Sonnet du trou du
cul (octobre
1871)
Panorama critique
"L'amour pour l'amour conduit à la pédérastie, à
l'onanisme et à la prostitution." Pierre-Joseph Proudhon.
Cité par
le Grand Dictionnaire encyclopédique du
XIXe
siècle de Pierre Larousse (article onanisme).
"La propreté, c'est
le viol."
Proudhon.
Inscription de Verlaine dans l'Album zutique,
folio 6, verso.
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Longtemps,
l'étude pionnière
consacrée par Steve Murphy au Sonnet
du trou du cul dans son Premier Rimbaud ou l'apprentissage de
la subversion (1990) a été la seule ressource critique un tant
soit peu développée. Elle ne laissait rien dans l'ombre sur le plan
des significations obscènes, non sans tomber parfois,
comme Bernard Teyssèdre lui en fait gentiment le reproche (B.T.
op.cit. 539), dans les
pièges de la surinterprétation. Elle présentait le texte comme un
manifeste en faveur de la liberté sexuelle et allait jusqu'à y
déceler une forme de lyrisme personnel, Verlaine et Rimbaud exprimant
là, selon
l'auteur, "avec toutes les précautions nécessaires, avec tous les
subterfuges indispensables, un amour lui aussi condamné au
silence" (S.M. op. cit. 250).
Deux
excellents commentaires se sont ajoutés récemment : ceux de
Philippe Rocher, dans
La Poésie jubilatoire, ouvrage collectif publié chez Garnier
(op. cit. 2011, 173-210), et de Bernard Teyssèdre dans son
Arthur
Rimbaud et le foutoir zutique (op. cit. 2011, 135-148). Sans
remettre en cause ce qu'il y avait de définitif dans
l'exégèse fondatrice de Murphy, ils ont en commun de déplacer l'intérêt vers la
dimension stylistique et parodique du texte. Rocher analyse avec
précision le rapport de nos deux poètes à l'œuvre parodiée,
L'Idole, Teyssèdre évoque surtout l'histoire de leurs
rapports avec l'auteur, Albert Mérat. L'un et l'autre restituent de
façon très intéressante le contexte du Cercle zutique au moment de
sa création, replacent le poème dans son environnement au sein de l'Album
zutique.
J'ai
exploité aussi, pour ce "panorama critique", les notes fournies par
les éditions courantes, celles de Michael Pakenham dans l'édition
dite du centenaire, notamment, mais c'est surtout sur les trois
études précédemment citées que je me suis appuyé. Dans la suite de
ce travail, j'utiliserai fréquemment les abréviations de S.M. pour
Steve Murphy, M.P. pour Michael Pakenham, B.T. pour Bernard
Teyssèdre, P.R. pour Philippe Rocher. La mention
"op. cit." renvoie à la
bibliographie.
Une tradition parodique
remontant sans doute aux dîners des Vilains-Bonshommes
Albert Mérat
avait en commun avec Léon Valade et Paul Verlaine de gagner sa vie
comme employé à l'Hôtel de Ville de Paris. Nés respectivement en
1840, 1841 et 1844, les trois poètes étaient de la même génération.
Les deux premiers avaient commencé leur carrière littéraire avec une
œuvre signée de leurs deux noms, un recueil de sonnets intitulé
Avril, Mai, Juin (1863). En 1866, l'année où Verlaine
connaissait un premier succès avec ses Poèmes saturniens,
Mérat, de son côté, était couronné par l'Académie française pour
Les Chimères. Ils fréquentaient aux mêmes "salons" un peu
marginaux de la bohème artiste parisienne et, au cours de cette année
1869 qui vit la publication par Albert Mérat d'un recueil de
"blasons" du corps féminin intitulé
L'Idole, se retrouvaient notamment aux dîners des Vilains-Bonshommes.
La
pièce ultime de
L'Idole parut trop hardie à l'éditeur Lemerre qui
exigea une conclusion moins impudique. Dans le
Dernier Sonnet composé pour remplacer la pièce censurée,
Mérat exprime son regret de n'avoir pu peindre Vénus dans toute sa
nudité :
Donc, mon œuvre
sera par moi-même meurtrie : Au lieu de nu superbe, un pli de draperie Dérobera la fuite adorable des flancs.
Michaël Pakenham, spécialiste de Verlaine et auteur de la
notice consacrée au Sonnet du trou du cul dans l'édition
Rimbaud d'Alain Borer (op.cit. p. 1110-1111), estime que "cet
incident a dû déclencher le fou-rire parmi les Vilains-Bonshommes".
Il signale une lettre du 18 avril 1869 où Paul Verlaine apprend la
nouvelle à François Coppée : "Le volume de Mérat, L'Idole, va
paraître. — avec des coupures. Jugez de l'état de notre pauvre
camarade. Valade rit beaucoup." Pourquoi donc la mésaventure
était-elle si drôle ? Peut-être parce que Mérat avait la réputation
d'être fort amateur du beau sexe. Pierre Elzéar, au fil de souvenirs
publiés dans Gil Blas en 1881, raconte que peu de femmes
assistaient aux repas des Vilains Bonshommes sauf celles que pouvait
amener Mérat : "Ce don Juan d'Albert Mérat, lui, avait presque
toujours une femme au bras, mais c'était rarement la même." (M.P.,
Correspondance générale de Verlaine, Fayard, t.I, p.218,
n.4). Verlaine, écrivant à Blémont le 12 août 1871, s'enthousiasme :
"J'ai appris avec plaisir la résurrection des Vilains-Bonshommes
("eh bien, j'en suis !") et de la morue mératienne" (ibid. p.217).
Voilà qui explique peut-être pourquoi l'Album des Vilains
Bonshommes, d'après Pakenham, "a dû s'enrichir tout de suite de
plusieurs parodies" de l'Idole. C'est à de telles parodies
que Verlaine semble faire allusion lorsqu'il déclare à Blémont :
"J'attends toujours vos deux infamies mératesques et subsidiairement
d'autres vers encore" (ibid. 217).
Rimbaud,
fraîchement arrivé de Charleville, fit son apparition parmi les
Vilains Bonshommes le 30 septembre 1871. Jusque là, il ignorait tout
des péripéties que nous venons d'évoquer. Mais il avait visiblement
lu des poèmes de Mérat, qu'il cite fort élogieusement dans sa
lettre dite "du voyant" (lettre à Demeny du 15 mai 1871) : "la
nouvelle école, dite parnassienne, a deux voyants, Albert Mérat et
Paul Verlaine, un vrai poète." Deux petites semaines plus tard, vers
le 15 octobre 1871, selon l'hypothèse récemment défendue par Bernard
Teyssèdre (op.cit.), se tient à l'Hôtel des Étrangers la séance
inaugurale du Cercle zutique. Un album tout neuf est mis en
circulation (celui des Vilains-Bonshommes aurait été perdu pendant
les longs mois d'interruption dus à la guerre et à la Commune).
C'est là, juste au verso du poème liminaire intitulé Propos du
cercle que Rimbaud a calligraphié le Sonnet du trou du cul.
Les enjeux tactiques du faux-Mérat
d'octobre 1871
Le
titre du poème est surmonté de celui du recueil parodié :
L'Idole. Dans une lettre à Charles Morice du 25 décembre 1883,
Verlaine présente le texte de la façon suivante : "C'est un
complément à L'Idole de Mérat (lui toujours, lui
partout !) fait en collaboration par Rimbaud et moi. Les
quatrains sont de moi, le reste de l'autre" (M.P.,
Correspondance générale de Verlaine, Fayard, t.I, p.833). Le
mot "complément" rappelle de façon plaisante la mutilation pudibonde
imposée par l'éditeur (et peut-être trop frileusement acceptée par
l'auteur). Le Sonnet du trou du cul s'insère donc dans une
tradition parodique déjà bien installée. Mais "compléter" un recueil à la gloire de l'éternelle
idole, la Femme, par un sonnet célébrant la sodomie de la façon la
plus crue constituait une forme de parodie particulièrement
provocatrice.
À la
provocation liée au thème, sans doute faut-il
ajouter celle de la double signature. Le poème, selon le principe en
vigueur dans l'Album zutique,
est faussement signé de l'auteur parodié (Albert Mérat) sous le nom
duquel Rimbaud a fait figurer ses propres initiales et celles de
Verlaine. Or, s'il n'est pas du tout certain que Verlaine et
Rimbaud, deux semaines à peine après l'arrivée de ce dernier à
Paris, aient été déjà engagés dans une relation intime, nous pouvons
deviner qu'ils ont très vite joué une telle relation. Témoin,
cette fameuse chronique théâtrale du 16 novembre 1871 (rédigée par
un ami de Verlaine,
Lepelletier) qui signale la présence des Parnassiens à une pièce
de
Glatigny donnée à l'Odéon, et précise : "Le poète saturnien Paul
Verlaine donnait le bras à une charmante jeune personne, Mlle Rimbaut". Dans ce contexte, l'apposition de leur double nom au bas
d'un tel sonnet équivalait pour les deux amis à une déclaration
publique d'homosexualité.
Mais
peut-être n'y eut-il là, dans un premier temps, qu'une forme de
provocation idéologique. Il
convient de comprendre, nous dit Bernard Teyssèdre, ce que
fut, pour Verlaine, la fonction tactique dévolue à ce texte dans le
processus de formation du Cercle Zutique : "Imposer
d'entrée de jeu à des camarades poètes le patronage d'une virile anuso-lingua-labiolâtrie, ce n'est pas seulement un manifeste de morale
anticonformiste, c'est un acte de guerre sociopolitique." (op. cit. p.147).
Selon ce critique, Verlaine a souhaité notamment écarter d'emblée Albert Mérat,
soupçonné d'embourgeoisement, de pudibonderie et d'homophobie.
Valade lui-même, le troisième larron du "petit club de poètes fonctionnaires à l'Hôtel de Ville qui tenait ses
assises au Café du Gaz, rue de Rivoli" (B.T., op. cit.
p.139) semble s'être quelque peu détaché de son ancien camarade de
collège, en cet automne
1871. Un dessin de sa main, au feuillet 19 verso de l'Album
zutique, peint Albert Mérat en professeur de vertu tentant
d'interdire à Verlaine l'usage du haschisch.
À ces préventions, sans doute faut-il ajouter les
désaccords politiques consécutifs à l'épisode communard. Les relations
de la gauche littéraire avec Mérat "s'étaient aigries depuis qu'il avait prudemment fui Paris pendant la
guerre et la Commune" (B.T., op. cit. p.139). On sait d'ailleurs maintenant, par
la correspondance de Verlaine du mois de juillet 1871, combien celui-ci
jugea sévèrement les tractations conduites par Mérat pour recouvrer sa
place à l'Hôtel de Ville, lors du retour à l'ordre. Ce serait donc dans le
but d'approfondir ce clivage politique que Verlaine,
exploitant notamment l'intérêt suscité par Rimbaud chez un
certain nombre de jeunes poètes de son entourage, poussa à la création
du Cercle zutique : "À cette époque que caractérisait la traque contre
les Communards, le but était, je l'ai déjà dit, de provoquer une rupture
parmi les jeunes poètes, de faire imploser le groupe hétérogène des Vilains-Bonshommes en isolant de la majorité de centre-droit, timorée ou
conservatrice, une minorité d'activistes de gauche, les Zutistes." (op.
cit.
p.148). Ce serait dans ce but qu'on aurait conféré au Sonnet du trou
du cul une allure délibérément provocatrice.
Philippe Rocher,
rejoignant le propos de Bernard Teyssèdre, souligne le lien "que le Sonnet
du trou du cul entretient avec les autres textes du début de
l'album" (op. cit. p.176). Il observe que ces premiers textes prennent avec
insistance Albert Mérat comme tête de Turc. On commence par lui
reprocher, au recto du feuillet 2, dans
Propos du Cercle
(rappelons que le feuillet 1 est occupé par le frontispice d'Antoine
Cros), son refus de donner les "cinq sous" qu'on lui réclame (peut-être
la participation aux frais dont les membres du groupe sont sensés
s'acquitter). Rocher se demande à ce propos si ce n'est pas en réaction
à cette pingrerie que Rimbaud lance son fameux "Ah ! merde !" à la fin
du texte. On lui reproche aussi, semble-t-il, toujours dans
Propos du Cercle, sa réticence devant le nom choisi : "(Ane Cros) Si ! Si ! Mérat,
veuillez m'en croire, / Zutisme est le vrai nom du cercle !"
C'est au verso du même feuillet que Verlaine et Rimbaud inscrivent
ensuite leur Sonnet du trou du cul, faussement signé Albert Mérat
et explicitement présenté comme une parodie du recueil de blasons que ce
poète vient de publier. Or, il n'est pas sûr que Mérat
ait été homme à s'amuser de ce complément quelque peu pornographique
(scatologique même) profanant l'Idole qu'il vient de célébrer, et encore moins du parfum
d'homosexualité qui s'en exhale. La réaction de Mérat fut-elle aussi négative que les
perfides auteurs pouvaient le souhaiter ? Toujours
est-il qu'en marge du fameux sonnet, et visiblement ajouté après coup,
un quatrain de Valade met dans la bouche de divers membres du groupe,
dont Mérat (qui rime avec "verrat" !), un chapelet de
"Merde !" dont on peut se demander s'ils sont un indice de réprobation
ou, ce qui revient au fond au même, de communion zutique dans
l'immondice et la colère :
Autres propos du cercle
Dans ce taudis sombre où le
blond Jacquet se sert de
Tapis infects ainsi que de crachoirs (verrat
Hideux), Valade dit « Merde ! » L'âpre Mérat
Répond : « Merde ! » Henri Cros dit : « Merde, merde,
merde ! »
Camille
Pelletan. pour cop. conf.
L. V. [Léon Valade]
|

Album zutique, feuillet 2, verso.
En
attribuant à Mérat le Sonnet du trou du cul, Verlaine et Rimbaud,
selon Rocher, auraient réussi à enrôler Mérat contre son gré parmi les
"verrat(s) hideux" hantant le sombre "taudis" de l'Hôtel des étrangers, et le quatrain de Valade célèbrerait ironiquement cette
conversion forcée !
Si le but de Verlaine était d'éloigner Mérat, il fut atteint. On
connaît la fin de l'histoire. Mérat jasa, obligeant Verlaine à le
menacer de "mesures spadassines" s'il ne cessait immédiatement à
colporter des "ragots" concernant sa relation avec Rimbaud (lettre
du 16 février 1872). Enfin, au printemps 1872, Fantin-Latour dut
remplacer Mérat par un pot de géranium dans son "Coin de table",
l'auteur de L'Idole ayant refusé de figurer sur la toile au
côté des amants maudits.
Une "poétique de
l'obscène"
Passée la trivialité ostentatoire du titre, le langage utilisé est cru sans être grossier et
les auteurs semblent s'être appliqués à
multiplier les marques de poéticité. Les choses du corps ne sont
presque jamais nommées directement (deux exceptions : "fesses", v.4,
et "coït", v.10). Elles sont décrites à travers un
réseau de comparaisons et de métaphores empruntant au vocabulaire de
la poésie pastorale (mousse, douce, flûte
câline) ou galante (cœur, âme, rêve, amour, cruel, jalouse, pâmée),
à celui de
l'élégie (sanglots, larmes, larmier, pleuré), et même de la
spiritualité (céleste, Chanaan). À quoi il convient d'ajouter "le
côté précieux des diérèses ("vi-olet", v.1, "matéri-el", v.10),
l'adjectif "pâmée", v.12, [...] la licence "encor", v.3"
(P.R., op.cit. 187)... et cette
forme noble par excellence qu'est le sonnet !
Michel Murat,
dans son Art de Rimbaud, a noté avec justesse que la belle
facture classique de certains
sonnets zutiques
du jeune poète contribue à conserver à ces textes voués à la « mise
en scène majestueuse de l’intime » une véritable « dignité dans
l’indécence ».
Verlaine, dans les quatrains, exploite quatre images :
-
le trou du cul peint comme un
paysage charmant, une fleur blottie dans un repli humide et
ombreux (v.1-2) ;
-
le sperme répandu (v.3-4) ;
-
l'éjaculation comparée à l'action
de pleurer des larmes de lait (v.5-6) — on remarquera que le
verbe est au passé ("ont pleuré") preuve que ce second quatrain
expose la cause des phénomènes observés au tableau précédent — ;
-
les accidents fécaux liés à
l'événement : "vent cruel", "petits caillots de marne rousse"
(v.6-8).
Le tableau est en somme d'une grande simplicité et d'une grande
logique.
Rimbaud, dans les tercets, reprend les mêmes éléments dans un ordre
un peu différent et dans des registres plus décalés (c'est ici
surtout que l'on observe une tonalité élégiaque, un vocabulaire aux connotations lyriques,
spirituelles, religieuses).
-
Au v.9 la "ventouse" décrit fort
bien la même chose que le mot "œillet" au v.1 mais ne se contente
pas d'en évoquer l'aspect visuel : le terme contient le mot "vent"
et annonce le thème scatologique qui sera développé aux v.12-13 (la
"flûte" est l'instrument à "vent", la "céleste praline" évoque la
même chose que "les petits caillots de marne rousse", mais on notera
que dans les deux cas l'évocation est plus indirecte, plus
mystérieuse que dans les quatrains, un peu blasphématoire aussi). Le
verbe "s'aboucher" et la présence d'un champ lexical de la
nourriture ("olive", "praline") suggère l'idée d'une pratique sexuelle
perverse qui ne
figurait pas dans les quatrains.
-
Les v.10-12 décrivent
l'éjaculation (le "coït"), le sperme répandu et recueilli dans
le "larmier",
avec le même métaphorisme ("sanglots") que précédemment, mais en insistant
sur le registre élégiaque et en mêlant malicieusement le matériel et le spirituel.
Un vers comme "En fit son larmier
fauve et son nid de sanglots" (v.11) donne la mesure de
l'inventivité verbale propre à Rimbaud. Le mot "larmier",
d'après le TLFI, désigne "l'angle interne de l'œil où
paraissent se former les larmes". L'idée se passe de
commentaire, c'est la reprise pure et simple du tableau décrit par
les vers 3-4 de Verlaine. Mais la qualité des associations de mots
trouvées par le poète est exceptionnelle : les termes (qui
appartiennent tous au langage soutenu, voire poétique) sont
inattendus ainsi que leur appariement ("nid" et "fauve" évoquent
le monde animal auquel n'appartiennent a priori ni les les
sanglots ni les larmes : n'oublions pas, d'ailleurs, qu'au
premier vers, le trou du cul "respire, humblement tapi parmi la
mousse" comme un petit animal timide) ; ces termes associent le sexe et le drame, des
idées de sauvagerie (fauve) et de douceur (nid), une sensation
visuelle ou olfactive (fauve) et une sensation tactile (nid). L'équilibre de l'alexandrin (2/4+3/3) joue aussi
son rôle dans l'impact du vers auprès du lecteur.
-
Le vers final, enfin, reprend l'image bucolique
du début du texte. Les commentateurs ont noté l'art subtil avec lequel
Rimbaud clôt le poème sur le mot "enclos", et le boucle
par la reprise de l'idée initiale. Description de l'anus comme
une sorte de locus amoenus, qui est en outre sublimé
dans cette chute du texte par l'allusion biblique à la terre
promise, ce pays de Chanaan où, d'après le prophète, coulent le lait et le miel. Quant à l'adjectif "féminin" accolé au
nom "Chanaan", c'est une de ces malices que Rimbaud
affectionne. Rien, après tout,
ne prouve absolument la présence d'une thématique homosexuelle dans le poème
... sauf l'ambiguïté du démenti qu'on feint de lui apporter avec
l'expression "Chanaan féminin" !
On retrouve donc dans les tercets les mêmes éléments que dans les
quatrains, mais en plus sophistiqué, dans un ordre différent et,
surtout, dans un enchaînement qui ne correspond pas à une logique
narrative aussi claire. Cette dernière caractéristique est la
conséquence, notamment, des indices temporels instables fournis par
le poète. Le premier tercet a ses verbes au passé simple,
accompagnés de l'adverbe "souvent". On n'est donc plus dans la
description d'une scène mais dans l'évocation d'une habitude. Le
second a ses verbes conjugués au présent (la reprise anaphorique :
"C'est .... C'est...") : un présent d'habitude ?
un présent de vérité générale, plutôt, qui nous fait glisser vers le
style de la célébration ou de l'hymne.
Verlaine et Rimbaud savaient admirablement tisser un poème bref en
jouant des parallélismes syntaxiques et prosodiques, des échos
sonores et des agencements de rimes. Philippe Rocher, dans sa
virtuose étude stylistique, décrit ce travail d'orfèvre avec une
minutie impressionnante, qu'il est impossible de résumer. On peut
malgré tout en extraire quelques exemples. Philippe Rocher a
souhaité, selon ce qu'il déclare, analyser le poème "en tant que
sonnet d'alexandrins". Il y étudie "les effets remarquables d'une
mise en forme du matériel verbal reposant sur les vers composés et
sur les configurations strophiques" (op. cit. p.176). Il relève
notamment "un certain nombre d'équivalences et d'oppositions
structurelles" qui contribuent au "mouvement d'ensemble du sonnet"
en s'appuyant sur sa "superstructure rimique". Ainsi, dans les
quatrains ...
v.1 Obscur et froncé
comme + un œillet violet v.5
Des filaments pareils + à des larmes de lait
-
dans les seconds vers, le premier
hémistiche contient le verbe principal de la strophe et se
termine par le son [ã] en position 6 :
v.2 Il respire humblement + ...
v.7 Ont pleuré sous le vent + ...
-
chaque dernier vers présente une
césure problématique séparant le syntagme de la charnière
syntaxique
(conjonction, pronom+déterminant) qui sert à l'introduire
v.4
Des Fesses blanches jusqu' + au cœur de son ourlet.
v.8
Pour s'aller perdre où la + pente les appelait.
-
Les vers 4 et 8 expriment tous
deux l'idée d'un mouvement hésitant vers une destination (suivre
la fuite ..., s'aller perdre où la pente ...), que
l'affaiblissement de la césure contribue à mimer.
Rocher signale aussi des phénomènes d'enchaînement comme ...
v.4 Des Fesses blanches (Dét
+ Nom) jusqu'au cœur de son ourlet (N de N). v.5 Des filaments (Dét + Nom) pareils à des larmes
de lait (N de N)
-
ou celui qui relie les deux
relatives : qui les repousse / qui suit la fuite douce
-
dans les tercets, Rocher note que
le même genre de "parallélismes internes" "convergent avec le
schéma rimique et concernent en priorité les vers féminins" :
Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ; C'est le tube où descend la céleste praline : Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !
Dans le même article, Rocher met en évidence, entre le Sonnet du trou du cul
et le recueil de Mérat, une relation parodique plus dense, plus précise
que ne le disent habituellement les commentateurs. Ainsi, Verlaine et Rimbaud ont-ils pu,
d'après lui, trouver chez Mérat des termes et des procédés poétiques susceptibles d'être imités : "l'usage réitéré du présentatif
'c'est'", le "détachement syntaxique antéposé d'adjectifs ou de
participes à l'ouverture du poème", des mots ou expressions comme
"ourlet", "mon rêve", "douces", "mousse" (pour désigner les poils), des
discordances prosodiques par affaiblissement de la césure (dont l'une
place en position 5 et 6 l'adjectif "pareils" comme au vers 5 du
Sonnet du trou du cul), le rejet en début de vers suivant de noms
désignant une partie du corps (comme "Des fesses blanches" au vers 4),
pour citer quelques exemples.
En parodiant Mérat, nous dit enfin Rocher (je suis
là, je
l'avoue, assez peu convaincu), Verlaine et Rimbaud parodient
simultanément de grands modèles présents sous le texte de
L'Idole :
Booz endormi de Hugo (où les ruisseaux courent "sur la mousse"
et où le vieillard courbe vers la tombe son "âme" fatiguée ...
suivez mon regard !), La Fête à Thérèse où "un abbé violet"
fredonne un "profane couplet", Une passante de Baudelaire ("le feston et l'ourlet"). Rimbaud et
Verlaine, ce faisant, prendraient pour cible de leur ironie le rapport privilégié
bien connu de Mérat à Baudelaire. Mais, en évoquant "le trou du cul dans
la réalité de ses miasmes", en mettant "le doigt sur le paradoxe d'une
vision restreinte" (op.cit. p.197 !!), nos deux compères opposeraient au "nu chaste et
lisse" de l'académique Mérat une esthétique bien plus proche de la
"vision baudelairienne de la matière, qui est aussi celle des corps en
décomposition et de la décrépitude" (cf., bien sûr, Une Charogne,
op.cit., p.198). Rocher, comme Teyssèdre d'ailleurs, reprend aussi
l'idée à mon avis contestable d'une correspondance secrète entre le Sonnet du
trou du cul et Voyelles ("le rayon violet
de Ses Yeux" / "œil-let violet" ...).
Revendication de liberté esthétique ou
revendication de liberté sexuelle ?
Lorsque Steve Murphy entreprend d'en procurer une analyse détaillée
dans son livre de 1990, analyse pionnière et destinée à rester
longtemps isolée, comme nous l'avons déjà dit dans notre
introduction, c'est avec la conviction que le poème recèle une
charge subversive, une revendication de liberté sexuelle, et même un
enjeu existentiel caché de la part de ses deux auteurs. Il écrit :
"Lorsque les éditeurs de
Verlaine emploient l'expression 'recueils libres', c'est sans
doute dans un sens traditionnel, signifiant tout simplement
'recueils obscènes'. La liberté n'est pas conçue, dans cette
optique, comme autre chose qu'un abus, une licence. Pour
Verlaine et Rimbaud, n'en doutons pas, la liberté du Sonnet
du trou du cul avait un sens plus profond, ressenti
viscéralement. Il s'agissait d'exprimer, avec toutes les
précautions nécessaires, avec tous les subterfuges
indispensables, un amour lui aussi condamné au silence." (op.
cit. p.250).
Bernard Teyssèdre, dans son récent ouvrage, s'applique à contester
point par point l'argumentation de Murphy :
"Je ne crois pas du tout que
Verlaine et Rimbaud aient cherché, en dépit de ce qu'écrit
Murphy, "à 'poétiser' millimétriquement le trou du cul". Au
contraire ils montrent ce qui est pour eux l'objet du désir
sexuel sous un aspect qui bafoue délibérément non
seulement les normes morales mais même les répulsions
physiques (la merde, les pets). Scatologie et pornophilie,
oui ; coprophagie à la rigueur ; séduction érotique, non."
(op.cit. 147).
"D'après Murphy il faut lire
le Sonnet du trou du cul en tant que contre-discours,
"comme antidote aux représentations phobiques et
hyperboliques de l'anus pédérastique données par les
médecins-légistes". Ce contre-discours resterait sur le même
plan que le discours qu'il combat. Sur le terrain plat de la
prose. Rimbaud ne nous donne pas à voir un anus mais à lire
un poème." (op.cit. 576).
-
Il ne pense pas que le but de
Rimbaud et Verlaine ait été de rebuter le "lecteur
traditionnel", dans un premier temps, pour, dans un second
temps, l'amener à surmonter son dégoût. Au contraire, ils ont
cherché à choquer pour satisfaire le goût de leur lecteur pour
la provocation (car leur lecteur n'est pas le lecteur
standard, le lecteur "traditionnel") :
"Le Sonnet du trou du cul,
écrit Murphy,'prévoit un lecteur traditionnel, qui sera
choqué, voire agressé, par la thématique du poème.' Non. Il
prévoit un lecteur qui appréciera la violence de l'agression
contre les normes du poétique." (op.cit. 575).
"Quand Rimbaud fait l'amour,
c'est pour le plaisir. Quand il écrit L'Idole, il ne
fait pas l'amour. Ce n'est pas une tranche de vie, c'est de
la poésie. Sa coprophagie n'a rien d'une confidence, c'est
une proclamation du droit du poète à l'Hybris" (op.cit.
574).
-
Au bout du compte, c'est
exclusivement sa liberté de Poète que Rimbaud revendique ici,
son droit à l'excès, à la démesure, à la provocation :
"Rimbaud déclare : la
coprophagie ne me fait pas peur. Je dirai ce qui me plaît
[...] il proclame le droit imprescriptible du poète à l'Hybris"
(op.cit. 576).
Que Rimbaud en dise un peu plus
qu'il n'en fait, qu'il soit souvent dans l'insinuation sulfureuse
par jeu, dans l'outrance par provocation, c'est certain. Mais est-il
possible, s'agissant de Rimbaud, de séparer à ce point la
littérature et la vie, de dire : ceci est un poème, ce n'est pas un
reflet de la vie ; ceci est un manifeste zutique où la description
complaisante de la sodomie n'entre qu'à titre de provocation ?
Est-il donc, chez Rimbaud, une hybris poétique qui ne
prolonge les encrapulements, les intempérances,
l'hybris de la vie réelle ou ne doive s'y prolonger ? Le
suggérer, n'est-ce pas réduire le libertaire au
libertin, l'expression littéraire à un jeu formel détaché de
l'expérience vécue, le projet politique au projet poétique ? Vieux
débat ! C'est un peu trop par doctrine, par doctrine
antibeuvienne, me semble-t-il, et
avec des arguments bien péremptoires, que cette lecture s'efforce de
prendre l'exact contre-pied d'une réception traditionnelle marquée,
il est vrai,
par un certain "biographisme", telle qu'on peut la trouver par exemple dans l'article
anonyme consacré au poème par l'Encyclopédie en ligne Wikipédia
:
"Il ne fait aucun doute que
la précision avec laquelle Rimbaud décrit, sans conteste
possible, une situation post-coitum réfère également à une
expérience personnelle. Le sonnet, puisqu'il est écrit à
quatre mains, scelle également l'amitié spirituelle et
amoureuse du couple formé avec Paul Verlaine, et célèbre
leur union poétique sur le mode de l'humour.
Bien que le poème ne relève
pas d'une réalité directe ni d'un témoignage à prendre au
pied de la lettre, mais d'une représentation poétique conçue
pour plaire, il peut aussi se lire comme un signe de leur
vie commune, un hommage amusé à leur intimité, qui rendent
compte de la réalité de leur relation et de leurs pratiques,
considérées à l'époque comme outrageuses, provocantes et
passibles de peine d'emprisonnement."
26
mars 2011


Copie
verlainienne ayant servi pour l'impression dans Hombres
(1903)
Musée des lettres et manuscrits
La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée dans la
page précédente.
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