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Ville (Illuminations, 1873-1875)
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Ville
Je
suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole crue
moderne parce que tout goût connu a été éludé dans les ameublements
et l'extérieur des maisons aussi bien que dans le plan de la ville. Ici
vous ne signaleriez les traces d'aucun monument
de
superstition.
La morale
et la langue sont réduites à leur plus simple expression, enfin
! Ces
millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître amènent
si
pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse, que ce cours de
vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle
trouve pour les peuples du continent. Aussi
comme, de ma fenêtre, je vois
des spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée
de charbon, − notre ombre des bois, notre nuit d'été !
− des
Erynnies
nouvelles, devant mon cottage
qui est ma patrie et tout mon cœur puisque
tout ici ressemble à ceci,
− la Mort sans pleurs, notre active fille et
servante, un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant
dans la boue de
la rue.
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Lexique |
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éludé :
"éviter avec adresse, par quelque artifice ou faux-fuyant" (Micro-Robert,
1976)
superstition :
croyance naïve et irrationnelle.
amènent : mènent. Le verbe "amener", semble avoir
plutôt le sens de conduire, mener : ces millions de gens conduisent si
pareillement leur éducation, leur vie ...
Erinyes :
Rimbaud écrit avec une faute d'orthographe : "Érynnies" au
lieu de "Érinnyes" (l'orthographe la plus usuelle est
d'ailleurs "Érinyes" mais les deux "n" sont
acceptés"). Dans la mythologie grecque, ce sont les
déesses de la vengeance. Elles poursuivent implacablement les coupables
pour leur faire expier leurs crimes.
cottage :
le mot évoque habituellement une petite maison de campagne élégante, villa de style rustique,
mais pouvait aussi désigner de modestes pavillons ouvriers.
piaulant
: pousser des cris aigus et plaintifs; cf; dans Après le déluge :
"Les chacals piaulant par les déserts de thym".
notre active fille et
servante :
Marie-Claire Banquart analyse
l'expression "notre active fille et servante" comme un
détournement d'une formule courante des prières chrétiennes :
"votre pieuse (ou respectueuse) fille et servante" (Une
lecture de Ville(s) d'Illuminations dans La Revue des
lettres modernes, Série Rimbaud n°4, pages 27, Minard, 1979).
Le renversement ironique de cette formule consacrée permet à Rimbaud de
suggérer le zèle de la mort, toujours prête à s'abattre sur les hommes
("active"), seule transcendance dont les hommes puissent attendre quelque
soulagement.
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Interprétations |
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La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
Cette
prose des Illuminations a donné lieu à une série d'interprétations
divergentes qui s'enracinent dans cinq passages du texte :
-
Je
suis un éphémère et point trop mécontent citoyen d'une métropole
:
Éphémère = de courte durée, momentané; métropole = capitale.
Cet incipit pose d'emblée les principales
questions qui divisent les commentateurs de "Ville" : cette
"métropole" est-elle, comme il semble, Londres ?
"je" est-il vraiment Rimbaud?
Pour Suzanne Bernard,
dans son édition des Classiques Garnier de 1961, pour Jean-Luc
Steinmetz, dans son édition GF de 1986, cette métropole est
incontestablement Londres. De même, Bruno Claisse écrit :"La
métropole considérée − Londres, en l'occurrence, comme suffirait à
l'indiquer l'allusion au "continent"−, etc..." (op.
cit. p.85).
Mais plusieurs exégètes refusent d'identifier
à Londres la "ville" évoquée par le poème. Citons à titre d'exemple
cette présentation du poème par Étiemble dans l'édition des Petits
classiques Larousse,1957 : "Il est évident qu'il s'agit surtout
d'une ville de rêve : "Ici, vous ne signaleriez les traces
d'aucun monument de superstition"". Le raisonnement
d'Étiemble semble
donc être le suivant : Rimbaud rêve d'une ville sans églises, qui ne
saurait par conséquent être Londres. La même thèse est soutenue par Pierre
Brunel dans son édition des oeuvres complètes (Rimbaud,
Oeuvres, La Pochothèque, page 898, 1999) : "C'est une ville
imaginaire que cette ville (...)"; ainsi que dans son ouvrage de 2004
(op. cit.), où il glose ainsi, par exemple le mot
"cottage": "Londres, peut-être, mais bien plutôt les
villes d'Utopie, les maisons d'Amaurote toutes semblables avec leur
jardin privatif (voir More ...)". La plupart des notes procurées
par Pierre Brunel dans cet ouvrage tendent à faire de la métropole
décrite dans Ville, le type même de la cité utopique.
Marie-Claire Bancquart (op.
cit. page 25) l'affirme tout de go : "Ville
évoque les séjours londoniens de Rimbaud". De même, pour Suzanne
Bernard (Classiques Garnier, 1961), l' "éphémère citoyen"
de Londres est vraisemblablement Rimbaud lui-même
puisqu'il a effectué plusieurs séjours de quelques mois dans cette ville
entre l'été 1872 et décembre 1874. Bruno Claisse (op.
cit. p.86) partage à peu
près cette opinion tout en adoptant une position nuancée : "le locuteur, ainsi que le précisent les premiers mots du texte,
peut être considéré, à l'instar de Rimbaud, comme un résident
occasionnel ("citoyen" étant pris au sens élargi d'
"habitant d'une cité" et "éphémère" signifiant au
propre "d'un jour") ...". Mais Rimbaud ne saurait être le seul référent du
"Je" qui s'exprime dans le texte. "Celui-ci (Rimbaud), par
exemple, aux lieu et place d'un "cottage" n'a connu on le sait
que des garnis. De la sorte, si, selon nous, Rimbaud s'est partiellement
projeté dans son locuteur, il ne peut être question d'identifier
strictement l'un à l'autre".
Pierre Brunel, dans son édition de
1999 à La Pochothèque, page 472, opte manifestement pour
laisser son lecteur dans une féconde perplexité. Il glose
"éphémère" de la façon suivante : "La réduction de
la durée est immédiatement indiquée et le mot
"éphémère" sert en quelque sorte d'emblème à cette
prose". Son édition ultérieure des Illuminations (op.
cit. 2004) précise son sentiment : "éphémère : parce qu'il y
séjourne peu de temps, ou parce que son cours de vie est bref. La
première hypothèse séduit ceux qui sont sensibles à la biographie;
mais cette ville n'est pas Londres (...)". Et, après avoir noté
des contradictions dans les interprétations de certains
commentateurs, il conclut : "la seconde hypothèse est imposée
par la cohérence du texte".
Pierre-Georges Castex, par contre, est
affirmatif : "celui qui parle est un londonien
typique, un point trop mécontent citoyen d'une ville où il trouve
normal de vivre comme tout le monde, dans le cottage banal qu'il
tient pour sa patrie" (op. cit. page
219). Jean-Luc Steinmetz (Illuminations,
GF, p.158, 1989) écrit un peu énigmatiquement : "le locuteur feint ainsi d'être un
londonien de longue date" (si le locuteur "feint" d'être
un londonien c'est qu'il ne l'est pas; ne serait-il pas bon dans ce
cas de préciser qui est ce locuteur? Et de dire si
− oui, non, dans
quelle mesure
− il se confond avec l'auteur du texte ?)
-
monument
de superstition
:
MONUMENT : 1° sens : ouvrage d'architecture, de sculpture, document écrit (rare
et archaïque dans ce dernier emploi), etc.. destiné à perpétuer le
souvenir de quelqu'un, de quelque chose, d'un événement ... Exemples :
monument aux morts; George Sand, faisant l'éloge d'un roman, écrit
"j'engage mon lecteur à le relire comme un monument très-curieux
de l'esprit du temps" (SAND, Hist. vie,
t.1, 1855, p.192), Mérimée écrit : "La peinture est, de
tous les arts du moyen âge, celui dont les monuments sont les plus rares
en France" (MÉRIMÉE, Ét. arts Moy.
Âge, 1870, p.55); 2° sens : édifice ou objet (plus rarement :
personne) remarquable par son intérêt, son importance, sa taille.
Exemple : un monument historique; cette armoire est un monument; ce livre est un monument de
bêtise (d'après le TLFi - Trésor de la Langue Française
informatisé - dictionnaire en ligne du CNRS >
http://atilf.inalf.fr/tlfv3.htm
). Les commentateurs de Ville se
divisent sur la valeur à donner à ce terme dans le texte. Les uns
interprètent "aucun monument de superstition" par : aucun
édifice religieux (2° sens). Les autres interprètent cette
expression par : aucun témoignage de superstition, aucun reste de
superstition (1°sens). Parmi ces derniers
Bruno Claisse pense que
le locuteur (Rimbaud selon son hypothèse) pourrait ici se féliciter de
ce que, dans le culte anglican, "rationalisme et modernisme, par
ailleurs si utilitaristes, aient su balayer tout ce qui pouvait rappeler
(selon le sens étymologique de "monument") la
"superstition". Une évolution qu'un Hyppolite Taine considère aussi comme un progrès :
Un homme
cultivé peut s'asseoir à côté d'un journalier, d'un maçon, d'une
ravaudeuse, il n'est point rebuté par des superstitions trop basses.
Point de petits décors, de poupées peintes, de paradis mignards, de
postures, défilés et cérémonies machinales, surannées, dont les
assistants ont oublié le sens. Les murs sont presque nus, les chants et
les paroles sont en langue vulgaire, l'officiant ne fait point de
génuflexions, sa tenue est d'un magistrat (...). D'ailleurs, dans ses
discours comme dans le culte, le dogme recule toujours à l'arrière plan;
avant tout, il s'agit de l'art et de la volonté de bien-vivre (Taine,
Notes sur l'Angleterre, Hachette, 1872) ". Cité par Bruno Claisse (op.
cit., p.89).
Plusieurs commentateurs ont signalé l'intérêt d'une lettre de
Verlaine à Lepelletier du 24 septembre 1872 dans laquelle le poète
expose ses premières impressions sur la capitale anglaise, où il
séjourne depuis deux semaines environ en compagnie de Rimbaud. Londres,
écrit-il, est "très bien, au fond, malgré les ridiculités", au nombre
desquelles il mentionne précisément l'absence de "monuments" :
"Moins triste que sa réputation, Londres : il est vrai qu'il
faut être comme moi, au fond, très chercheur, pour y trouver
quelque distraction ! j'en trouve beaucoup. Mais des cafés
propres, nix, nix ! Il se faut résigner aux immondes
caboulots, dits french coffee house, ou alors aux
boîtes à commis-voyageurs de Leicester square.
N'importe ! C'est très bien cette incroyable ville, noire
comme les corbeaux et bruyante comme les canards, prude avec
tous les vices se proposant, saoûle sempiternellement
en dépit des bills ridicules sur l'ivrognerie,
immense, bien qu'au fond elle ne soit qu'un ramassis de
petites villes cancanières, rivales, laides et plates, sans
monuments aucuns, sauf ses interminables docks (qui
suffisent d'ailleurs à ma poétique de plus en plus
moderniste). C'est très bien ! au fond ! malgré les
ridiculités sans nombre que je renonce, à la fin, à
t'énumérer."
(P.
Verlaine, Correspondance, tome I, Fayard 2005,
p.251-252).
|
-
Ces
millions de gens qui n'ont pas besoin de se connaître :
L'anonymat et
l'indifférence à l'autre sont des traits caractéristiques de la
critique de la ville moderne, dans la littérature du XIXe siècle.
On retrouvera cette idée dans la dernière phrase du texte ("la
Mort sans pleurs"). Dans leur essai Révolte et Mélancolie, le Romantisme à
contre-courant de la modernité (Payot, 1992), Michael Löwy
et Robert Sayre citent, entre autres, ce passage caractéristique
d'Engels, décrivant la ville de Londres : "Les centaines de
milliers de personnes de tous rangs et classes qui s'[y]bousculent ne
sont-elles pas toutes des êtres humains avec les mêmes qualités et
potentialités, et avec le même intérêt d'être heureux ?... Et
cependant elles se côtoient comme si elles n'avaient rien en commun,
rien à faire les unes avec les autres... Cette indifférence brutale,
cet isolement insensible de chaque personne dans son intérêt privé,
devient d'autant plus offensif et répugnant quand ces individus
s'entassent dans un espace limité." (Friedrich Engels, The
condition of the working class in England in 1844, ouvrage paru en
1845).
-
si
pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse :
L'uniformisation du mode de vie dans la
modernité capitaliste est un lieu commun de la critique romantique de
la grande ville. Dans Les Temps difficiles (1854), Coketown, la
ville industrielle moderne, est décrite par Dickens comme "une
ville de machines et de hautes cheminées d'où s'échappaient
inlassablement, éternellement, des serpents de fumée qui ne se
déroulaient jamais tout à fait". Ses rues étaient semblables
les unes aux autres, "peuplées de gens également semblables les
uns aux autres, qui tous sortaient et rentraient aux mêmes heures, en
marchant du même pas sur le même trottoir, pour aller faire le même
travail, et pour qui chaque journée était semblable à celle de la
veille et à celle du lendemain et pour qui chaque année était le
pendant de la précédente et de la suivante" (C.Dickens, Les
Temps difficiles, Gallimard, 1985, p.48, cité par Michael Löwy
et Robert Sayre, Révolte et Mélancolie, le Romantisme à
contre-courant de la modernité, Payot, 1992).
-
La morale
et la langue sont réduites à leur plus simple expression :
L'interprétation de cette troisième phrase du
texte partage la critique en deux camps : ceux
qui supposent le locuteur satisfait (ou plutôt satisfait) de l'évolution moderne de la langue et des
mœurs; ceux qui y entendent un
discours par antiphrase et une condamnation de la Babylone moderne.
Parmi les premiers, citons Pierre Brunel : "La satisfaction d'abord éprouvée devant le
dépouillement "moderne", devant l'abolition des rites, devant
la simplicité de la morale et de la langue nouvelles
− satisfaction
soulignée par un soupir : "enfin!"
−, fait place à une
inquiétude devant le raccourcissement de la vie humaine, raccourcissement
dont celui qui parle est le premier bénéficiaire, ou la première
victime ("je suis un éphémère (...) citoyen") et qui à lui
seul pourrait expliquer que le récit brusquement s'interrompe" (op.
cit., 1979). Ce critique divise donc
clairement le texte en deux parties : la première (3 premières
phrases) expose la satisfaction, la seconde révèle les limites de
cet optimisme. Bruno Claisse, comme l'indique son titre "Ville
ou les ambiguïtés de la modernité" (op.
cit.), axe toute son exégèse sur
l'ambiguïté des opinions exposées. Ainsi, concernant cette
troisième phrase du texte, il écrit : "A tout
prendre, le locuteur de Ville semble préférer ce mutisme à la
parole codée, artificieuse et "boutonnée"; plutôt même le slang
que le cant! De même, le modernisme encourage (souvent à son
insu) les coups de boutoirs contre la façade puritaine qui lui sert de
morale (...) Comment le narrateur ne saluerait-il pas toutes les
manifestations d'un désir d'émancipation que le modernisme, non
seulement n'a pas étouffé, mais qu'il lui arrive de rallumer par ses
excès mêmes ?"
Parmi les seconds, citons Jean-Luc Steinmetz
: "La morale réduite à sa plus simple expression, c'est la
morale du struggle for life et des exécutions sommaires" (Ici,
maintenant, les Illuminations, dans la revue Littérature,
n°11, octobre 1973, page 35). Suzanne Bernard :
"Rimbaud, comme Verlaine, semble avoir été frappé par
l'immoralisme régnant dans Londres ("O le feu du ciel sur cette
ville de la Bible!" dira Verlaine dans Sonnet boiteux ) :
Verlaine a décrit dans ses lettres cette population de miséreux,
d'ivrognes et de prostituées journellement rencontrée dans les bas
quartiers. Si l'on fait la part de la transposition, il ne paraît pas
douteux que Rimbaud traduit ici des impressions londoniennes"
(édition Classiques Garnier de 1961). Suzanne Bernard ne précise pas cependant
quelle est la nature de cette transposition, probable source des
contradictions qu'on
observe parmi les commentateurs. Marie-Claire Bancquart est
plus explicite en décelant dans
tout le début du texte et notamment dans cette phrase le ton de
l'"ironique satisfaction" : "Ironie, car c'est du passage
de la ville au zéro et au neutre que l'on se congratule. Rien de neuf ne
remplace ce que l'on a, non point révolutionnairement supprimé, mais
doucement "éludé" : on a échappé à soi, sans effort (...)
Langue et morale souhaitées par Rimbaud sont celles de la prolifération
et de la diversité, la langue étant un état de l'être, étant l'être.
Ici, elles sont "réduites à leur plus simple expression" :
tout flux d'images est rendu impossible par un schématisme qui est aussi
celui d'une vie, la même pour tout le monde" (op.
cit.).
-
ce cours de
vie doit être plusieurs fois moins long que ce qu'une statistique folle
trouve pour les peuples du continent.
:
Cette proposition énigmatique a reçu un début d'exégèse documentée de la
part de Bruno Claisse (op. cit.
pages 86-87). Il écrit :
" La statistique internationale comparée à
laquelle se réfère plus spécialement le locuteur constitue, en effet,
une des inventions les plus caractéristiques de l'époque". A
preuve, il fournit en annexe un tableau chiffré établissant un espoir de
vie sensiblement supérieur en Angleterre par rapport aux nations du
continent. Il y ajoute un exemple des commentaires satisfaits que ce genre de
statistique provoquait dans la presse anglaise du temps de Rimbaud.
Puis, il en
tire la conclusion suivante concernant le sens du texte : "en
pastichant et en inversant les calculs de probabilité relative des
statisticiens ("doit être plusieurs fois moins long"), le
narrateur ne craint pas de faire tendre vers ZÉRO l'espérance de vie des
"métropolitains" insulaires, ravalés au dernier rang, après
les pays continentaux dont il déconsidère pourtant aussi la
"statistique". En effet, à Londres, la multitude d'exemples
identiques que les citoyens y constituent les uns pour les autres
("amènent si pareillement l'éducation, le métier ou la
vieillesse"), l'impression de monotonie qui en découle, font
ressembler l'existence à une mort plus qu'à une vie. Une mort que la
statistique - continentale mais aussi insulaire −, uniquement préoccupée
de recueillir les indications chiffrées de l'État civil, ignore
superbement. D'où sa "folie", qui est excès d'exactitude
numérique et de myopie !"
Dans son article de Rimbaud vivant en juin 2011 (op.cit.),
Bruno Claisse donne la référence suivante, que l'on peut retrouver et
consulter sur internet (http://my.qoop.com/google/Ko9BAAAAcAAJ/)
: Statistique internationale, publiée avec la collaboration
des statisticiens officiels des différents états de l'Europe et des
Etats-Unis d'Amérique par A. Queutelet et X. Heuschling, Bruxelles,
Hayez, 1865. Voir notamment l'étude sur la "Durée probable de vie des
hommes" et les pages LVI et LVIII (partie IV de l'"Introduction" de
l'ouvrage, intitulée : "Des décès").
-
Aussi
comme :
Cette attaque de phrase a donné du fil à
retordre à la critique rimbaldienne. Plusieurs commentateurs voient dans "comme" un subordonnant introduisant une
proposition subordonnée qui ne trouve jamais sa principale. Ainsi Pierre Brunel
commente dans une note
de son édition (Rimbaud, Oeuvres, La Pochothèque, page 473, 1999) :
"Tour syntaxique lâche qui commence une phrase inachevée - laissée
à l'état d'inachèvement". Citons au hasard un autre exemple, Roger
Little (Réflexion sur les effets de forme et de style dans les
Illuminations, dans Minute d'éveil, p.162,1984)
: "On sait que la dernière phrase de Ville (au singulier)
est grammaticalement incomplète. On accepte sans difficulté la
phrase nominale qu'affectionne le poète, car l'ellipse offre une
qualité percutante au texte. Mais dans Ville, Rimbaud semble
avoir laissé en suspens la fin de son texte". Certains perçoivent
dans ce "comme si" une tournure comparative archaïque ("de la même
façon"). Cf. Olivier Bivort, « Rimbaud agrammatical » (in L’«
Alchimie du verbe » d’Arthur R., éd. Sergio Sacchi, Alexandrie, Edizioni
dell’Orso, 1992, p. 39-55). Une meilleure tradition interprétative, me
semble-t-il, a été initiée par C.A.
Hackett dans son édition des œuvres de Rimbaud à l'Imprimerie
Nationale, p.344, 1986. Elle voit dans "comme" un intensif
(l'équivalent de "combien"), régissant une phrase
exclamative omettant le point d'exclamation final.
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Commentaire |
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Ce poème est constitué
d'un unique paragraphe de cinq phrases. Les deux dernières, les plus
longues, opposent d'importantes difficultés de lecture : l'une se
réfère à une réalité de l'époque (des
"statistiques") dont nous ignorons la teneur et développe à
partir de là un rapport de conséquence dont la logique reste obscure,
l'autre présente une construction syntaxique extrêmement décousue et
une attaque de phrase pour le moins
insolite. La pièce dans son ensemble a provoqué d'étonnantes disparités d'interprétation dont nous tâcherons de comprendre la raison.
1° phrase :
Dans un poème, la première
personne du singulier renvoie conventionnellement au poète, c'est à dire
à l'auteur. Le "je" par lequel débute le texte désigne donc a
priori pour nous Arthur Rimbaud. Nous acceptons d'abord sans difficulté
d'identifier à l'auteur de Ville cet "éphémère" (...)
"citoyen" (...) "d'une métropole" (...)
"moderne" dont parle le texte. Nous savons en effet qu'il a
successivement habité Paris et Londres, deux des principales "métropoles"
européennes de l'époque. L'adjectif "éphémère" pourrait
convenir pour qualifier ses séjours dans la capitale anglaise : une
douzaine de mois répartis sur quatre séjours distincts en 1872-1874
(selon la biographie de Lefrère : du 7 septembre à la fin novembre 1872;
du 3 janvier au début avril 1873; du 27 mai au 8 juillet 1873; du 26 mars
à juillet 1874 − de
juillet à décembre 1874, Rimbaud donne des leçons de français dans
diverses villes anglaises).
Il est surprenant, par contre, de découvrir un
Rimbaud satisfait de son sort et heureux de se trouver où il se
trouve : il n'est "point trop mécontent", litote revenant à
dire qu'il est plutôt content d'habiter Londres. La litote est un procédé
d'atténuation (l'inverse de l'hyperbole) qui consiste généralement à
exprimer sa pensée avec retenue en remplaçant l'affirmation directe par
la négation du contraire (par exemple, au lieu d'affirmer : "je vais
très bien", on déclarera : "je ne vais pas mal"). Rimbaud
ne nous a pas habitués à tant de modération, de bonhomie, de
"juste milieu". Ce contentement a quelque chose d'un peu
prudhommesque qui ne coïncide pas avec ce que nous croyons savoir de sa
personnalité. On pourrait imaginer alors que le "je" du texte
ne renvoie pas à l'auteur. Il pourrait s'agir d'un autre "éphémère
citoyen", quelqu'un répondant aux mêmes caractéristiques que
Rimbaud mais différent de lui, un personnage représentant le type du voyageur
français, ou de l'expatrié "point trop mécontent" de se
retrouver l'hôte d'une capitale aussi moderne.
Mais si nous acceptons cette hypothèse, comment
expliquer que ce voyageur admiratif utilise dans un même souffle une formule aussi manifestement dépréciative que "crue
moderne"? N'est-il pas contradictoire, venant d'un locuteur
"plutôt content", que la modernité de la dite métropole soit
aussitôt déclarée illusoire, et implicitement caractérisée par la
laideur et le mauvais goût ? En effet, comment comprendre l'expression :
"parce que tout goût connu a été éludé"? Elle ne signifie
pas qu'on ait inventé ici un style architectural nouveau. Elle se
contente d'affirmer, de façon purement négative, l'absence de tout style
connu, de tout style correspondant à un "goût", bref ... de
tout style. Notre citoyen de passage éprouve donc en réalité une grande
perplexité devant la "modernité" de ce qu'il a sous les yeux
et c'est ce qui explique l'utilisation du verbe "croire" (dans
l'expression "crue moderne"). Si l'adjectif "moderne",
semble-t-il penser, signifie nouveau, original, en progrès par rapport au
passé, alors cette ville ne mérite pas une qualification aussi
valorisante. La seule suppression de l'ancien ne suffit pas à définir
une "modernité".
Le lecteur en vient donc à la conclusion que
deux opinions opposées, deux voix distinctes et discordantes, se mêlent
dans le texte : l'une fait l'éloge de Londres et de sa modernité;
l'autre accueille cet enthousiasme avec scepticisme et en fait
la critique. L'une est la voix de
l'adhésion naïve à la notion de progrès; l'autre est la voix de
l'esprit critique et de la lucidité. Nous avons
dit que la première de ces voix pouvait représenter le type du voyageur
français, ou de l'expatrié, un personnage très semblable à Rimbaud
mais qui n'est pas lui. La seconde est évidemment la voix de l'auteur. Rimbaud utilise ici un procédé d'énonciation
particulier appelé : ironie. L'ironie consiste pour un locuteur à faire
entendre la voix de l'autre à travers la sienne propre, à feindre de
soutenir une opinion qui n'est pas la sienne dans un but de moquerie.
2° phrase :
Un premier fait notable dans cette seconde
phrase est l'apparition d'un pronom de deuxième personne du pluriel,
marque énonciative renvoyant au destinataire du texte. Le second réside
dans le caractère élogieux de son contenu, qui pose à nouveau la
question de savoir qui parle ici.
La notion de modernité, en tant que valeur
positive, a toujours été associée depuis le XVIIIe siècle à
l'abandon des anciennes superstitions, notamment religieuses. Or notre
citoyen d'occasion se félicite de n'apercevoir dans sa ville "aucun
monument de superstition". Le mot "monument" désigne
habituellement un édifice de grande taille, mais il possède aussi dans
la langue classique le sens approximatif de "vestige",
"exemple", "témoignage" (ce n'est pas ici que l'on pourrait trouver
la trace du moindre
reste de superstition). Il serait étrange que le locuteur veuille signifier ici qu'il
n'aperçoit aucun édifice religieux, aucune église, tant cet argument
serait contraire à la réalité (Londres possède de nombreuses
églises). Par contre, comme le suggère Bruno Claisse (voir rubrique
"Interprétations"), il peut vouloir faire l'éloge du culte
anglican, religion officielle de l'Angleterre, qui se signalerait par des
rites débarrassés de toute superstition, plus sobres en tout cas que
ceux de l'Église catholique (emploi de la langue anglaise et non du
latin, intérieurs nus ou sobrement décorés, vêtements ecclésiastiques
proches de l'habillement civil, etc.. ). Notre locuteur prend donc
directement à témoin son destinataire, comme on fait lorsqu'on veut
convaincre, lorsqu'on fait le guide, lorsqu'on fait l'article : "Ici
vous ne signaleriez les traces d'aucun monument de superstition".
Mais le caractère outrancier, trop absolu ("aucun"), de
l'affirmation peut être considéré comme une preuve infaillible
d'ironie. Par ailleurs, pouvons-nous sérieusement attribuer à Rimbaud, sachant ce que nous savons
de sa personnalité, un tel enthousiasme pour une religion quelle qu'elle soit? Il est
certain au contraire qu'il ne croit pas la capitale britannique plus
exempte de superstitions qu'il ne la croit plus moderne que toute autre.
Sans doute exprime-t-il ici un éloge de l'Angleterre qui ne lui
appartient pas mais qu'il a lu dans quelque livre comme celui de Taine
signalé par Bruno Claisse (voir rubrique
"Interprétations"), ou entendu proférer
par d'autres exilés français entichés de rationalisme anglo-saxon
(l'anglophilie des intellectuels français date des Lumières, cf. Lettres
anglaises de Voltaire), ou par des citoyens
britanniques convaincus de la supériorité de l'anglicanisme sur le
"papisme". Il imagine le lecteur assez malicieux, surtout après sa
première phrase ("crue moderne"!!), pour comprendre qu'il
s'agit là une fois de plus d'un discours ironique.
3° phrase :
La troisième phrase se termine par
l'interjection "enfin !", expressivement détachée par une
virgule. C'est donc encore la manifestation d'une vive satisfaction du
locuteur, saluant un nouvel aboutissement de la modernité, dans deux
nouveaux domaines : ceux de la langue et de la morale. Le lecteur
maintenant averti s'attend à se retrouver une fois de plus dans le registre du faux éloge, mode typique de
l'ironie.
C'est le cas. Le démontre d'abord le choix d'une
formule généralement assortie d'une connotation dépréciative :
"être réduit à sa plus simple expression".
Ensuite, bien que
Rimbaud ne soit pas connu comme un modèle de vertu, bien qu'il ait même
proclamé vouloir "s'encrapuler" (lettre du voyant), il n'est
pas homme à confondre ce qu'il appelle de ses vœux (la "réinvention de l'amour",
la
libération des mœurs) avec la déchéance à laquelle le capitalisme
sauvage du XIXe siècle condamne tant de membres de la classe ouvrière,
jetés à la rue par le chômage, réduits à la mendicité, à la
délinquance, à l'ivrognerie ou à la prostitution pendant que la
pudibonderie victorienne sévit dans la classe bourgeoise. Or c'est bien de cela qu'il s'agit ici : du triste
spectacle offert par les rues de Londres (voir à ce sujet la note de Suzanne Bernard,
dans la rubrique "Interprétations"). Dans ce domaine non plus,
la simple suppression de l'ancien ne suffit pas à "inventer" le
Nouveau.
Il en est de même pour le langage : on ne peut pas soupçonner
Rimbaud de confondre la nécessité poétique de "trouver une
langue" nouvelle, où l'ellipse, l'allusion et la concision jouent en effet un
rôle important, avec l'absence de communication de citadins pressés et
repliés sur eux-mêmes. Or c'est bien de cela qu'il s'agit ici, comme le confirme dans
la phrase suivante la dénonciation explicite d'une société atomisée.
Une fois de plus, nous sommes en présence
d'une parodie de modernité.
4° phrase :
Rimbaud dresse maintenant à visage presque découvert un tableau
inquiétant de la grande ville moderne - traditionnel dans la littérature
de cette époque : gigantisme démesuré ("ces millions de
gens"), anonymat des foules ("qui n'ont pas besoin de se
connaître"), uniformité, communauté de destin ("amènent si
pareillement l'éducation, le métier et la vieillesse"). La
deuxième partie de la phrase reste extrêmement obscure malgré les
efforts faits notamment par Bruno Claisse (voir rubrique
"Interprétations") pour en procurer une exégèse rationnelle.
La locution conjonctive "si... que..." annonce un développement
concernant les conséquences de cette standardisation de la vie humaine
liés à l'"urbanisation" et à la "modernisation
industrielle". Selon Bruno Claisse, l'expression "statistiques
folles" constituerait une allusion aux premières statistiques
réalisées à l'échelle européenne, lesquelles statistiques établissaient une longévité
plus grande de la population anglaise par rapport aux "peuples du
continent". On pourrait alors comprendre la formule de Rimbaud non
certes comme une remise en cause de la crédibilité de ces chiffres mais comme
une plaisanterie sarcastique, suggérant qu'un mode de vie aussi morne que
le leur aurait dû logiquement raccourcir (rendre
"plusieurs fois moins long") le "cours de
vie" des citoyens britanniques, probablement en les faisant mourir
d'ennui. Mais les statisticiens, dans leur "folie"
arithmétique, ne prennent pas en compte la qualité de la vie.
L'ironie masquée a laissé la place à la
franche moquerie.
5°phrase :
La dernière phrase constitue un emballement
rhétorique et poétique dans ce texte jusqu'ici plutôt froid et
pince-sans-rire, plus voltairien que rimbaldien. Comme le note Marie-Claire
Bancquart (Une lecture de Ville(s) d'Illuminations
dans La Revue des lettres modernes, Série Rimbaud n°4,
page 27, Minard, 1979) cette dernière partie du
texte "est faite d'une seule phrase hoquetante et sanglotante,
terminée par des sonorités criardes ("active fille - joli crime
piaulant") qui s'annoncent dès le départ ("Aussi - Érinyes - patrie - ici - ceci"). On grince enfin." La syntaxe devient chaotique : tirets,
digressions. Une parenthèse nostalgique évoque "notre ombre des
bois, notre nuit d'été". La première personne du pluriel y
désigne probablement l'humanité tout entière, ou du moins les citadins
qui sont en passe de perdre leur poétique et salubre environnement
naturel. Une autre parenthèse satirique en forme de proposition relative
ironise sur le "cottage", symbole
normalisé du british way of life et du repli individualiste des
citoyens sur la sphère privée. Il semble que Rimbaud adopte maintenant
le point de vue d'un londonien de souche. Ce n'est pas tellement, comme on
l'a dit, parce que le texte évoque un "cottage", où l'on croit
savoir que Rimbaud n'a jamais eu la chance d'habiter. Ce pourrait n'être
qu'une façon de parler. Par contre Rimbaud prête à son locuteur un
enfermement frileux dans le confort du home sweet home et on ne
sache pas que l"homme aux semelles de vent" puisse s'identifier
vraiment à cette caractérisation psycho-sociale. Les métaphores et les allégories mythologiques font leur apparition. Le narrateur aperçoit,
fondant sur la ville et ses habitants, des "spectres nouveaux roulant à
travers l'épaisse fumée de charbon"; ce sont les "Érinyes
nouvelles" (pour le coup on est vraiment dans la nouveauté :
répétition de l'adjectif "nouveau"). Bruno Claisse
(Ville et les
ambiguïtés de la modernité, dans Rimbaud ou le dégagement
rêvé, Bibliothèque Sauvage, page 88, 1990), interprète
"roulant" de la façon suivante : "les formes spectrales de ces
ministres des colères divines (les Érinyes) lui sont évoquées par les
volutes des fumées ("roulant"), localisation symbolique du
châtiment que l'homme moderne s'inflige à lui-même en se coupant des
leçons de la nature". Si on se rappelle,
en effet, la
mission vengeresse dévolue aux Érinyes antiques, on comprend aisément
que leurs sœurs d'aujourd'hui représentent, pour Rimbaud, les fléaux
sociaux que l'urbanisation du XIXe siècle apporte avec elle pour la punition des hommes : la pollution industrielle
("l'épaisse
et éternelle fumée de charbon"), la violence urbaine ("le joli
Crime piaulant"), la saleté ou, au figuré, la délinquance (la "boue de la rue"),
l'inhumanité des rapports sociaux et humains (la "Mort sans pleurs" et l'"Amour
désespéré"). La triple majuscule mise à
Crime, Mort , Amour désespéré, montre la
volonté de Rimbaud d'ériger ces standards du fait-divers et du drame en un
trio de divinités maléfiques, modernes figures d'apocalypse. Le sens
de la phrase serait donc assez clair si ce n'était une construction syntaxique
qui échappe tout à fait ... A moins que, suivant Cecil Arthur Hackett (voir
rubrique "interprétations"), nous fassions de "aussi"
un connecteur de conséquence et de "comme" un intensif
exclamatif (malgré l'absence anormale d'un point d'exclamation). Cette
solution permet de
paraphraser l'enchaînement logique de cette fin de texte de la manière suivante :
Phrase 4
Les citoyens de
cette métropole moderne devraient mourir bien plus jeunes que ne
l'annoncent d'absurdes statistiques tant leur vie est standardisée,
déshumanisée.
Phrase 5
C'est pourquoi ("aussi",
sens consécutif),
de ma fenêtre, (1° complément de lieu
de "je vois")
combien j'en vois ("comme (...) je
vois", intensif)
de ces spectres nouveaux parcourant la ville ("roulant"?)
à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon,
− où sont maintenant notre ombre des bois, notre nuit d'été ?
−
Érinyes d'aujourd'hui, (apposition à
"spectres")
devant mon cottage (2°
complément de lieu de "je vois")
− qui est toute ma patrie et mon cœur
puisque tout ici ressemble à ceci :
( le tiret qui suit "ceci" pourrait être l'équivalent de deux points, et
annoncer le développement du pronom démonstratif . Sens probable : qui est mon seul refuge
puisque tout, "ici", c'est à dire dans cette
ville, a l'aspect terrifiant de ce qui suit : ...).
la Mort dans l'indifférence générale (sans
pleurs), notre active fille et servante,
un Amour désespéré,
et un joli crime Crime hurlant sa plainte (piaulant)
dans la boue de la rue! (appositions
à "ceci").
Dans cette dernière phrase, le délire imaginatif,
la Vision, s'ajoute à l'ironie pour mieux faire ressentir la réalité
monstrueuse que masquent les chiffres et que le langage rationnel est
insuffisant à communiquer. On retrouve là peut-être la valeur
heuristique conférée à la "voyance" dans la lettre à Demeny du 15 mai
1871 : la voyance du poète est instrument de connaissance (non seulement
sur le plan affectif, philosophique, métaphysique, mais aussi sur le plan
politique et social); le voyant est "le suprême Savant!". Le dérèglement
syntaxique participe à ce dérèglement de la sensibilité qui permet
d'accéder à une vision panique du monde et de révéler sa cruauté.
Bilan de lecture :
Les disparités étonnantes
observées dans l'explication de ce texte par la critique rimbaldienne
(voir ci-dessus la rubrique "interprétations") s'expliquent
sans doute par la stratégie d'énonciation ironique adoptée par l'auteur
plus que dans les mystères référentiels et syntaxiques des deux dernières
phrases.
On ne manquera pas de reprocher à
l'interprétation ci-dessus de faire appel à "ce que nous croyons
savoir des idées et de la personnalité de Rimbaud", c'est à dire
à un élément étranger au texte. Or, il n'est guère possible d'agir
autrement dans le décodage d'un texte ironique.
L'ironie est une forme de moquerie reposant sur
l'antiphrase. Dans le débat d'idées, elle consiste généralement pour
le locuteur à faire entendre les arguments de la partie adverse, en
feignant de les reprendre à son compte, dans le but secret de les
ridiculiser. Lorsque cette stratégie est appliquée de façon radicale,
il peut n'y avoir dans le texte aucune marque repérable de l'ironie, le
succès de l'entreprise reposant exclusivement sur la complicité du
lecteur, ce qui suppose de sa part la connaissance préalable des idées véritables
de l'auteur. Mais, dans la plupart des cas, l'ironiste prend la précaution
d'alerter son destinataire en faisant subir aux idées qu'il rapporte une
distorsion plus ou moins marquée. C'est exactement ce que fait Rimbaud,
selon nous.
Plutôt que de peindre comme il le voit (après
beaucoup d'autres) le désolant tableau de la capitale anglaise au XIXe
siècle, Rimbaud préfère reproduire les propos élogieux qu'il a pu
entendre de la part d'intellectuels français anglophiles ou épris de
"modernité". Mais il prend soin de parsemer son
discours de certains signaux, qui sont traditionnellement ceux de l'ironie
: expression outrancière qui serait maladroite chez un véritable
partisan de l'opinion exposée (2° phrase); argumentation illogique (1°phrase);
utilisation d'un vocabulaire à connotation dépréciative pour la thèse
qu'on est censé prôner (1° et 3° phrase); moquerie directe (4°
phrase). Par ailleurs, on note une évidente contradiction entre certaines
des idées soutenues et ce que le lecteur est en mesure de savoir de la
personnalité de l'auteur.
Cependant, en utilisant pour désigner l'énonciateur
− dés
la première phrase
− une formule l'identifiant selon toute apparence à
l'auteur lui-même, Rimbaud choisit une attaque de texte particulièrement
mystificatrice, qui complique la tâche du lecteur. D'où l'impression
d'un "je" "problématique", "ambigu",
"double", "divisé", "disloqué",
"éclaté", "inassignable", etc... dont quelques
commentateurs se sont emparés pour obscurcir à l'envi un texte finalement
des plus lisibles. Il y a certes, dans l'ironie rimbaldienne, dans sa
façon de mêler inextricablement les deux voix, un tour volontairement
énigmatique conforme à sa manière habituelle. Mais, même dans ce
standard classique de l'ironie qu'est le fameux texte de Montesquieu sur
l'"esclavage des nègres", on trouverait certaines phrases
mêlant abruptement la voix de l'esclavagiste (procédé ironique) et la
voix de Montesquieu (tonalité satirique). En tout cas, nombre de ses
contemporains s'y sont laissé tromper, dit-on. Probablement ceux que ne
scandalisait pas outre mesure l'apparent plaidoyer esclavagiste contenu
dans le texte. De la même façon, Ville vise à piéger le lecteur
perméable au discours moderniste. Il paraît inutile de chercher d'autres
raisons à l'apparente complexité du texte.
|
Bibliographie |
|
Les contemporains de Rimbaud devant Londres
Théophile Gautier, Une journée à
Londres, Revue des deux mondes, 1842 :
http://fr.wikisource.org/wiki/Une_journée_à_Londres |
Hyppolite Taine,
Notes sur l'Angleterre,
1874
(la première édition date de 1871). |
Gustave Doré et William
Blanchard Jerrold, London, a pilgrimage, 1872 :
http://www.cf.ac.uk/encap/skilton/illustr/Dore000.html |
Ville
Ville,
par Margaret Davies, dans La Revue des
lettres modernes, série "Arthur Rimbaud", n°3,
pages 7-14, 1980. |
Mythocritique
de Ville, par Pierre Brunel, dans La Revue des
lettres modernes, série "Arthur Rimbaud", n°3,
pages 15-23, 1980. |
Une lecture des Ville(s) d'Illuminations,
par Marie-Claire Bancquart, dans La Revue des
lettres modernes, série "Arthur Rimbaud", n°3,
pages 25-34, 1980. |
Ville, par
André Guyaux, dans Illuminations, texte établi et
commenté par André Guyaux, Á la Baconnière, pages 177-180,
1985. |
Anglicismes dans les Illuminations,
par Cecil A. Hackett, dans Revue d'Histoire Littéraire de la
France, n°2, pages 191-199, mars-avril 1987 (une page
consacrée à Ville p.196-197) |
Ville et les ambiguïtés de la modernité, par
Bruno Claisse, dans L'information littéraire, 3-4, 1988
(repris dans Rimbaud ou le "dégagement
rêvé" , Bibliothèque sauvage, pages 85-93, 1990). |
Ville
et ses doubles,
par Antoine Raybaud, dans Fabrique d'Illuminations,
pages 85-90, Seuil, 1989.
|
Rimbaud agrammatical ?,
par Olivier Bivort, dans L' "Alchimie du verbe"
d'Arthur Rimbaud, pages 39-49, Edizzioni dell'Orso, 1992.
|
Trois notes pour Illuminations,
par Antoine Fongaro, dans Parade Sauvage n° 17-18, août 2001
(À propos d'un certain "comme" rimbaldien,
troisième partie de l'article cité, pages 178-180).
|
L'art de Rimbaud, par Michel Murat,
pages 405-406 (sur la syntaxe de la dernière phrase du texte), 2002
|
Ville, par Sergio
Sacchi, dans Études sur les Illuminations de
Rimbaud, pages 179-188, Presses de l'Université de Paris-Sorbonne, 2002..
|
"Pourquoi un monde moderne (...)?",
par Bruno Claisse, dans Rimbaud vivant, n°42, pages 95-100
(sur la syntaxe de la dernière phrase du texte), juin 2003.
|
Ville, par Pierre Brunel, dans
Éclats de
la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations, Corti,
pages 301-313 (reprise de son article de 1980, avec des notes nouvelles), 2004. |
"Ville ou la
machine infernale", par Bruno Claisse, Rimbaud vivant n°50,
juin 2011, p.27-39. |
"Ville, une
nekuia",
par Edwige Brender, Parade sauvage n°22, Classiques Garnier.
novembre 2011,
p.67-75. |
|
|
|