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LE BATEAU IVRE


    Notre seul manuscrit est une copie de Verlaine mais ce n'est pas dans le "dossier Verlaine" qu'il a été découvert. Le Bateau ivre ne figure pas parmi les manuscrits en provenance de Forain, incluant le "dossier Verlaine", retrouvés par Berrichon chez Bertrand Millanvoye en 1911 (sur indication de Georges Maurevert) et achetés par Louis Barthou (voir la liste de ces manuscrits dans la lettre de Berrichon à Maurevert du 7 juillet 1911, in Lefrère, Correspondance posthume, p.1086). Comme le montre la liste des poèmes de 1871-début 72 dressée par Verlaine (probablement dans les premiers mois de 1872), celui-ci envisageait d'insérer Le Bateau ivre dans le dossier en voie de constitution. Mais il fait figurer ce qu'il appelle bizarrement "Le bateau extravagant" dans la troisième partie de la liste, correspondant aux pièces dont il ignore le nombre de vers. Cela tend à prouver qu'il n'avait pas ou plus d'exemplaire du texte en sa possession, à ce moment-là. On ignore tout du parcours de cet allographe jusqu'en 1923, date à partir de laquelle on peut en suivre la transmission de collectionneur en collectionneur jusqu'à son arrivée à la BNF en 1985. 
    On admet traditionnellement, sur le seul témoignage (fragile) d'Ernest Delahaye dans son livre de 1923, que Rimbaud a rédigé Le Bateau ivre en vue de montrer ce qu'il savait faire au milieu littéraire parisien, lorsqu'il répond à l'invitation de Verlaine, fin septembre 1871 : "J'ai fait cela, aurait dit Rimbaud, pour présenter aux gens de Paris". Verlaine, par contre, dans son portrait rimbaldien des Hommes d'aujourd'hui (1888), semble situer la rédaction du poème au début du séjour parisien de Rimbaud. Mais le témoignage reste assez vague : "[...] ce ne fut qu’en octobre 1871 qu’il prit terre et langue ès la ville à Villon. À son premier voyage il avait effarouché le naïf André Gill. Cette fois il enthousiasma Cr
os, charma Cabaner, inquiéta et ravit une foule d’autres, épouvanta nombre d’imbéciles, contristant même, dit-on, des familles qu’on assure s’être complètement rassises depuis. C’est de cette époque que datent : les Effarés, les Assis, les Chercheuses de poux, Voyelles, Oraison du soir, et Bateau ivre, cités dans la première série des « Poètes Maudits » [...]" Les rimbaldiens émettent souvent des doutes sur l'indication fournie par Delahaye, envisageant une date plus tardive. Cependant, André Guyaux fait remarquer qu'"un dessin à la mine de plomb, attribué à Gill, et qui semble avoir appartenu à l'Album zutique avant d'en être détaché" représente Rimbaud "à la proue de son bateau ivre, un livre à la main droite, une lyre à la main gauche", ce qui "suggère que le poème était connu à la fin de 1871" (AG-09, p.868 et p.879). 
     


                                                                                                          
                                                                                                                   Le Bateau ivre

Le Bateau ivre

Copie de Verlaine. BNF (Bibliothèque Nationale de France).
Cote 18894-188895

Fac-similés BNF

Non daté.
Antérieur au départ pour Paris de la fin septembre 1871, d'après Delahaye.

Dans Les Poètes maudits, Verlaine supprime l'article du titre. Plusieurs anciennes éditions présentent le titre : "Bateau ivre", mais cette tradition est révolue.

Il arrive que les éditeurs restituent, en fin de vers, des signes de ponctuation manquants. Ils n'existent pas sur le manuscrit alors qu'ils paraîtraient nécessaires, ou ils ont été rendus indéchiffrables de par les contraintes propres à la marge de droite (manque de place, coups de ciseaux intempestifs). Nous ne prenons pas ce risque. Nous respectons sur ce point le manuscrit. 

Nous corrigeons :
v.17 : pommes sûres > pommes sures
v.23 : les azurs vers > les azurs verts

Nous accentuons les majuscules selon la norme du français contemporain.

Variantes des Poètes maudits

Les Poètes maudits (Lutèce, n°92, 2-9 nov. 1883) donne pour ce poème un texte présentant quelques variantes :

Le titre : Bateau ivre (sans article)
Rimes singulier/pluriel : lenteur/chanteurs (v.38/40), oiseaux/eau (v.70/72), électriques/trique (v.77/79).
Ponctuation : nombreuses différences de ponctuation, tendance à une ponctuation plus sobre (la grande majorité des points d'exclamation de la copie de 1871 disparaît dans Les Poètes maudits).

On constate de nouvelles variations, dans ces divers domaines, entre la version de Lutèce et les deux reproductions en volume des Poètes maudits chez Vanier (1884 et 1888).

 

Commentaire

       

Pour accéder à de nombreuses autres mises en voix du Bateau ivre, voir notre page Écouter Rimbaud en ligne

Comme je descendais des Fleuves impassibles,
Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :
Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles
Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.
 
J'étais insoucieux de tous les équipages,
Porteur de blés flamands ou de cotons anglais
Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,
Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.
 
Dans les clapotements furieux des marées
Moi l'autre hiver plus sourd que les cerveaux d'enfants,
Je courus ! Et les Péninsules démarrées
N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants
 
La tempête a béni mes éveils maritimes
Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots
Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,
Dix nuits, sans regretter l'œil niais des falots !
 
Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sures
L'eau verte pénétra ma coque de sapin
Et des taches de vins bleus et des vomissures
Me lava, dispersant gouvernail et grappin.
 
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème
De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;
 
Où, teignant tout à coup les bleuités, délires
Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,
Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,
Fermentent les rousseurs amères de l'amour !
 
Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes
Et les ressacs et les courants : je sais le soir,
L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,
Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !
 
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements violets,
Pareils à des acteurs de drames très-antiques
Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !
 
J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies
Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,
La circulation des sèves inouïes,
Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !
 
J'ai suivi, des mois pleins, pareille aux vacheries
Hystériques, la houle à l'assaut des récifs,
Sans songer que les pieds lumineux des Maries
Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs !
 
J'ai heurté, savez-vous, d'incroyables Florides
Mêlant aux fleurs des yeux de panthères à peaux
D'hommes ! Des arcs-en-ciel tendus comme des brides
Sous l'horizon des mers, à de glauques troupeaux !
 
J'ai vu fermenter les marais énormes, nasses
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan !
Des écroulements d'eaux au milieu des bonaces
Et les lointains vers les gouffres cataractant !
 
Glaciers, soleils d'argent, flots nacreux, cieux de braises !
Échouages hideux au fond des golfes bruns
Où les serpents géants dévorés des punaises
Choient, des arbres tordus, avec de noirs parfums !
 
J'aurais voulu montrer aux enfants ces dorades
Du flot bleu, ces poissons d'or, ces poissons chantants.
Des écumes de fleurs ont bercé mes dérades
Et d'ineffables vents m'ont ailé par instants.
 
Parfois, martyr lassé des pôles et des zones,
La mer dont le sanglot faisait mon roulis doux
Montait vers moi ses fleurs d'ombre aux ventouses jaunes
Et je restais, ainsi qu'une femme à genoux....
 
Presque île, ballottant sur mes bords les querelles
Et les fientes d'oiseaux clabaudeurs aux yeux blonds
Et je voguais, lorsqu'à travers mes liens frêles
Des noyés descendaient dormir, à reculons !
 
Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l'ouragan dans l'éther sans oiseau
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N'auraient pas repêché la carcasse ivre d'eau ;
 
Libre, fumant, monté de brumes violettes,
Moi qui trouais le ciel rougeoyant comme un mur,
Qui porte, confiture exquise aux bons poètes,
Des lichens de soleil et des morves d'azur,
 
Qui courais, taché de lunules électriques,
Planche folle, escorté des hippocampes noirs,
Quand les juillets faisaient crouler à coups de triques
Les cieux ultramarins aux ardents entonnoirs ;
 
Moi qui tremblais, sentant geindre à cinquante lieues
Le rut des Behemots et les Maelstroms épais,
Fileur éternel des immobilités bleues,
Je regrette l'Europe aux anciens parapets !
 
J'ai vu des archipels sidéraux ! et des îles
Dont les cieux délirants sont ouverts au vogueur :
Est-ce en ces nuits sans fonds que tu dors et t'exiles,
Million d'oiseaux d'or, ô future Vigueur ?
 
Mais, vrai, j'ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L'âcre amour m'a gonflé de torpeurs enivrantes
Ô que ma quille éclate ! Ô que j'aille à la mer !
 
Si je désire une eau d'Europe, c'est la flache
Noire et froide où vers le crépuscule embaumé
Un enfant accroupi plein de tristesses, lâche
Un bateau frêle comme un papillon de mai
 
Je ne puis plus, baigné de vos langueurs, ô lames,
Enlever leur sillage aux porteurs de cotons,
Ni traverser l'orgueil des drapeaux et des flammes,
Ni nager sous les yeux horribles des pontons.

 

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