LETTRES À VERLAINE DES 4, 5 et 7 JUILLET 1873
Au juge d'instruction T'Sertsevens qui l'interroge le
12 juillet à Bruxelles, Rimbaud explique : "À la suite d'une
discussion que nous avons eue au commencement de la semaine
dernière, discussion née de reproches que je lui faisais sur son
indolence et sa manière d'agir à l'égard de personnes de nos
connaissances, Verlaine me quitta presque à l'improviste sans me
faire connaître le lieu où il se rendait [...]" (Correspondance,
Fayard 2007, p.154). Mais Verlaine racontait l'histoire de façon
plus pittoresque. Le 3 Juillet 1873, apercevant son compagnon qui
revenait des commissions un maquereau à la main, enveloppé dans un
journal, Rimbaud lui aurait lancé depuis la fenêtre du 8 Great College street : "Mon
pauvre vieux, ce que tu as l'air con avec ton maquereau !"
... À ces mots, Verlaine se fâche et
s'embarque précipitamment pour la
Belgique. "En mer", il adresse une lettre à Rimbaud où il justifie
sa fuite par les "scènes sans motif" que Rimbaud ne cesse de lui
faire : "il me fallait absolument partir [...] cette vie violente et
toute de scènes sans motif que ta fantaisie ne pouvait m'aller
foutre plus !" (lettre du 3 juillet 1873). Il
annonce qu'il se tuera si, dans les trois jours, Mathilde n'a pas
accepté de reprendre la vie commune. De Bruxelles, il lance tous
azimuts des courriers où il menace de se suicider. C'est le prologue
de la dénommée crise de Bruxelles.
Les lettres que Rimbaud adresse à Verlaine en cette
circonstance sont jugées différemment selon les commentateurs. Pour
Henri Guillemin, celle du 4 juillet est typique d'"une garce
lâchée par son protecteur, parce qu'elle est allée trop loin dans
l'insolence, et qui promet d'être bien douce et bien gentille si le
monsieur veut bien la reprendre" ("Connaissance de Rimbaud",
Mercure de France, 1 oct. 1954, cité par Lefrère, Fayard 2001,
p.598). On peut être sensible au contraire au ton de lyrisme
amoureux et à la relative modération d'Arthur à l'égard d'un amant qui
ne cessait de ressasser son regret de sa femme et, comme l'explique Lefrère dans sa biographie (Fayard, 2001, p.588), avait probablement
prémédité sa fuite, n'utilisant l'incident du maquereau que comme un prétexte.
Excellents fac-similés en couleur dans : Arthur
Rimbaud, Correspondance, présentation et notes de
Jean-Jacques Lefrère, 2007, Fayard.
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À Verlaine, 4 juillet
73
À Verlaine, 5 juillet
73
À Verlaine, 7 juillet
73 |
À VERLAINE
4 juillet 1873
Bibliothèque
Royale de Belgique (BRB).

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Londres, vendredi
apr-midi,
Reviens, reviens, cher ami,
seul ami, reviens. Je te jure que je serai bon. Si j' étais maussade
avec toi, c'est une plaisanterie où je me suis entêté, je m' en
repens plus qu'on ne peut dire. Reviens ce sera bien oublié. Quel
malheur que tu aies cru à cette plaisanterie. Voilà deux jours que
je ne cesse de pleurer. Reviens. Sois courageux, cher ami. Rien n'est
perdu. Tu n'as qu'à refaire le voyage. Nous revivrons ici bien
courageusement, patiemment. Ah, je t'en supplie. C'est ton bien
d'ailleurs. Reviens, tu retrouveras toutes tes affaires. J'espère que
tu sais bien à présent qu'il n'y avait rien de vrai dans notre
discussion, l'affreux moment ! Mais toi, quand je te faisais signe de
quitter le bateau, pourquoi ne venais-tu pas? Nous avons vécu deux
ans ensemble pour arriver à cette heure là ! Que vas-tu faire? Si tu
ne veux pas revenir ici, veux-tu que j'aille te trouver où tu es?
Oui c'est moi qui ai
eu tort.
Oh tu ne m'oublieras
pas, dis ?
Non tu ne peux pas
m'oublier.
Moi je t'ai toujours
là.
Dis, réponds à ton
ami, est-ce que nous ne devons plus vivre ensemble ?
Sois courageux. Réponds-moi
vite.
Je ne puis rester
ici plus longtemps.
N'écoute que ton
bon cœur.
Vite, dis si je dois
te rejoindre.
À toi toute la vie.
Rimbaud.
Vite, réponds,
je ne puis rester ici plus tard que lundi soir. Je n'ai pas encore un
penny, je ne puis mettre ça à la poste. J'ai confié à Vermersch
tes livres et tes manuscrits.
Si je ne dois plus
te revoir, je m'engagerai dans la marine ou l'armée.
Ô reviens, à
toutes les heures je repleure. Dis-moi de te retrouver, j'irai, dis-le
moi, télégraphie-moi — Il faut que je parte lundi soir, où vas-tu,
que veux-tu faire ?
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À VERLAINE
Londres, 5 juillet 1873.
Bibliothèque Royale de Belgique (BRB).
1.
Colle[ge Street]

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Cher ami, j'ai lu ta lettre datée " En mer ". Tu as tort,
cette fois, et très tort. D'abord rien de positif dans ta lettre : ta
femme ne viendra pas ou viendra dans trois mois, trois ans, que sais-je?
Quant à claquer, je te connais. Tu vas donc en attendant ta femme et ta
mort, te démener, errer, ennuyer des gens. Quoi, toi, tu n'as pas
encore reconnu que les colères étaient aussi fausses d'un côté que
de l'autre ! Mais c'est toi qui aurais les derniers torts, puisque, même
après que je t'ai rappelé, tu as persisté dans tes faux sentiments.
Crois-tu que ta vie sera plus agréable avec d'autres que moi : Réfléchis-y
! — Ah ! certes non !
—
Avec moi seul tu peux
être libre, et puisque je te jure d'être très gentil à l'avenir, que
je déplore toute ma part de torts, que j'ai enfin l'esprit net, que je
t'aime bien, si tu ne veux pas revenir, ou que je te rejoigne, tu fais
un crime, et tu t' en repentiras de longues années, par la
perte de toute liberté, et des ennuis plus atroces peut-être que
tous ceux que tu as éprouvés. Après ça, resonge à ce que tu étais
avant de me connaître.
Quant à moi, je ne
rentre pas chez ma mère : je vais à Paris, je tâcherai d'être parti
lundi soir. Tu m'auras forcé à vendre tous tes habits, je ne puis
faire autrement. Ils ne sont pas encore vendus : ce n'est que lundi
matin qu'on me les emporterait. Si tu veux m'adresser des lettres à
Paris, envoie à L.Forain, 289 rue St Jacques, pour A. Rimbaud. Il saura
mon adresse.
Certes, si ta femme
revient, je ne te compromettrai pas en t'écrivant, - je n'écrirai
jamais.
Le seul vrai mot,
c'est : reviens, je veux être avec toi, je t'aime, si tu écoutes cela,
tu montreras du courage et un esprit sincère.
Autrement, je te
plains.
Mais je t'aime, je
t'embrasse et nous nous reverrons.
Rimbaud.
8
Great Colle1 etc... jusqu'à lundi soir, ou mardi à midi, si
tu m'appelles.
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À VERLAINE
Londres, 7 juillet 1873.
Bibliothèque Royale de Belgique (BRB).
1.
ligne barrée sur le manuscrit.
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Lundi midi.
Mon cher ami,
J'ai vu la lettre que tu as envoyée à Mme Smith.
C'est malheureusement trop tard.1
Tu veux revenir à Londres ! Tu ne sais pas
comme tout le monde t'y recevrait ! Et la mine que me ferait Andrieu
et autres s'ils me revoyaient avec toi. Néanmoins, je serai très
courageux. Dis-moi ton idée bien sincère. Veux-tu retourner à
Londres pour moi ? Et quel jour ? Est-ce ma lettre qui te
conseille ? Mais il n'y a plus rien dans la chambre.
— Tout est vendu,
sauf un paletot. J'ai eu deux livres dix. Mais le linge est encore
chez la blanchisseuse, et j'ai conservé un tas de choses pour moi :
cinq gilets, toutes les chemises, des caleçons, cols, gants, et
toutes les chaussures. Tous tes livres et manuss sont en sûreté. En
somme, il n'y a de vendu que tes pantalons, noir et gris, un paletot
et un gilet, le sac et la boîte à chapeau. Mais pourquoi ne
m'écris-tu pas, à moi ?
Oui, cher petit, je vais rester une semaine
encore. Et tu viendras, n'est-ce-pas ? dis-moi la vérité. Tu
aurais donné une marque de courage. J'espère que c'est vrai. Sois
sûr de moi, j'aurai très bon caractère.
À toi. Je t'attends.
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