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[1] Illuminations,
texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière, 1985. L'ouvrage offre une "Description des manuscrits" extrêmement
méticuleuse (p.272-295).
[2] Poétique du
fragment. Essai sur les Illuminations, À la Baconnière, 1985,
p.83-84.
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Vingt-trois feuillets
correspondant à vingt-quatre
pages numérotées, un feuillet (et un seul) étant utilisé
recto/verso (le
feuillet 21-22). C'est de loin le
principal ensemble de manuscrits, représentant les deux tiers
(et même un peu plus) des Illuminations. La
numérisation de la BNF
offre la possibilité d'observations intéressantes, allant des
sujets les plus élémentaires (l'aspect général des manuscrits :
les supports, l'écriture de Rimbaud) jusqu'aux plus complexes et
controversés confinant aux questions d'interprétation. C'est
d'abord toute la question du degré de cohérence et
d'organisation de l'œuvre : dans quelle mesure avons-nous avec
les Illuminations un recueil composé (les indices d'une
forte volonté organisatrice de la part de Rimbaud ne manquent
pas) ? C'est enfin l'énigme que constitue pour nous la
pagination de cette première partie du manuscrit (l'auteur
en est-il Rimbaud lui-même ou Fénéon comme le veut une certaine
tradition, ou l'un quelconque des artisans de la préoriginale de La Vogue ?).
Les papiers
Le
feuillet 1 (il porte le n°1 dans le coin en haut à
droite) contient Après le Déluge. Il présente une forme
carrée, d'une taille nettement inférieure à celle de son
support. Même si nous n'en savons pas la dimension exacte (qui
est approximativement de 11x11 cm, d'après ce qu'on peut
apprendre dans le livre d'André Guyaux
[1]), nous notons d'emblée la
différence avec la plupart des feuillets suivants.
En compulsant le volume, en effet, on constate que dix-neuf des
vingt-trois manuscrits qui le composent sont d'égales
dimensions. Il s'agit, nous dit André Guyaux, d'un "papier vergé", c'est-à-dire de qualité
supérieure, de feuilles de papier à lettre de 13 x 20 cm tout à
fait identiques à celles qu'employaient Madame Rimbaud et
Rimbaud lui-même dans leur correspondance. André Guyaux pense
que Rimbaud obtenait ce format 13 x 20 en coupant en deux, à la main,
une feuille de papier à lettre. Il précise qu'une pliure
horizontale visible sur tous ces feuillets montre qu'on les a
introduits dans une enveloppe
[2].
Les feuillets échappant à cette norme sont, avec le n°1 déjà
mentionné, le
feuillet 12 (deuxième partie de Phrases), le
feuillet 18
(Veillées I, II) et le
feuillet
21-22 (Marine, Fête d'hiver, Nocturne
vulgaire), qui sont tous de dimension inférieure :
respectivement et approximativement 13x12 (n°12), 13x15 (n°18)
et 9,5x16 (n°20-21). Mais le n°12, quoique de dimension
inférieure dans la hauteur (12 cm au lieu de 20), a été
sectionné dans un même papier à lettre que les dix-neuf
feuillets homogènes.
Le fait frappant, dans cette première exploration du volume
NAF14123,
c'est donc l'uniformité. Elle incline à penser (ce que
l'observation de l'écriture confirmera, mais n'anticipons pas)
qu'on a affaire avec cette liasse de vingt-trois feuillets à un
travail extrêmement soigné, à une "campagne" de mise au net d'un
grand nombre de textes se déroulant sur une période de temps
limitée, dans le but d'obtenir un manuscrit propre à l'édition.
Les quelques anomalies que nous avons signalées au sein de cette
belle uniformité ont naturellement intrigué les chercheurs et on
verra qu'elles se sont souvent trouvé au centre des débats
philologiques suscités par le recueil.
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[3] Cf. la question
de ma "FAQ des
Illuminations" : "Pourquoi les
Illuminations figurent-elles après Une saison en enfer
dans les éditions récentes de Rimbaud ?"
[4] "Les Illuminations manuscrites",
Histoires littéraires n°1, 2000.
[5] Notamment sur la forme
nouvelle que Rimbaud donne à ses "f" à partir de 1874. Je renvoie à
nouveau à la question
de ma "FAQ des
Illuminations" : "Pourquoi les Illuminations
figurent-elles après Une saison en enfer dans les éditions
récentes de Rimbaud ?" |
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L'écriture (ou plutôt les écritures)
1) Des
copies, des transcriptions, des mises au net
pré-typographiques plutôt que des brouillons
L'impression, au premier
coup d'œil jeté sur
NAF14123,
est celle d'une écriture extrêmement soignée et de documents qui ne
peuvent en aucun cas être considérés comme des brouillons si on les
compare aux rares brouillons rimbaldiens que nous possédions (ceux
d'Une saison en enfer ou de
Ô
saisons, ô châteaux, par exemple). Ici, peu ou pas de
ratures. Les seules exceptions sont le
feuillet 1 (Après le Déluge) dont l'écriture paraît
moins soignée et qui montre quelques ratures ou surcharges, et
surtout Nocturne vulgaire (feuillet
21-22) où se remarquent de nombreuses corrections : "disperse"
surcharge "chasse", "du foyer" est corrigé en "des foyers", "près"
en "aux environs", "dans" en "sous" (op.cit. Poétique...,
p.39). Mais cela ne suffit pas à en faire un brouillon, il s'agit
là aussi d'une mise au net, avec quelques indices d'un travail du
texte encore inachevé.
Cette constatation a servi à certains d'argument pour critiquer la thèse de Bouillane de Lacoste situant la composition
des textes elle-même en 1874,
dans les mois ayant précédé leur transcription en compagnie de
Germain Nouveau. Il a pour cela deux arguments. D'une part, il pense
avoir prouvé par une analyse graphologique
(conclusion aujourd'hui universellement admise) que le manuscrit en
notre possession ne peut être antérieur à 1874. D'autre part, il se
fonde sur la
propension de Rimbaud à se détacher rapidement de ses œuvres :
Rimbaud
demande à Demeny de brûler les vers de 1870 recopiés pour lui dans
l'été de la même année, c'est Verlaine qui a recopié et conservé la
plupart de ses textes de 1871, il fait imprimer la Saison
juste après l'avoir rédigée puis semble ne plus s'en préoccuper ... Bouillane estime
donc improbable que Rimbaud ait pu accompagner un
travail commencé en 1872 ou 1873 jusqu'en
février 1875 (date à laquelle il le remet à Verlaine "pour être
publié"). L'opinion majoritaire,
cependant, est qu'on ne conçoit pas en quelques mois une œuvre aussi novatrice
(et aussi conséquente malgré tout : quarante-trois poèmes en prose
dont plusieurs que l'on pourrait considérer comme des regroupements
articulés de poèmes autonomes, les "séries numérotées
en chiffre romains" comme Enfance, Veillées, Jeunesse
ou Vies).
Le début de la composition des Illuminations devrait donc être situé au plus tard, comme l'a d'ailleurs dit Verlaine, en 1873
[3].
2) Des écritures différentes
Résumant ce qu'il considère comme l'un
des acquis les plus importants de la Poétique du fragment d'André Guyaux, Steve
Murphy écrit :
"lorsque les deux écritures se suivent sur les mêmes
feuillets, le sinistrogyre ne suit jamais le dextrogyre ; le
brouillon d’Enfance est sinistrogyre, contrairement au manuscrit
définitif. Il découle de cette analyse que sur le papier utilisé
pour la plupart des feuillets numérotés, l’écriture est toujours
dextrogyre. Les seules pages numérotées à écriture sinistrogyre sont
des pages à papiers différents. Les pages numérotées attestent
majoritairement une transcription plus ou moins suivie alors que les
feuillets de la ”fin” du recueil comportent souvent des graphies sinistrogyres." [4].
"Sinistrogyre" désigne, dans la terminologie d'André
Guyaux, la forme d'écriture que nous trouvons dans
le
feuillet 1 (Après le Déluge) ou au verso du
feuillet 24 (paragraphe raturé du début d'Enfance) :

Ce n'est pas que cette écriture penche vraiment vers la gauche mais
elle penche moins à droite que la "dextrogyre", celle qu'on peut
observer dès le
feuillet
2 (Enfance) et dans la quasi totalité des feuillets de
NAF14123.
La plupart des poèmes, en effet, sont recopiés dans une écriture
régulière, ferme, oblique, nettement inclinée à droite, tandis que
de rares textes correspondent à la forme ronde et quelque peu
flottante qu'on appelle "sinistrogyre" : Après le Déluge
(feuillet
1), Marine et Fête d'hiver (verso
du feuillet 21-22) et le paragraphe raturé d'Enfance
(verso du
feuillet 24).
Il y a donc eu, d'après André Guyaux, une évolution significative
de l'écriture de Rimbaud pendant même le processus de transcription des
Illuminations, phénomène nous permettant de répartir les
manuscrits selon une chronologie interne. Comme on peut le
déduire des deux copies d'Enfance I, l'écriture ronde du f°24
(verso) étant
celle d'une variante partielle, raturée et abandonnée, l'écriture
ronde dite "sinistrogyre" correspond à un stade antérieur dans l'évolution
de l'écriture de Rimbaud. Elle s'apparente tout à fait, dit André
Guyaux, à la graphie de la copie rimbaldienne du Crimen amoris
de Verlaine, qui date de 1873.

Copie de Crimen amoris
par Rimbaud (début)
D'où nous pouvons conclure que
Nocturne vulgaire, d'écriture dextrogyre, a été copié sur ce
singulier
feuillet 21-22 plus tardivement que les deux poèmes
se trouvant à son verso. Autre conclusion, plus intéressante encore
: le feuillet portant Après le Déluge, déjà singulier par sa
découpe carrée et sa surface réduite, est une transcription plus
ancienne que celle de la majorité des textes du recueil, qui ont été
uniformément calligraphiés sur papier vergé dans la belle écriture
large et soignée dont nous avons parlé.
Notons-le bien, il n'est pas question de fonder sur cette
chronologie interne de la graphie des hypothèses de dates concernant la
composition des textes. Un poème que nous lisons en écriture oblique
parce qu'il a été recopié tardivement — disons, par hypothèse, au printemps 1874 —
peut très bien avoir été composé avant tel autre texte que nous
lisons en écriture ronde. Par contre, le phénomène est lourd
d'implications à la fois philologiques et interprétatives. Pourquoi
Rimbaud s'est-il résigné à remettre à un imprimeur des textes copiés
recto/verso ? Qui a décidé de placer cette copie médiocre d'Après le Déluge en tête du recueil et
pourquoi ? Pourquoi certains poèmes n'ont-ils pas été
calligraphiés comme les
autres ? Rimbaud a-t-il par trop manqué de papier, ou de temps, ou
d'énergie, ou
de confiance dans le succès, pour en venir à insérer dans son
manuscrit ces feuillets
aux formats disparates, au style d'écriture plus ancien, moins
élégant aussi parfois ? N'est-on pas fondé à diagnostiquer là comme
un renoncement à l'ambition d'avoir à sa disposition, pour le
présenter à un potentiel imprimeur, un véritable manuscrit
pré-typographique ? D'autant que, comme nous le verrons,
l'impression de disparate s'accroît avec les feuillets non paginés qui
constituent le troisième tiers du recueil, la question des questions
étant : pourquoi Rimbaud, si c'est lui qui a paginé ses vingt-quatre
premiers manuscrits, n'a-t-il pas prolongé cette numérotation sur
les douze (ou treize) suivants ?
3) et même, la main de Nouveau
Si vous ouvrez
NAF14123
au
feuillet 16 qui contient la fin de Villes ("Ce sont des
villes..."), Vagabonds et le début de Villes
("L'acropole officielle...") vous pouvez repérer un changement
significatif dans l'écriture du dernier poème nommé. C'est la main
de Germain Nouveau que les experts graphologues (Bouillane de
Lacoste en tout premier lieu) ont reconnue ici. Nouveau a recopié
intégralement Villes ("L'acropole officielle...") sur le
feuillet 16 et le
feuillet 17. Un peu plus loin, c'est encore lui qui recopie
Métropolitain, à l'exclusion des premières lignes (feuillet
23 et
feuillet 24). On reconnaît son écriture à certaines
particularités : l'absence fréquente de majuscule en début de phrase
après un point, la liaison entre deux mots successifs, la graphie de
certaines lettres (le "s" et le "r" notamment).

Extrait du
feuillet 17 : l'écriture de Germain Nouveau.
Observer l'absence de majuscules après les points, la liaison
graphique entre "que" et "j'", "roule" et "sa", "un" et "pont", par
exemple ...
C'est essentiellement sur
des critères graphologiques que Bouillane de Lacoste s'est fondé
pour dater de 1874 la confection de ces manuscrits [5]. Mais
la participation de Nouveau fournit naturellement un autre argument
de poids. Elle suggère que c'est au printemps 1874, pendant le
séjour de Nouveau à Londres en compagnie de Rimbaud, que cette
entreprise a vu le jour. Cependant, comme nous l'avons vu plus haut,
cet argument non plus ne permet pas de dater la composition des
poèmes concernés.
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[6] Cf. la question
de ma "FAQ des
Illuminations" : "La numérotation des 24 premières pages du
manuscrit est-elle de la main de Rimbaud ?"
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Une volonté organisatrice (Rimbaud a manifestement voulu
présenter un recueil composé)
Qui explore
NAF14123
sera sensible aussi à la volonté organisatrice qui se manifeste
dans le mode de transcription. La première manifestation (qu'on n'a d'ailleurs pas besoin d'avoir les manuscrits sous les
yeux pour prendre en compte) réside dans l'existence de séries
numérotées telles qu'Enfance, Vies ou Veillées.
Mais il y a aussi ce que seul le balayage des manuscrits révèle
: les séries "de fait" induites par la copie de plusieurs textes
sur un même feuillet (feuillet
7 par exemple), par le chevauchement d'un feuillet sur
l'autre (feuillets 10-11, 13-14, 15-16-17, 19-20, 23-34, soit 16
textes), enfin par les effets de rapprochement thématique bien
souvent évidents même quand leur perception n'est pas
favorisée par des modes particuliers de transcription.
Thème de la ville, par exemple, dans les feuillets successifs
13-14-15-16-17, au sujet desquels on a parlé d'un véritable
"cycle urbain".
1)
Les séries numérotées
NAF14123
contient trois séries numérotées en chiffres romains :
Enfance, groupe de cinq poèmes numérotés de I à V (feuillets
2,3,4,5), Vies, numéroté de I à III (feuillets 8, 9) et
Veillées, aussi numéroté de I à III (feuillets 18, 19).
La logique qui a justifié le regroupement des poèmes est très
manifeste dans les deux premiers titres : une logique thématique.
La présence de ces textes en début de recueil, recopiés d'une
écriture dextrogyre particulièrement ample et régulière,
est pleine de sens. Elle annonce une dimension autobiographique
que l'on pressent de façon constante, plus ou moins clairement,
dans les Illuminations (on trouvera de même, dans la
dernière partie du recueil, une série intitulée Jeunesse
regroupant quatre poèmes : I -Dimanche, II - Sonnet,
III -Vingt ans, IV - "Tu en es encore à la tentation
d'Antoine...").
L'histoire qu'on devine derrière la série Veillées, quand on
la découvre à l'état manuscrit sur
NAF14123,
est très significative aussi des efforts de structuration
déployés par l'auteur. Le
feuillet 19 commence par un poème qui a dû, dans un premier
temps, être isolé. Son titre était Veillée, au singulier.
Le texte est copié dans une écriture dextrogyre de taille
moyenne comme, par
exemple, Mystique qui le suit et la plupart des textes
environnants. Feuille de papier vergé et de taille standard
(13x20cm). Mais ce titre Veillée a été barré et surmonté
du chiffre romain III.

L'observation du
feuillet 18, qui porte le titre Veillées, au pluriel,
suivi de deux sections numérotées I et II, laisse deviner
facilement ce qui a dû se produire. Il s'agit, pour le coup,
d'un intrus : papier non-vergé, de taille réduite (10x15 cm,
approximativement), rempli d'une écriture elle aussi dextrogyre
mais plus petite. Notons aussi le soulignement rectiligne du n°18 tout à
fait différent de l'arc de cercle utilisé habituellement dans
cette fonction. Nous y reviendrons quand nous aborderons la
question de la pagination.

On en déduit que cette page atypique
a été insérée là postérieurement à la copie des pages
contigües, quand le poète s'est avisé de rapprocher de
Veillée deux autres textes, en les coiffant tous trois d'un
titre pluriel (et ce, postérieurement aussi à la numérotation
des vingt-quatre pages de
NAF14123,
sans quoi le chiffre 18 aurait été entouré dans le même style
que tous les autres numéros de page).
2)
Les effets de suite induits par le mode de transcription
- Séries par contiguïté :
Le
feuillet 7 présente, selon les éditeurs, deux ou trois
textes complets : Antique, Being Beauteous et xxx.
André Guyaux, notamment, a plaidé pour que le court paragraphe
figurant en fin de page soit considéré comme un texte autonome
et les petites croix qui le séparent de Being Beauteous
comme une sorte de titre (cf. Poétique du fragment, p.
103-108). Mais cela ne l'empêche pas de présenter ce fragment, à
la page 954 de la nouvelle Pléiade, comme "un appendice aux deux
poèmes précédents ou un poème autonome évoquant lui aussi un
corps convoité et appelé". On ne peut mieux indiquer la
convergence thématique des trois textes, suggérée par leur
simple contiguïté sur la page, sans avoir besoin d'un titre
commun pour être explicitée. Ce n'est pas un hasard non plus si
ces textes arrivent après Parade (feuillet
6) et Conte (feuillet
5), deux poèmes non exempts de résonnances autobiographiques
et partiellement interprétables en clé sexuelle. Autre forme de
contiguïté et autre preuve que Rimbaud structure un recueil,
construit un sens, même quand il donne l'impression (à certains)
d'une absence d'idée directrice, voire de signification,
d'un enchaînement aléatoire ou d'une "dispersion".
- Séries par chevauchement :
Félix Fénéon,
artisan, selon ses dires (dont on peut douter [6]), de
l'organisation du recueil dans sa première publication (celle du
périodique La Vogue en mai-juin 1886), a commis en
octobre de la même année
une édition en plaquette dont
l'agencement est tout à fait différent. Dans le périodique,
l'ordre suivi conserve systématiquement les enchaînements du
manuscrit lorsque des poèmes sont plusieurs à se suivre sur un
même feuillet ; dans la plaquette, par contre, Fénéon ne montre
aucun égard pour l'ordre dans lequel Rimbaud a recopié ses
textes quand cet ordre est impliqué par l'état du manuscrit.
C'est comme s'il ne le connaissait pas ou avait décidé de n'en
tenir aucun compte. Des exemples ? Le poème Conte, que
Rimbaud a copié immédiatement à la suite d'Enfance, se
retrouve dans la plaquette à la suite de Phrases.
Départ et Royauté, qui figurent l'un à la suite de
l'autre sur le même feuillet que Vies III, se retrouvent
respectivement après Ville et Antique. Matinée
d'ivresse, copié à la suite de À une raison, se
retrouve après Nocturne vulgaire, etc., etc. La raison de
ce choix ? Il l'explicite dans le compte rendu des Illuminations
qu'il rédige pour la
revue Le Symboliste du 7 oct. 1886 : "Les feuillets,
les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer
dans un ordre logique."
"Chiffons volants" ou pas, "ordre logique ou pas", il est
indéniable que Rimbaud a copié ses textes dans un certain ordre.
Quand on copie un texte à la suite d'un autre sur un même
feuillet, on fait un choix qui peut ne pas avoir été fait au
hasard. Ainsi :
Enfance enjambe sur
le feuillet 5 où il s'enchaîne avec Conte.
Vies enjambe sur le feuillet 9 où il s'enchaîne avec
Départ et Royauté.
Matinée d'ivresse enjambe sur le feuillet 11 où il
s'enchaîne avec Phrases.
Les Ponts enjambe sur le feuillet 14 où il s'enchaîne
avec Ville et Ornières.
Villes (Ce sont...) enjambe sur le feuillet 16 où il
s'enchaîne avec Vagabonds.
Veillées enjambe sur le feuillet 19 où il s'enchaîne
avec Mystique et Aube.
Aube enjambe sur le feuillet 20 où il s'enchaîne avec
Fleurs.
Métropolitain enjambe sur le feuillet 23 où il
s'enchaîne avec Barbare.
Ce ne sont donc pas moins de 16
textes (sur 29) qui sont reliés entre eux par le mode de
transcription choisi par Rimbaud. On peut certes
attribuer cette méthode à un principe d'économie, Rimbaud ayant
peu de papier (ou de papier de la qualité désirée) et optant
pour remplir de haut en bas l'espace disponible. Cependant,
plusieurs des passerelles ainsi lancées de texte à texte ne
paraissent pas dépourvues de logique. Est-il si dépourvu
de sens que Conte se trouve rapproché d'Enfance, Les
ponts de Ville, Villes de Vagabonds, Veillées
d'Aube ? Métropolitain et Barbare, pour
prendre aussi cet exemple, le moins évident de tous peut-être,
ne se terminent-ils pas, malgré la différence des sujets
traités, exactement de la même façon : par une sorte
d'apocalypse polaire aux connotations sexuelles ? |
Un
exemple des effets de suite induits par le mode de
transcription |
 |
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En faisant
enjamber Les Ponts du
feuillet 13 sur le
feuillet 14, Rimbaud rend implicite une double
relation thématique : en amont, avec Ouvriers, en
aval avec Ville, dont le titre, plus que significatif,
suggère la nature du thème commun. Cette "série par
chevauchement" est suivie d'une "série par contiguïté",
le
feuillet 14 contenant intégralement, enchaînés,
Ville et Ornières. Ce nouvel effet de suite invite à se
demander quel est le rapport d'Ornières, pour
Rimbaud, avec le thème de la ville. D'autant que le
texte suivant, sur le
feuillet 15, est Villes ("Ce sont des villles...").
Notons enfin que ce dernier texte chevauchera à son tour
sur le
feuillet 16 qui contient Vagabonds et le
début de Villes ("L'Acropole officielle...").
L'insertion de Vagabonds à cet endroit, faisant
écho à Ouvriers et en confirmant la signification
cachée, révèle la présence d'une dimension
autobiographique insoupçonnée dans ce cycle urbain des
Illuminations. C'est ainsi que se construit le
sens, de proche en proche, dans le texte des
Illuminations.
|
|
[7] cf. la question
de ma "FAQ des
Illuminations" : "Les Illuminations ont-elles une
"idée principale" ? "
[8] Illuminations.
Texte établi et commenté par André Guyaux, À la Baconnière, 1985, p.
12.
[9] Voir Poétique du fragment, p. 79-84.
[10] Pléiade Rimbaud 2009,
p. 916. |
|
3) Les cycles thématiques
L'agencement des
poèmes dans Les Illuminations, telles qu'elles nous sont
parvenues ou, du moins, telles qu'elles sont présentées dans les
éditions récentes de Rimbaud, est loin d'être aussi décousu et
dépourvu de sens que certains veulent bien le dire. On peut même
déceler dans le recueil une succession logique de thèmes, une
sorte de parcours rétrospectif, effectué par l'auteur de vingt
ans, de ce qu'a été jusque là sa vie, depuis ses années d'"enfance"
jusqu'à ses
"vingt ans", précisément (titre de la section III de Jeunesse).
Je développerai peu ce thème car je l'ai longuement fait
ailleurs et je me permets d'y renvoyer [7]. Je me
contenterai de quelques remarques touchant à ce que révèle
NAF14123
des efforts consentis par Rimbaud, au moment de fixer définitivement
l'organisation de son œuvre, pour
aider le lecteur à en percevoir la logique.
Les premières pages du dossier relié de la BNF gardent la trace
d'étapes successives dans la confection du manuscrit. André
Guyaux, dans son essai de 1985, analyse tout cela avec une
admirable minutie. Il montre que plusieurs des premiers textes,
Enfance et Vies notamment, sont copiés dans une même
écriture large, à l'aide d'une même plume (reconnaissable au
fait qu'elle empâte certaines lettres) alors que d'autres
poèmes, comme Conte ou Royauté sont inscrits dans une
écriture beaucoup plus petite, en bas de page, à la suite de ces
textes. On en déduit qu'ils ont été reportés là ultérieurement à
l'étape initiale de transcription qui, probablement, enchaînait
régulièrement des textes d'une écriture beaucoup plus ample.
Mais il y a deux façons d'analyser le phénomène. On peut
regretter une opération répondant essentiellement à un principe
d'économie et se résumant à bourrer au maximum l'espace resté
libre au bas de certains feuillets, au risque de briser la
logique autobiographique de l'enchaînement Enfance-Vies. Mais on peut
aussi, à l'inverse, admirer comment Rimbaud combine ce principe
d'économie avec une méthode de construction de son recueil, à l'œuvre dès Après le Déluge, qui consiste à
conduire l'évocation sur les deux plans
parallèles de l'allusion autobiographique et de la
transposition mythique. Je remarque qu'André Guyaux, fortement
tenté par la première attitude dans sa thèse de 1985, justifie
fort bien, dans sa "notule" de la dernière Pléiade, la place d'un
texte comme Conte à la suite d'Enfance, dans une
logique autobiographique :
"le
Prince « devin[e]» le génie qui est en lui, qui ensuite se
révèle à lui avant de se révéler n'être que lui. « Je est un
autre », disait le théoricien de la poésie en mai 1871."
(op. cit. p.951)
Dans son édition des
Illuminations de 1985, André Guyaux déplaçait Après le
Déluge en fin de recueil dans la catégorie des "textes
isolés" (sur un seul feuillet), en le disqualifiant même par
rapport à Parade, voué au même sort, à cause des
caractéristiques atypiques de son manuscrit :
"Après le
Déluge, qui occupe le
feuillet
1, est traditionnellement le texte qui ouvre les Illuminations. Pour des raisons tenant à l'écriture et au
format du feuillet, j'ai placé Parade en tête [de la
catégorie des textes isolés], puis Après le Déluge, qui
se distingue nettement par le support, la graphie et l'encre."
[8]
Je remarque que dans sa récente
édition de la Pléiade, le même auteur explique fort bien (p.
946-948), par contre, tout ce qui justifie le
statut d'Après le Déluge comme texte liminaire des
Illuminations. C'est bien là reconnaître, après l'avoir mise
en doute en 1985, la cohérence de l'agencement que nous observons
dans la partie numérotée du manuscrit (du moins en son début).
Un autre grief d'André Guyaux contre l'agencement du manuscrit
des Illuminations, dans son ouvrage de 1985, c'est
l'introduction par Rimbaud du titre "Départ", à la fin de Vies et
l'ajout de Royauté, en tous petits caractères, au bas de
ce même
feuillet 32 [9]. On observe en effet que le titre "Départ"
est inscrit très près de la première ligne du poème et dans une
écriture plus petite que ce qui précède et que ce qui
suit. Il a visiblement été ajouté après coup, faisant de
Départ un texte séparé alors qu'il pouvait apparaître dans
un premier temps comme
un épilogue de Vies.

Encore une rupture de continuité,
selon la Poétique du fragment, un choix déstructurant en
faveur de la dispersion. Sauf que, à
l'inverse, on peut créditer Rimbaud d'utiliser habilement le jeu
des titres pour guider le lecteur dans la perception du sens, de
la dynamique de son œuvre. Le détachement de Départ met
en évidence son thème, si prégnant dans la vie de Rimbaud telle
qu'on la connaît par sa correspondance (cf. sa lettre à Izambard
du 2 novembre 1870 : "Allons, chapeau, capote, les deux poings
dans les poches, et sortons."). Le thème est d'ailleurs très présent d'un
bout à l'autre des Illuminations, d'Après le Déluge ("Une porte claqua
[...]") jusqu'à Génie ("Il est l'affection et le
présent puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et
à la rumeur de l'été — lui qui a purifié les boissons et les
aliments — lui qui est le charme des lieux fuyant et le délice
surhumain des stations."). Quant à Royauté ... laissons
conclure André Guyaux (celui de 2009) :
"Dans la composition du
recueil et la disposition des poèmes, une unité apparaît entre
la séquence Enfance - Conte d'une part, Vies (avec
Départ) - Royauté de l'autre : les deux apologues
viennent compléter le bas des feuillets et forment un
contrepoint aux deux suites autobiographiques. D'où la tentation
de donner à Conte et et à Royauté un sens
autobiographique" [10].
Je dirais plutôt : "d'où
l'incitation à donner à Conte et à Royauté un sens
autobiographique".
À propos de titres et de cycles thématiques, parlons aussi des deux "Villes".
La présence dans les Illuminations de deux poèmes portant
le même titre, même si elle a le mérite de
signaler avec insistance la thématique urbaine de la séquence
qui va du
feuillet 13 (Ouvriers - Les Ponts) au
feuillet 17 (fin de Villes, "L'acropole officielle"),
ne peut passer, pour le coup, que pour une bizarrerie, voire une anomalie.
C'est ce que confirme l'auscultation des manuscrits. On y
observe la succession suivante :
feuillet 15 (début de Villes, "Ce sont des
villes...") ;
feuillet 16 (fin de Villes, "Ce sont des
villes..." - Vagabonds - début de Villes,
"L'acropole officielle") ;
feuillet 17 (fin de Villes, "L'acropole
officielle").
Or, au bas du
feuillet 16, on peut lire, sous le titre Villes,
inscrit selon les spécialistes de la main de Rimbaud, le chiffre
romain "I", biffé. On en déduit qu'à un moment donné, pour
Rimbaud, ce titre de Villes a été destiné à coiffer
plusieurs textes. Et, de fait, lorsqu'on regarde de près le
feuillet 15, on se rend compte que le titre Villes,
lui aussi inscrit de la main de Rimbaud, surcharge un chiffre
II, biffé comme le "I" du
feuillet 16 de quelques traits horizontaux. Situation qui a
incité quelqu'un, autre que Rimbaud certainement, a bien
préciser que ce texte Villes, "Ce sont des villes...",
malgré le chiffre "II" encore visible, doit être disposé le "1er",
ou encore, en position "A". Sage décision, puisque Rimbaud, en
biffant les chiffres romains et en apposant un second titre "Villes"
en tête de "Ce sont des villes...", a validé cet agencement
nouveau. Que s'est-il passé ? Probablement que Rimbaud, par
inadvertance, a inscrit le titre "Villes" suivi de "I" au
bas du
feuillet 16 sans ce rendre compte qu'il utilisait pour cela
une page portant la fin du texte qui devait venir en second.
Moyennant quoi Germain Nouveau, chargé par Rimbaud de transcrire
"L'acropole officielle..." a effectué sa copie, rendant
impossible le retour en arrière, sauf à raturer des passages
entiers ou à réécrire plusieurs feuillets. Conclusion : il
aurait dû exister, dans la partie des Illuminations
aujourd'hui archivée par la BNF sous le code
NAF14123,
une quatrième série numérotée en chiffres romains qui n'a pas vu
le jour à cause d'un accident de transcription. Une preuve de
plus, toutefois, de la volonté organisatrice révélée par les
manuscrits. |

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[11] J'emprunte la plus grande partie de ce passage à mon propre
travail intitulé "La
FAQ des Illuminations", question
: "La numérotation des 24 premières pages du manuscrit est-elle
de la main de Rimbaud ?"
[12] Lettres à Bouillane de
Lacoste des 19 et 30 avril 1939. Bouillane de Lacoste a reproduit
ces lettres aux pages 138 et sqq. de son édition des
Illuminations : Arthur Rimbaud, Illuminations. Painted
Plates, édition critique, Mercure de France, 1949.
[13] Histoires littéraires
n°1, 2000, p.5-31.
[14] Cf. mon
montage sur
ces sectionnements.
[15] Cf. la question
de ma "FAQ des
Illuminations" : "La numérotation des 24 premières pages du manuscrit est-elle de la main de
Rimbaud ?" |
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4) Le débat sur la pagination [11]
La partie des
Illuminations archivée par la BNF sous le code
NAF14123
correspond à la partie des manuscrits portant une numérotation
de 1 à 24 dans le coin supérieur droit des feuillets. Cette
pagination, si elle est de la main de Rimbaud, est naturellement
le plus puissant indice d'une volonté auctoriale de
structuration. Mais est-elle de la main de Rimbaud ?
Félix Fénéon passe pour avoir été le
préparateur de l'édition originale des Illuminations. Parlant, en 1939,
du manuscrit de cette œuvre, il affirme que
Gustave Kahn lui aurait "confié le soin de le préparer pour
l'impression et d'en revoir les épreuves". Et, ce, "non seulement
pour la publication dans le périodique, mais pour leur
réimpression en
plaquette" (rappelons que Les
Illuminations paraissent une première fois en mai-juin 1886
dans la revue La Vogue, en feuilleton, et sont
rassemblées en
plaquette en octobre 1886). Ainsi missionné, Fénéon
se serait appliqué à "classer dans une espèce d'ordre" les "feuilles
volantes et sans pagination" placées entre ses mains [12].
Dans sa thèse de 1985, André Guyaux expose la principale
raison qui l'amène à douter de cette opinion reçue.
Les feuillets du manuscrit
NAF14123 sont numérotés tantôt au
crayon, tantôt à l'encre. Or, toutes les autres marques provenant du
personnel de La Vogue (entourage des titres, consignes
diverses à destination des typographes) sont faites au crayon : on
n'écrit pas à l'encre sur un manuscrit autographe, sauf si l'on est
l'auteur. L'encre surcharge une première inscription au crayon dans
les dix premiers feuillets et, c'est particulièrement significatif,
sur le
feuillet 12 et le
feuillet 18 qui, comme nous allons le voir, n'ont été
introduits que tardivement dans la liasse pour constituer
respectivement les séries numérotées Veillées et Phrases,
en vertu d'une décision qui ne peut avoir été prise que par
l'auteur. Malgré ces observations qui poussent à attribuer à Rimbaud
lui-même la numérotation des manuscrits
NAF14123, Guyaux tranche
finalement en faveur de Fénéon sur la base d'un argument qui lui
paraît fort : seuls les manuscrits de
NAF14123, ceux qui ont été
publiés dans les numéros 5 et 6 de La Vogue, sont numérotés.
Pourquoi Rimbaud, s'il avait décidé de numéroter ses pages, se
serait-il arrêté avant d'en avoir fini. Inversement, la chose
s'explique aisément, venant des préparateurs de La Vogue, qui
travaillaient numéro par numéro.
Dans son article "Les
Illuminations manuscrites. Pour dissiper quelques
malentendus concernant la chronologie et l'ordre du dernier recueil
de Rimbaud" [13], Steve
Murphy défend la thèse opposée. Il pense que la numérotation
des 23 premiers feuillets des Illuminations ne peut
émaner que de Rimbaud. Il appuie notamment sa démonstration sur
les particularités du
feuillet 12 et du
feuillet 18. D'abord, ils
sont d'une taille réduite par rapport aux autres pages
numérotées (à la suite d'opérations de découpage décrites avec
précision par Guyaux lui-même). Autre particularité commune, les
nombres 12 et 18 sont inscrits sur leurs feuillets respectifs d'une
façon qui contraste avec le style graphique uniformément utilisé
pour numéroter tous les autres. Enfin, il est aisé de comprendre que
tous deux ont été insérés après coup afin de constituer des séries (Phrases
pour le
feuillet 12 et Veillées pour le
feuillet 18). Quelqu'un a visiblement ôté les deux feuillets
précédemment numérotés 12 et 18, dans le style original, pour y
substituer ces nouveaux feuillets d'allure atypique. Ce quelqu'un
aurait pu être Fénéon : il aurait d'abord numéroté
les vingt-trois feuillets destinés aux numéros 5 et 6 de La Vogue,
puis se serait avisé de la possibilité de mettre un peu plus de logique
dans "les chiffons volants de M. Rimbaud".
Mais Murphy considère ce scénario hautement invraisemblable. Si l'on peut
à la rigueur imaginer, dit-il, qu'un éditeur (Fénéon, Kahn, d'Orfer
ou autres) ait glissé tardivement, une fois sa numérotation
effectuée, l'actuel
feuillet 12 à la suite du
feuillet 11 portant le
titre Phrases, en raison de la ressemblance structurelle entre les textes brefs
contenus dans les deux feuillets, il est impossible que ce même éditeur n'ait pas vu dès le
départ
que les trois "Veillées" constituaient une série et
qu'il ait été
contraint à remplacer après coup son ancien
feuillet 18 par le
manuscrit des Veillées I et II. Celui qui a supprimé l'ancien
feuillet 18 est nécessairement aussi
celui qui a barré le titre "Veillée" sur le
feuillet 19, l'a
remplacé par le "III" en chiffre romain, qui a coupé en deux le
feuillet contenant Fairy [14] et a inséré ce demi-feuillet titré "Veillées"
à la place de l'ancien
feuillet 18. Et l'auteur de cette
manipulation complexe ne peut pas être un éditeur aussi peu
scrupuleux soit-il, ce ne peut être que l'auteur lui-même,
c'est-à-dire Rimbaud.
Effectivement, il me semble qu si ce n'était pas Rimbaud mais Fénéon, par
exemple, qui avait numéroté les pages 1 à 24, il faudrait
supposer que ce dernier a procédé à sa numérotation sans s'aviser
que la pièce portant l'inscription "Veillée III"
exigeait devant elle le feuillet intitulé "Veillées"
contenant deux pièces numérotées "I" et "II", puis a corrigé son
erreur. Ou qu'il a découvert dans la liasse de textes parvenue à
La Vogue deux feuillets contenant, l'un, un Veillées
en deux parties numérotées I-II, l'autre, un Veillée
composé d'un texte unique, et qu'il a pris sur lui d'inscrire le
chiffre III sur ce dernier en barrant le titre au singulier.
Bien sûr tout est possible mais est-ce vraisemblable ? Le plus
vraisemblable, c'est que c'est Rimbaud lui-même qui a opéré la
solution de continuité que nous observons dans la numérotation
uniforme du manuscrit, ce qui tend à démontrer que cette
numérotation uniforme, par définition antérieure à l'opération en
question, est due aussi à Rimbaud.
Le premier éditeur des Illuminations, qu'il soit Fénéon ou un
autre, s'est donc contenté, probablement, de suivre l'ordre conféré
par Rimbaud lui-même aux deux premiers tiers du recueil.
Cette thèse, naturellement, implique la remise en cause du
témoignage de Fénéon. Elle suppose que ce dernier, tant dans sa
correspondance de 1939 avec Bouillane de Lacoste (où il se montre
d'ailleurs si hésitant) que dans le compte rendu des Illuminations
qu'il rédige pour la
revue Le Symboliste du 7 oct. 1886, a fortement
exagéré le rôle qui fut le sien dans la présentation initiale des
Illuminations par le périodique La Vogue. Quand à moi,
j'ai expliqué ailleurs les raisons qui me rendent le
témoignage de Fénéon extrêmement suspect [15].
La solution adoptée face
à cette énigme est naturellement d'une grande portée. Si Guyaux,
malgré ses doutes, cautionnait en 1985 la paternité de Fénéon, c'est
que toute l'argumentation de sa thèse visait à donner de Rimbaud
l'image d'un créateur original, ayant mis en œuvre une "poétique du
fragment" (c'était l'aspect positif), mais voué à la dispersion, et
échouant à conférer une structure solide au recueil. À l'inverse,
trancher en faveur d'une numérotation auctoriale des deux premiers
tiers des Illuminations, c'est, tout en prenant acte d'un
inachèvement imputable selon toute hypothèse aux obstacles
rencontrés dans sa vie par le jeune poète, reconnaître dans les
Illuminations un recueil poétique composé, où les enchaînements
ont été déterminés par l'auteur de manière à suggérer un sens, sens qu'il nous revient d'interpréter. |
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