[1]
Attention, malgré tout ! Seules parmi ces numérisations, celles qui
figurent sur le catalogue en ligne de la vente Pierre Berès du 20
juin 2006 ont quelque chance d'être des reproductions de première
main. Les autres sont des reproductions de reproductions, chacune
déformant plus ou moins la précédente et en diminuant la fiabilité.
Mais c'est quand même bien de les avoir. |
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C'est la partie des manuscrits
la plus difficile à consulter. Nous pouvons facilement atteindre et
feuilleter les deux autres ensembles que nous avons identifiés, car
ils sont presque entièrement hébergés à la BNF. Mais ces manuscrits-là sont dispersés et les
fac-similés que nous en connaissons le sont aussi. J'ai signalé dans
mon
avant-propos divers endroits où l'on peut les trouver [1].
Pour en avoir une vue d'ensemble, j'ai reproduit ci-dessus, en
miniature, ceux dont nous possédons des copies. Ces miniatures peuvent être utilisées comme liens
hypertextes vers des reproductions plus grandes et,
malgré leur médiocre visibilité, servir à une première observation.
Sur les huit poèmes en prose publiés dans les numéros 8 et 9 de
La Vogue, le lecteur se souvient que deux (Dévotion et
Démocratie) sont portés disparus et n'ont jamais été reproduits,
à notre connaissance. Les six autres se répartissent sur cinq
feuillets, Bottom
et H étant copiés l'un à la suite de l'autre sur un même
support. Le sixième feuillet figurant ci-dessus en miniature
n'est pas de la main de Rimbaud. C'est un
allographe de Promontoire qu'il est utile de
connaître, on verra plus loin pourquoi. Nous avons donc cinq
fac-similés d'autographes à notre disposition. Ceux des poèmes parus
dans le n°8 de La Vogue,
Promontoire,
Scènes et
Soir
historique sont des photographies couleur récentes plus ou
moins comparables aux numérisations de la BNF. Mais ceux de
Bottom
et H (Bouillane de Lacoste, 1949) et de
Mouvement (photographie américaine reproduite dans Guyaux
1985) ne sont connus que par d'anciennes reproductions en noir et
blanc : la délimitation du manuscrit n'est pas visible et les
indices extérieurs au texte peuvent avoir été "toilettés". Si l'on
compare la reproduction de
Scènes
dans le catalogue en ligne de la vente Pierre Berès à celle de
Bouillane de Lacoste, on se rend compte que ce dernier n'a pas
reproduit le chiffre 3 inscrit dans le coin supérieur gauche du
feuillet. Sur le document Berès, on voit que le texte n'emplit son
support qu'aux deux tiers et on se dit que le Rimbaud de
NAF14123
n'aurait pas supporté ça : il aurait copié à la suite un autre
texte de sa belle écriture dextrogyre, quitte à en resserrer un peu
l'exécution, ou le début d'un autre
texte. Mais Bouillane, qui étudiait essentiellement l'évolution au
fil des ans de la graphie
rimbaldienne, ne s'intéressait pas comme nous à ce genre de détails.
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[2] Le même papier non vergé "blanc-beige" sert de support à
plusieurs des poèmes révélés par l'édition de 1895 chez Vanier
(archivés à la BNF sous la cote
NAF 14124) : Solde, Fairy et Guerre, ainsi
qu'au
feuillet 18
(Veillées I, II) de
NAF14123.
Les feuillets sectionnés portant Veillées I-II et Fairy
sont à peu de chose près les deux moitiés d'une feuille de 20x15 cm
(cf. Poétique du fragment, p.93),
comme le montre ce
montage.
[3] André Guyaux a montré que Rimbaud avait
utilisé le rectangle restant de 5 x 20 cm pour copier
Guerre (qui figure dans
NAF 14124) comme le
montre ce montage. Avant, probablement de le découper pour le classer
ailleurs.
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Les papiers Dans
NAF14123,
le collage des manuscrits sur des folios homologues et de taille
connue permettait d'apprécier au premier coup d'œil la taille des
feuillets de Rimbaud. Rien de tel ici. Les reproductions dont nous
disposons ne nous apprennent rien sur ce point. Heureusement, nous
connaissons par ailleurs la taille de certains feuillets. Guyaux
(1985) indique celle de
Promontoire : pour la hauteur, 15 cm (ou 14,8, selon le
côté) x 15,5 (ou 15,2) cm pour la largeur. Le catalogue Berès de
l'expo de Chantilly (2003) donne celle de
Soir
historique : 19,7 x 15,5 cm. Le catalogue Berès en ligne de
2006 donne celle de
Scènes : 20 x 15 cm. Ces trois
feuillets ont donc, à très peu près, la même largeur : 15-15,5 cm
et, à l'exception de
Promontoire, la même
hauteur : 19,7-20 cm.
Une première remarque : le format est donc différent de celui des
feuillets habituellement utilisés dans les manuscrits de
NAF14123.
Il s'agissait, rappelons-le, d'un papier à lettres de 13x20 cm. En
outre les mêmes sources nous apprennent que le papier de ces
trois textes n'est pas un papier vergé comme celui des feuillets
archivés dans
NAF14123.
Enfin, ils sont sans doute tous de couleur "crème" (selon
la note accompagnant
Soir
historiquea) ou "blanc-beige" (comme dit Guyaux à propos
de
Solde) [2]. Nous n'avons évidemment
pas de renseignements de cet ordre concernant les autographes de
Mouvement,
Bottom
et H, étant donné leur provenance.
En confectionnant les miniatures ci-dessus, me fondant sur les
informations précédentes, j'ai conféré aux diverses images la même
largeur : 300 pixels. Ce qui a donné, dans le calculateur de mon
logiciel de traitement d'images, une hauteur proportionnée de 400
pixels (le même rapport 3/4 que celui de 15/20 cm). Sauf pour
Promontoire,
naturellement, dont le feuillet pratiquement carré a été sectionné à
une hauteur de 15 cm environ [3]. J'ai appliqué la même méthode pour copier les manuscrits
dont j'ignorais la taille (Mouvement,
Bottom
et H), en découpant les images au ras des textes,
car Rimbaud n'est pas habitué à laisser des marges. On peut voir que
le format choisi (300 x 400 pixels) s'adapte très bien aussi à ces textes, sous toute
réserve naturellement.
L'allographe
de Promontoire a, lui, une taille à la fois moins large
et plus étroite : 13,6 x 21,6 cm. Mais nous y reviendrons.
Une première conclusion, par conséquent : les feuillets
correspondant aux n°8 et 9 de La Vogue utilisent un papier de
taille différente et de qualité inférieure à celui utilisé pour les
deux premiers tiers du manuscrit des Illuminations. Avant
même d'aborder les questions d'écriture et de numérotation, beaucoup
plus décisives, nous pouvons avoir l'impression qu'avec ce passage
d'une livraison à l'autre du périodique, nous entrons dans une autre
phase de la mise au net des Illuminations. Moins tardive,
probablement, que la précédente.
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L'écriture
1) Des
copies moins achevées
L'allographe
de Promontoire
comporte deux pages
dont le catalogue en ligne de 2006 ne fournit que la première. Steve
Murphy, qui a analysé ce document dans son article de 2004 ("Trois
manuscrits ...", H.L. n°17 p. 56-57), pense que cette copie aurait pu
être réalisée lors de la préparation du n°8 de La Vogue afin
de permettre aux typographes de travailler à partir d'un document
moins raturé que l'original. Il en voit l'indice dans le fait que cet
allographe porte le même type d'indications marginales destinées aux
"typos" que celles que nous trouvons d'habitude sur les
manuscrits. L'original de
Promontoire,
par contre, ne montre aucune de ces marques. Comme l'a indiqué
Guyaux (Illuminations, 1985, p.291-292), l'inscription du
coin supérieur gauche ("Illuminations, p.34, leçons variantes") est
postérieure à l'édition de 1886. C'est un renvoi au volume des
œuvres de Rimbaud chez Vanier, 1892, où cet autographe a été collé.
La signature A.R. et la mention entre parenthèses du mot
Illuminations, en bas du feuillet, sont plus mystérieuses et je
ne crois pas que personne ait vraiment une opinion arrêtée
là-dessus : inscription autographe ou pas ? Rien à voir, en tout
cas, avec le message d'un prote pour ses "typos".
Ce qui attire notre attention, à ce stade de notre feuilletage,
c'est qu'en effet l'original de
Promontoire montre quelques surcharges, quelques ratures.
Rien qui puisse le faire passer pour un brouillon. La longue rature
au milieu du texte s'explique par l'oubli d'une phrase. La phrase
biffée est intégralement recopiée quelques lignes plus tard et c'est
là, typiquement, une simple erreur par distraction au cours du recopiage. Mais on trouve
rarement de telles imperfections dans les calligraphies de
NAF14123.
La demi-douzaine de ratures et surcharges de
Scènes relèvent davantage d'un travail du texte inachevé.
Plusieurs d'entre elles ("oiseaux des mystères" en place de "oiseaux
comédiens", "salles de l'Orient ancien" en place de "maisons de
l'Orient ancien", "dix cloisons" en place "d'une cloison") semblent
servir à aiguiser l'insolite ou l'ambiguïté de la description :
scène théâtrale ou paysage urbain, lieu unique ou lieu multiple ?
Les rares corrections de
Soir
historique sont plus anecdotiques (quelques hésitations qui
me semblent essentiellement stylistiques), ainsi que celles de
Mouvement,
malgré tout assez nombreuses, et celles de
Bottom, où la seule
correction notable est celle du titre ("Bottom" remplaçant
"Métamorphoses").
Nous avons donc affaire clairement à des mises au net et non à des
brouillons, mais peut-être des transcriptions moins achevées que la
plupart de celles de
NAF14123.
Des transcriptions antérieures sans doute comme en témoigne
l'observation des écritures.
2) Une majorité de textes en écriture sinistrogyre
Sur les six poèmes dont
nous connaissons la transcription, quatre appartiennent à cette
catégorie d'écriture ronde, aérée et peu penchée vers la droite qui
se distingue nettement de la graphie dextrogyre :
Promontoire,
Scènes, Mouvement
et
Bottom.
L'on ne rencontre ce type d'écriture, dans
NAF14123,
que dans trois textes copiés sur des supports atypiques : Après le Déluge
(feuillet 1), Marine et Fête d'hiver (verso
du feuillet 21-22). À quoi, il faudrait ajouter le paragraphe raturé d'Enfance
(verso du
feuillet 24).
H, copié à la suite de
Bottom,
relève d'une écriture dextrogyre de petite taille dont la différence
avec celle de
Bottom
est très visible. Il a été certainement ajouté ultérieurement sur
une feuille déjà remplie à moitié.
Soir
historique montre une écriture comparable à celle de
H. La graphie sinistrogyre majoritaire des manuscrits
correspondant aux numéros 8 et 9 de La Vogue ajoute un argument en
faveur de copies plus anciennes, dans l'ensemble, que celles de
NAF14123. |
[4] Sur ce sujet, voir ma
FAQ des Illuminations,
question 1 : "Pourquoi les poèmes en vers ont-ils été retirés des Illuminations ?"
[5] Sur ces questions, je
renvoie à mon
Tableau des modes de transmission des œuvres de Rimbaud.
[6] Je recopie ici un
passage de ma
FAQ des Illuminations
-> question

"Les Illuminations
ont-elles une "idée principale" ?"
[7] Pierre Brunel,
« Guerre et le cycle de la force dans les
Illuminations », Berenice, n°2, marzo 1981, p. 28-43.
Repris et fortement remanié
dans Éclats de la violence, Corti, 2004, p.536-549.
|
|
Une volonté organisatrice peu marquée
1) Aucun effet de suite
(sauf le feuillet de
Bottom
et H)
Nous ne trouvons parmi les cinq feuillets connus aucune série
numérotée, aucun phénomène de chevauchement d'un feuillet à l'autre.
Le seul effet de série par contigüité est fourni par la disposition
de
H à la suite de
Bottom,
pour une raison qui tient certainement à la thématique sexuelle
voisine des deux poèmes. Mais nous pouvons faire l'hypothèse que le
second de ces textes, d'écriture dextrogyre, a été reporté
"tardivement", au moment où Rimbaud se lance dans le recopiage du
début du recueil et adopte une méthode spécifique de transcription
suivie entre textes successifs où nous avons diagnostiqué une
intention de suggérer des proximités thématiques, une volonté
organisatrice.
2) L'absence de
pagination autographe
Trois des
miniatures ci-dessus laissent apercevoir de grands chiffres dans le
coin supérieur gauche du manuscrit : un 3 sur celui de
Scènes, un 4 sur celui de
Soir
historique et un
1 sur l'allographe de Promontoire.
Sur les reproductions de plus grande dimension, on voit aussi un 16
dans le coin inférieur droit de
Soir
historique, et,
si on a de bons yeux, on peut détecter un petit chiffre 2 au même
endroit sur
Scènes. Mais aucun de ces chiffres n'est tracé conformément
à la pagination des vingt-trois feuillets précédents et les experts
rimbaldiens considèrent qu'aucune de ces numérotations n'émane du
poète.
Dans son article de 2006 sur les révélations de la vente Pierre
Berès, Steve Murphy a fait le point sur cette question. J'essaie de
résumer sa démonstration un peu compliquée. Murphy rassemble ses
observations dans un tableau que je me permets de reproduire tel
quel :
Soulignés : les poèmes en vers
En gras : les manuscrits impossibles à consulter

Le tableau répertorie les
chiffres apparaissant sur les manuscrits des poèmes en vers et des
poèmes en prose publiés dans les numéros 7-8-9 du périodique La
Vogue. On sait que les numéros 5 et 6 ont été intégralement
consacrés aux vingt-neuf premiers poèmes en prose des Illuminations
(aux feuillets paginés de
NAF14123).
Le numéro 7, par contre, ne publie que des pièces de vers. On a
longtemps cru que Rimbaud avait conçu les Illuminations comme
un mélange de proses et de vers [4]. À partir de
son numéro 8, La Vogue mélange les proses des Illuminations
et des poèmes en vers (la plupart de ces derniers datés de 1872).
L'équipe de la revue n'avait jamais procédé ainsi dans le n°5 et le
n°6. Murphy y voit une preuve supplémentaire de ce que les
vingt-trois manuscrits de
NAF14123
sont arrivés déjà paginés dans les mains de d'Orfer et Kahn, raison
pour laquelle ils ont publié cette masse en bloc, sans y glisser des
pièces de vers.
Pour comprendre les chiffres apparaissant sur les manuscrits des
poèmes en prose publiés dans es numéros 8 et 9 de La Vogue,
il faut donc prendre en compte l'ensemble des textes, qu'ils soient
en prose ou en vers, publiés dans les trois livraisons 7-8-9 du
périodique.
Les chiffres du coin supérieur droit et de la marge
de gauche des manuscrits publiés dans le n°7 émanent
des préparateurs du périodique. Les chiffres du
coin supérieur droit des manuscrits dont nous avons connaissance (Age
d'or, "Nous sommes tes grands parents...", "Qu'est-ce pour nous mon
cœur...") ont servi à compter les feuillets et à les numéroter
dans leur ordre d'impression. Les chiffres remarqués dans la marge de gauche correspondent,
de leur côté, aux pages où il était prévu que ces mêmes poèmes
trouvent place. Il faut donc lire, par exemple : "le quatrième feuillet,
Âge d'or, occupera les pages 7 et 8 du numéro".
Dans les manuscrits destinés aux n°8 et 9 de La Vogue,
des chiffres apparaissent dans le coin supérieur gauche du document :
le 3 de
Scènes et le 4 de
Soir
historique, par exemple.
Ils désignent l'ordre prévu pour leur publication
par les préparateurs de ces livraisons. L'original de
Promontoire n'exhibe aucun de ces numéros d'ordre. C'est
normal puisque, comme nous l'avons dit plus haut, c'est l'allographe de Promontoire
qui a servi aux typographes. Or, cet allographe comprend deux pages
et c'est pourquoi le second poème publié,
Scènes, porte le
n°3, le suivant,
Soir
historique, le N°4, et ainsi jusqu'au n°10, La rivière de
cassis... Murphy avance qu'on peut deviner sur le fac-similé de
Mouvement,
malgré sa médiocre qualité, les restes à demi effacés d'un chiffre
11, mais personnellement j'ai beaucoup de mal à voir cela. Le
fac-similé fourni par Bouillane de Lacoste pour
Bottom
et H érase ou toilette les marges et ce n'est pas
étonnant qu'on n'y remarque aucun chiffre. Quant à Dévotion
et Démocratie ...
Pour ce qui est des chiffres du coin inférieur droit (comme le 16
de
Soir
historique par exemple, Murphy pense qu'ils sont dus à
Gustave Kahn et postérieurs au départ de d'Orfer de la revue. En
effet, ce genre de numéros, à l'endroit où ils se trouvent,
n'apparaissent jamais sur les manuscrits ayant suivi les filières de
transmission
Léo d'Orfer ? > Grolleau > Vanier >
Messein > Lucien-Graux ou Forain
> Millanvoye > Louis
Barthou ou autres. Murphy suggère donc que ces chiffres ont servi à
Kahn pour comptabiliser les manuscrits restés en sa possession
(outre les 23 feuillets numérotés de
NAF14123).
Tous les autographes utilisés pour
ces trois numéros de La Vogue (à l'exception de celui de
Promontoire) ont appartenu à Kahn [5].
Donc, rien qui soit de la main de Rimbaud dans tous ces chiffres.
3) La bigarrure apparente des textes
De cette régression des
indices d'organisation du recueil, Steve
Murphy déduit que "l'équipe [de La Vogue] et Fénéon lui-même ont dû improviser
à partir du moment où les manuscrits n'étaient plus numérotés". Ils
se sont reconnu le droit de classer les poèmes en prose restants dans un ordre différent
de celui qu'ils présentaient dans la liasse de textes rimbaldiens
qu'on leur avait transmise, "lequel pouvait ne représenter que le
désordre dans lequel les lectures de Verlaine, Nouveau et Sivry
avaient laissé les manuscrits" (ibid. 2006). Peut-être bien mais,
personnellement, je ne trouve pas
si désordonnée la succession de textes qui va, dans les éditions
actuelles, de
Promontoire
à
Solde.
Les poèmes en prose parus dans La
Vogue 8 et 9 sont au centre d'une séquence plus large que j'ai
analysée ailleurs comme un "cycle de la force" [6].
Pierre Brunel a parlé à juste titre d'un "cycle de la force" dans
Les Illuminations [7]. Il désigne par là un groupe de textes
beaucoup plus étroit et, surtout, beaucoup mieux défini que celui
que j'englobe sous ce nom dans les lignes qui suivent. Mais cette
formule me semble assez bien convenir pour résumer, dans son
ensemble, toute une partie de la fin du recueil.
Rappelons les titres : - Angoisse, Métropolitain, Barbare
(folios 23-24),
- Promontoire, Scènes, Soir
historique (La Vogue n° 8),
- Mouvement, Bottom, H, Dévotion,
Démocratie (La Vogue n° 9),
- Fairy, Guerre (Vanier 1895).
On ignore pourquoi la numérotation des manuscrits s'arrête
à la page 24. Apparemment, ces poèmes du dernier tiers des
Illuminations forment une liste bigarrée. Pourtant, une
évidence : c'est l'endroit où nous trouvons le plus de textes
"politiques". Rimbaud y développe sa critique de la modernité
industrielle et bourgeoise, sa "querelle" contre ce que le narrateur
d'Une saison en enfer (dans son vocabulaire empreint
d'idéalisme hérité de la
"sale éducation d'enfance") appelle "les apparences du monde" (L'Éclair).
Plusieurs de ces pièces évoquent de façon sarcastique ou franchement
réprobatrice les entreprises conquérantes de la bourgeoisie à
l'assaut de la planète entière : le tourisme de luxe (Promontoire),
le colonialisme (Mouvement et Démocratie), les mirages
modernistes de la première mondialisation capitaliste : "nos
horreurs économiques" (Soir historique). Dans Angoisse,
le sujet se demande avec inquiétude ce qu'il peut encore attendre
des "accidents de féerie scientifique" et des "mouvements de
fraternité sociale". Dans Métropolitain, il exprime la
frustration du pauvre face aux richesses de la ville (au nombre
desquelles "les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs
[...], — possessions de féeriques aristocraties [...]"). Dans
Barbare, alors qu'il se croyait "loin des anciens assassins", il
s'avoue toujours hanté par les "vieilles fanfares d'héroïsme — qui
nous attaquent encore le cœur et la tête".
À ce groupe assez cohérent, se mêlent, il
est vrai, des pièces davantage axées
sur la sexualité : Fairy, Bottom, H et Dévotion. Mais la
thématique sexuelle n'était pas absente de Barbare et de
Métropolitain : ces poèmes contigus développent la
même allégorie de la mêlée amoureuse sauvage sur fond de paysage
polaire, motif que l'on retrouve dans la figure de "Circeto des
hautes glaces", à la fin de Dévotion. Frustration sociale et
frustration libidinale vont souvent de pair dans le texte de Rimbaud
(voir, comme exemple emblématique, la
section 5 de Mauvais sang). Dans plusieurs textes, le
motif sexuel prend la forme de scènes imaginaires d'auto-affirmation
virile ("bravoures plus violentes que ce chaos polaire", dit le
poète dans Dévotion), scènes à travers lesquelles l'auteur
éprouve sa "force" (Métropolitain) ou se portraiture en "âne,
claironnant et brandissant [son] grief" (Bottom). Le mot
"grief" étant pris
au double sens de reproche (sujet de plainte, motif de querelle) et
de phallus.
De façon générale, on remarquera que nombre d'Illuminations
s'achèvent sur une forme de querelle opposant le sujet masculin à
une instance féminine magnifiée ("la Sorcière" d'Après le Déluge,
"la déesse" d'Aube, "la Vampire" d'Angoisse, "Circeto
des hautes glaces" de Dévotion, "Elle" tout court dans
Métropolitain), une lutte entre Je et Elle dans laquelle il
s'agit pour l'un d'arracher à l'autre son secret (Après le Déluge),
de lui demander raison pour "les ambitions continuellement écrasées"
(Angoisse), de lever ses voiles (Aube), de la forcer (Métropolitain,
Dévotion), de guetter l'"arrivée" de sa "voix" "au fond des
volcans et des grottes arctiques" (Barbare). Laissons pour
une autre fois la tache d'approfondir, si c'est possible, le sens de
ce féminin fantasmatique, omniprésent et multiforme, que l'auteur a
voulu conserver si mystérieux
Au total, on a le sentiment qu'il
aurait fallu peu de travail à Rimbaud au moment d'une ultime
transcription de ces textes pour acter des enchaînements et
expliciter un peu plus les cohérences thématiques (par certains
regroupements numérotés ou certains titres). Mais voilà : le
travail de révision et de mise au net du manuscrit pré-typographique
des Illuminations s'est arrêté après le n°24 ... Pourquoi ?
On n'en sait rien. |