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V - Conclusions


"Les calculs de côté, l'inévitable descente du ciel, la visite des souvenirs et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et le monde de l'esprit [...]. Reprenons l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et remonte dans les masses." (Jeunesse I)


"[...] tu te mettras à ce travail : toutes les possibilités harmoniques et architecturales s'émouvront autour de ton siège[...]. Ta mémoire et tes sens ne seront que la nourriture de ton impulsion créatrice [...]." (
Jeunesse IV)
      
 

   "Reprenons l'étude". "Tu te mettras à ce travail". Par deux fois, dans Jeunesse I et IV, Rimbaud s'adresse impérieusement à lui-même. Il s'exhorte à répondre à l'appel de "l'œuvre dévorante", aux incitations de sa propre "impulsion créatrice". De quel "travail" s'agit-il ? Du projet en cours de réalisation, des Illuminations elles-mêmes ? D'un projet nouveau ? De "l'œuvre" à venir dans un sens plus général et indéterminé ? Les caractéristiques énumérées, en tout cas, correspondent assez bien à celles que nous avons relevées en tentant de reconstituer le processus de transcription des Illuminations : une ambition "architecturale" ("toutes les possibilités harmoniques et architecturales"), le rôle de la "mémoire" ("la visite des souvenirs"), un souci de composition et de signification. Mais, de l'observation des manuscrits, on peut aussi retirer l'impression d'un projet avorté ou, pour le moins, d'un "travail" inachevé. Dans quelle mesure Rimbaud a-t-il réussi à faire des Illuminations un véritable recueil de poèmes en prose, cohérent et construit ? Le débat critique tourne souvent autour de cette question.

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Dans Rimbaud vivant n°58, 2019, Jacques Bienvenu propose la période plus tardive de janvier-février 1875, pendant laquelle Germain Nouveau aurait séjourné quelque temps à Charleville, avant le départ des deux amis pour Bruxelles et pour Stuttgart, respectivement. Voir aussi les notes de l'auteur sur son blog Rimbaud ivre en date du 17 juin et du 5 juillet 2019.

Un projet inabouti de transcription calligraphiée (voir tableau récapitulatif ci-après)

     L'observation détaillée permet de distinguer nettement deux groupes de manuscrits :
     1) Les manuscrits ayant servi aux n°5-6 de La Vogue, qui ont été pour la plupart très soigneusement calligraphiés sur un papier à lettre de qualité supérieure. L'homogénéité de cette vingtaine de feuillets fait penser qu'ils sont le produit d'une "campagne" de transcription accélérée, réalisée dans une brève période de temps, en suivant un même système de copie enchaînée des poèmes (au sein d'un même feuillet ou par chevauchement d'un feuillet sur l'autre) que l'on ne retrouve pas dans l'autre groupe de transcriptions. Quelques feuillets atypiques, de caractéristiques comparables à celles des manuscrits du second groupe, ont malgré tout été insérés, après coup bien probablement, au sein de cette première volée de transcriptions (les f° 1, 12, 18, 22).
     2) Les huit manuscrits ayant servi aux n°8-9 de La Vogue et les cinq qui auraient dû paraître dans le(s) numéro(s) suivant(s) mais qui ne seront publiés qu'en 1895 dans les Poésies complètes des Éditions Vanier. Leur papier est d'une qualité plus médiocre et d'une taille différente. Ils sont généralement moins soigneusement calligraphiés et beaucoup d'entre eux relèvent d'un style graphique dit "sinistrogyre" que les experts datent d'une époque antérieure à celle des copies du premier groupe.
     Ce bilan permet d'imaginer le scénario suivant. À une date que nous ne connaissons pas avec précision mais que la présence de l'écriture de Germain Nouveau nous incite à situer au printemps 1874 [1], Rimbaud a entrepris de réaliser une copie impeccablement calligraphiée de ses poèmes en prose. Peut-être avait-il entrevu la possibilité d'une publication rapide et l'on sait en tout cas par le journal intime tenu à Londres par sa sœur Vitalie, par la lettre de Rimbaud à Jules Andrieu du 16 avril 1874, par les petites annonces retrouvées dans la presse londonnienne, que c'est une période où le jeune poète est à l'affût de toutes les possibilités de gagner quelque argent.
     Mais, pour une raison que nous ignorons aussi, ce travail s'est interrompu. Lorsque Verlaine rend visite à Rimbaud à Stuttgart à la fin de février 1875, on sait que l'auteur des Illuminations lui remit ses poèmes en prose avec mission de les envoyer à Nouveau, alors à Bruxelles, "pour être imprimés". S'était-il tourné vers d'autres activités qui le poussaient à abandonner ce projet en l'état ? A-t-il estimé qu'il fallait profiter tout de suite de la présence de Nouveau à Bruxelles pour tenter une publication ? Toujours est-il que le dossier des Illuminations fut remis à Verlaine dans l'état d'inachèvement où nous le connaissons, avec des poèmes copiés sur des bouts de papier et quelques copies raturées ou attestant d'un travail sur le texte encore en cours. Un manuscrit incomplètement paginé, et peut-être même pas entièrement classé.
     Mais ce dernier point serait fort étonnant. En effet, le classement des textes réalisé par les préparateurs de l'édition en périodique ne manque pas de logique. Avoir réservé pour clôturer le recueil une série comme Jeunesse I-II-III-IV, qui permettait de fermer la boucle autobiographique ouverte avec Enfance I-II-III-IV-V, était une idée suggestive qui n'a peut-être pas germé toute seule dans l'esprit de Kahn et de ses amis. En tout cas, ce n'est sûrement pas Fénéon qui en aura accouché si on en juge par ce que deviendront les Illuminations sous son magistère dans la plaquette d'octobre 1886.
 
 


LES ILLUMINATIONS MANUSCRITES / TABLEAU RÉCAPITULATIF

Les lignes grisées correspondent aux manuscrits atypiques par leur format (et souvent aussi selon d'autres paramètres)

 

1ère PUBLICATION

MANUSCRITS

PAPIER

ÉCRITURE

  N ° f °

Poèmes

Qualité Format  

La Vogue n°5
13 mai 1886

 

1 Après le Déluge vergé blanc 11x11,5 sinistrogyre
2 Enfance I-II vergé blanc 13x20 dextrogyre
3 Enfance II-III vergé blanc 13x20 dextrogyre
4 Enfance IV-V vergé blanc 13x20 dextrogyre
5 Enfance V - Conte vergé blanc 13x20 dextrogyre
6 Parade vergé blanc 13x20 dextrogyre
7 Antique - Being Beauteous - O la face cendrée vergé blanc 13x20 dextrogyre
8 Vies I - II vergé blanc 13x20 dextrogyre
9 Vies III -Départ - Royauté vergé blanc 13x20 dextrogyre
10 À une Raison - Matinée d'ivresse vergé blanc 13x20 dextrogyre
11 Matinée d'ivresse - Phrases (Quand le monde sera) vergé blanc 13x20 dextrogyre
12 Phrases (Une matinée couverte) vergé blanc 13x12 dextrogyre
13 Ouvriers vergé blanc 13x20 dextrogyre
14 Ouvriers - Ville - Ornières vergé blanc 13x20 dextrogyre
La Vogue n°6
29 mai 1886
15 Villes (Ce sont...) vergé blanc 13x20 dextrogyre
16 Villes (Ce sont...) vagabonds - Villes (L'acropole...) vergé blanc 13x20 dextrogyre
17 Villes (L'acropole...) vergé blanc 13x20 dextrogyre
18 Veillées I-II non-vergé blanc 10x15 dextrogyre
19 Veillées III - Mystique - Aube vergé blanc 13x20 dextrogyre
20 Aube - Fleurs vergé blanc 13x20 dextrogyre
21-22 recto / Nocturne vulgaire
verso / Marine - Fête d'hiver
vergé blanc 9,5x16 recto / dextrogyre
verso / sinistrogyre
23 Angoisse - Métropolitain vergé blanc 13x20 dextrogyre
24 Métropolitain - Barbare vergé blanc 13x20 dextrogyre
La Vogue n°8
13 juin 1886
  Promontoire non-vergé blanc 15x15 sinistrogyre
  Scènes non-vergé blanc 15x20 sinistrogyre
  Soir historique non-vergé blanc 15x20 dextrogyre
La Vogue n°9
21 juin 1886
  Mouvement ? ? sinistrogyre
  Bottom - H ? ? sinistrogyre - dextrogyre
? Dévotion ? ? ?
? Démocratie ? ? ?
A.R., Poésies complètes,
Vanier,
novembre 1895
I Fairy non-vergé blanc 15x10 sinistrogyre
II Guerre non-vergé blanc 15x5 dextrogyre
III Génie vergé bleu 13x20+11,5 dextrogyre
IV Jeunesse I vergé bleu 13x9,5 sinistrogyre
  Jeunesse II-III-IV non-vergé blanc 15x20 sinistrogyre - dextrogyre
V Solde non-vergé blanc 15x20 dextrogyre

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[2] André Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les Illuminations de Rimbaud, À la Baconnière, 1985.

 

 

 

 

 

 

 

 

[3] Steve Murphy, "Chantier d'une révolution poétique : les manuscrits rimbaldiens de la collecton Berès", Histoires littéraires n°27, juillet-septembre 2006, p.38-60.

Un manuscrit ou des manuscrits ?

   Dans Poétique du fragment, André Guyaux reproche à son prédécesseur Bouillane de Lacoste de parler, au singulier, du manuscrit des Illuminations :

"Durant tout le développement de sa thèse, Bouillane de Lacoste fait le pari inverse : celui de l'unité des Illuminations. Ainsi parle-t-il de manière systématique du manuscrit des Illuminations comme s'il s'agissait d'un cahier couvert de la même écriture." [2]

Peut-on considérer comme un recueil, au sens d'un ensemble construit, possédant une certaine unité de composition et de sens, une liasse de textes que leur premier éditeur (supposé), Félix Fénéon, a décrit comme des "chiffons volants", sans "ordre logique" ni numérotation ? Il n'y aurait donc pas un mais des manuscrits.
   J'ai, je crois, dans ce qui précède, suffisamment indiqué la diversité des manuscrits des Illuminations. J'ai mentionné l'état d'inachèvement et de relatif désordre dans lequel Rimbaud a laissé le dernier tiers de son recueil. Passée la première campagne de calligraphie dont le volume NAF14123 conserve la mémoire, Rimbaud semble avoir hésité sur l'agencement de ses textes, abandonné (au moins provisoirement) la méthode consistant à les transcrire à la queue leu leu. Sans qu'on en sache la raison, il a échoué dans ce qui fut à l'évidence, un moment, son ambition : mettre au net un manuscrit impeccable, prêt à être remis à l'éditeur le plus exigeant.
   Steve Murphy lui-même, bien qu'il soit convaincu du caractère "auctorial" de la pagination des vingt-trois premiers manuscrits et défende ardemment l'unité des Illuminations, admet que les gens de La Vogue, passés les numéros 5 et 6 où ils respectent scrupuleusement l'ordre de succession impliqué par le manuscrit, semblent "improviser" dans l'agencement des textes. C'est à ce moment-là, à partir du n°8, qu'ils commencent à mélanger proses et vers, et le mode de classement utilisé pour les poèmes en prose peut très bien être différent de celui voulu par l'auteur. À partir du moment où les manuscrits n'étaient plus numérotés, ils ont dû s'estimer en droit de disposer les poèmes restants dans un ordre différent de celui qu'ils présentaient dans la liasse d'inédits parvenue jusqu'à eux, "lequel pouvait ne représenter que le désordre dans lequel les lectures de Verlaine, Nouveau et Sivry avaient laissé les manuscrits" [3].
   Faut-il pour autant nier toute unité, tout principe de composition, dans le recueil des Illuminations et, pour cette raison, interdire toute mention au singulier de son manuscrit ? André Guyaux n'est pas loin d'aller jusque là quand il écrit, en 1985 :  

La formule « le manuscrit des Illuminations », qu'il faudrait éviter, se retrouve un peu partout dans la critique, même dans la critique récente. On a le plus grand mal à s'en défaire. [...] qui songerait à parler du manuscrit des poèmes en vers de Rimbaud ?" (ibid.)

C'est qu'en effet, les poèmes en vers de Rimbaud, dans leur globalité, ne constituent pas un ensemble organisé. Or, comme André Guyaux lui-même le montre de façon répétée dans Poétique du fragment, le manuscrit des llluminations, au contraire, fourmille des indices d'une volonté d'organisation. Même si Rimbaud ne mène pas l'entreprise jusqu'au bout, ce dont on peut convenir, c'est bien la construction d'un recueil qu'il a en tête. L'unité de l'œuvre, pour être incomplète, n'en est pas moins profonde. C'est évident sur le plan thématique (un critère que Guyaux considère comme trop subjectif et non philologique pour être pris en considération). C'est évident, d'un point de vue philologique, lorsqu'on observe les constructions de séries, les phénomènes d'enchaînement sur un même feuillet, de chevauchement d'un feuillet à l'autre, dont regorgent les manuscrits. C'est évident, enfin, lorsqu'on admet que la pagination des deux premiers tiers du recueil est de la main de Rimbaud.
    Naturellement, il reste permis de douter du caractère auctorial de cette pagination, mais, personnellement, depuis l'article de Murphy dans le n°1 d'Histoires littéraires, la chose me semble prouvée.
    

  Une pagination probablement auctoriale

   Pour démontrer que la numérotation des 23 premiers feuillets des Illuminations ne peut émaner que de Rimbaud, Steve Murphy s'appuie notamment sur les particularités du feuillet 12 et du feuillet 18. D'abord, ils sont d'une taille réduite par rapport aux autres pages numérotées. Autre particularité commune, les nombres 12 et 18 sont inscrits sur leurs feuillets respectifs d'une façon qui contraste avec le style graphique uniformément utilisé pour numéroter tous les autres. Ces paginations atypiques pourraient avoir été inscrites par Fénéon ou autres préparateurs de La Vogue. Mais Murphy récuse cette éventualité par le raisonnement suivant :
   1) Il existe une pagination au crayon, de 1 à 24, pour les poèmes qui ont été publiés dans les n°5-6 de La Vogue.
   2) Cette pagination au crayon souffre deux exceptions : le feuillet 12 et le feuillet 18, dont les numéros ont été portés directement à l'encre, dans un style graphique nettement différent de celui des autres feuillets. Les chiffres au crayon 1-9 ont été repassés à l'encre, probablement par les préparateurs de La Vogue pour valider une liste de titres à insérer dans le n°5 ; il semble que Murphy se soit trompé sur ce point comme l'a montré Jacques Bienvenu
(blog Rimbaud ivre, page du 6 mars 2012) mais cela ne remet pas en cause sa démonstration générale.
   3) La cause des exceptions constituées par le feuillet 12 et le feuillet 18 est claire : on a voulu construire des séries (Phrases, Veillées) qui n'avaient pas été prévues dans un premier temps. Cette opération s'est donc à l'évidence déroulée après la pagination au crayon. Il y a eu forcément auparavant un autre f°12 et un autre f°18 paginés au crayon qui se sont vus substituer les feuillets que nous connaissons.
   4) La différence constatée dans le graphisme vient de ce que la personne qui a effectué l'opération, qu'elle soit la même ou une autre que celle qui a effectué la pagination au crayon, ne s'est pas souciée d'imiter le style de numérotation précédemment utilisé pour le reste des feuillets.
   5) L'opération substitution a pu être entreprise soit par Rimbaud, soit par La Vogue. Si elle a été faite par Rimbaud, la pagination au crayon étant, comme on l'a vu, forcément antérieure à ce geste, cette pagination est de Rimbaud. La question est résolue et on n'en parle plus. Si elle a été faite par La Vogue, le doute reste entier.
   6)  Toute la question revient donc à savoir s'il est possible que la décision de constituer une série comme Veillées I-II-III ait été prise par Fénéon ou par l'équipe de La Vogue.
    Murphy tente par conséquent d'imaginer, pour mieux pouvoir le réfuter, un scénario justifiant la thèse contraire à la sienne, c'est-à-dire la possible attribution de la pagination aux gens de La Vogue. Une hypothèse envisageable serait que Fénéon, ou tout autre membre de La Vogue, après avoir paginé les vingt-trois feuillets destinés aux numéros 5 et 6 de la revue, se soit avisé que la pièce portant l'inscription "Veillée III" exigeait devant elle le feuillet intitulé "Veillées" contenant deux pièces numérotées "I" et "II", puis ait corrigé son erreur. Mais un tel scénario paraît à Murphy fortement invraisemblable. Si l'on peut à la rigueur imaginer, dit-il, qu'un éditeur (Fénéon, Kahn, d'Orfer ou autres) ait glissé tardivement, une fois sa numérotation effectuée, l'actuel feuillet 12 à la suite du feuillet 11 portant le titre Phrases, en raison de la ressemblance structurelle entre les textes brefs contenus des deux feuillets, il est impossible que ce même éditeur n'ait pas vu dès le départ que les trois "Veillées" constituaient une série et qu'il ait été contraint à remplacer après coup son ancien feuillet 18 par le manuscrit des Veillées I et II. Il est donc plus que probable que c'est Rimbaud lui-même qui a opéré la solution de continuité que nous observons dans la numérotation uniforme du manuscrit, qui a inscrit les nombres 12 et 18 tels que nous les voyons, à l'encre pour bien manifester sa décision définitive de les placer là, ce qui tend à démontrer que cette numérotation uniforme, par définition antérieure à l'opération substitution, est due aussi à Rimbaud. Le premier éditeur des Illuminations, qu'il soit Fénéon ou un autre, s'est donc contenté de suivre l'ordre conféré par Rimbaud lui-même aux deux premiers tiers du recueil. 
    Conscient de ce qu'il faut, pour réfuter sérieusement Steve Murphy, proposer un scénario alternatif à celui qui attribue fatalement à Rimbaud la pagination du manuscrit, Jacques Bienvenu a imaginé la solution suivante :

"Pour ma part,  je pense que le regroupement des deux Veillées de la page 18 avec Veillée de la page 19 a été fait par Fénéon qui a pu rajouter à l’encre le chiffre romain III (voir notre illustration qui montre que deux autres III écrits par Rimbaud sur d’autres feuillets sont plus espacés) et qui a pu barrer à l’encre le mot Veillée. Fénéon n’avait-il pas dit qu’il avait tenté de donner un ordre logique aux feuillets ? Rimbaud d’ailleurs n’a pas cru bon de regrouper les deux poèmes Villes du même nom avec celui de Ville au singulier" (blog Rimbaud ivre, page du 6 mars 2012).

   En somme, comme il l'a fait avec ses poèmes intitulés Ville et Villes, Rimbaud aurait pu laisser coexister parmi ses manuscrits parvenus à La Vogue au printemps 1886 deux feuillets portant respectivement les titres Veillée et Veillées. Devant quoi Fénéon (ou les autres préparateurs de L.V.) auraient décidé de regrouper les poèmes, barrant eux-mêmes le titre singulier et inscrivant le III en chiffres romains.
   Cet autre scénario, à mon humble avis, n'est pas plus vraisemblable que le précédent.
   Un première remarque : le dénommé "feuillet 18" n'est pas, en réalité, un feuillet comme les autres. Si le scénario suggéré par Bienvenu était exact, la série Veillées I-II se serait probablement présentée sur une feuille de 20x13 sur papier vergé (comme la plupart des vingt-trois premiers feuillets des Illuminations) ou de 20x15 sur papier non-vergé (comme la plupart des feuillets non numérotés des Illuminations). Mais tel n'est pas le cas. André Guyaux a montré que ce bout de papier (comme il vaudrait mieux l'appeler) a été obtenu par sectionnement d'un feuillet préexistant, qui porte le poème Fairy (
cf. mon montage sur ces sectionnements). Calligraphié dans une écriture ronde de type sinistrogyre, Fairy relève d'un type d'écriture antérieur à l'écriture de type dextrogyre que l'on observe dans Veillées I-II. Rimbaud a donc sectionné ce feuillet normal préexistant et copié les deux premiers poèmes de Veillées en basculant la demi-feuille obtenue. Cela semble prouver que Rimbaud a conçu dès le départ cette copie non comme un feuillet à l'égal des autres mais comme un encart, une "paperolle" à la Proust comme il y en a quelques autres parmi les derniers feuillets (Guerre, Jeunesse I), à situer à un endroit précis de son manuscrit. Il me paraît donc invraisemblable que Fénéon ou autres gens de La Vogue aient pu rencontrer un feuillet 19 comportant un Veillée non barré. Rimbaud a certainement tracé lui-même le III en chiffres romains et barré le titre au singulier devenu caduc dès lors qu'il avait prévu de le faire précéder de l'encart préparé dans ce but, portant un début de série intitulé Veillées I-II.
     Deuxième remarque. Il est vrai que Rimbaud a laissé subsister dans son manuscrit un poème intitulé Ville et deux autres intitulés Villes. Mais d'une part, Ville désigne une ville réelle et bien identifiée. C'est Londres. Tandis que les Villes sont toutes deux à leur manière des fictions de villes, des villes d'utopie et de contre-utopie respectivement. La séparation entre Ville d'un côté, et les deux Villes de l'autre est donc thématiquement justifiée. D'autre part, on sait que Rimbaud voulait présenter les deux Villes comme une série numérotée I-II, sous un titre unique, et que seule une erreur intervenue pendant le processus de transcription l'en a empêché, sauf à devoir recopier des pages entières. Il n'y a eu dans cette circonstance de sa part ni propos délibéré, ni aucune sorte d'oubli ou de négligence, comme ce serait le cas s'il avait laissé disjoints dans son manuscrit, volontairement ou par distraction, un Veillée au singulier et un Veillées au pluriel.
    Troisième remarque.
Le ou les concepteurs de la publication des Illuminations dans le périodique La Vogue ont systématiquement suivi l'ordre impliqué par les enchaînements et chevauchements de textes pratiqués par Rimbaud. On peut dire qu'ils se sont montrés, de façon générale, assez respectueux du manuscrit de Rimbaud. Capables certes, par négligence, d'oublier deux titres de poèmes. Mais de là à biffer de leur propre initiative un titre inscrit de sa belle plume par l'auteur ! Est-il vraisemblable que cette équipe de La Vogue se soit engagée dans la confection d'une série numérotée (comme ce Veillées I-II-III) qui n'aurait pas été explicitement indiquée par le manuscrit ?
     En conclusion : La genèse de Veillées I-II-III imaginée par Bienvenu ne peut certes pas être catégoriquement rejetée. Elle est du domaine du possible. Mais elle est fortement invraisemblable. Par ailleurs, comme je l'ai montré dans ma FAQ des Illuminations question 5, les objections graphologiques de Bienvenu concernant le dessin des chiffres 2 et 8, sur les feuillets 12 et 18, n'ont aucune consistance.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[4]
cf. Rimbaud, O.C. IV, Fac-similés, Champion, 2002, p.618-620.

Dans quel ordre ranger les textes quand on édite les Illuminations ?

   Le manuscrit des Illuminations, dans les conditions historiques qui ont présidé à sa transmission d'abord, à son édition ensuite, a été malmené de toutes les façons. Dès octobre 1886, Fénéon se permet d'éditer le recueil en plaquette en ne respectant rien de l'agencement du manuscrit. Il l'avait pourtant scrupuleusement suivi dans le périodique, quelques mois plus tôt, pour ce qui est de la partie "enchaînée" de la transcription (car c'est lui-même, selon ses dires, qui a supervisé la pré-originale de mai-juin 1886).
    Berrichon, qui régente l'édition de Rimbaud dans la première moitié du XXe siècle, classe les poèmes au petit bonheur, ou selon ses hypothèses plus que fragiles concernant leur chronologie de rédaction. En 1945, le volume des éditions de Cluny, dû à Y.-G. Le Dantec (éditeur verlainien et baudelairien de la première moitié du XXe siècle), classe encore les Illuminations dans le même ordre que la plaquette de Fénéon. La même année, le Mercure de France reproduit purement et simplement l'édition Berrichon de 1912 ! Leur excuse, bien sûr, c'est qu'aucun de ces éditeurs n'a eu accès à la partie numérotée du manuscrit, alors en possession de Lucien Graux.
   Ce n'est qu'après la deuxième guerre mondiale, les manuscrits ayant enfin pu être consultés, que les éditeurs reviennent au modèle plus "philologique" constitué par l'édition du printemps 1886 (celle du "périodique") en ce qui concerne la partie paginée du recueil. Ceux de la première Pléiade (1946), Rolland de Renéville et Jules Mouquet, reprennent purement et simplement l'ordre de publication du périodique La Vogue, suivi des cinq poèmes de Vanier 1895, dans l'ordre de Vanier. Mais Bouillane de Lacoste, procédant de manière identique en ce qui concerne les premiers textes, d'Après le Déluge à Barbare, préconise pour les manuscrits non paginés un agencement différent, que son prestige tendra à imposer jusqu'à la fin du XXe siècle (exception faite de Guyaux en 1985, comme on le verra plus loin). Bouillane de Lacoste place en premier lieu les textes qu'il a pu réviser (les manuscrits de NAF 14124), probablement parce qu'ils ont appartenu au même Lucien Graux que les manuscrits paginés. Puis Promontoire, qui est à Charleville et qu'il connaît bien aussi. Puis les textes peu ou pas accessibles de la collection Pierre Berès. Enfin les deux textes dont le manuscrit a disparu. Le critère, comme on le voit, est assez arbitraire. C'est la raison pour laquelle les plus récents éditeurs trouvent préférable de revenir à l'agencement de la première Pléiade, c'est-à-dire à celui des toutes premières éditions (plaquette de 1886 mise à part). On a plus de chance, dit Murphy, de retrouver ainsi un ordre ayant quelque chose à voir avec les intentions de Rimbaud.
   Il règne en effet, désormais, parmi les spécialistes, une parfaite harmonie. La dernière Pléiade (2009-2015), confiée aux soins d'André Guyaux, présente le même agencement que celui préconisé par Steve Murphy en 2002 [4]. Notre question (je veux dire : la question de notre titre), question qui a si longtemps divisé les rimbaldiens, semble réglée. Tant mieux. Comme dit Rimbaud : "Cela s'est passé. [Nous savons] aujourd'hui saluer la beauté."
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] Guyaux disposait en tête de son édition ce que Rimbaud a plus ou moins classé, par ordre décroissant : 1°/ les « poèmes groupés », les suites numérotées, 2°/ les « poèmes consécutifs sur plusieurs feuillets », 3°/ les « poèmes consécutifs sur un seul feuillet ». À la suite de quoi il reléguait, en fin de recueil, les « poèmes isolés sur un seul feuillet ». J'ai exposé brièvement dans mon Tableau historique de l'édition rimbaldienne, à la date de 1985, certaines des critiques faites à cette audacieuse entreprise.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Cf. Tzvetan Todorov, "Les Illuminations", in La notion de littérature, Points Seuil, 1987, p.138-139 : "[...] la lecture évhémériste traverse instantanément le texte à la recherche d'indices sur un monde réel. Aussi étonnant que ce soit, le texte de Rimbaud, qui paraît pourtant si peu référentiel dans son intention même, a le plus souvent été lu comme une source d'information sur la vie du poète. La chose est d'autant plus risquée que cette vie reste par ailleurs mal connue, et que les textes poétiques sont souvent l'unique source dont on dispose : la biographie est construite à partir de l'œuvre, et pourtant on donne l'impression d'expliquer l'œuvre par la vie !"

[7] J'ai développé plus systématiquement cette idée dans ma page "La FAQ des Illuminations". Question 6 : "Les Illuminations ont-elles une idée principale ?"

"La base du recueil"

   "Les feuillets 2, 3, 4 et 5 (Enfance) et les feuillets 8, 9 (Vies-Départ) sont la base du recueil", écrit André Guyaux dans Poétique du fragment (p.79). La formule séduit. Car enfin, si le "recueil" a une "base", c'est tout de même que cette somme de "fragments" que sont les Illuminations possède une unité. "Entre Enfance et Vies, lit-on quelques lignes plus loin, la continuité thématique est envisageable, mais plus apparente dans les titres qu'à la lecture des textes. Départ prolonge alors la ligne conduisant d'Enfance à Vies. Trois étapes d'une chronologie autobiographique." Et, un peu plus loin encore : "une autre suite de textes, la plus longue après celle d'Enfance, aurait pu s'agréger à ce premier ensemble : les quatre textes réunis sous le titre Jeunesse." (ibid. p.82).
    Un "fait de graphie", explique l'auteur, est significatif : le titre Jeunesse a été ajouté en haut des textes qu'il rassemble de la même écriture et de la même encre que celle d'Enfance et de Vies. Ce sont par conséquent "douze fragments" qui, reliés entre eux par le jeu de leurs titres, auraient pu orienter la lecture des Illuminations dans une perspective autobiographique. Mais quel dommage, alors, semble penser Guyaux (il emploie quelque part le terme "déceptif" pour résumer l'impression négative qu'exerce sur lui le désordre du manuscrit), quel dommage que Rimbaud ait disjoint ces poèmes en détachant de Vies, par l'adjonction du titre Départ, un fragment qui lui était d'abord attaché, en introduisant Conte entre Enfance et Vies, en copiant Royauté sur la même feuille que Départ, en interposant, enfin, tout le recueil entre ces textes liminaires et la série quasi finale de Jeunesse.
   Quel est donc le problème ? Cette pente naturelle du génie de Rimbaud qui le pousse à la fragmentation, au décousu, à la dispersion, aurait-elle rendue impraticable une lecture autobiographique cohérente ? Guyaux ne dit pas tout à fait cela, mais c'est tout comme. Et c'est pourquoi il en vient à proposer dans son édition critique de 1985 une réorganisation de fond en comble de l'agencement du recueil [5]. Le problème, pour lui, c'est l'hétérogénéité du manuscrit : Conte ou Royauté n'ont pas la même graphie que les textes en grande écriture dextrogyre, ils ont été ajoutés après coup et écrits tout petit. Ce commentaire à propos de Jeunesse (ibid. p.88-89) résume tout à fait la démarche suivie par Guyaux dans Poétique du fragment :

"Si l'on compare Jeunesse à Enfance et Vies, c'est cela qui apparaît immédiatement : l'uniformité de l'écriture, de la copie, du papier, disparaît. Les textes sont groupés, certes, et numérotés. Et dans les éditions, la différence ne se voit pas. Mais quand on regarde les manuscrits, l'effet de dispersion subsiste, par la séparation en deux feuillets et les divergences d'écriture".

"Dans les éditions, la différence ne se voit pas", en effet. Et c'est cela qui compte. Rimbaud savait que ses lecteurs, s'il en avait un jour, ne le liraient pas dans ses manuscrits. Peu lui importait, de ce point de vue, que le premier poème de Jeunesse soit sur papier bleu et les autres sur papier blanc-beige !
   Il ne s'agit pas de dire que l'analyse à la loupe des manuscrits dans leur diversité n'a aucun intérêt. Tout ce présent travail indique le contraire. Mais la conclusion essentielle de notre observation, en fin de compte, c'est que les effets d'enchaînement de tous ordres impliqués par le mode de transcription, quelles que soient par ailleurs les variations de la graphie, la nature, la couleur, la taille et la découpe des supports, révèlent chez Rimbaud le souci constant de faire signe vers une lecture autobiographique.
   Il vaudrait mieux dire, d'ailleurs, automythographique. Car Rimbaud ne raconte que fort rarement des épisodes de sa vie. L'enfance, l'adolescence, la jeunesse, sont moins abordés sous l'angle du témoignage intime que de la réflexion psychologique, voire philosophique. Tout est transposé selon le code du mythe personnel et à sa mesure, souvent démesurée. Des proclamations comme : "je suis un inventeur bien autrement méritant que tous ceux qui m'ont précédé" (Vies I), "je suis réellement d'outre-tombe" (Vies III), "Je serais bien l'enfant abandonné sur la jetée partie à la haute mer, le petit valet, suivant l'allée dont le front touche le ciel." (Enfance IV), etc., ne prétendent pas à la confidence, à la narration du réel vécu. Leurs exagérations héroïques ou mélodramatiques sont conçues pour renvoyer de leur auteur une image fantasmée ... mais qui lui ressemble tout de même un peu. Rimbaud n'espère pas nous faire croire qu'il a "rencontré toutes les femmes des anciens peintres" (Vies III). Mais, quand, dans Enfance I ou Dévotion, il dresse la liste romanesque de multiples figures féminines, c'est bien des héroïnes de sa propre "enfance" qu'il se souvient, vraisemblablement (de sa fascination déçue pour ses "petites amoureuses" et autres "sœurs de charité"). Car, chez Rimbaud, le mythe et la vie renvoient l'un à l'autre. De même que le "Génie" de Conte ne fait qu'un, finalement, avec le "Prince", de même "le grand criminel" de la lettre à Demeny, "le maudit" de L'homme juste, le "saint, en prière sur la terrasse" et "le savant au fauteuil sombre" de Vies IV, n'ont été inventés que pour nous parler de leur inventeur. Il faut voir là son double jeu (et son double "je") de poète lyrique anti-lyrique. Il affirme (dans la lettre "du voyant") et confirme (par ses textes) que le "je" qui émerge dans le poème "est un autre". Mais, en même temps, il table sur l'effet de réalité produit par l'écriture à la première personne pour nous convaincre que c'est bien de lui, Rimbaud, Arthur, qu'en définitive il s'agit. Ce que, malgré l'opacité voulue du texte, le travail interprétatif parvient bien souvent à vérifier. 
    Quel que soit, donc, "l'effet de dispersion" émanant du manuscrit, c'est cette poétique automythographique (ou, si l'on veut, autofictionnelle) qui ressort des Illuminations et en garantit l'unité. Comme le dit fort bien Guyaux dans sa récente Pléiade (p.916) : 

"Dans la composition du recueil et la disposition des poèmes, une unité apparaît entre la séquence Enfance - Conte d'une part, Vies (avec Départ) - Royauté de l'autre : les deux apologues viennent compléter le bas des feuillets et forment un contrepoint aux deux suites autobiographiques. D'où la tentation de donner à Conte et et à Royauté un sens autobiographique."

Cette "tentation" d'interprétation, pour rendre justice à Rimbaud, et au risque d'encourir les reproches de biographisme ou d'évhémérisme [6], nous devons l'étendre à la totalité du livre. La "visite des souvenirs" (Jeunesse I. Dimanche) fournit incontestablement à Rimbaud, tout au long du recueil, "la nourriture à [s]on impulsion créatrice" (Jeunesse IV). Des poèmes comme Vagabonds, Ouvriers, Villes ("Ce sont des villes..."), Barbare ... s'éclairent par là. Matinée d'ivresse opère un retour réflexif sur la dénommée "entreprise du voyant". De façon concomitante avec ce regard rétrospectif, Angoisse et plusieurs textes de la dernière partie des Illuminations scrutent l'avenir. La découverte récente de la lettre à Jules Andrieu du 16 avril 1874 confirme, comme expliqué ici, la portée autobiographique de Solde. Tout autant qu'Une Saison en Enfer, les Illuminations peuvent passer pour une "espèce de prodigieuse autobiographie psychologique", selon la formule de Verlaine. Telle est bien "la base du recueil". [7]