphores empruntant au vocabulaire de la poésie pastorale (mousse, douce, flûte câline) ou galante (cœur, âme, rêve, amour, cruel, jalouse, pâmée), à celui de l'élégie (sanglots, larmes, larmier, pleuré), et même de la spiritualité (céleste, Chanaan). À quoi il convient d'ajouter "le côté précieux des diérèses ("vi-olet", v.1, "matéri-el", v.10), l'adjectif "pâmée", v.12, [...] la licence "encor", v.3" (P.R., op.cit. 187)... et cette forme noble par excellence qu'est le sonnet ! Michel Murat, dans son Art de Rimbaud, a noté avec justesse que la belle facture classique de certains sonnets zutiques du jeune poète contribue à conserver à ces textes voués à la « mise en scène majestueuse de l’intime » une véritable « dignité dans l’indécence ».  

   Verlaine, dans les quatrains, exploite quatre images :

  • le trou du cul peint comme un paysage charmant, une fleur blottie dans un repli humide et ombreux (v.1-2) ;

  • le sperme répandu  (v.3-4) ;

  • l'éjaculation comparée à l'action de pleurer des larmes de lait (v.5-6) — on remarquera que le verbe est au passé ("ont pleuré") preuve que ce second quatrain expose la cause des phénomènes observés au tableau précédent — ;

  • les accidents fécaux liés à l'événement : "vent cruel", "petits caillots de marne rousse" (v.6-8).

   Le tableau est en somme d'une grande simplicité et d'une grande logique.

   Rimbaud, dans les tercets, reprend les mêmes éléments dans un ordre un peu différent et dans des registres plus décalés (c'est ici surtout que l'on observe une tonalité élégiaque, un vocabulaire aux connotations lyriques, spirituelles, religieuses).

  • Au v.9 la "ventouse" décrit fort bien la même chose que le mot "œillet" au v.1 mais ne se contente pas d'en évoquer l'aspect visuel : le terme contient le mot "vent" et annonce le thème scatologique qui sera développé aux v.12-13 (la "flûte" est l'instrument à "vent", la "céleste praline" évoque la même chose que "les petits caillots de marne rousse", mais on notera que dans les deux cas l'évocation est plus indirecte, plus mystérieuse que dans les quatrains, un peu blasphématoire aussi). Le verbe "s'aboucher" et la présence d'un champ lexical de la nourriture ("olive", "praline") suggère l'idée d'une pratique sexuelle perverse qui ne figurait pas dans les quatrains.
     

  • Les v.10-12 décrivent l'éjaculation (le "coït"), le sperme répandu et recueilli dans le "larmier", avec le même métaphorisme ("sanglots") que précédemment, mais en insistant sur le registre élégiaque et en mêlant malicieusement le matériel et le spirituel. Un vers comme "En fit son larmier fauve et son nid de sanglots" (v.11) donne la mesure de l'inventivité verbale propre à Rimbaud. Le mot "larmier", d'après le TLFI, désigne "l'angle interne de l'œil où paraissent se former les larmes". L'idée se passe de commentaire, c'est la reprise pure et simple du tableau décrit par les vers 3-4 de Verlaine. Mais la qualité des associations de mots trouvées par le poète est exceptionnelle : les termes (qui appartiennent tous au langage soutenu, voire poétique) sont inattendus ainsi que leur appariement ("nid" et "fauve" évoquent le monde animal auquel n'appartiennent a priori ni les les sanglots ni les larmes : n'oublions pas, d'ailleurs, qu'au premier vers, le trou du cul "respire, humblement tapi parmi la mousse" comme un petit animal timide) ; ces termes associent le sexe et le drame, des idées de sauvagerie (fauve) et de douceur (nid), une sensation visuelle ou olfactive (fauve) et une sensation tactile (nid). L'équilibre de l'alexandrin (2/4+3/3) joue aussi son rôle dans l'impact du vers auprès du lecteur.
     

  • Le vers final, enfin, reprend l'image bucolique du début du texte. Les commentateurs ont noté l'art subtil avec lequel Rimbaud clôt le poème sur le mot "enclos", et le boucle par la reprise de l'idée initiale. Description de l'anus comme une sorte de locus amoenus, qui est en outre sublimé dans cette chute du texte par l'allusion biblique à la terre promise, ce pays de Chanaan où, d'après le prophète, coulent le lait et le miel. Quant à l'adjectif "féminin" accolé au nom "Chanaan", c'est une de ces malices que Rimbaud affectionne. Rien, après tout, ne prouve absolument la présence d'une thématique homosexuelle dans le poème ... sauf l'ambiguïté du démenti qu'on feint de lui apporter avec l'expression "Chanaan féminin" !


   On retrouve donc dans les tercets les mêmes éléments que dans les quatrains, mais en plus sophistiqué, dans un ordre différent et, surtout, dans un enchaînement qui ne correspond pas à une logique narrative aussi claire. Cette dernière caractéristique est la conséquence, notamment, des indices temporels instables fournis par le poète. Le premier tercet a ses verbes au passé simple, accompagnés de l'adverbe "souvent". On n'est donc plus dans la description d'une scène mais dans l'évocation d'une habitude. Le second a ses verbes conjugués au présent (la reprise anaphorique : "C'est .... C'est...") : un présent d'habitude ? un présent de vérité générale, plutôt, qui nous fait glisser vers le style de la célébration ou de l'hymne.

    Verlaine et Rimbaud savaient admirablement tisser un poème bref en jouant des parallélismes syntaxiques et prosodiques, des échos sonores et des agencements de rimes. Philippe Rocher, dans sa virtuose étude stylistique, décrit ce travail d'orfèvre avec une minutie impressionnante, qu'il est impossible de résumer. On peut malgré tout en extraire quelques exemples. Philippe Rocher a souhaité, selon ce qu'il déclare, analyser le poème "en tant que sonnet d'alexandrins". Il y étudie "les effets remarquables d'une mise en forme du matériel verbal reposant sur les vers composés et sur les configurations strophiques" (op. cit. p.176). Il relève notamment "un certain nombre d'équivalences et d'oppositions structurelles" qui contribuent au "mouvement d'ensemble du sonnet" en s'appuyant sur sa "superstructure rimique". Ainsi, dans les quatrains ...

  • chacun des premiers vers contient un comparatif à la césure :

v.1 Obscur et froncé comme + un œillet violet
v.5 Des filaments pareils + à des larmes de lait

  • dans les seconds vers, le premier hémistiche contient le verbe principal de la strophe et se termine par le son [ã] en position 6 :

    v.2 Il respire humblement + ...
    v.7 Ont pleuré sous le vent + ...
     

  • chaque dernier vers présente une césure problématique séparant le syntagme de la charnière syntaxique (conjonction, pronom+déterminant) qui sert à l'introduire

    v.4  Des Fesses blanches jusqu' + au cœur de son ourlet.
    v.8  Pour s'aller perdre où la + pente les appelait.
     

  • Les vers 4 et 8 expriment tous deux l'idée d'un mouvement hésitant vers une destination (suivre la fuite ..., s'aller perdre où la pente ...), que l'affaiblissement de la césure contribue à mimer.

   Rocher signale aussi des phénomènes d'enchaînement comme ...

  • ceux qui relient le dernier vers du premier quatrain au premier vers du second :

v.4 Des Fesses blanches (Dét + Nom) jusqu'au cœur de son ourlet (N de N).
v.5 Des filaments (Dét + Nom) pareils à des larmes de lait (N de N)

  • ou celui qui relie les deux relatives : qui les repousse / qui suit la fuite douce
     

  • dans les tercets, Rocher note que le même genre de "parallélismes internes" "convergent avec le schéma rimique et concernent en priorité les vers féminins" :

Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
 
C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !

   Dans le même article, Rocher met en évidence, entre le Sonnet du trou du cul et le recueil de Mérat, une relation parodique plus dense, plus précise que ne le disent habituellement les commentateurs. Ainsi, Verlaine et Rimbaud ont-ils pu, d'après lui, trouver chez Mérat des termes et des procédés poétiques susceptibles d'être imités : "l'usage réitéré du présentatif 'c'est'", le "détachement syntaxique antéposé d'adjectifs ou de participes à l'ouverture du poème", des mots ou expressions comme "ourlet", "mon rêve", "douces", "mousse" (pour désigner les poils), des discordances prosodiques par affaiblissement de la césure (dont l'une place en position 5 et 6 l'adjectif "pareils" comme au vers 5 du Sonnet du trou du cul), le rejet en début de vers suivant de noms désignant une partie du corps (comme "Des fesses blanches" au vers 4), pour citer quelques exemples. 

   En parodiant Mérat, nous dit enfin Rocher (je suis là, je l'avoue, assez peu convaincu), Verlaine et Rimbaud parodient simultanément de grands modèles présents sous le texte de L'Idole Booz endormi de Hugo (où les ruisseaux courent "sur la mousse" et où le vieillard courbe vers la tombe son "âme" fatiguée ... suivez mon regard !), La Fête à Thérèse où "un abbé violet" fredonne un "profane couplet", Une passante de Baudelaire ("le feston et l'ourlet"). Rimbaud et Verlaine, ce faisant, prendraient pour cible de leur ironie le rapport privilégié bien connu de Mérat à Baudelaire. Mais, en évoquant "le trou du cul dans la réalité de ses miasmes", en mettant "le doigt sur le paradoxe d'une vision restreinte" (op.cit. p.197 !!), nos deux compères opposeraient au "nu chaste et lisse" de l'académique Mérat une esthétique bien plus proche de la "vision baudelairienne de la matière, qui est aussi celle des corps en décomposition et de la décrépitude" (cf., bien sûr, Une Charogne, op.cit., p.198). Rocher, comme Teyssèdre d'ailleurs, reprend aussi l'idée à mon avis contestable d'une correspondance secrète entre le Sonnet du trou du cul et Voyelles ("le rayon violet de Ses Yeux" / "œil-let violet" ...).
 


Revendication de liberté esthétique ou revendication de liberté sexuelle ?

   Lorsque Steve Murphy entreprend d'en procurer une analyse détaillée dans son livre de 1990, analyse pionnière et destinée à rester longtemps isolée, comme nous l'avons déjà dit dans notre introduction, c'est avec la conviction que le poème recèle une charge subversive, une revendication de liberté sexuelle, et même un enjeu existentiel caché de la part de ses deux auteurs. Il écrit :

  "Lorsque les éditeurs de Verlaine emploient l'expression 'recueils libres', c'est sans doute dans un sens traditionnel, signifiant tout simplement 'recueils obscènes'. La liberté n'est pas conçue, dans cette optique, comme autre chose qu'un abus, une licence. Pour Verlaine et Rimbaud, n'en doutons pas, la liberté du Sonnet du trou du cul avait un sens plus profond, ressenti viscéralement. Il s'agissait d'exprimer, avec toutes les précautions nécessaires, avec tous les subterfuges indispensables, un amour lui aussi condamné au silence." (op. cit. p.250). 

   Bernard Teyssèdre, dans son récent ouvrage, s'applique à contester point par point l'argumentation de Murphy :

  • Il ne pense pas que le but de Verlaine et Rimbaud ait été d'élever la sodomie à la dignité d'objet poétique afin de combattre dans l'esprit du lecteur "les représentations phobiques" de l'homosexualité :

"Je ne crois pas du tout que Verlaine et Rimbaud aient cherché, en dépit de ce qu'écrit Murphy, "à 'poétiser' millimétriquement le trou du cul". Au contraire ils montrent ce qui est pour eux l'objet du désir sexuel sous un aspect qui bafoue délibérément  non seulement les normes morales mais même les répulsions physiques (la merde, les pets). Scatologie et pornophilie, oui ; coprophagie à la rigueur ; séduction érotique, non." (op.cit. 147).

"D'après Murphy il faut lire le Sonnet du trou du cul en tant que contre-discours, "comme antidote aux représentations phobiques et hyperboliques de l'anus pédérastique données par les médecins-légistes". Ce contre-discours resterait sur le même plan que le discours qu'il combat. Sur le terrain plat de la prose. Rimbaud ne nous donne pas à voir un anus mais à lire un poème." (op.cit. 576).

  • Il ne pense pas que le but de Rimbaud et Verlaine ait été de rebuter le "lecteur traditionnel", dans un premier temps, pour, dans un second temps, l'amener à surmonter son dégoût. Au contraire, ils ont cherché à choquer pour satisfaire le goût de leur lecteur pour la provocation (car leur lecteur n'est pas le lecteur standard, le lecteur "traditionnel")  :

"Le Sonnet du trou du cul, écrit Murphy,'prévoit un lecteur traditionnel, qui sera choqué, voire agressé, par la thématique du poème.' Non. Il prévoit un lecteur qui appréciera la violence de l'agression contre les normes du poétique." (op.cit. 575).

  • Il récuse par ailleurs toute valeur de confidence au poème, tout enjeu existentiel :

"Quand Rimbaud fait l'amour, c'est pour le plaisir. Quand il écrit L'Idole, il ne fait pas l'amour. Ce n'est pas une tranche de vie, c'est de la poésie. Sa coprophagie n'a rien d'une confidence, c'est une proclamation du droit du poète à l'Hybris" (op.cit. 574).

  • Au bout du compte, c'est exclusivement sa liberté de Poète que Rimbaud revendique ici, son droit à l'excès, à la démesure, à la provocation :

"Rimbaud déclare : la coprophagie ne me fait pas peur. Je dirai ce qui me plaît [...] il proclame le droit imprescriptible du poète à l'Hybris" (op.cit. 576).

   Que Rimbaud en dise un peu plus qu'il n'en fait, qu'il soit souvent dans l'insinuation sulfureuse par jeu, dans l'outrance par provocation, c'est certain. Mais est-il possible, s'agissant de Rimbaud, de séparer à ce point la littérature et la vie, de dire : ceci est un poème, ce n'est pas un reflet de la vie ; ceci est un manifeste zutique où la description complaisante de la sodomie n'entre qu'à titre de provocation ? Est-il donc, chez Rimbaud, une hybris poétique qui ne prolonge les  encrapulements, les intempérances, l'hybris de la vie réelle ou ne doive s'y prolonger ? Le suggérer, n'est-ce pas réduire le libertaire au libertin, l'expression littéraire à un jeu formel détaché de l'expérience vécue, le projet politique au projet poétique ? Vieux débat ! C'est un peu trop par doctrine, par doctrine antibeuvienne, me semble-t-il, et avec des arguments bien péremptoires, que cette lecture s'efforce de prendre l'exact contre-pied d'une réception traditionnelle marquée, il est vrai, par un certain "biographisme", telle qu'on peut la trouver par exemple dans l'article anonyme consacré au poème par l'Encyclopédie en ligne Wikipédia :

"Il ne fait aucun doute que la précision avec laquelle Rimbaud décrit, sans conteste possible, une situation post-coitum réfère également à une expérience personnelle. Le sonnet, puisqu'il est écrit à quatre mains, scelle également l'amitié spirituelle et amoureuse du couple formé avec Paul Verlaine, et célèbre leur union poétique sur le mode de l'humour.

Bien que le poème ne relève pas d'une réalité directe ni d'un témoignage à prendre au pied de la lettre, mais d'une représentation poétique conçue pour plaire, il peut aussi se lire comme un signe de leur vie commune, un hommage amusé à leur intimité, qui rendent compte de la réalité de leur relation et de leurs pratiques, considérées à l'époque comme outrageuses, provocantes et passibles de peine d'emprisonnement."

     

 26 mars 2011   

 

 

 Copie verlainienne ayant servi pour l'impression dans Hombres (1903)
Musée des lettres et manuscrits

 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée dans la page précédente.