Voyelles
A noir, E blanc, I rouge, U vert, O
bleu : voyelles, Je dirai quelque jour vos naissances latentes : A, noir corset velu des mouches éclatantes Qui bombinent autour des puanteurs cruelles, Golfes d'ombre ; E, candeurs des vapeurs et des tentes, Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ; I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles Dans la colère ou les ivresses pénitentes ; U, cycles, vibrements divins des mers virides, Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ; O, suprême Clairon plein des strideurs étranges, Silences traversés des Mondes et des Anges :
— Ô l'Oméga, rayon
violet de Ses Yeux !
Manuscrit
autographe (Musée Rimbaud de Charleville-Mézières).
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Commentaire
Ne cherchons
pas autre chose dans ce bel et célèbre sonnet
qu'un
ingénieux protocole de création poétique : les cinq voyelles, paradigme propre à épeler l'alphabet de la création
et formule magique, si l'on en croit la référence
au pouvoir créateur du Verbe
facétieusement suggérée par les deux premiers vers du poème !
Les correspondances
entre voyelles et couleurs n'ont visiblement
intéressé Rimbaud que comme prétexte à certaines
associations d'idées (à
invention, pour reprendre le mot utilisé par
l'auteur dans Alchimie du verbe : "J'inventai
la couleur des voyelles").
Ces associations sont presque exclusivement
fondées
sur le rapprochement d'images évoquant une même couleur :
rouges sont le sang et les lèvres, verts les pâturages
et les mers, etc. On a vu parfois un rapport
entre ces images colorées et le dessin de la lettre
qu'elles sont censées illustrer : les vagues qui se
creusent pourraient faire penser à une succession de
"U", le pavillon d'une trompette s'arrondit en forme de
"O". Mais leur relation
au phonème concerné est
arbitraire : un seul son "U", par
exemple, dans le tercet consacré à cette voyelle.
Par contre, l'ordre d'exposition suivi par
le texte, de A à O (et du O à l'Oméga, dernière lettre
de l'alphabet grec, dont on connaît l'usage
symbolique dans la théologie chrétienne), n'a pas le caractère aléatoire de la
séquence conventionnelle AEIOU. Cette
entorse à l'usage scolaire n'est
pas due au hasard. Sans reposer
véritablement sur un discours, l'ordre choisi produit un certain
sens. On y décèle des logiques symboliques, renvoyant à l'univers personnel de Rimbaud ou, du
moins, à l'univers
culturel qui était le sien.
Une vision du monde
connue, structurée par grandes oppositions :
— Le
sublime / l'immonde (d'un côté, Dieu, ses Mondes, ses Anges, le rayon violet de
Ses Yeux ; de l'autre, l'ombre, les mouches, la
charogne).
— Le blanc / le noir (d'un côté, le noble, le pur ; de l'autre, l'ignoble, l'impur).
— La violence
/ la paix (d'un côté le sang, la chair ; de l'autre, l'étude, l'esprit).
Une
vision du monde inspirée de Baudelaire, Hugo surtout
(les poètes aimés) et déclinée sur un ton qui oscille
entre lyrisme et ironie légère. Ce
n'est probablement pas sans quelque intention bouffonne que
l'auteur, par exemple, au zénith du poème, évoque le regard divin
par un poncif de l'érotique parnassienne ("Le rayon
d'or qui nage en ses yeux violets", Leconte de Lisle, Péristéris).
L'originalité,
en tout état de cause, n'est pas ici dans l'idée mais dans le
dispositif métaphorique que cette idée permet de mettre en place,
fondé sur un jet continu d'images disparates, génératrices d'émotions et de sensations chromatiques éclatées, tour de force
poétique jadis célébré par Louis Aragon sous le très biblique
symbole
du "buisson ardent" :
"La poésie est par essence orageuse, et chaque
image doit produire un cataclysme. Il faut que ça brûle ! [...] Dans
le genre buisson ardent on n'a guère fait plus réussi que le Sonnet des Voyelles" (Traité du style, 1928).
Subtile
formule, s'agissant d'une lapidaire (quatorze petits vers
d'un sonnet) mais non moins buissonnante imago mundi, qui
culmine sur la révélation de l'éternelle présence de Dieu, principe
et fin de la création.
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