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Sonnet du trou du cul (octobre 1871)

 

L'Idole

Sonnet du Trou du Cul

Obscur et froncé comme un œillet violet
Il respire, humblement tapi parmi la mousse
Humide encor d'amour qui suit la fuite douce
Des Fesses blanches jusqu'au cœur de son ourlet.
 
Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,
À travers de petits caillots de marne rousse
Pour s'aller perdre où la pente les appelait.
 
Mon Rêve s'aboucha souvent à sa ventouse ;
Mon âme, du coït matériel jalouse,
En fit son larmier fauve et son nid de sanglots.
 
C'est l'olive pâmée, et la flûte câline ;
C'est le tube où descend la céleste praline :
Chanaan féminin dans les moiteurs enclos !

Albert Mérat
P.V - A.R.
 

  
   
Longtemps, l'étude pionnière consacrée par Steve Murphy au Sonnet du trou du cul dans son Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion (1990) a été la seule ressource critique un tant soit peu développée. Elle ne laissait rien dans l'ombre sur le plan des significations obscènes (non sans tomber, parfois, dans les pièges de la surinterprétation). Elle présentait le texte comme un manifeste en faveur de la liberté sexuelle et allait jusqu'à y déceler une forme de lyrisme personnel, Verlaine et Rimbaud exprimant là, selon l'auteur, "avec toutes les précautions nécessaires, avec tous les subterfuges indispensables, un amour lui aussi condamné au silence" (S.M. op. cit. 250).

   Deux excellents commentaires se sont ajoutés en 2011 : ceux  de Philippe Rocher, dans La Poésie jubilatoire, ouvrage collectif publié chez Garnier (p.173-210), et de Bernard Teyssèdre dans son Arthur Rimbaud et le foutoir zutique (p.135-148). Sans remettre en cause ce qu'il y avait de définitif dans l'exégèse fondatrice de Murphy, ils ont en commun de déplacer l'intérêt vers la dimension stylistique et parodique du texte. Rocher analyse avec précision le rapport de nos deux poètes à l'œuvre parodiée, L'Idole, Teyssèdre évoque surtout l'histoire de leurs rapports avec l'auteur, Albert Mérat. L'un et l'autre restituent de façon très intéressante le contexte du Cercle zutique au moment de sa création, replacent le poème dans son environnement au sein de l'Album zutique.

   On trouvera dans cette page un appareil de notes et une bibliographie. En suivant le lien ci-dessous, on accèdera à un "panorama critique" exploitant essentiellement les trois études précédemment citées.

     >>> Panorama critique

Notes

Titre1er quatrain2e quatrain1e tercet2e tercet

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page
 

Titre

Le titre du poème est surmonté de celui du recueil parodié : L'Idole. Dans une lettre à Charles Morice du 25 décembre 1883, Verlaine présente le texte de la façon suivante : "C'est un complément à L'Idole de Mérat (lui toujours, lui partout !) fait en collaboration par Rimbaud et moi. Les quatrains sont de moi, le reste de l'autre" (Michael  Pakenham, Correspondance générale de Verlaine, Fayard, t.I, p.833). Le mot "complément" rappelle de façon plaisante la mutilation pudibonde imposée par l'éditeur (et peut-être trop frileusement acceptée par l'auteur, au jugement de Verlaine). En effet, la pièce ultime de ce recueil de sonnets parut trop hardie à l'éditeur Lemerre qui exigea une conclusion moins impudique. Dans le Dernier Sonnet composé pour remplacer la pièce censurée, Mérat exprime son regret de n'avoir pu peindre Vénus dans toute sa nudité :

Donc, mon œuvre sera par moi-même meurtrie :
Au lieu de nu superbe, un pli de draperie
Dérobera la fuite adorable des flancs.

Ce serait donc pour répondre à leur tour à cette odieuse censure que Verlaine et Rimbaud auraient composé le Sonnet du trou du cul. Mais "compléter" un recueil à la gloire de l'éternelle idole, la Femme, par un sonnet célébrant la sodomie de la façon la plus crue constituait une forme de parodie particulièrement provocatrice.

 

1er quatrain

v.1 Obscur et froncé comme un œillet violet

La précision de la description et la proximité du titre ne laissent aucun doute sur ce que désigne exactement le mot "œillet". On se demande toutefois si ces "fesses blanches" (v.4) sont vraiment celles d'une femme comme le v.14 feint de vouloir nous le faire croire ("Chanaan féminin") et comme le surtitre semblerait l'impliquer (le recueil parodié, L'Idole, blasonne le corps féminin). Ce qu'on sait des auteurs incite fortement à une autre interprétation.

Comme la tradition critique (cf. Murphy, Pakenham ...) l'a signalé depuis longtemps, l'usage du mot "œillet" pour désigner l'anus est attesté par le Dictionnaire érotique moderne de Delvau, à son article "boutonnière", comme appartenant à l'argot des homosexuels (des "pédérastes" comme on disait alors) :

"boutonnière : la nature de la femme, en opposition à l'anus que MM. les pédérastes appellent l'œillet" (cf. Pakenham, op.cit. 1111).

Steve Murphy a par ailleurs signalé en 2006 ("Sur quelques sonnets renversants de Verlaine", Plaisance, 8, Hommage à Louis Forestier, p.125 n.15) un sonnet érotique de Henri Cantel où le mot figure dans ce sens précis (v.13). Rimbaud a fort bien pu connaître ce texte puisqu'il a été publié (à Bruxelles) en 1869 :

                                Éphèbe
 
Tes fesses ont l'odeur du lys, et la pudeur
De la rose au matin, blanc jeune homme, et ma verge
Qui veut cueillir deux fois les primeurs d'un corps vierge,
Rêve de se plonger entre leur profondeur.

Tourne tes reins ! Pendant que ma force virile
Les baignera d'un flot qui monte jusqu'au cœur,
Mes mains, jouant autour de ton jardin nubile,
De tes sens enflammés attiseront l'ardeur.

Je t'aime, hermaphrodite, et je soupire encore !
Viens ! apaise à ton tour le feu qui me dévore ;
C'est un secret nouveau ; viens, et sois mon époux !

Ma fesse peut sans honte et sans remords jaloux
S'ouvrir à ton phallus, comme un œillet qui s'ouvre...
— Beau marbre, adieu ! retourne à ton coussin du Louvre !
 
                          Henri Cantel, Amours et Priapées (1869)
 

Daniel Grojnowski a signalé la présence peut-être significative de 5 "o" dans ce premier vers (Minute d'éveil, Rimbaud maintenant, 1984, p.103-114) :

Obscur et frOncé cOmme un Oeillet viOlet

Bernard Teyssèdre juge probable que ce vers ait été associé, dans l'esprit de Rimbaud, avec le dernier vers du sonnet des Voyelles, dédié à la lettre "o", où sont aussi présents la couleur violette et le motif de l'œil (op.cit. 141).


v.2 la mousse

"Que signifie la "mousse" ? Pour Fongaro, il s'agit des poils. Pour Chambon, de la matière fécale." (Teyssèdre, op.cit. 142).

S'il s'agit bien des poils, le détail tend à confirmer le caractère masculin de l'objet de la description, comme l'a observé Philippe Rocher (op.cit. 189) : "un anus 'tapi' parmi les poils est plus typiquement masculin et cette différence sera d'ailleurs un argument du sonnet des Stupra Nos fesses ne sont pas les leurs..." :

Nos fesses ne sont pas les leurs. Souvent j'ai vu
Des gens déboutonnés derrière quelque haie,
Et, dans ces bains sans gêne où l'enfance s'égaie,
J'observais le plan et l'effet de notre cul.

Plus ferme, blême en bien des cas, il est pourvu
De méplats évidents que tapisse la claie
Des poils ; pour elles, c'est seulement dans la raie
Charmante que fleurit le long satin touffu. [...]  


v.3 amour

Le mot "amour" est utilisé par Verlaine comme métonyme de "sperme", ce qui lui permet d'écrire que la mousse est humide d'amour et que l'amour suit la fuite des fesses. Rimbaud, dans les tercets, utilisera le même procédé en utilisant dans un sens phallique deux mots de sens abstrait appartenant au registre noble ("âme" et "rêve").


v.3-4 la fuite douce / Des Fesses blanches

Comme l'indique Philippe Rocher (op.cit. 185), le mot "fuite" qui évoque le domaine du dessin (de la perspective) semble directement imité de L'Idole de Mérat : "Un pli de draperie / Dérobera la fuite adorable des flancs" (Dernier Sonnet).


v.4 ourlet   

Les commentateurs ont noté l'appartenance significative du mot "ourlet" au champ lexical de la couture, déjà représenté dans le texte par les mots "œillet" et "froncé".

 


2e quatrain

v.5 Des filaments pareils à des larmes de lait / Ont pleuré

"Les larmes de lait du sonnet sont, comme dans toute la tradition pornographique, séminales" (Murphy, op.cit. 260).

Bernard Teyssèdre commente : "vers d'une harmonie olympienne (quoique ironique) brusquement rompue par le déhanchement du rejet [...] digne du Bateau ivre. La descente (la chute) est rude : le sperme est repoussé par les pets (le "vent cruel") et se mêle aux excréments ("petits caillots de marne rousse")" (op.cit. 142).
 

v.6 le vent cruel

Murphy, op.cit. 258 : "Vu la localisation du paysage, on comprendra d'office que le vent qui souffle est ce vulgaire gaz intestinal, le pet. Vent assez chaud, d'ailleurs, qui deviendra l'autan dans une autre version du sonnet".

Il s'agit de la version que l'éditeur Vanier ajoutera en 1903 au recueil de Verlaine intitulé Hombres, accompagné de la mention : "Imprimé sous le manteau et ne se vend nulle part" :
 


v.7 marne rousse

"La marne, au sens premier, est un limon mêlé d'argile et de calcaire. Marner une terre, en agriculture, c'est améliorer son rendement avec un engrais, en particulier avec du purin" (Teyssèdre, op.cit. 143).


v.8 Pour s'aller perdre où la pente les appelait

Les commentateurs relèvent en général l'allitération des "p" dans ce vers. 

 

1e tercet

v.9 Mon Rêve s'aboucha

Le choix du verbe semble indiquer qu'il vaut mieux comprendre "mon désir me fit porter souvent la bouche à ..." plutôt que "mon sexe s'accoupla souvent à ...". La version du sonnet insérée dans Hombres en 1903 présente la variante : "Ma bouche s'accoupla..." Les commentateurs se fondent généralement sur ce verbe, en le reliant à un champ lexical de la nourriture ("praline", "olive") pour diagnostiquer la présence dans les tercets de suggestions coprophagiques.


v.11 En fit son larmier fauve et son nid de sanglots

"Larmier : Angle interne de l'œil où paraissent se former les larmes" (TLFI). L'image se passe de commentaire, c'est la reprise pure et simple du tableau décrit par les vers 3-4 de Verlaine. Mais la qualité des associations de mots trouvées par Rimbaud est frappante : les termes appartiennent tous au langage soutenu, voire poétique, ils associent le sexe et le drame, des idées de sauvagerie (fauve) et de douceur (nid). L'équilibre de l'alexandrin (2/4+3/3) joue aussi son rôle dans l'impact du vers auprès du lecteur.  

 

2e tercet

v.12 la flûte câline

"Rimbaud s'autorise des images des quatrains de Verlaine pour concevoir l'anus comme une flûte, puisque la flûte est justement un instrument à vent" (Murphy, op.cit. 259)

v.13 praline

"Allusions fécales liées à la forme oblongue et à la couleur brune de la praline" (Teyssèdre, op.cit. p.539). La praline est un bonbon fait d'une amande enrobée de caramel ou de chocolat. En Belgique, d'après le TLFI : "Crotte de chocolat généralement fourrée".

v.14 Chanaan féminin

"cet œillet est féminin, commente Michael Pakenham, seulement par l'usage qu'on en fait" (op.cit. 1111). "C'est l'adjectif 'féminin' du dernier vers, écrit Philippe Rocher, qui contribue beaucoup, paradoxalement, à masculiniser cet anus. Grammaticalement masculin comme le pronom "il" et le syntagme "trou du cul", sa présence est suspecte, l'explicitation insistante de la féminité interroge dans la chute du sonnet [...] L'adjectif qualifie le trou du cul pour ses caractéristiques, équivalents 'féminins' chez l'homme du sexe de la femme, et pour ses usages sexuels [...]" (op. cit. 190).

Chanaan est la Terre promise que Dieu indique à Moïse pour y conduire son peuple : "Je suis descendu pour le délivrer de la main des Égyptiens et le faire monter de cette terre vers une terre spacieuse et fertile, vers une terre ruisselant de lait et de miel, vers le pays de Canaan.." (Exode, 3, 8). L'image, commente Bernard Teyssèdre, "est biblique et scatologique à la fois [...] Le lait, c'est ici le sperme. Le miel, en argot, c'est la merde. Nous disons aujourd'hui, si nous ne voulons pas passer pour grossiers, 'il nous emmielle' pour 'il nous emmerde'" (op.cit. 147).  

 

 

Bibliographie
 

Albert Mérat, L'Idole, Alphonse Lemerre, 1869 :
http://www.archive.org/stream/lidole00mrgoog#page/n12/mode/2up

Steve Murphy, "Les Dessous de l'Esthétique : Le Sonnet du trou du cul", Le Premier Rimbaud ou l'apprentissage de la subversion, Presses Universitaires de Lyon, 1990, p.249-267.

Alain Borer et alii, Œuvre-vie, édition du centenaire, Arléa, 1991. Notes de Michael Pakenham pour les pièces de l'Album zutique, p.1104 à 1131.

Denis Saint-Amand, « Une réception chahutée : le Sonnet du trou du cul de Rimbaud et Verlaine », dans Beauthier Régine, Méon Jean-Matthieu, Truffin Barbara (éd.), Obscénité, pornographie et censure. Les mises en scène de la sexualité et leur (dis)qualification (XIXe-XXe siècles), Bruxelles, Editions de l’Université de Bruxelles, 2010, p. 105-116 :
http://digistore.bib.ulb.ac.be/2010/noncat000024_000_f.pdf

Bernard Teyssèdre, "Le trou noir fleuri de son œillet", Arthur Rimbaud et le foutoir zutique, Éditions Léo Scheer, 2011, p.135-148, 539-540, 572-575.

Philippe Rocher, "Le Sonnet du trou du cul et la poétique de l'obscène", in Seth Whidden (dir.), La Poésie jubilatoire. Rimbaud, Verlaine et l'Album zutique, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2011, p.173-210.

Philippe Rocher, "Les virtuosités et les jubilations intertextuelles du Sonnet du trou du cul", Parade sauvage n°23, p.117-134, 2012.