Arthur Rimbaud le poète > Sur Les Illuminations > Les « chiffons volants » de M. Fénéon


 

[I] Michel Murat, « Illuminations [Manuscrits] », dans Dictionnaire Rimbaud. Sous la direction d’Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Classiques Garnier, 2021, p. 361-362.

 

[II] Steve Murphy, « Les Illuminations manuscrites », Histoires littéraires, n°1, 2000, p. 5-31 ; Arthur Rimbaud, Œuvres complètes, IV, Fac-similés, édition critique avec introduction et notes de Steve Murphy, Honoré Champion, 2002, p. 588-601, 618-620, 624-630 ; « Trois manuscrits autographes de Rimbaud », Histoires littéraires, n°17, janvier-février-mars 2004, p. 35-57 ; « Chantier d’une révolution poétique : les manuscrits rimbaldiens de la collection Berès », Histoires littéraires n°27, juillet-septembre 2006, p. 38-60, et Michel Murat, L’Art de Rimbaud, José Corti, 2013. 

[III] Henry de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des « Illuminations », Mercure de France, 1949.

[IV] Gustave Kahn, Symbolistes et Décadents, Léon Vanier, 1902. L'ouvrage est consultable en mode image sur Gallica et en mode texte sur Wikisource. Le récit de Kahn reproduit ici se trouve p. 56.
 


[V] 
À laquelle il est parvenu le 5 avril, écrit Pierre Petitfils dans « Les Manuscrits de Rimbaud », dans Études rimbaldiennes 2, Minard, 1970, p. 83.

[VI] Jean-Baptiste, Baronian, Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 2014, p. 250.

 

 

 

 

 

[VII] Arthur Rimbaud, Œuvres, texte revu et corrigé par H. de Bouillane de Lacoste, Hazan, 1945 — Première édition à retirer les pièces en vers des Illuminations.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[VIII] Les n°8 et 9 font alterner pièces de prose et pièces de vers. La prise en compte de la séparation vers/proses y est peut-être moins nette, mais ces numéros ont certainement été préparés plus tardivement, et  par Fénéon sans la participation de Kahn.


 

 

 

LES « CHIFFONS VOLANTS »
DE M. FÉNÉON

Sur Les Illuminations

     Quand vous saisissez « BnF 14123 » dans la zone de recherche de votre navigateur, en quête des vingt-quatre feuillets paginés des Illuminations, une présentation s'affiche, où vous pouvez lire : « manuscrit des 29 premiers poèmes publiés en 1886 dans la revue La Vogue par Félix Fénéon ; c'est lui qui a rangé et numéroté les feuillets. » L’agencement des deux premiers tiers des Illuminations par ce jeune animateur de revues d’avant-garde, vingt-cinq ans à peine, est donc présenté comme un fait établi. Or, il n’est pas du tout scientifiquement prouvé que Félix Fénéon ait dirigé l’édition des folios 1 à 24 des Illuminations. Voici, par exemple, ce qu’en dit Michel Murat dans le Dictionnaire Rimbaud des éditions Classiques Garnier [I]. :  

On ne sait pas exactement ce qu’il [Fénéon] a fait dans la première phase. Il n’intervient probablement qu’après la rupture entre Gustave Kahn et Léo d’Orfer [...] Deux points amènent à s’interroger sur sa connaissance exacte du manuscrit Nafr 14123, qu’il dit avoir eu en mains. Le premier est l’expression « chiffons volants », qui ne correspond pas à l’apparence de ce manuscrit soigné et continu (il convient mieux au reliquat publié dans les no 8 et 9 et dans l’édition Vanier de 1895). Le second est la double faute de lecture qui a fait disparaître les titres des « Ponts » et de « Fête d’hiver ». [...] Fénéon, qui passe pour un éditeur scrupuleux, ne l’a pas vu, et il ne l’a pas corrigé dans la plaquette, ce qui donne à penser qu’il n’a pas vu le manuscrit de près, et qu’il a composé la plaquette à partir de la pré-originale, sans retour au manuscrit. Si Fénéon l’avait pu, peut-être aurait-il mis d’emblée les textes dans l’ordre « logique » de la plaquette 

Steve Murphy défendait sensiblement les mêmes idées dans ses travaux sur les manuscrits rimbaldiens des années 2000-2006 [II].
     Il existe deux témoignages de Fénéon, éloignés l’un de l’autre de plus d’un demi-siècle. D’une part, son article destiné à présenter la première édition groupée des Illuminations, dans la revue Le Symboliste, en 1886. Il y expose « l’ordre logique » dans lequel il a tenté de ranger les « chiffons volants de M. Rimbaud » (ce sont ses expressions). D’autre part, son échange épistolaire de 1939 avec l’universitaire Henry de Bouillane de Lacoste, auteur du livre « Rimbaud et le problème des Illuminations
[III] ». C’est sur la base de ces témoignages qu’on lui attribue généralement le titre de « premier éditeur des Illuminations », une attribution qui est loin d’aller de soi comme on va le voir. Mais avant d’analyser les témoignages de Fénéon, lisons la façon dont Gustave Kahn, rédacteur en chef de La Vogue, a évoqué dans Symbolistes et Décadents [IV] la mise en chantier de ce qu’on appelle la « pré-originale » du recueil, c’est-à-dire sa toute première publication, par livraisons, en mai-juin 1886.



UN MANUSCRIT CLASSÉ

     Ce récit, que nous aurions aimé plus précis, contient malgré tout plusieurs indications utiles pour notre sujet.

Je fis part à Verlaine de mon intention de publier dans La Vogue des œuvres de Rimbaud autres que celles qui figuraient dans les Pactes Maudits, et supérieures aux Premières Communions que le premier numéro de La Vogue avait données d’après une copie. Il s’agissait de retrouver le manuscrit des Illuminations. Verlaine l’avait prêté pour qu’il circulât, et il circulait. Au dire de Verlaine, ce devait être dans les environs de Le Cardonnel qu’on pouvait trouver une piste sérieuse ; c’était vague ; heureusement Fénéon, consulté par moi, se souvint que le manuscrit avait été aux mains de M. Zénon Fiére, poète et son collègue aux bureaux de la guerre dont Fénéon faisait alors un petit musée impressionniste et un bureau d’esprit à parois vertes, avant qu’il en fit un arsenal, comme assermenté, des anarchistes. Entre temps Fénéon apprenait à tous ses confrères, comme lui commis au bon ordre du recrutement, à trousser cordialement le sonnet, et ce n’est pas une idée sans valeur que d’avoir voulu rendre le sonnet corporatif et bureaucratique. Fénéon apprit de M. Zénon Fiére que le manuscrit était entre les mains de son frère, le poète Louis Fiére ; nous l’eûmes le soir même, le lûmes, le classâmes et le publiâmes avec empressement.

     Félix Fénéon a donc efficacement contribué à retrouver la piste du manuscrit. Mais le texte ne dit ni qu’il soit allé lui-même le récupérer chez Zénon Fière pour le transmettre à l’équipe de La Vogue [V], ni qu’il ait préparé son édition. Il était à ce moment-là, en plus de son travail « aux bureaux de la guerre », rédacteur en chef d’une autre revue, la Revue indépendante. André Guyaux, dans l’entrée « Fénéon » du Dictionnaire Rimbaud de la collection « Bouquins » [VI], écrit que « Félix Fénéon était secrétaire de rédaction de La Vogue, que dirigeait Gustave Kahn, lorsque les inédits de Rimbaud, en vers et en prose, parvinrent à la revue ». Cette information serait véritablement à contrôler. À ma connaissance, ni Khan, ni Fénéon n’assumaient la fonction que leur prête Guyaux en avril 1886. Kahn ne deviendra directeur qu’à partir du numéro 6 (29 mai 1886) et le nom de Fénéon n’apparaît pas dans les pages de la revue avant le n°8 (20 juin) où il publie un article intitulé « Les Impressionnistes ». À sa création, c’est Léo d’Orfer qui est directeur de la revue, Kahn en étant le rédacteur en chef.
     La préparation éditoriale, dit Kahn, s’est faite « avec empressement ». Cette hâte explique peut-être les erreurs nombreuses du texte et, plus étonnant, l’oubli de deux titres de poèmes : « Fête d’hiver » et « Les Ponts ». Les manuscrits paginés 1 à 24 ayant semble-t-il été rapidement mis à l’abri par Kahn, puis vendus au collectionneur Gustave Cahen, avant d’être achetés par le docteur Lucien-Graux en 1929, les textes de ces deux poèmes resteront longtemps amalgamés, respectivement, avec « Marine » et « Ouvriers », poèmes qui les précèdent immédiatement dans le manuscrit. Il faudra attendre l’édition Fernand Hazan de 1945 pour que Bouillane de Lacoste leur restitue leur dispositif titulaire initial
[VII].
     Kahn nous apprend, enfin, que le manuscrit a été classé : « nous le classâmes ». Il ne nous précise malheureusement pas qui est ce « nous ». Léo d'Orfer et lui, en toute hypothèse, peut-être accompagnés d'autres collaborateurs de la revue mais certainement pas de Fénéon pour des raisons que nous verrons. D'Orfer s'intéressait à Rimbaud. Le nom de d'Orfer revient à plusieurs reprises dans la correspondance de Verlaine. C'est avec d'Orfer que Verlaine a négocié la publication des « Premières Communions » dans le numéro 1 de La Vogue (21/07 et 02/09 1884). C'est à d'Orfer  qu'il suggère de récupérer le manuscrit des Illuminations auprès de Charles de Sivry pour le publier dans Le Permesse quand il pense sue celui-ci le séquestre sur ordre de Mathilde (02/09/1884). C'est à d'Orfer qu'il demande de presser Kahn de lui rendre le manuscrit des Illuminations après qu'elles ont été publiées et « partagées » (16/07/1888).  Kahn ne nous dit pas non plus en quoi a consisté ce « classement ». Sur ce point capital, nous sommes réduits aux hypothèses, en nous fondant sur les caractéristiques de l’édition pré-originale.
     Les poèmes en prose y sont mélangés à des poèmes en vers. Cependant, l’ordre de publication confirme le souci de classement invoqué par Gustave Kahn : les deux premières livraisons contiennent un lot exclusif de poèmes en prose, ceux que nous trouvons aujourd’hui numérotés de 1 à 24 sous la cote NAF 14123 à la BnF. Le n° 7 ne comprend que des pièces de vers. Il y a eu là, selon toute évidence, un premier principe de classement
[VIII].
     Un autre facteur d'hétérogénéité a dû solliciter l'attention de l’équipe de La Vogue : le caractère disparate des papiers et des méthodes de transcription, folios isolés les uns des autres ou soudés les uns aux autres par le principe de la copie continue. On distingue en efftet parmi les feuillets des Illuminations deux catégories, qui semblent provenir de deux périodes de transcription distinctes n'obéissant pas aux mêmes objectifs ou aux mêmes méthodes de travail..
     Vingt d’entre eux sont des manuscrits à l’aspect très homogène. Ils ont comme support un papier vergé de teinte blanc crème. Leur largeur est de 13 cm et, à l’exception de la seconde page de « Phrases » qui a été sectionnée mais qui appartient à la même catégorie de feuillets, ils ont 20 cm de hauteur. L’écriture, très soignée, est oblique et fortement penchée à droite. Les textes sont fréquemment « enchaînés ». C’est-à-dire copiés bout à bout sur un même feuillet, neuf d'entre eux enjambant même d’un feuillet sur le suivant. Il ne s'y trouve pas le moindre espace de papier disponible en bas de page qui n'ait été utilisé pour copier le début du poème suivant. Les poèmes concernés représentent en volume les deux tiers du texte des Illuminations. Nous les appellerons : « le groupe A ». Ils ont été publiés par La Vogue dans ses numéros 5 et 6.
     Parmi les manuscrits restants, on trouve des documents généralement isolés sur un seul feuillet. Ils sont fréquemment moins soignés, des morceaux de feuilles  découpés aux ciseaux, d'un format plus ou moins réduit, dont certains présentent les indices d’un travail encore en cours. Ils sont généralement issus d'un papier à lettres non vergé de quinze par vingt centimètres. Quatre manuscrits seulement nous sont parvenus entiers dans ce format, mais plusieurs proviennent par sectionnement du même modèle de papier à lettres. Le support de « Guerre » (
± 15 par 5), par exemple, a été retranché par un coup de ciseaux du manuscrit de « Promontoire » (± 15 par 15), le tout correspondant à un feuillet de 15 par 20. La partie inférieure de « Fairy » (± 15 x 10) a été sectionnée pour y copier « Veillées I-II » (± 10  par 15). Les découpages sont fréquents dans cette catégorie de manuscrits. Nous les appellerons « groupe B ». Ils ont essentiellement servi aux livraisons 8 et 9 de La Vogue et aux Poésies complètes de l’éditeur Vanier. Mais quatre feuillets au format atypique publiés dans les numéros 5 et 6 peuvent être rangés dans la même catégorie : « Après le Déluge », « Veillées I-II », « Marine – Fête d’hiver », « Nocturne vulgaire ».    

     Dans le tableau récapitulatif suivant, les manuscrits connus des Illuminations (« Démocratie » et « Dévotion » nous sont inconnus) sont séparés en deux listes correspondant aux deux groupes décrits. Au sein de chacune d’entre elles, les poèmes sont classés dans l'ordre de leur première publication. Chaque saut de ligne signale le passage à un manuscrit différent.

 


       GROUPE A (20 manuscrits)

 

« Enfance I », « Enfance II »


« Enfance II » (suite), « Enfance III »
« Enfance IV », « Enfance V »
« Enfance V » (suite), « Conte »
« Parade »
« Antique », « Being Beauteous », « xxx. »
« Vies I », « Vies II »
« Vies III », « Départ », « Royauté »
« À une Raison », « Matinée d’ivresse »
« Matinée d’ivresse » (suite) « Phrases »
« Phrases » (suite)
« Ouvriers », « Les Ponts »
« Les Ponts » (suite), « Ville », « Ornières »
« Villes - Ce sont des villes… »
« Villes - Ce sont des villes… » (suite),
« Vagabonds », « Villes - L’acropole officielle... »
« Villes - L’acropole… » (suite)
« Veillées III », « Mystique », « Aube »
« Aube » (suite), « Fleurs »
« Angoisse », « Métropolitain »
« Métropolitain » (suite), « Barbare »


GROUPE B (15 manuscrits)

 

« Après le Déluge »

« Veillées I », « II »
« Nocturne vulgaire »
« Marine », « Fête d’hiver »

 

« Promontoire »
« Scènes »

 

« Soir historique »
« Mouvement »
« Bottom », « H »
« Fairy »
« Guerre »
« Génie »
« Jeunesse I »
« Jeunesse II », « III », « IV »
« Solde »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[IX] Rimbaud connaissait pourtant les usages. Décrivant son ancien élève en train de recopier ses vers pendant les derniers jours passés à Douai, en septembre 1870, Georges Izambard écrit : « À la moindre rature, il recommence, et il exige de larges feuilles de papier écolier. Quand une main est noircie, il vient dire : “Je n'ai plus de papier”, et, cela, plusieurs fois par jour. On lui remet les quelques sous nécessaires pour qu'il aille en acheter d'autres. “Écrivez au dos” lui suggère une des tantes, mais lui, d'un air scandalisé : “Pour l'imprimerie, on n'écrit jamais au dos”. Vous voyez bien qu'il songe à se faire imprimer. » Georges Izambard, « Lettres retrouvées d'Arthur Rimbaud », Vers et prose, janvier-février-mars 1911, reproduit dans Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud. Correspondance posthume, 1901-1911, Fayard, 2011, p. 1039-1049.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[X] Arthur Rimbaud, Illuminations. Painted Plates, édition critique avec introduction et notes, par Henry de Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1949, p. 162.

 

    

     On lit parfois que Les Illuminations ont été reproduites dans un ordre « aléatoire ». Si l’on en croit Gustave Kahn, et nos observations le confirment, il n’en est rien. Les feuillets ont été classés selon certains critères, de genre, d’apparence matérielle. Les rédacteurs de La Vogue ont placé en tête les manuscrits de poèmes en prose les plus soignés. Mais ont-ils eu cette idée tout seuls ? Non. Car ce choix s’imposait. C’étaient les manuscrits les plus faciles à éditer. L’auteur lui-même, semblait-il, les avait particulièrement bien préparés, et même classés. Le rédacteurs de La Vogue s'étaient rendu compte, puisqu'ils avaient lu le dossier, selon Kahn, que parmi les transcriptions moins fignolées, charabiesques certaines, même, comme « Sonnet » dans sa seconde partie, plusieurs semblaient destinées à la fin du recueil : « Jeunesse »,  le poème des vingt ans, par exemple.
     Rimbaud avait dû se dire qu'il les recopierait plus tard et n'en avait pas encore eu le temps quand la visite inopinée de Verlaine à Stuttgart, fin février 1875, lui apparut comme une opportunité. L'espoir d'une publication rapide. Il lui confia ses poèmes en prose, selon les propres mots de Verlaine dans sa
lettre à Ernest Delahaye du 1er mai 1875, « pour être imprimés ».
     C'est ainsi, peut-on conjecturer, que les préparateurs de la pré-originale, lecture faite, se laissèrent dicter les choix auctoriaux inscrits dans l'état matériel du manuscrit. D’ailleurs, si cela n’avait dépendu que d'eux, trouverions-nous, placés au sein de ce que j'ai appelé le groupe A :

  • Cette petite feuille carrée au papier fatigué qui porte « Après le Déluge », le poème des commencements, recommencement de la vie humaine après le châtiment divin, de la vie parisienne après la Commune, de la vie de l’enfant fugueur quand la nymphe Eucharis lui annonce le printemps,

  • Ce rectangle mal découpé dans la partie inférieure du manuscrit de « Fairy », glissé devant « Veillée » pour former la série « Veillées I-II-III », dédiée à enrichir dans le recueil la série des évocations nocturnes,

  • Ce feuillet de 9,5 par 16 cm, usé et portant des traces de pliures, qui contient l’une des transcriptions les plus problématiques du recueil, « Nocturne vulgaire », que Rimbaud a recopié tardivement au verso de « Marine » et « Fête d'hiver », contre tous les usages [IX], parce qu’il s’accordait bien à l’atmosphère onirique de cette partie du recueil.

Qui donc a véritablement « classé », comme dit Khan, les vingt-quatre premiers folios ? S’il n’y avait pas ces trois intrus, « Après le Déluge », « Veillées I-II » et « Nocturne  vulgaire », les responsables seraient tout désignés : les éditeurs ! S’il n’y avait pas ce regroupement en tête de recueil des vingt plus beaux manuscrits, le candidat alternatif serait tout trouvé : le hasard ! Mais si ce n’est ni les uns, ni l'autre, alors, qui ? Qui a pu décider de placer en position initiale cette suite de manuscrits allant d’« Enfance » à « Barbare » tout en s’autorisant le triple outrage que nous avons décrit contre le bel ordonnancement de l’ensemble ? Nul autre que l’auteur. Bien entendu, il ne s’agit jusqu’ici que d’un classement en gros, par grands groupes de textes, mais on va voir que plus on rentre dans le détail, plus cette impression d’un agencement par l’auteur se confirme et s’affine.

 

DEUX FAUX TÉMOIGNAGES (DE BONNE FOI ?)

     Moins de quatre mois après la première publication, La Vogue fit paraître, sous la responsabilité de Félix Fénéon, une édition groupée des Illuminations. Le tirage était de deux-cents exemplaires, seulement. La publication visait un lectorat minuscule qui recoupait nécessairement en partie celui qui avait découvert les textes dans la revue. Or la plaquette bouleversait l’ordre de succession précédemment respecté et sans doute fallait-il en expliquer la raison, tâche dont Félix Fénéon s’acquitta dans un article de la revue Le Symboliste :

Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique. D’abord des révolutions cosmiques, et s’ébat sa joie exultante et bondissante, aux tumultes, aux feux. Puis des villes monstrueuses : une humanité hagarde y développe une féerie de crime et de démence. De ces décors, de ces foules, s’isole un individu : exultations passionnelles tôt acescentes et acres, et déviées en érotismes suraigus. Une lipothymie le prostre. Il appète une vie végétative : quelques silhouettes d’êtres humbles errent, des jardinets de banlieue bruxelloise fleurissent, pâlement nuancés, dans une tristesse dolente. À la primitive prose souple, musclée et coloriée se sont substituées de labiles chansons murmurées, mourant en un vague de sommeil commençant, balbutiant en un bénin gâtisme, ou qui piaulent. Brusque, un réveil haineux, des sursauts, un appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique, une insulte à cette Démocratie militaire et utilitaire, un ironique et final : en avant, route ! »

L'ordre de succession des poèmes exposé dans ce résumé correspond grosso modo à la plaquette d'octobre 1886. Fénéon y a en effet situé, en début de recueil, tout de suite après « Après le Déluge » (poème liminaire), « Barbare » (que le périodique et le manuscrit paginé placent en vingt-quatrième et dernière position), « Mystique » (f°19) et quelques autres, puis les poèmes du cycle urbain, puis des « exultations passionnelles » et « érotiques » avec, par exemple, la séquence suivante : « À une raison » (f°10), « H » (f° non numéroté du numéro 9 de La Vogue), « Angoisse » (f°23), « Bottom » (même f° non numéroté), « Veillées » (f°18-19), « Nocturne vulgaire » (f°21), « Matinée d'ivresse » (f°10-11), enfin les « chansons » de 1872 et, pour terminer, « appel à quelque bouleversement social glapi d’une voix d’alcoolique », « Soir historique » et « Démocratie ». Comme on le voit, l'ordre du périodique a été changé de fond en comble.
     Il y a, dans la manière dont Fénéon traite l’œuvre, une particularité frappante. Nous avons déjà signalé que Rimbaud, dans la partie du manuscrit initialement publiée, copie souvent ses poèmes bout à bout sur un même feuillet, certains d’entre eux enjambant même d’un feuillet sur le suivant. Même Bouillane de Lacoste, qui trouvait complètement aléatoire l’ordre de succession des poèmes, considérait qu’il y avait là d’indiscutables choix d’auteur qu’il valait mieux respecter :

[…] Dans les cas où Rimbaud lui-même a indiqué la succession des deux morceaux, il vaut mieux respecter cet ordre par déférence pour son choix ; mais comme il n’en est pas toujours ainsi, chaque éditeur est libre, et tel qui classerait les Illuminations en suivant tout simplement l’ordre alphabétique des titres, ne serait en rien blâmable [X].

Il ne blâme donc pas Félix Fénéon mais il remarque comme nous que cet éditeur, dans la plaquette, brise sans le moindre scrupule les sortes de séries (séries non numérotées, séries de fait) que génère la méthode de la copie continue, dans les vingt-quatre premiers manuscrits.
     Le tableau qui suit montre la radicalité des perturbations introduites par la plaquette dans les enchaînements voulus par Rimbaud, que l’hebdomadaire avait scrupuleusement respectés. Dans la colonne de gauche, les tirets cadratins relient les poèmes soudés entre eux du fait de la méthode de transcription. Les ensembles insécables générés par ce procédé joint à la constitution de séries numérotées sont composés en rouge. Les titres entre crochets sont ceux qui ont été oubliés dans les deux éditions de 1886.

 

AGENCEMENTS COMPARÉS DES DEUX ÉDITIONS LA VOGUE DE 1886

 

Édition du périodique  (mai-juin 1886)

Édition en plaquette (octobre 1886)

 

–––––––––– n°5 (13 mai 1886) ––––––––––
 
Après le Déluge

Enfance I, II, III, IV, V – Conte

Parade

Antique – Being Beauteous – xxx. (« Ô la face cendrée… »)

Vies I, II, III » – Départ – Royauté

À une Raison – Matinée d’ivresse – Phrases (début) Phrases (fin)

Ouvriers [Les Ponts] – Ville – Ornières
 

 

 

Après le Déluge
Barbare
Mystique
Aube
Fleurs
Being Beauteous
Antique
Royauté
Enfance
Vies
Ornières
Marine [Fête d’hiver]
Mouvement
Villes (Ce sont des villes...)
Villes (L'acropole officielle...)
Métropolitain
Promontoire
Scènes
Parade
Ville
Départ
À une raison
H
Angoisse
Bottom
Veillées
Nocturne vulgaire
Matinée d'ivresse
Phrases
Conte
Honte
Vagabonds
« Nous sommes tes grands parents...»
Chanson de la plus haute tour
Ouvriers [Les Ponts]
« Ô saisons, ô châteaux... »
Bruxelles
Âge d'or
Éternité
« La rivière de cassis roule... »
« Loin des oiseaux... »
Michel et Christine
Dévotion
Soir historique
« Qu'est-ce pour nous mon cœur... »
Démocratie

–––––––––– n°6 (29 mai 1886) ––––––––––
 
Villes (« Ce sont des villes... ») – Vagabonds – Villes (« L’acropole officielle »)

Veillées I, II, III – Mystique – Aube – Fleurs

Nocturne vulgaire – Marine [Fête d'hiver]

Angoisse – Métropolitain – Barbare


–––––––––– n°7 (7 juin 1886) ––––––––––

Chanson de la plus haute tour
Âge d'or
« Nous sommes tes grands parents... »
Éternité
« Qu'est-ce pour nous mon cœur... ».
 

–––––––––– n°8 (13 juin 1886)  ––––––––––

Promontoire
Scènes
Soir historique
Michel et Christine
Bruxelles
Honte
 

–––––––––– n°9 (21 juin 1886) ––––––––––

Mouvement

Bottom – H

Dévotion / Démocratie (?)
« Loin des oiseaux... »
« Ô saisons, ô châteaux... »
« La rivière de cassis roule... ».

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[XI] C’est-à-dire à Léo d’Orfer et Gustave Kahn, respectivement directeur et rédacteur en chef de cette revue théoriquement hebdomadaire fondée en avril 1886. Noter la très probable et significative perfidie du  « qui évidemment rentra dans le sein de Kahn. »
 

 


[XII]
 Arthur Rimbaud, Illuminations, Painted Plates, édition critique par Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1949. Les lettres de Félix Fénéon sont reproduites p.137-149.

Contrairement à l’opinion de Bouillane de Lacoste, un lien logique est souvent perceptible entre les poèmes regroupés. Ce n’est pas par hasard que l’auteur a copié sur un même feuillet, à la suite d’« Après le Déluge », « Enfance » et « Conte » ; un peu plus loin, après « Parade », « Antique » et « Being Beauteous » ; « À une Raison » avec « Matinée d’ivresse » ; « Ouvriers » avec « Les Ponts » et « Ville » ; « Métropolitain » avec « Barbare » ; « Bottom » avec « H ».
    
« Après le Déluge », fable de l’éternel recommencement, enregistre l’échec du Dieu de la Genèse et des révolutionnaires de la Commune de Paris, dont le « Prince » de « Conte », malchanceux expérimentateur de l’extase dans la destruction, n’est au fond qu’une sorte de triple héroïcomique. La série « Enfance », qu’encadrent ces deux poèmes, en donne peut-être la clef.  L’expérience primordiale du monde y est décrite comme celle de la frustration et le poète, dans « Enfance V », comme celui qui tente de reconstruire par l’imagination un monde conforme à son désir, au terme d’une sorte de descente au tombeau qui est une mort au monde. « Parade », « Antique » et « Being Beauteous » évoquent tous trois l’homosexualité. « À une Raison » et « Matinée d’ivresse » célèbrent les pouvoirs de l’imagination et la fureur poétique. « Ouvriers », « Les Ponts » et « Ville » évoquent les pérégrinations urbaines de deux éphémères citoyens d’une métropole crue moderne. « Métropolitain » et « Barbare » s’achèvent tous deux dans un décor polaire, sur une explosion de violence aux connotations érotiques. « Bottom » et « H » semblent avoir été inspirés à l’auteur par ses expériences sexuelles.
     Et donc, quand Fénéon écrit dans Le Symboliste : « les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique », il montre qu’il n’a rien perçu de tout cela. Au passage, il dénigre ses collègues du périodique, qui ont « classé », comme dit Gustave Kahn, le manuscrit, et qui ont respecté, eux, les enchaînements voulus par Rimbaud. Il ment à ses lecteurs, par omission en quelque sorte, en laissant croire qu’il connaît le manuscrit de l’œuvre qu’il édite alors qu’à l’évidence, il ne l’a jamais vu dans sa totalité. Parce que s’il avait vu les vingt feuillets de papier vergé ayant servi aux numéros 5 et 6 de la revue, remplis de la belle cursive penchée et régulière de Rimbaud, il ne parlerait pas de « chiffons ». Parce que s’il les avait dûment auscultés comme est censé le faire tout éditeur, il se serait rendu compte que deux titres de poèmes, oubliés dans l’édition de mai-juin, devaient absolument être rétablis. Parce que s’il les avait eus à sa disposition au moment de les faire imprimer, il aurait repéré les erreurs d’établissement du texte qu’il n’a pas corrigées. Parce qu’enfin, il se serait cru lui-même obligé de respecter, « par déférence pour son choix », l’ordre de succession indiqué par Rimbaud.
     Comme l'a dit Michel Murat, son hypothèse a été citée au début de cet article, Fénéon n’a dû travailler pour la revue La Vogue qu’après la brouille intervenue entre Léo d’Orfer et Gustave Kahn. Ayant décidé de chercher aventure ailleurs, Léo d’Orfer, directeur de la revue jusqu’au n°5, avait emporté un lot de textes, parmi lesquels « Fairy », « Guerre », « Génie », « Jeunesse » et « Solde », encore inédits, qui, pour cette raison, ne paraîtront qu’en 1895, dans le volume des Poésies complètes édité par Léon Vanier. De sorte que Gustave Kahn, seul maître à bord désormais, dut annoncer dans le numéro 11 de La Vogue (5-12 juillet 1886) l’annulations des publications prévues. Cette affaire rocambolesque a largement contribué à ce que les manuscrits des Illuminations soient séquestrés dès l’origine dans des lieux tenus secrets, soustraits à la curiosité des éditeurs et des chercheurs.
     Fénéon ne s'est donc occupé des Illuminations qu'après le numéro 6 de La Vogue. C’est-à-dire à un moment où d'Orfer avait déjà fait main basse sur les cinq titres clôturant nos éditions actuelles et où Kahn avait mis prudemment à l’abri les vingt-quatre folios déjà composés. Dans sa correspondance avec Henry de Bouillane de Lacoste, Fénéon a de certaines formulations qui laissent deviner le soin jaloux dont Kahn entourait les manuscrits de Rimbaud. Ainsi, dans sa lettre du 19 avril 1939, il écrit, parlant des épreuves des Illuminations : « Une fois corrigées, je n'eus plus à m'occuper du ms. qui évidemment rentra dans le sein de Kahn » (op. cit. p. 138). Et dans celle du 11 mai 1939 : « Les papiers Kahn éclaireraient peut-être un ou deux points de votre enquête. Jamais, que je sache, il n'en mit aucun à la disposition d'un chercheur » (op. cit. p. 141).
     Fénéon n’a donc probablement jamais eu sous les yeux les vingt-quatre premiers folios, et, quant aux derniers, ceux que d’Orfer avait emportés, c’est tout juste s’il en a entendu parler au moment où il écrit son article pour Le Symboliste. Pour mettre au point son intégrale incomplète d’octobre 1886, édition considérée comme « l’originale des Illuminations », il a travaillé à partir des textes imprimés sans avoir la faculté de consulter les originaux. Contrairement, donc, à ce qu’on lit partout, Félix Fénéon n’est pas « le premier éditeur des Illuminations ». S’agissant des poèmes en prose, il n’a tenu ce rôle que pour les huit d’entre eux inclus dans les numéros 8 et 9 de la revue.
     Son excuse, si l’on tient à lui en trouver une, c’est qu’il a eu à s’occuper de la partie des textes rimbaldiens transmise à l’équipe de La Vogue
[XI] qui mêlait aux poèmes en prose onze pièces de vers datées de 1872. Ce mélange, comme on l’a compris ultérieurement, n’était pas de l’intention de Rimbaud. Il s’était opéré pat hasard au cours d’un processus de transmission accidenté. Mais il a pu contribuer à l’impression de disparate exprimée par Fénéon dans son article du Symboliste. Le jeune homme pourrait avoir simplement généralisé à l’ensemble l’idée de désordre qu’il s’en était faite sur la seule base de la partie qu’on lui avait demandé d’éditer (les numéros 7, 8 et 9 de la revue). Il se serait, en quelque sorte, de bonne foi rendu coupable d’un faux témoignage.
     Consulté un demi-siècle plus tard, en 1939, par Henry de Bouillane de Lacoste, c’est, cette fois, explicitement que Félix Fénéon a revendiqué l'édition du périodique. Il a, dit-il, « préparé », c’est-à-dire entre autres choses, disposé dans l’ordre où il a été initialement imprimé, le manuscrit des Illuminations. Dans une première lettre, il s’en souvient comme d’un « jeu de cartes » qu’il a eu tout loisir de manipuler à sa guise :

[...] Si j'ai eu sous les yeux le ms. utilisé en 1886 par La Vogue ? Oui, et entre les mains, — Gustave Kahn m'ayant confié le soin de le préparer pour l'impression et d'en revoir les épreuves. Une fois corrigées, je n’eus plus à m’occuper du ms., qui évidemment rentra dans le sein de Kahn [...]. Le ms. m’avait été remis sous les espèces d’une liasse de feuilles de papier tout rayé qu’on voit aux cahiers d’école. Feuilles volantes et sans pagination, — un jeu de cartes — sinon pourquoi me serais-je avisé de les classer, dans une espèce d’ordre, comme je me rappelle avoir fait [XII] ? 

Mais, dans une seconde lettre, interrogé par Bouillane de Lacoste sur la pagination du manuscrit qu’il a sous les yeux, Fénéon s’étonne, ne semble plus sûr de rien et bombarde l’universitaire de trois questions :

Votre ms. est-il paginé (et d’une pagination qui soit antérieure à 1886, époque où il se peut fort bien que je l’aie paginé pour l’impression) ? Persiste-t-il trace d’un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d’affilée les feuillets ? Ceux-ci, avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d’un ordre prémédité ? – Suivant les réponses qui peuvent être faites à ces questions et, au besoin, à d’autres, car elles ne sont pas limitatrices, ma déposition, – à savoir que les feuillets, réglés, étaient dans une couverture de cahier, mais volants et non paginés, – peut être infirmée, rectifiée, confirmée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[XIII] L’article de Steve Murphy dans Histoires littéraires n°1 existe en version numérique :  https://histoires-litteraires.fr/les-illuminations-manuscrites/. On pourra trouver aussi de nombreuses informations dans la notice de ce site sur Les Illuminations, les pages  intitulées « La FAQ des Illuminations », points 3 et 5 notamment » et Les « chiffres non rimbaldiens », le folio 18 et la pagination des Illuminations, consacrée à la réfutation de la réfutation par Jacques Bienvenu..
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[XIV]
Jacques Bienvenu, « La lettre de Rimbaud du 16 avril 1874 et la transmission des Illuminations », Rimbaud vivant, n° 58, 2019, p. 23-28. Ce critique tire argument, en particulier, du poème de Germain Nouveau intitulé « Mendiants », précisément daté « janvier 75 » lors de sa première publication, dans Valentines et autres vers, en 1922. Ce texte a été envoyé par Nouveau à Verlaine le 27 octobre 1875 (Verlaine, Correspondance, tome I, éditée par Pakenham, 2009, p. 449). On y devine une évocation malicieuse du comportement de Rimbaud dans sa relation amoureuse avec l’auteur, pendant son séjour en terre ardennaise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[XV] Il avait les manuscrits avec lui lors de la visite de Verlaine. Dans la préface de la plaquette d’octobre 1886, Verlaine valide cette hypothèse : « Le livre que nous offrons au public fut écrit de 1873 à 1875, parmi des voyages tant en Belgique qu’en Angleterre et dans toute l’Allemagne. » L’ancien compagnon, après tout, en savait quelque chose, puisque c’est à Stuttgart, entre Rimbaud et lui, que toute l’affaire s’est dénouée.

UNE PAGINATION PAR L'AUTEUR
MYSTÉRIEUSEMENT  INTERROMPUE  PAGE 24.

  
     À sa question : « Persiste-t-il trace d’un cahier dont le fil de brochage eût maintenu d’affilée les feuillets ? », la réponse est non. Il suffit de parcourir les trente-cinq fac-similés des Illuminations aujourd’hui connus pour s’en rendre compte : les feuillets ne ressemblent en rien à un « cahier d’école ».
     À propos de sa question « Votre ms. est-il paginé (et d’une pagination qui soit antérieure à 1886 [...] ? » Steve Murphy, dans son article d’Histoires littéraires n°1, fait ce commentaire: « Si le manuscrit pouvait comporter “une pagination qui soit antérieure à 1886”, c’est que le premier témoignage de Fénéon pouvait être sans fondement. » Et, par une analyse reposant sur la présence de certains manuscrits à la pagination atypique au sein des vingt-quatre premiers folios (les folios 12 et 18), il montre que la pagination des vingt-quatre premiers folios des Illuminations ne peut être que de Rimbaud. Je ne reprends pas ici sa démonstration, je l’ai résumée ailleurs dans ce site [XIII]. Fénéon ne ment pas quand il dit avoir travaillé sur des feuillets non paginés. Seuls sont numérotés les folios 1 à 24 qu’on ne lui a sans doute jamais montrés. D’où sa surprise, et la question qu'il pose à Bouillane de Lacoste, dans des termes assez semblables à celle que les commentateurs se sont souvent posée : les feuillets sont-ils paginés 1 à 24 parce qu'il a été commode aux premiers éditeurs (Fénéon ou un autre) d'en faire ainsi au moment de la publication, ou, inversement, est-ce parce que ces manuscrits étaient paginés 1 à 24, antérieurement, que La Vogue les a publiés en bloc en mai 1886 ? Steve Murphy a démontré de façon convaincante que la première hypothèse n’était pas vraisemblable.
     À la troisième question de Fénéon, enfin : « Ceux-ci [les feuillets], avec leurs poèmes, se chevauchent-ils, ce qui serait le meilleur indice d’un ordre prémédité ? », la réponse est oui. Fénéon parle d'or. Comme Fénéon l'envisage lui-même, sa « déposition […] peut être infirmée ». Elle doit l’être. C'est sur cette évidence que les éditeurs de la première Pléiade, Jules Mouquet et Henry de Rolland de Renéville, se sont fondés quand ils ont décidé de revenir aux tous premiers agencements des poèmes. Ils expliquent, p. 784 :

Les XXIX premières Illuminations sont écrites sur 23 feuillets (recto seulement, sauf une exception) les unes à la suite des autres, et sans aller à la page au début de chaque pièce. Elles forment donc un véritable recueil (sans titre général et non signé) recopié par Rimbaud selon un ordre voulu par lui.


Certes,
l’argument de la « copie continue » n’est pas, à lui seul, décisif. Tous les textes ne sont pas concernés par ce procédé. Certains d’entre eux sont isolés sur un seul feuillet, comme « Après le Déluge ». Quant aux « ensembles », même s'ils étaient disposés à les respecter, rien n’interdisait aux rédacteurs de La Vogue de les brasser comme un jeu de cartes et de régler leur succession à loisir.
     Je répondrais à cette objection que, d'une part, le nombre considérable des ensembles insécables laissait fort peu de place, à partir du moment où il les respectait, à la fantaisie de l'éditeur. D'autre part qu'il faut prendre en compte le souci d’organisation thématique émanant de l’agencement de mai-juin 1886. Une préoccupation particulièrement perceptible lorsqu’on ajoute à l'enquête les cinq poèmes sur lesquels la publication devait normalement se clore, et que Fénéon ne pouvait pas connaître. « Solde » n’a-t-il pas toutes les apparences d’une conclusion en forme d’art poétique comme « Après le Déluge », symétriquement, d’une introduction, d’une sorte d’art de lire. Avec son allure de mythe à triple niveau d’interprétation (recommencement de la vie après le déluge biblique, de la vie parisienne après la Commune, de la vie de l’enfant fugueur sous le signe d’Eucharis, annonciatrice d’un nouveau printemps), le poème initial des Illuminations est le parfait exemple de ce que Michel Murat appelle un « réglage de la lecture » ( L’Art de Rimbaud, Éditions Corti, 2013, p. 213-218). Une fois passé « Après le Déluge », quel sens y aurait-il eu à poursuivre par autre chose que la série « Enfance » ? Fénéon dans sa plaquette, fait suivre bizarrement « Après le Déluge » de « Barbare » et de « Mystique ». L’on voit bien, pourtant, que la série initiale « Enfance I-II-III-IV-V » fait pendant à la série finale « Jeunesse I-II-III-IV » (qui contient un poème intitulé « Vingt ans »). Se dessine ainsi, assez clairement, une double symétrie, un double encadrement métapoétique et autofictionnel qui confère aux Illuminations l’allure d’un recueil organisé.
     Il est une dernière question à laquelle il faut chercher réponse : pourquoi Rimbaud, si la pagination est de sa main, n'a-t-il pas paginé son manuscrit au-delà du folio 24 ?  Tout simplement peut-être parce que c’est au numéro 24 que son ultime transcription s’est arrêtée. Les manuscrits des Illuminations sont tous des mises au net. Une série de raisons, la participation de Germain Nouveau, les caractéristiques de l’écriture (idem, note [XIII]) nous incitent à en situer la confection entre le mois d’avril 1874 et le mois de janvier 1875. Cependant, ces mises au net, ne sont probablement pas exactement contemporaines. Les vingt copies du groupe A sont très certainement postérieures aux mises au net sur papier non vergé de 15 par 20 cm. Ces dernières sont parfois tout aussi appliquées, mais nombre d'entre elles ont servi à des découpages, ou montrent les signes d’un travail encore en cours : ratures, surcharges, traits de séparation disposés entre les poèmes puis biffés, déchirures, pliures multiples, mises en page problématiques. Elles représentent l'état dans lequel l’ensemble du manuscrit a dû se trouver dans les derniers mois de 1874. Mais Rimbaud a soudain décidé d’exécuter un nouveau manuscrit, une copie plus homogène, prétypographique, propre à séduire un éventuel imprimeur. Quand ? Nous n'en savons rien. Mais la date de janvier 1875 ne paraît pas invraisemblable. 
     Jacques Bienvenu propose de situer en janvier 1875 la confection du manuscrit des Illuminations dans son ensemble.
 Ce chercheur a remarqué que la lettre adressée par Rimbaud, en avril 1874, à Jules Andrieu ne contient pas ces « f » à boucle inférieure droite qui caractérisent l'écriture des Illuminations.  Il en déduit que le manuscrit qui nous est parvenu doit être postérieur à cette lettre. Matériellement, il aurait donc pu être réalisé entre la fin d'avril et le mois de juin 1874, date à laquelle Germain Nouveau quitte Londres. Mais Jacques Bienvenu avance une autre hypothèse, qui ne souffre aucune contestation selon lui : janvier 1875. Rimbaud effectue un court séjour à Charleville, du 29 décembre au 13 février, et  Germain Nouveau voyage dans les Ardennes pendant cette période. Divers documents attestent sa présence à Charleville à cette date [XIV].
     Cette hypothèse chronologique est séduisante. Du moins, en ce qui concerne les vingt feuillets du groupe A (car il serait absurde de croire les manuscrits disparates du groupe B réalisés en janvier-février 1875 pour être présentés aux imprimeurs bruxellois). Elle situe l'ultime décision de recopier dans un contexte susceptible de l’expliquer. Vers le 17 janvier 1875, Germain Nouveau quitte Charleville pour Bruxelles, où la Saison en enfer a été imprimée quelques mois auparavant. Le 13 février, Rimbaud gagne Stuttgart pour y apprendre l’allemand en donnant des leçons de français. Fin février, Rimbaud confie ses « poèmes en prose » à Verlaine venu le visiter à Stuttgart, en le priant de les transmettre à Germain Nouveau, « pour être imprimés ». Il y a là un faisceau de coïncidences qui fournit une base d'hypothèse, un cadre de compréhension, crédibles et satisfaisants.


     Les choses pourraient donc s'être passées ainsi. Pendant la période de huit mois qui sépare la lettre londonienne à Jules Andrieu du retour de Rimbaud en terre ardennaise, le poète met de l'ordre dans ses poèmes en proses, les arrange parfois à la manière d'un puzzle, les recopie. Sa manière graphique évolue (les fameux "f"). Il n'a pas de perspective éditoriale à court terme mais il y pense. Il en parle avec Germain Nouveau. Un plan commence peut-être à s'ébaucher entre les deux hommes.
     Janvier 1875, l'histoire s'accélère. Nouveau est en passe de rejoindre Bruxelles mais il n'est pas possible de mettre le manuscrit tel quel entre les mains d'un imprimeur. Il faut réaliser une copie parfaitement lisible et bien présenté. Rimbaud se met au travail, parfois avec l'aide de Nouveau. Logiquement, il commence par le début du recueil. Il utilise un système de copie continue indiquant clairement l'ordre de succession qu'il désire mais qui a l'inconvénient de lui interdire tout repentir, tout reclassement ultérieur des feuillets. Preuve qu'il sait où il va. Il a, par force, puisqu'il envisage une publication à court terme, une idée assez précise de l’ordre à suivre. S'il le faut, il construit au fur et à mesure.
     Pourquoi s’arrête-t-il en cours de route ? Parce qu'il manque de papier ? Parce qu'il a trouvé un emploi à Stuttgart ? Ou tout simplement parce qu'il est pressé de partir, ayant obtenu de sa mère un soutien pécuniaire minimum pour aller apprendre l'allemand dans cette ville ? En tout cas, Rimbaud s'interrompt, avec certainement l’intention d’achever le travail en Allemagne, d'y recopier son dernier tiers de recueil et de mettre au propre si possible les feuillets atypiques qu'il a décidé de glisser parmi les manuscrits récemment calligraphiés [XV]. C’est à ce moment qu'il a pu paginer ses vingt-quatre premiers folios pour fixer ce qui était déjà accompli : l'endroit où il s'était arrêté à la fois dans sa transcription et dans son classement des feuillets, après insertion desdits manuscrits atypiques.
      Le 13 février, Rimbaud gagne Stuttgart. Quelques jours après, Verlaine arrive. Rimbaud, par l'intermédiaire de Delahaye, a accepté de lui donner son adresse. Le manuscrit en est toujours au même point. Ayant vu dans la visite de Verlaine l’opportunité de faire avancer le projet d’édition concerté avec Nouveau, Rimbaud adjoint en toute hâte au colis pour Bruxelles les manuscrits qu'il n'a pu recopier à Charleville. Destinés au dernier tiers du recueil, ils se sont trouvés en dessous de la pile au moment de l’ultime campagne de transcriptions.
    De fait, certains de ces poèmes auraient mérité d’être plus académiquement présentés. Le manuscrit de « Guerre » est un ruban de cinq centimètres de haut. « Fairy » ou « Dimanche » (« Jeunesse I ») sont copiés sur des bouts de papier. On doute que Rimbaud ait estimé convenable de remettre ses manuscrits sous forme de « paperolles », comme le fera plus tard un autre écrivain pressé. Mais il fallait saisir l’occasion aux cheveux et les manuscrits des Illuminations restèrent en l’état, partiellement paginés seulement, mais par l'auteur. En outre – ce n’est évidemment qu’une hypothèse de plus – on peut conjecturer que Rimbaud ne les a remis à Verlaine que classés, classés jusqu'au bout et, pour l'essentiel, dans l’ordre qu’ont suivi ensuite leurs premiers éditeurs. Si ce n'est là qu'une hypothèse pour le dernier tiers du recueil, pour les folios 1 à 24, c'est une certitude.

***

 

 

 

[XVI] Dans Jean-Arthur Rimbaud Le poète (part.II, chap.II) comme dans ses notes de l'édition de 1912 au Mercure de France, Berrichon écrit : « Il n'est peut-être pas inutile de rappeler que la première impression, en 1886, des Illuminations a été faite à l'insu du poète, d'après un manuscrit en désordre et sans pagination. »

[XVII] André Guyaux, « Félix Fénéon », dans Dictionnaire Rimbaud, sous la direction de Jean-Baptiste Baronian, Robert Laffont, 2014, p. 250.

 

 

[XVIII] Henri Scepi, Les Illuminations (notice), dans Solenn Dupas,Yann Frémy et Henri Scepi, Arthur Rimbaud Paul Verlaine Un concert d’enfers, Quarto Gallimard, 2017, p. 1014.

 

 

 

 

[XIX] Comme celle que j’ai moi-même esquissée en un article. Voir : Alain Bardel, « Les Illuminations, entre mélancolie et utopie », Parade sauvage, n°32, 2021, p. 188-211.

Les témoignages de Fénéon ont installé pour longtemps l’image erronée d’une œuvre dépourvue de plan que chacun était en droit de réorganiser à sa guise, d’un recueil qui n’est pas un recueil au sens véritable et noble de ce mot, de manuscrits (au pluriel) ne méritant pas le nom de manuscrit (au singulier). Mais si ses propos ambigus pouvaient abuser ses lecteurs de 1886, ou un éditeur comme Paterne Berrichon [XVI] qui ne connaissait pas le manuscrit, ils n’auraient pas dû tromper Bouillane de Lacoste et autres chercheurs rimbaldiens de la seconde moitié du vingtième siècle, qui avaient le privilège d’avoir accès aux originaux. Or, la réalité est qu’ils ont généralement validé les thèses de Fénéon.
     André Guyaux, dans son édition de la Bibliothèque de la Pléiade (2009, p. 944) se veut prudent : « Félix Fénéon, qui semble avoir préparé seul aussi bien l’édition préoriginale que l’édition originale [...] ». Mais, dans le Dictionnaire Rimbaud paru en 2014 dans la collection « Bouquins »
[XVII], il est affirmatif :

Félix Fénéon était secrétaire de rédaction de La Vogue, que dirigeait Gustave Kahn, lorsque les inédits de Rimbaud, en vers et en prose, parvinrent à la revue. Il en prépara l’édition pour le périodique […]

De même, la dernière en date des Œuvres complètes de Rimbaud, celle de la collection Quarto Gallimard en 2017, indique, sous la plume d’Henri Scepi [XVIII] :

Félix Fénéon se charge d’ordonner le manuscrit en veillant à bien associer les versos avec les rectos qui lui paraissent suivre immédiatement.

Par parenthèse, on se demande de quels versos le critique peut bien parler.
     On aurait tort de ne voir dans cette question qu'un point d'histoire. L'attribution à Fénéon, ou à quiconque d'autre que Rimbaud, du premier agencement des Illuminations n'est pas sans incidence sur l’approche herméneutique de l’œuvre. L’agencement « aléatoire » des poèmes, d’après ceux qui croient en cette légende, décommande de recourir au manuscrit tel qu’il nous est parvenu pour aider à l’interprétation des textes. Toute exégèse fondée sur leur ordre de succession dans nos éditions actuelles
[XIX] est considérée a priori comme insignifiante.  L’article de Steve Murphy dans Histoires littéraires n°1 avait précisément comme but de lever cette hypothèque. Espérant avoir convaincu ses pairs d’attribuer à Rimbaud la pagination des deux premiers tiers du recueil, il écrivait dans sa conclusion :

La part de l’organisation du recueil a été sous-estimée et on peut désormais revenir à l’étude de l’agencement, en sachant que pour les pages 1-24, ce n’est pas à des rédacteurs d’une revue, une décennie après la publication des poèmes, que l’on doit imputer les enchaînements, mais bien à Arthur Rimbaud.

16-19/12/2024

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