Ville
Je
suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue
moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements
et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici
vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition. La morale
et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin ! Ces
millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent si
pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de
vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle
trouve pour les peuples du continent. Aussi comme, de ma fenêtre, je vois
des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée
de charbon, −
notre ombre des bois, notre nuit d'été ! −
des Erynnies
nouvelles, devant mon cottage qui est ma patrie et tout mon cœur puisque
tout ici ressemble à ceci, −
la Mort sans pleurs, notre active fille et
servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de
la rue.
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Ville est un texte
ironique, fondé sur l'antiphrase. L'antiphrase est un procédé rhétorique
consistant à développer − par moquerie
− l'opinion inverse de celle qu'en vérité l'on
professe. Mais, comme l'auteur désire malgré tout être compris, il
glisse dans le texte certains indices permettant au lecteur de percevoir
sa véritable opinion. Dans un texte ironique, le lecteur entend donc
alternativement deux voix, celle de l'auteur et celle de la (ou
des) personnes visée(s) par la critique. Il en est ainsi dans Ville.
La première voix que nous entendons dans ce
petit poème en prose est celle d'un habitant circonstanciel de Londres (voyageur ou
exilé) prudhommesquement satisfait de se trouver dans une ville aussi
moderne (1ère phrase), où la religion a su dépasser les naïvetés et
les superstitions du culte catholique (2ème strophe), où les mœurs sont
libres et le langage direct (3ème phrase), où les citoyens sont égaux
devant l'éducation, le métier, la vieillesse ... (début de la 4ème
phrase).
La deuxième voix, discrète au début du texte,
dominante à la fin, ridiculise ce discours sottement moderniste. Elle suggère par divers procédés que la modernité de
Londres est une pseudo-modernité (1ère phrase : "une ville crue
moderne"), qu'il est absurde d'exonérer l'anglicanisme de toute
superstition (2ème phrase : absurdité de l'affirmation outrancière "aucun monument de superstition"),
que ce n'est pas en appauvrissant le langage et en dépravant l'homme
que l'on peut libérer les mœurs (3ème phrase), que la vie à Londres est
littéralement d'un ennui mortel (4ème phrase), et que l'on y voit
proliférer ces fléaux de la Babylone moderne que sont la pollution
industrielle, la
solitude et le crime (5ème phrase).
Cette deuxième voix, chargée de sarcasmes, nous
sommes tentés de l'assigner à l'auteur. La première est celle de quelqu'un qui a les mêmes
caractéristiques que lui (londonien d'occasion), quelqu'un de très
semblable à lui, mais qui n'est qu'imparfaitement lui.
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