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Ville (Illuminations, 1873-1875)

Ville

     Je suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon, notre ombre des bois, notre nuit d'été ! des Erynnies nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque tout ici ressemble à ceci, la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue.
 

 

 

     
     Ville est un texte ironique, fondé sur l'antiphrase. L'antiphrase est un procédé rhétorique consistant à développer par moquerie l'opinion inverse de celle qu'en vérité l'on professe. Mais, comme l'auteur désire malgré tout être compris, il glisse dans le texte certains indices permettant au lecteur de percevoir sa véritable opinion. Dans un texte ironique, le lecteur entend donc alternativement  deux voix, celle de l'auteur et celle de la (ou des) personnes visée(s) par la critique. Il en est ainsi dans Ville.
     La première voix que nous entendons dans ce petit poème en prose est celle d'un habitant circonstanciel de Londres (voyageur ou exilé) prudhommesquement satisfait de se trouver dans une ville aussi moderne (1ère phrase), où la religion a su dépasser les naïvetés et les superstitions du culte catholique (2ème strophe), où les mœurs sont libres et le langage direct (3ème phrase), où les citoyens sont égaux devant l'éducation, le métier, la vieillesse ... (début de la 4ème phrase). 
     La deuxième voix, discrète au début du texte, dominante à la fin, ridiculise ce discours sottement moderniste. Elle suggère par divers procédés que la modernité de Londres est une pseudo-modernité (1ère phrase : "une ville crue moderne"), qu'il est absurde d'exonérer l'anglicanisme de toute superstition (2ème phrase : absurdité de l'affirmation outrancière "aucun monument de superstition"), que ce n'est pas en appauvrissant le langage et en dépravant l'homme que l'on peut libérer les mœurs (3ème phrase), que la vie à Londres est littéralement d'un ennui mortel (4ème phrase), et que l'on y voit proliférer ces fléaux de la Babylone moderne que sont la pollution industrielle, la solitude et le crime (5ème phrase).
     Cette deuxième voix, chargée de sarcasmes, nous sommes tentés de l'assigner à l'auteur. La première est celle de quelqu'un qui a les mêmes caractéristiques que lui (londonien d'occasion), quelqu'un de très semblable à lui, mais qui n'est qu'imparfaitement lui.

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Sur la dernière phrase de "Ville"