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Voyelles
 

 

Panorama critique

   Le texte de référence est, pour toutes les éditions récentes, celui du manuscrit autographe. Nous possédons aussi une transcription du poème de la main de Verlaine, intitulée Les Voyelles, dont les variantes suggèrent qu'il s'agit d'une version antérieure (l'article du titre disparaît dans le manuscrit autographe). On ne sait pas exactement quand le poème a été écrit : plusieurs spécialistes situent conjecturalement cette rédaction au cours du séjour parisien de Rimbaud de fin 71 - début 72.

   Toutes les bonnes éditions font un historique de la réception du poème. Je ne reprendrai donc pas ici ces informations de base : voir, par exemple, la notice d'André Guyaux (p.873-877). Je ne compte pas non plus réfuter en détail ces systèmes d'interprétation aujourd'hui caducs qui expliquent Voyelles par les synesthésies (Fénéon, Ghil, etc.), l'occultisme (Starkie, Gengoux, etc.), l'abécédaire dans lequel Arthur aurait appris à lire (Gaubert) ou le dictionnaire sur lequel il aurait rêvé (Barrère), qui font tourner dans tous les sens les dessins des majuscules afin de voir s'ils ne pourraient pas évoquer les parties du corps féminin ou les motifs visuels énumérés par le texte (Sausy et sa riche postérité). Sur ce point, se reporter au livre d'Étiemble (biblio).

   On ne trouvera donc pas ici un panorama critique exhaustif, qui eût été fastidieux : le livre d'Étiemble compte déjà 240 pages et, depuis 1968, le nombre des interprétations s'est bien sûr considérablement allongé. Je me contenterai de citer un petit nombre de gloses qui me paraissent plausibles et quelques remarques de bon sens. En premier lieu, celle de Verlaine (propos rapportés par Pierre Louÿs, "Paroles de Verlaine", dans la revue Vers et Prose, 1910, cité par Jules Mouquet et Rolland de Renéville dans la 1e Pléiade Rimbaud, biblio p.727) :

"Moi qui ai connu Rimbaud, je sais qu’il se foutait pas mal si A était rouge ou vert."

   Mais, comme dit Jean-Bertrand Barrère (biblio, 1956 / 1977 p.102), « Verlaine gâte tout en ajoutant : "Il le voyait comme ça, c'est tout". Qu'est-ce qu'il en sait ? Il est plus juste, à mon sens, lorsqu'il juge, tout en l'admirant (il n'y a pas d'antinomie), ce sonnet "un peu fumiste" » :

"Cet un peu fumiste, mais si extraordinairement miraculeux de détail, Sonnet des Voyelles qui a fait faire à René Ghil de si cocasses théories" (Verlaine, Préface aux Poésies complètes de Rimbaud, Vanier, 1895).

  

A noir, E blanc, I rouge, U vert, O bleu : voyelles,

 
 

 

    "Il est aisé, écrit Charles Chadwick, de démontrer qu'on ne saurait considérer ce vers comme une doctrine esthétique à suivre au pied de la lettre".

C'est ce qu'a fait Étiemble, ajoute l'auteur, en montrant que la meilleure preuve est fournie par le poème lui-même qui n'utilise guère les sons des voyelles dans les vers sensés les illustrer.

"Rimbaud est sans doute partisan de la théorie générale que 'les couleurs et les sons se répondent' comme avait dit Baudelaire — 'roi des poètes, un vrai Dieu' pour le jeune Rimbaud — mais le sonnet des Voyelles étant un poème, voire un très beau poème, le premier souci du poète a dû être de le 'lancer', même au prix d'une exagération extravagante de la théorie de son maître, par un vers d'un effet poétique saisissant [...] en exprimant cette théorie, ou plus précisément celle des synesthésies, sous sa forme la plus simple et la plus hardie [...]" (Chadwick, biblio, 1957, p.205-206).

   Le même commentateur propose ensuite (p.211) sa réponse personnelle à la question de savoir pourquoi Rimbaud a exclu du poème cette couleur primaire qu'est le jaune (en y substituant le vert, couleur composée), au grand scandale de René Ghil. Tout simplement, dit-il, parce que le jaune ne fait pas partie de ses couleurs favorites, comme le montre une petite enquête sur la fréquence des couleurs (sous la forme directe des adjectifs ou de mots comportant la même idée) dans les poèmes des années 69-71 (des Étrennes des orphelins au Bateau ivre) :

    Le NOIR   apparaît  57 fois
    ..  BLANC  .........   40 ....
    ..  BLEU    .........   40 ....
    ..  ROUGE  .........   30 ....
    ..  VERT    .........   31 ....
    ..  JAUNE   .........   11 ....
    ..  ROSE    .........   13 ....
    ..  BRUN    .........   11 ....

   D'aucuns ont eu l'impertinence d'observer que si l'on avait comptabilisé  avec le jaune les nombreuses références à l'or dans l'œuvre de Rimbaud, la conclusion de cette enquête aurait probablement été fort différente !

   La critique s'est aussi demandé pourquoi Rimbaud avait inversé l'ordre traditionnel enseigné à l'école pour les voyelles U et O. Certains ont pensé (à la suite de Tristan Derême, cf. Noulet, biblio, p.181) qu'il avait simplement souhaité éviter l'hiatus "bleu + U"... Mais la permutation a surtout été effectuée pour l'effet de chute que fournissait au poète la référence à l'Oméga, dernière lettre de l'alphabet grec et symbole théologique des fins ultimes.

"Le seul passage où [Rimbaud] utilise les voyelles en tant que telles, écrit Étiemble, c'est le dernier tercet, où l'O (équivalent pour lui de l'omicron grec) vire à l'oméga (dernière lettre de l'alphabet grec) et, ainsi associé à l'alpha, devient le symbole du commencement et de la fin de toutes choses, avant d'introduire par le bleu des Yeux — et à sa place dans la série française des voyelles, la dernière — cet y grec, prononcé exactement comme l'autre i" (biblio, p.228).

   

Je dirai quelque jour vos naissances latentes :

 
 

 

   Julien Gracq dit quelque part que lorsqu'un critique a longtemps fréquenté un auteur favori, il finit par en connaître si bien les tics, les faiblesses, qu'il en vient fatalement à le détester un peu. C'est ce qui est arrivé à Étiemble avec Rimbaud. Ainsi, d'après lui, c'est parce que la déclaration du premier vers est "idiote" que "le second renvoie aux calendes grecques" (par l'emploi du futur et de l'article indéfini) la révélation annoncée :

"Provocants, provocateurs, ses deux premiers vers restent en suspens. Au mieux, il s'agit de publicité tapageuse pour un art poétique mort-né, ou avorté ; inviable en tout cas" (Étiemble, p.217).

On pourra objecter qu'en plaçant deux points à la fin du vers 2, Rimbaud dément formellement l'hypothèse d'Étiemble : la suite du poème est bel et bien l'avènement des voyelles colorées. Mais Étiemble répondrait sans doute que ces deux points ne sont qu'une mystification supplémentaire qui ne dément nullement que la profération initiale soit stupide (ou, du moins, qu'elle le serait si l'auteur l'avait prise au sérieux).

   Yves Reboul (biblio, p.231-232) conteste à Étiemble qu'il soit ici question des "synesthésies". Il insisterait davantage, quant à lui, sur le concept de "naissances", où il reconnaît un thème récurrent de "l'occultisme romantique". L'énigme brandie par Rimbaud sous les yeux du lecteur, "c'est le secret de naissances cachées depuis la fondation du monde et dont il proclame qu'il va les divulguer". Mais cette thèse, me semble-t-il, ne contredit guère celle de son prédécesseur puisque Reboul énonce lui-même quelques lignes plus loin qu'il s'agit pour Rimbaud non seulement de "dire l'origine des voyelles mais en même temps, poser qu'elles ont une couleur et que de cela aussi, il va révéler l'origine". Enfin, il concorde parfaitement avec Étiemble pour déceler dans ces "naissances latentes, avec les relents gnostiques qui ont tout l'air de s'en dégager" un "piège" tendu au lecteur féru d'hermétisme et de mystères métaphysiques. 

   De fait, Rimbaud prend ici quelque peu la pose, mais ce n'est pas sans une perceptible ironie.

   Il prend la pose du Voyant, doué de pouvoirs divinatoires (il sait ce qui est "latent", c'est-à-dire caché) et prophétiques ("latent" désigne ce qui est encore invisible mais prêt à se manifester, en attente de naître). Comme les prophètes annoncent dans la Bible la naissance du Sauveur, le Poète annonce l'avènement d'une langue aux virtualités expressives jusqu'ici ignorées. Et Marie-Paule Berranger fait remarquer à juste titre que, pour plus de solennité, Rimbaud a confectionné un alexandrin scandé 3/3//3/3 (biblio, p.87).

   Mais ce n'est pas sans intention humoristique que Rimbaud utilise dans ce vers le futur prophétique (aux effets si souvent exploités, dans la lettre du Voyant, dans Ce qu'on dit au poète, dans Adieu ..., ou ailleurs). L'imprécision des mots "quelque jour" est significative : cela sera... mais quand ? On ne sait pas ! On retrouve d'ailleurs, à peu de choses près, cet humour de l'indéfini dans l'autocritique d'Alchimie du verbe : "je me flattai d'inventer un verbe poétique accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens. Je réservais la traduction". Cette ironie aurait dû suffire à convaincre Étiemble, s'il en doutait, que Rimbaud savait bien qu'il proférait des "sottises", pour reprendre le mot du sourcilleux hygiéniste des lettres.   

 

A, noir corset velu des mouches éclatantes
Qui bombinent autour des puanteurs cruelles,
 
Golfes d'ombre ;

 
 

 

   On ne peut pas écarter la "solution toute simple" apportée par Chadwick au problème de savoir pourquoi A est noir, pour Rimbaud : "parmi les couleurs choisies, seul le mot noir reproduit à peu près exactement le son de cette voyelle" (biblio, p.205) : /a nwar/. Mais rares sont les exégètes disposés à se satisfaire de raisons aussi sommaires. Les coups de boutoir donnés par Étiemble en 1968 contre la manie de chercher dans le poème une correspondance systématique entre les voyelles (son ou forme de la lettre), les couleurs et les images sensées les illustrer, n'a pas suffi à dissuader les critiques.

   Ainsi, d'Antoine Adam (biblio, 1972) à Yves Reboul  (biblio, 2009), nombreux sont les commentateurs qui reprennent la vieille interprétation de Lucien Sausy (biblio, 1933) selon laquelle : "Pour le poète, une mouche, c'est un A qui vole". L'image des "mouches éclatantes", écrit par exemple Marie-Paule Berranger, en 1993, "semble procéder du graphème, mouche posée, vue de dessus, les ailes repliées" (biblio, p.88). Glose ingénieuse mais indémontrable, et rendue un peu suspecte par l'échec de ceux qui ont voulu étendre aux deux voyelles suivantes cette méthode d'interprétation. Le E couché figurant les "lances des glaciers fiers" (Sausy encore), des "rais blancs", leçon verlainienne des "rois blancs" du manuscrit autographe (Reboul) ou des seins (Faurisson, Adam ...), le I couché figurant les lèvres (Sausy, Faurisson, Adam, Reboul ...), etc., sont des gloses artificielles qui manquent de vraisemblance. Cependant, pour le U et le O, comme nous le verrons, la plupart des exégètes exploitent de façon convergente et assez convaincante l'association graphème-images (l'analogie entre le dessin de la lettre majuscule et certaines au moins des images illustrant la voyelle considérée).

   La même Marie-Paule Berranger signale la récurrence des sons /a/, /wa/, /ã/ dans ces trois vers. Mais comment y reconnaître une véritable intention (de correspondance son-couleur) quand il suffit d'observer la phrase suivante, dédiée à la voyelle E et à la couleur blanche, pour noter qu'elle contient (en moins de mots) deux fois plus de /a/, /wa/ et /ã/ que la phrase consacrée au "A noir" ? C'est en fait toute la séquence des vers 2-6 qui joue sur ces sonorités, comme les vers suivants (surtout 9-11) jouent sur le son /i/ alors même que la voyelle illustrée est le U. Force est donc d'en rester à la conclusion d'Étiemble :

"Aucune des séquences d'images n'essaie de produire un effet de couleur par l'accumulation des voyelles correspondantes. Si trois vers attirent notre attention, c'est qu'ils contredisent le prétendu système : le tercet consacré à l'U, qui ne comporte guère que des i" (biblio, p.223).

    Le travail sur les échos sonores, très important dans le texte, n'a qu'une fonction euphonique et ludique mais il n'est pas douteux qu'un des charmes du poème vient de cette élaboration minutieuse de la matière sonore : homéotéleutes ('candeurs des vapeurs', faisant écho à 'puanteurs', au vers précédent, et, vers 12, à "strideurs") ; usage systématique des rimes avec inclusion ('tentes' = 'pénitentes', 'ombelles' = 'belles', 'virides' = 'rides', 'étranges' = 'anges') ; rime en '-elles' faisant écho au titre 'Voyelles' ; rimes exclusivement féminines (sauf la dernière paire), sans parler des nombreux effets d'assonance et d'allitération, parfois un peu appuyés ("paix des pâtis", "vibrements divins des mers virides") et qu'il serait fastidieux d'énumérer. Mentionnons cependant, après David Ducoffre, les effets répétés de rimes intérieures et de parallélisme syntaxique au niveau des premiers hémistiches : "Je dirai quelque jour / Qui bombinent autour" ; "O suprême Clairon / Ô l'Oméga, rayon" ; "I, pourpres, sang craché / Paix des pâtis semés / Silences traversés" (biblio, p.71-72).  

   L'autre aspect du travail créateur se situe au niveau sémantique. Noires sont les mouches, noirs les coins d'ombre d'où elles jaillissent pour se jeter, "éclatantes", sur les "puanteurs cruelles" des charognes. Je ne sais s'il faut imaginer, comme je le fais là, une sorte de contiguïté narrative entre les deux images de cette première séquence. En réalité, l'identité de couleur suffit à justifier le rapprochement.

   "Le premier quatrain pue à plein nez Une charogne de Baudelaire, "vrai Dieu" de l'enfant Rimbaud", écrit Étiemble (biblio, p.214) :

Les mouches bourdonnaient sur ce ventre putride,
           D'où sortaient de noirs bataillons
De larves [...]

Mais il n'a pas été le premier à indiquer cette référence, on la trouve déjà chez Héraut en 1934 (cf. Étiemble, p.166).

   On n'a pas attendu non plus Faurisson pour indiquer que l'adjectif "cruelles" devait sans doute être compris, ici, à partir du latin "crudelis" : qui aime le sang (dérivé de "crudus" : saignant, cru). Donc : puanteurs sanglantes, puanteurs sanguinolentes.

   La forme verbale "bombinent", dit Antoine Adam (biblio, p.896), "vient de bombus, bourdonnement des abeilles, et Rabelais avait donné comme exemple des subtilités de la scolastique l'extravagante question, imaginée par lui : Utrum chimaera in vacuo bombinans possit comedere intentiones secundas." Pantagruel, chap. VII. ("Est-ce que la Chimère qui bourdonne dans le vide peut se nourrir d'intentions secondes"). On sait que Rimbaud utilise aussi ce verbe calqué sur le latin pour évoquer le bourdonnement des "diptères", c'est-à-dire des mouches, dans Les Mains de Jeanne-Marie.

   On peut, enfin, analyser dans la formule "golfes d'ombre" un travail métaphorique sur la limite ombre/lumière auquel Rimbaud se livre aussi dans d'autres textes. Dans Aube, par exemple, il forge une belle personnification guerrière évoquant la résistance de la nuit à l'avancée du jour : "Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du bois". Et, dans Les Poètes de sept ans, comme l'a fait remarquer David Ducoffre (biblio, p.69), il emploie le mot "golfe" pour évoquer une zone arrondie de lumière : "Sous un golfe de jour pendant du toit".

   Jean-Bertrand Barrère a prêté à ce passage une assez plausible valeur symbolique : "Ombre et pourriture d'abord, au ras de terre, nous rappellent notre mortelle origine et le néant d'où l'homme est tiré et auquel il doit retourner" (biblio, p.125). Cette évocation prépare, selon lui, le renversement de perspective qui s'opère à la fin du poème lorsque "retentit pour nous l'appel de l'Être, répercuté à travers les espaces silencieux et priant, un rayon suprême descend sur nous et nous tire de notre condition" (ibid.). En anticipant quelque peu sur l'exégèse de la fin du texte, on peut dire que cette lecture paraît pertinente, sauf à s'interroger sur le degré d'adhésion de Rimbaud à la vision spiritualiste du monde qui structure, en effet, le poème. S'agit-il pour lui de délivrer un discours édifiant, comme le pense à l'évidence Jean-Bertrand Barrère ? S'agit-il au contraire de jouer sur un poncif, comme je le croirais volontiers, non sans intentions ironiques et parodiques même ? Le style ludique du texte est déjà un argument suffisant à l'appui de cette seconde option, mais nous en trouverons d'autres.    

 

E, candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles ;

 
   

   C'était ensuite un choix tout naturel, explique Chadwick, que de passer du noir au blanc. Question de contraste (biblio, 1957, p.206). Bon sens imparable !   

   Étiemble tient pour très certain que les "rois blancs" sont des "émirs drapés dans leur gandourah". L'hypothèse en avait été déjà formulée par Gaubert, initiateur de la théorie des abécédaires, en 1904 (biblio). "Mais, ajoute Étiemble, je ne croirai jamais que Rimbaud ait dû les chercher dans un dictionnaire, ou les trouver dans un abécédaire. Outre que son père servait dans les bureaux arabes, tous les périodiques que nous savons qu'il lisait ceux que je lus cinquante ans plus tard — prodiguaient les images de chefs arabes, de leur smalah, de leurs tentes" (Étiemble, biblio, p.185). Reboul confirme : "les tentes du sultan ottoman étaient, notamment, des tentes de soie blanche" et celles "des femmes d'Abd el Kader dans la Smalah étaient blanches elles aussi : la presse de l'époque s'en était fait largement l'écho" (biblio, p.236).  

   Ici encore, le mécanisme associatif est de nature essentiellement sémantique. La phrase juxtapose des objets blancs par eux-mêmes (vapeurs, glaciers, ombelles) ou dont l'auteur nous dit qu'il les voit tels (candeurs [...] des tentes, rois blancs). Le mot "candeurs" est utilisé d'abord dans son sens étymologique (lat. candidus, blanc). On retrouvera plus loin le même goût pour l'étymologie avec "viride" (lat. viridis, vert) et une recherche comparable de nuances dérivées des couleurs primaires avec les adjectifs "pourpres" pour le rouge, et "violet" pour le bleu. Mais le mot "candeur", en langue courante, a surtout un sens moral (pureté d'âme, innocence). Or, le blanc est traditionnellement symbole de pureté (chez Rimbaud aussi : voir le début de Mémoire). Enfin, l'adjectif "fiers", le nom "rois" et même peut-être le mot "ombelles" (où il est difficile de ne pas entendre l'adjectif "belles", qui d'ailleurs sert de rime au vers suivant) connotent la majesté, la grâce, l'admiration. On peut donc être sensible à une certaine unité de ton malgré le caractère disparate des quatre images enchaînées. Comme le fait remarquer Barrère, entre les "glaciers fiers" et les émirs ou autres "rois blancs" on ne sort pas des éminences (biblio, p.108).

   Je ne sais pas si la chose sera aussi évidente à mon lecteur qu'elle semble l'être pour Yves Reboul, mais ce dernier trouve cela "criant" : les vers des Voyelles consacrés à la couleur blanche "tournent en dérision" l'esthétisme ostentatoire du Parnasse et l'"écriture artiste", "décadente avant la lettre" de certains parnassiens (biblio, p.236 et 247-248). J'admettrais volontiers qu'ils soient dans l'esprit du Parnasse ... mais de là à y voir une "allusion satirique". J'avoue mon scepticisme. Il est vrai qu'ailleurs, dans le poème (dans les tercets notamment) la dimension de parodie littéraire est plausible, comme on le verra.

 

 

I, pourpres, sang craché, rire des lèvres belles
Dans la colère ou les ivresses pénitentes ;

 
 

 

   Le rouge est, dans Voyelles, la couleur propre de la vie, pourrions-nous dire en empruntant une formule de Being beauteous.

"I, écrit Jean-Bertrand Barrère, ce seraient les taches, des étendues variable de rouge, intensément liées à la vie organique et affective de l'homme" (biblio, p.124).

Le jugement paraît pertinent. Il dit bien ce qui unit les diverses images du passage, sur le double plan de la couleur et du symbole : la vie organique, c'est-à-dire celle du corps. Pourpre des étoffes et du sang tel qu'il afflue à la bouche du phtisique ou du blessé, aux "lèvres" dans le "rire", aux joues dans la "colère" ou dans les "ivresses pénitentes" (c'est-à-dire dans la honte, pour le débauché). La cohérence sémantique des deux vers est simple et totale.

   Par ailleurs, il est indéniable qu'il y a là de véritables stéréotypes romantiques, ce qui tend à accréditer la thèse d'une intention pastichielle ou parodique dans le poème défendue par Yves Reboul (biblio). À moins de supposer Rimbaud victime consentante de certains automatismes littéraires, ce qui n'est pas impossible non plus. L'originalité, en tout état de cause, n'est pas ici dans les idées mais dans le dispositif poétique mis en place, la brièveté de l'expression et la multiplicité de suggestions émotionnelles et de sensations chromatiques qu'elle rend possible en un petit nombre de mots.  

 

 

U, cycles, vibrements divins des mers virides,
Paix des pâtis semés d'animaux, paix des rides
Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux ;

 
   

   L'unité du passage se constitue à un double niveau : celui du rapport entre la forme de la lettre et les images et celui du rapport couleur-images.

   Lucien Sausy, conformément à sa méthode, met l'accent sur la forme du U :

"L'U apparaît [à Rimbaud] dans une série de cycles, c'est-à-dire de périodes régulières, de vibrements des mers (nous dirions dans une succession de vagues qui se creusent et s'écrêtent et se reproduisent indéfiniment)" (cité par Jules Mouquet et Rolland de Renéville, biblio, p.724).

L'U pourra suggérer aussi, dit Antoine Adam :

"l'agitation d'une prairie sur laquelle le vent passe, ou encore la ligne sinueuse des rides sur un vieux front pensif. Toutes ces images se ramènent à l'idée d'ondulations ou, comme dit Rimbaud, de 'cycles'" (biblio, p.901).

Voilà pour la correspondance graphème-images.

   Marie-Paule Berranger suggère une autre forme d'analogie non plus entre la forme du U et les images mais entre la forme latine de cette lettre, qui était V, et l'allitération en /v/ perceptible dans le passage : vibrements / divins / virides (biblio, p.92)

   Selon Sausy, tous les motifs visuels mis en relation par le passage ont en commun la couleur verte :

"L'U est essentiellement le vert des eaux de la mer, puis le vert des prairies où paissent les animaux, puis le vert des fronts livides" (cité par Jules Mouquet et Rolland de Renéville, biblio, p.724).

Étiemble confirme ce dernier point : la présence des "grands fronts studieux" dans une séquence d'images vertes s'expliquerait sans peine pour qui a lu Les Assis :

Noirs de loupes, grêlés, les yeux cerclés de bagues
Vertes, [...]

Ou encore :

Et les Assis, genoux aux dents, verts pianistes,
Les dix doigts sous leur siège aux rumeurs de tambour, [...]

"Les 'intellectuels', les 'assis', on les représente volontiers livides, verdâtres, cadavéreux" (biblio, p.225-226).

   Un peu artificielle, quand même, cette dernière glose ! N'est-il pas possible que, dans cette dernière image de la séquence, le principe de la couleur commune ait été en réalité abandonné et que l'auteur ait trouvé suffisante la cohérence visuelle (le motif ondulatoire) et symbolique (l'idée de paix, le calme de l'étude) pour assurer l'unité du tercet ?

   Car c'est surtout la valeur symbolique du Vert qui semble avoir intéressé Rimbaud dans ce passage, de manière à créer un effet de contraste avec la violence du Rouge dans le passage précédent. Charles Chadwick rappelle, à ce propos, qu'un symbolisme conventionnel est attaché à la couleur verte dans la Sagesse des Nations, "couleur reposante toujours associée à la tranquillité" (biblio, p.208). Ce stéréotype rend bien compte, en effet du sentiment de "paix" illustré par le passage : le mot "paix" est d'ailleurs répété et, pour ce qui est des "mers virides", leurs "vibrements divins" peuvent bien évoquer une ondulation régulière, comparable dans sa douceur à la tonalité dominante des deux motifs suivants.

    Yves Reboul (biblio, p.242) suppose surtout à ces vers une intention de pastiche ou de parodie. Il décèle notamment dans les "rides / Que l'alchimie imprime aux grands fronts studieux" une allusion assez transparente à la représentation du poète véhiculée par Hugo. Ainsi, l'auteur des Feuilles d'automne fait de ses rides le "symbole narcissique" de la "profondeur de son esprit" :

Et l'on peut distinguer bien des choses passées
Dans ces plis de mon front que creusent mes pensées

(pièce liminaire des Feuilles d'automne

David Ducoffre (biblio, 2003, p.71) avait déjà mentionné cette insistante présence hugolienne en citant notamment ces vers de Sagesse (Les Rayons et des Ombres) où le Penseur est assimilé à un moderne alchimiste :

Et tu ne comprends pas que ton destin, à toi,
C'est de penser ! c'est d'être un mage et d'être un roi ;
C'est d'être un alchimiste alimentant la flamme
Sous ce sombre alambic que tu nommes ton âme,
Et de faire passer par ce creuset de feu
La nature et le monde, et d'en extraire Dieu !

La démonstration ne souffre pas de démenti, sauf qu'on peut se demander si l'on est dans la parodie ou seulement dans le pastiche et l'allusion. En tout cas, ces références littéraires ont un mérite supplémentaire : celui de suggérer une logique d'enchaînement insoupçonnée entre le U et le O de nos Voyelles. Du poète-mage-alchimiste occupé à "extraire Dieu" par sa méditation sur "la nature et le monde" à l'"Oméga, rayon violet de Ses Yeux !", la transition paraît en effet toute naturelle.

 

O, suprême Clairon plein des strideurs étranges,
Silences traversés des Mondes et des Anges :
— Ô l'Oméga, rayon violet de Ses Yeux !

 
   

"L'O, écrivait Sausy, c'est le pavillon du clairon et la prunelle de l'œil [...] L'O est le bleu des espaces célestes évoqués par le clairon ou plutôt par la trompette du jugement dernier aux strideurs étranges, espaces où se meuvent les Mondes et les Anges ; et c'est le bleu violet des yeux énigmatiques de la femme" (cité dans la Pléiade 1963, biblio, p.724-725).

Cette interprétation, appelons-la provisoirement "mystique" ou "mystico-érotique", s'est imposée à la plupart des commentateurs, à quelques nuances près. 

   Le mot "Clairon", en effet, commence par une majuscule, comme plusieurs autres termes de cette ultime phrase. Il s'agit de faire signe vers certains archétypes de la cosmogonie et de la théologie chrétienne, soit directement, soit par l'intermédiaire de leurs représentations romantiques. Ainsi, le Clairon vient de l'Apocalypse ou du Dies irae de la tradition, via Hugo :

"O suprême Clairon. Rimbaud, ici, écrit Jean-Bernard Barrère (biblio, 1956 / 1977 p.112), n'abuse pas des majuscules. Celle-ci, visiblement, indique qu'il ne s'agit pas de n'importe quel clairon, mais bien de l'éternelle trompette de l'Apocalypse, celle qui convoquera les morts au Jugement Dernier. Car, comme l'avait dit Hugo :

Je vis dans la nuée un clairon monstrueux.
Et ce clairon semblait, au seuil profond des cieux,
Calme, attendre le souffle immense de l'archange.
........................................................................
Et c'était le clairon de l'abîme.

 (Légende des Siècles, 1e série, La Trompette du Jugement)"

     Le clairon hugolien est tantôt "monstrueux" comme dans la citation précédente, tantôt "souverain", tantôt même "suprême" exactement comme dans le poème de Rimbaud.

"À ce degré de proximité, commente Yves Reboul, c'est de pastiche qu'il faudrait parler [...] dans cette apparente logique citationnelle, Rimbaud tournait en dérision, très probablement, le style visionnaire de Hugo, ses mots clés et aussi la prétention qu'il exprimait à une refondation religieuse [...]. Pastiche affiché, les deux vers de Rimbaud, selon toute vraisemblance, relèvent donc plus secrètement de la parodie et non sans raison." (biblio, p.238).

   Mais les yeux violets du vers 14 peuvent-ils être ceux du Créateur ? Ne sont-ils pas plutôt ceux d'une femme (Delahaye avait jadis accrédité la fable d'une jeune fille aux yeux mauves que Rimbaud aurait aimée) ou, du moins, de La Femme (idéale, divinisée) ? Étiemble opte pour la lecture "mystique". Il donne pour preuve que l'oméga, ou l'œil dans un triangle d'où émanent des rayons, constituent deux signes banals de la symbolique chrétienne (biblio, p.186). On a vu que Sausy, par contre, penchait pour une évocation féminine (à l'appui de cette thèse, la critique a trouvé sans peine de possibles intertextes parnassiens : les "yeux de violette" de la Reine Omphale chez Banville, les "yeux violets" de Péristéris chez Leconte de Lisle, ...). Reboul arbitre dans ce même sens, en tirant d'abord des arguments de la forme : le tiret détachant la pointe du dernier vers, le passage de O à Oméga, de bleu à violet, autant de signes selon ce critique que "les vers 12-13 et l'alexandrin terminal pourraient bien ne pas avoir le même objet" (biblio, p.239). Il faudrait donc voir dans ce vers final une nouvelle allusion parodique, non plus tournée cette fois contre la métaphysique hugolienne mais contre "le culte romantique de la Femme et de l'Amour" (biblio, p.241).

    Cette glose sophistiquée n'est pas irrecevable mais est-elle bien vraisemblable ? Comme Reboul le note lui-même, l'Oméga est une allusion manifeste à l'Apocalypse et au Dieu chrétien ("Je suis l'alpha et l'Oméga, le premier et le dernier, le commencement et la fin"). Les majuscules mises à "Ses Yeux" pourraient bien sûr signifier la divinisation de La Femme mais, dans le contexte de cette fin de poème, elles conviennent bien mieux à évoquer le regard divin. Un "rayon" peut sans doute émaner, selon un poème de Hugo cité par Reboul, des yeux d'une amoureuse ("À vos yeux d'où sort le rayon" Paupertas, v.44, Chansons des rues et des bois, I,2,4). Mais enfin, les vers précédents de Voyelles évoquent l'espace céleste, ciel qui est parfois bleu mais aussi parfois violet (cf. "les longs figements violets" du Bateau ivre), et l'auteur des Rayons et des Ombres n'est pas avare de traits de lumière perçant la nue, signes d'une présence divine bienveillante adressés aux hommes. Comme, par exemple, à la fin de ce poème des Contemplations symboliquement intitulé Éclaircie :

Une lueur, rayon vague, part du berceau
Qu'une femme balance au seuil d'une chaumière,
Dore les champs, les fleurs, l'onde, et devient lumière
En touchant un tombeau qui dort près du clocher.
Le jour plonge au plus noir du gouffre, et va chercher
L'ombre, et la baise au front sous l'eau sombre et hagarde.
Tout est doux, calme, heureux, apaisé ; Dieu regarde.

D'où je conclus que les Yeux sur lesquels s'achèvent Voyelles ont de fortes chances d'être les mêmes que ceux qui regardent à la fin d'Éclaircie et qu'Étiemble a sans doute raison de voir dans ce dernier vers un amalgame stylistique de poésie sacrée et de lyrique amoureuse :

"Bien éloigné de nous représenter le septième ciel des amants, le dernier tercet nous impose d'imaginer le Jugement dernier de la fable catholique, et de nous rappeler que l'enfant Rimbaud, tout encombré encore de lectures fraîches, mal digérées, mêle à des souvenirs de catéchisme une seconde réminiscence littéraire [la première étant le "clairon" de Victor Hugo], celle que M. de Bouillane de Lacoste fut le premier, je crois, à déceler :

    "Le rayon d'or qui nage en ses yeux violets" (Péristéris).

De sorte que, dans l'esprit gourmand et confus de l'adolescent, Leconte de Lisle (qu'il appelle "le bon parnassien") fait ménage de déraison poétique avec des bribes d'instruction religieuse" (biblio, p.186).

   Mais Yves Reboul a certainement raison, contre Étiemble, quand il décèle de la "parodie", là où ce dernier ne veut voir, dans sa rage démystificatrice, qu'érudition mal digérée. Car ce n'est probablement pas sans quelque intention bouffonne que le jeune poète applique au regard divin un poncif de la littérature galante ou de l'érotique parnassienne. Cette équivoque, qu'Étiemble a tort d'attribuer à un syncrétisme naïf, et que Reboul, de son côté, a tort de vouloir réduire à un unique référent féminin, n'est-elle pas le principal marqueur textuel de l'ironie que l'on pressent dans la chute du sonnet ?

 

   


Note de synthèse sur la bibliographie de
Voyelles

   En intitulant le chapitre final de son livre de 1968 : Voyelles telles quelles, Étiemble escomptait-il vraiment mettre un terme aux délires interprétatifs suscités par le sonnet ? Dans ce cas, il s'est trompé. Mais il a quand même réussi à recentrer l'étude du poème sur des bases plus objectives.

   Le rationalisme quelque peu démystificateur d'Étiemble, rejoignant la mise en garde de Verlaine contre les théories cocasses de Ghil dans son Traité du verbe, est sans conteste la meilleure attitude à adopter face aux "trop fameuses Voyelles". Ce sonnet est-il autre chose qu'un simple concetto (le mot est utilisé par André Guyaux, cf. biblio) ? Rimbaud a surtout vu dans la mode romantique des correspondances un protocole ingénieux de création poétique, un prétexte à "invention", pour reprendre le mot utilisé dans Alchimie du verbe ("J'inventai la couleur des voyelles"), un prétexte à certaines associations d'idées.

   Ces associations sont presque exclusivement fondées sur le rapprochement d'images évoquant la même couleur. Il y a bien quelques exceptions à cette absence de règle : le rapport de la lettre aux images n'est pas toujours arbitraire, l'ordre du texte n'est pas entièrement fortuit. Ce n'est pas le pur hasard qui mène la danse mais une sorte de hasard contrôlé, qui produit un certain sens sans reposer véritablement sur un discours, répond à certains symbolismes et cartographie un "univers personnel" (Étiemble, biblio, p.233).

   On a d'ailleurs, depuis longtemps, signalé les passerelles entre le sonnet et le reste de l'œuvre : l'analogie entre les "strideurs étranges" du "Clairon suprême" de Voyelles et "les strideurs au cœur du clairon lourd" de L'Orgie Parisienne, entre l'évocation du "E rouge" dans Voyelles et les lèvres sanglantes du Faune dans Tête de Faune, entre les alchimistes aux "fronts studieux" et "le savant au fauteuil sombre" d'Enfance ou le "Savant suprême" de la lettre du Voyant. Sans oublier la prédilection bien connue de Rimbaud pour les "diptères" qui "bombinent" (Les Mains de Jeanne-Marie) parmi "l'herbe d'été bourdonnante et puante" (Dévotion), les "moucheron(s) enivré(s) à la pissotière de l'auberge" (Alchimie du verbe) et autres "sales mouches" (Chanson de la plus haute tour). Il y a donc bien, dans Voyelles, comme un florilège d'images obsédantes renvoyant à un univers personnel.

   Mais certains diront, non sans raisons, qu'il renvoie tout aussi bien à un univers culturel. Car il s'agit ici d'une vision du monde stéréotypée, structurée par de grandes oppositions : le sublime (Dieu, le ciel bleu, le rayon de  lumière de "Ses Yeux") / l'immonde (l'ombre, les mouches, la charogne) ; le blanc (le noble, le pur) / le noir (l'ignoble, l'impur) ; la violence (le sang, la chair, le corps) / la paix (la nature, l'étude, l'esprit). Une vision du monde calquée, non sans une certaine ironie, sur les écrivains aimés, qui étaient aussi les écrivains à la mode du temps : Baudelaire, Hugo surtout, comme l'ont bien montré David Ducoffre et Yves Reboul (auteurs des études les plus récentes du poème).

   La liste alphabétique offerte par le Sonnet des Voyelles sert donc essentiellement de fondement aléatoire à une liste de couleurs qui, elle-même, fournit le support d'une série de paysages et d'impressions poétiques. Cette liste de couleurs paraît n'obéir à aucun principe d'enchaînement bien déterminé sauf que, semblable en cela à la liste de peintres célèbres qui structure Les Phares de Baudelaire, elle pourrait rendre compte d'une vision du monde, d'un sentiment de l'existence, que les différents commentateurs se sont employés à définir.  



   La critique rimbaldienne a toujours refusé
d'en rester, avec Voyelles, aux apparences d'une structure éclatée fonctionnant de manière aléatoire. Elle a cherché à y déceler soit un discours crypté, soit, du moins, un principe organisateur.

   À la première catégorie appartiennent en premier lieu les interprétations ésotériques, occultistes (Starkie, Gengoux, Richer). Il semble que cette tradition soit aujourd'hui tarie. Mais on a vu apparaître plus récemment de nouvelles formes d'exégèses allégoriques, qui se rapprochent des précédentes dans la mesure où elles perçoivent dans le poème un sens caché au lecteur naïf, non-initié, et où elles associent à presque chaque mot du texte une signification codée. Ainsi en est-il, par exemple, de la lecture homosexuelle proposée par Claude Zissmann (biblio) : les cinq voyelles deviennent les étapes d'un récit autobiographique évoquant l'initiation homosexuelle du poète, rédigé dans une langue codée, métaphorique et calembouresque, où nul lecteur n'aurait pu pénétrer si l'auteur ne nous en avait livré le chiffre. L'interprétation communarde de David Ducoffre, bien que poursuivant une toute autre "visée de sens", relève aussi de la critique allégorique. Le poème lui semble se prêter à une "lecture aurorale" (biblio 2004, p.46) : "la distribution des couleurs rythme un énorme lever de soleil", des "ombres de la nuit" jusqu'à "l'aube violette" (biblio, 2003, p.63). Aurore toute symbolique, "aurore communarde" (biblio, 2003, p.85), qui est celle d'une "relance symbolique de l'espoir" après la Semaine sanglante. Dans cette optique, le "sang craché" sera celui des martyrs du printemps 1871, "les 'mouches éclatantes' qui 'bombinent' font bien sûr allusion tant aux bombes versaillaises qu'à la stridence des tirs meurtriers" (biblio, 2004, p.46), "Le suprême Oméga serait ultime et le 'rayon violet' évoquerait la gloire d'un soir historique" (biblio, 2004, p.47).

   Étrangers à des herméneutiques aussi systématiques, d'autres chercheurs se sont demandé s'il n'y avait pas, dans le poème, au moins une idée d'ensemble, une sorte de plan. Étiemble lui-même l'admettait, allant jusqu'à dire qu'il pourrait se retrouver dans l'espèce de résumé établi par Jean Bertrand Barrère, n'était le spiritualisme dont il est empreint, que nous savons incompatible avec la personnalité de Rimbaud :

"Ombre et pourriture d'abord, au ras de terre, nous rappellent notre mortelle origine et le néant d'où l'homme est tiré et auquel il doit retourner. Pourtant, toutes sortes de blancheurs nous invitent à l'éminence temporelle ou spirituelle. Mais la nature nous tient : le principe vital qui nous anime, le sang rouge, est aussi le véhicule de nos passions dégradantes. La sagesse naît aux balancements ordonnés qui nous entraînent dans le sillage universel. Quand y retentit pour nous l'appel de l'Être, répercuté à travers les espaces silencieux et priant, un rayon suprême descend sur nous et nous tire de notre condition" (J.B. Barrère, biblio, p.125 ; cité par Étiemble, biblio, p.187-188).

   Ce schéma reflétant une conception chrétienne semble bien présent, en effet, dans le poème. Mais, ce que Barrère, et même Étiemble, peinent à percevoir, c'est le mode ludique et distancié sur lequel le sonnet exploite ces lieux communs.  

    Le sonnet des Voyelles serait encore porteur, à lire certains commentaires, d'une métaphysique du Langage ou du Poème. On soupçonne Rimbaud d'avoir voulu confectionner avec Voyelles un poème qui "embrasse la réalité entière, naturelle et spirituelle, et même la déborde" (Émilie Noulet, biblio, p.184). "Tout homme qui désigne convoque le réel, écrit Jean Bertrand Barrère [...]. Les voilà donc qui se lèvent à l'appel de la voix impérieuse, 'toutes les choses existantes', comme dit le Larousse, qui composent l'univers. Non pas toutes, mais certaines seules, à titre d'échantillons, sont élues" (biblio, p.125). Jean-Luc Steinmetz célèbre dans le sonnet un "texte qui contient en lui l'univers" (Rimbaud, Œuvre-vie, 1991). David Ducoffre pense que "Rimbaud développe ici la notion d'alphabet-univers, qui, signe du divin, apparaît constamment chez Hugo", en "une lecture qui fait de la poésie une relation à l'infini cosmogonique" (biblio, p.62 & 63). Sauf que Rimbaud transforme "les bigots-éléments johanniques du père Hugo en religion des bio-éléments" (biblio, 2003, p.81).

   Ces appréciations ne sont pas fausses en elles-mêmes, elles pèchent seulement par le sérieux qu'elles prêtent à l'entreprise rimbaldienne et par l'emphase avec laquelle elles en parlent. Par réaction à ce genre d'exégèses, Verlaine parlait de fumisterie, Étiemble n'était pas loin d'accuser Rimbaud d'imposture, de charlatanisme... Mais n'imputons pas à Rimbaud les outrances de ses lecteurs ! Pouvait-il se douter qu'on prendrait pour argent comptant ses déclamations cabalistiques, ses poses de pythonisse, qu'il n'adopte ici, assurément, que par jeu. Jeu littéraire, d'abord, comme l'indique Yves Reboul :

   "Le pastiche ou la parodie sont ici à l'ordre du jour et on parcourt ainsi comme un répertoire ironique des thèmes à la mode, une sorte d'à la manière de... répartie sur l'ensemble du sonnet [...]"  (biblio, p.243).   

Si plan il y a dans le texte, ce serait donc surtout, selon Yves Reboul, celui consistant à enfiler les "allusions satiriques" en prenant pour cibles successivement : Baudelaire (A noir), l'esthétisme parnassien (E blanc), les stéréotypes romantiques (I rouge) et hugoliens (dans les tercets).

   Reboul caractérise Voyelles comme "une sorte d'à la manière de..." La thèse est convaincante. Mais on peut écrire à la manière d'un autre écrivain par admiration comme par raillerie, pour rivaliser avec lui ou pour s'en moquer, on peut mobiliser un stéréotype par naïveté, inconscient d'être dans la répétition, ou par ironie, ou par jeu, ou par goût même tout simplement. Reboul, qui a bien senti le problème, jongle avec des registres aussi différents que "pastiche", "parodie", "satire". Il rappelle incidemment que Rimbaud, au moment où il écrit Voyelles, est en plein dans sa phase zutique ! Bref, il hésite, mais on le sent tout de même enclin à verser le sonnet des Voyelles au dossier du Rimbaud parodiste. 

   Peut-on vraiment employer le concept de "parodie", au sens fort de moquerie, concernant ce poème ? Je ne perçois vraiment, quant à moi, qu'un composé de lyrisme et d'ironie légère, cette dernière étant liée à la fonction ludique du texte plus qu'à une véritable intention satirique. Une part d'ironie paraît certes probable dans les tercets, j'en conviens. Mais c'est beaucoup moins évident, par exemple, pour le "A noir" : Rimbaud raille-t-il Baudelaire ? Concluons prudemment que la tonalité du texte reste à mi-chemin entre la parodie et le pastiche, voire l'exercice d'admiration. Ce qu'on appelle "parodie", chez Rimbaud, n'est parfois rien d'autre qu'une forme d'hommage aux poètes qu'il a lus. Hommage insolent, bien sûr ! Car, dit Proust : "comme Elstir Chardin, on ne peut refaire ce qu'on aime qu'en le renonçant" (Le Temps retrouvé, Pléiade III, 1043).

Mars 2010