Rimbaud, le poète (accueil)  > Bibliographie > Notes de lecture > Atle Kittang, Discours et jeu.

 

 

 

ATLE KITTANG, DISCOURS ET JEU

Une approche structuraliste de l'hermétisme rimbaldien

____
 

 

 
Atle Kittang, Discours et Jeu,
Essai d'analyse des textes
d'Arthur Rimbaud,

Universitetsforlaget, Bergen
& Presses universitaires de
Grenoble, 1975.

 

   Cet ouvrage du norvégien Atle Kittang est cité régulièrement dans les bibliographies. C'est le plus séduisant (et le plus développé : 350 p.) des travaux d'inspiration structuraliste consacrés à Rimbaud dans les années 60-80. Il n'a pourtant jamais été réédité.


Une pratique scripturale inouïe

   L'auteur part d'un constat qui, avec des nuances, pourrait être encore le nôtre : "l'échec de la critique d'érudition et de ses tentatives pour faire parler l'œuvre rimbaldienne dans sa totalité". Il voit la preuve de cet échec, cause d'un véritable "désespoir critique" (p.13), dans la "polyphonie" des interprétations (il aurait pu aller jusqu'à cacophonie, on ne lui en aurait pas voulu). Pour lui, cet "éparpillement" des approches herméneutiques trouve sa cause dans la "dispersion" de l'écriture rimbaldienne elle-même (p.14), dans le caractère "hétéroclite" de l'œuvre et dans l'inadéquation des méthodes critiques qu'on lui applique.

   Le livre se divise en deux parties correspondant aux deux mots du titre : "discours" et "jeu".

   Il y a un "discours" de Rimbaud, c'est-à-dire un message intelligible, nous dit Kittang. La partie de l'essai intitulée "L'espace thématique" est consacrée à mettre en évidence ce qui résume, aux yeux de l'auteur, ce discours : "un certain schéma à isotopie double mais unitaire, qui englobe en quelque sorte un niveau du corpus, constituant son sens, sa lisibilité" (p.16). Cette double isotopie, érotico-existentielle et poétique, est déclinée selon un certain nombre d'"images nucléaires" ou "figures" aisément repérables (figures de la Femme, de la Ville, du Voyage, de la Scène) et selon "l'opposition métaphorique fondamentale de l'eau et du feu" (p.51). Elle vient en droite ligne du romantisme, mais réinterprétée de façon critique.

   Le discours rimbaldien, en effet, peut être défini comme "une sorte de prolongement contestataire du discours romantique" (p.47). C'est "un discours métapoétique", au sens où la poésie y interroge "ses propres conditions d'existence : le Moi et le principe de l'Expression" (l'expressivité comme manifestation d'une subjectivité lyrique) (p.49). Ainsi, lorsque nous étudions l'œuvre de Rimbaud, nous ne rencontrons pas "un Moi originaire et unique s'articulant à travers une structure de thèmes fondamentaux" mais "une série de masques du Moi, qui s'élaborent autour de ces thèmes : un Moi qui glisse à tout instant vers un Autre" ; en d'autres termes, "pas un Moi poétique traversant une série d'expériences sensibles mais une écriture discursive qui change pour ainsi dire systématiquement de Moi" (p.51).

   La seconde partie de l'essai, intitulée "L'espace ludique" montre comment la "problématisation de cette instance expressive fondamentale qu'est le Moi [...] ne cesse de se doubler d'une écriture qui en tire pour ainsi dire les conséquences pratiques" (p.46) L'auteur y analyse "cette pratique scripturale inouïe" (p.45), cause de "l'illisibilité notoire de Rimbaud" (p.51), qui caractérise "surtout", nous dit-il, les Derniers vers et des Illuminations. Ce "jeu" rimbaldien consiste dans "la transformation de la textualité du discours en une textualité libre et non-communicative, qui se veut génératrice et auto-représentative" (p.51).

 

 
   

L'ESPACE THÉMATIQUE

Le fermé et l'ouvert

   "Clôture" est le grand mot de Kittang. Car, d'une part, la volonté d'échapper à la "clôture" organise en profondeur l'expérience sensible de Rimbaud, son univers mental, d'autre part elle caractérise fondamentalement le "jeu" que le poète cherche à introduire dans la pratique scripturale du romantisme. Rimbaud, explique Kittang, refuse de se plier à l'impératif de la communication et de l'expression lyrique dans le but d'échapper à la "clôture historico-idéologique" représentée par le romantisme. Il soumet une thématique largement héritée du romantisme à des "jeux scripturaux" destinés à désorienter le lecteur. Le "texte non-communicatif", tel que Rimbaud le pratique pour échapper à la "clôture" du code littéraire, se caractérise par une "écriture de dispersion", fondée "sur un principe centrifuge et désagrégeant".

   Cette phobie de l'enfermement est d'abord perceptible au niveau des thèmes de l'œuvre, que Kittang analyse selon une méthode qui doit beaucoup, de son propre aveu, à Jean-Pierre Richard. Il s'agit de décrire l'imaginaire du poète comme une structure, que le critique dégage en formalisant de grandes oppositions thématiques. Et d'abord, celle du fermé et de l'ouvert. Relèvent ainsi de la clôture et du dégoût qu'elle provoque chez Rimbaud la satire du monde clos de Charleville (À la Musique), de l'univers statique, nauséabond et renfermé des Assis et des Accroupissements. Relèvent, symétriquement, du désir d'expansion et de liberté les thèmes de l'évasion, du vagabondage, les métaphores de l'espace ouvert, de l'immensité, de la liquéfaction, thèmes intimement liés aux lieux communs romantiques de la Nature et de l'Amour (Soleil et chair, Sensation, Les Poètes de sept ans, Le Bateau ivre, etc.)

 

Moi hyperbolique

   Le "passage essentiel de la clôture à l'ouverture" (p.97) se décline à travers une série cohérente de thèmes et d'images. La figure de l'homme debout, de l'Homme avec majuscule, idéalisé, héroïsé, maintes fois multiplié ou universalisé par l'usage du "Nous", revient avec insistance dans les textes de Rimbaud. On la retrouve sous une forme équivalente dans l'image "princière" du Poète ou du Génie (Les Premières Communions, Âge d'or, Conte, Génie).

   L'un des premiers poèmes de Rimbaud, Soleil et Chair, offre un exemple de cette identification de l'Homme idéal et du Poète, sous l'apparence synthétique de "l'Homme-Chanteur fièrement dressé au milieu d'un espace immense, créant par son chant une réciprocité infinie entre les différents éléments de la Nature, une réciprocité qui vient se résumer dans la notion-clef de l'Amour. À côté de ce schéma récurrent, il faut retenir les signes d'une métaphorique nouvelle qui surgissent autour des notions de richesse et de splendeur" (p.81) :

"Le grand ciel est ouvert ! les mystères sont morts
Devant l'Homme, debout, qui croise ses bras forts
Dans l'immense splendeur de la riche nature !
Il chante... et le bois chante, et le fleuve murmure
Un chant plein de bonheur qui monte vers le jour !...
C'est la Rédemption ! c'est l'amour ! c'est l'amour !..."

   On trouve une autre manifestation de cet Homme-Chanteur, personnification du Moi poétique, dans les motifs rimbaldiens récurrents de la voix (ou des voix), de la musique et du chant (Bannières de mai, Âge d'or, Phrases, Barbare, Solde...). Enfin, on peut déceler une autre forme d'hyperbolisation de la figure humaine dans l'exaltation sublimée du Corps : le "corps merveilleux" de Being Beauteous ou Matinée d'ivresse. C'est souvent le corps de la Femme (Aube, L'étoile a pleuré rose ...) et l'image idéalisée du couple (Royauté), estime Kittang, qui assument l'expression de cette érotique rimbaldienne.       

 

Images d'expansion et d'éclatement

   L'érotique rimbaldienne revêt souvent la forme d'une "spatialisation énergique", d'un désir d'expansion : ascension, multiplication, exploration, appropriation ... Les Déserts de l'Amour et Les Poètes de sept ans, par exemple, combinent l'évocation maritime (exploration) et le sensualisme oral (appropriation orale). Thèmes du voyage, thèmes de la soif et de la faim (Le Bateau ivre, Comédie de la soif, Fêtes de la faim....). La Femme est fréquemment associée à l'image spatiale de la Grande Ville :

"Est-elle almée ?... aux premières heures bleues
Se détruira-t-elle comme les fleurs feues...
Devant la splendide étendue où l'on sente
Souffler la ville énormément florissante !"

   Mais, comme il semble logique, l'hyperbolisation du Moi poétique se retourne en agressivité hyperbolique lorsque le Moi est confronté à l'échec. C'est ce qui se passe, selon Kittang, dans des textes comme Conte ou Qu'est-ce pour nous mon coeur. Dans ces deux poèmes, dit-il, on assiste de façon significative à l'apparition d'une imagerie de la combustion en place de la liquéfaction qui accompagne généralement le gonflement hyperbolique du Moi. C'est la manifestation d'une autre figure du Poète, celle du poète révolté (type romantique du Surhomme fatal). Nous assistons alors à un "éclatement qui est le résultat d'un gonflement démesuré" (p.108) C'est la conséquence de cette poétique de l'é-normité, du Moi monstrueux et du dérèglement des sens exposée dans les lettres du Voyant.

"Autrement dit, là où les thèmes de l'ouverture et de la spatialisation tendaient vers un état euphorique d'équilibre et de coïncidence entre le Moi et son espace [...] la structure de l'énormité signifie un éclatement de cette hyperbole équilibrée et, conséquemment, un passage de la coïncidence à la non-coïncidence entre le Moi et l'Espace. Derrière l'euphorie, on devine le danger de dysphorie." (p.109).

Danger que l'auteur illustre par un commentaire de la fin du Bateau ivre.

 

Moi-Enfant

   La fin du Bateau ivre montre qu'il y a aussi, chez Rimbaud, un imaginaire de l'espace resserré et de l'intimité qui surgit "comme une réplique de défense devant l'hyperbole démesurée de l'énormité" (p.113). Il est à relier avec cet autre masque ou avatar du Poète qu'est l'Enfant. Mais cette clôture défensive apparaît menacée d'éclatement. En effet, une "dialectique du gigantesque et du minuscule" s'installe à l'intérieur de ce thème, un scénario du "submergement du Poète-Enfant" qui fait écho à celui de "l'énormité et de l'hyperbole éclatée" (p.122). Nombre de "personnages" rimbaldiens, assimilables peu ou prou au stéréotype enfantin (Ophélie, le "poète de sept ans", le Faune de Tête de Faune, etc.) trouvent refuge dans un lieu intime ou dans un écrin de nature poétisé, érotisé, mais cette position d'équilibre rassurante tend à se briser sous l'effet d'une soudaine explosion (l'"immense râle" des "mers folles" a brisé le cœur d'Ophélie, un vertige sensuel s'empare de l'enfant-poète à la pensée de la "prairie amoureuse", "la lèvre" du Faune "éclate en rires sous les branches").

   Kittang décèle "un deuxième geste de défense" dans les thèmes rimbaldiens de l'exil ou de l'isolement, et du rêve d'innocence. Le Moi exilé ou isolé (Vies, Âge d'or, Chanson de la plus haute tour, Larme) serait une variante du Moi-Enfant. L'auteur perçoit ici aussi une tension contradictoire à l'intérieur du thème : un moment entrevu comme sécurité et repli glorieux autour d'une richesse intime, princière, hyperboliquement poétique (Vies, Âge d'or), l'exil se termine par un regret, un vide, un processus de frustration libidinale, une impuissance poétique (Chanson de la plus haute tour, Larme), voire d'auto-dissolution ou d'auto-destruction (le "moucheron enivré" d'Alchimie du verbe).  

 

Le moi inauthentique et le thème de l'autorité

   La méthode suivie dans cette première partie, nous dit Kittang, a consisté à "présenter sous forme d'un 'récit critique' les points nodaux de la thématique rimbaldienne et le dynamisme dialectique qui les relie". Elle nous a conduit ainsi "du point de départ polémique (dénoncement de la clôture) à un point d'arrivée provisoire [le Moi-Enfant, les gestes de défense contre l'énormité et l'éclatement] qui s'est manifesté comme l'emprise d'une clôture nouvelle" (p.136). Le parcours rimbaldien obéit donc manifestement à "une sorte de logique en cercle clos" dont Une saison en enfer est l'expression la plus aboutie. L'auteur rappelle à ce propos le jugement de Jean-Louis Baudry :

"Il semble que la Saison en enfer soit bien la relation de toutes les tentatives faites pour échapper à l'espace clos de la pensée et de l'idéologie occidentale − mais ces tentatives sont déjà inscrites nécessairement dans l'histoire, elles ne font que répéter le mécanisme propre à cette histoire, elles ne relèvent que des solutions inhérentes à la logique propre à l'histoire de l'occident et de la sorte ne font qu'en redoubler la puissance contraignante" ("Le Texte de Rimbaud", Tel Quel n°36, 1969, p.35)

Et il fait sienne la formule de Robert Klein :

"Le livre n'est pas composé ; il rappelle plutôt le vol d'une mouche dans une bouteille." ("Pensée, confession, fiction", Archivo di filosofia n°2, 1959, p.107).

   La clôture à laquelle se confronte le Moi dans Une saison en enfer est principalement celle de l'autorité. C'est dans Mauvais sang surtout que l'auteur nous annonce vouloir étudier cette figure nouvelle de l'enfermement : la "thématique verticale du maître et de l'esclave" (143). Dés la première section de Mauvais sang, on peut observer un "trajet en cercle clos". Le sujet, qui se définit d'abord comme un esclave ("je suis de race inférieure de toute éternité"), envisage d'échapper au déterminisme de "cette claustration autoritaire" (144) : il ne veut être ni maître ni ouvrier ("tous ignobles"), ni main à plume ni main à charrue, ni honnête ni criminel, par cette forme d'innocence et d'extériorité au système que garantissent le refus de jouer le jeu (le "mensonge") et le refus du travail (la "paresse"). "Feignons, fainéantons", comme dit le locuteur dans L'Éclair.

"Mais ce rêve est vite démasqué. Car malgré son agilité libre et son refus de se loger dans une classification apriorique, le Moi reste néanmoins confiné à une race, ainsi qu'à un univers social et historiquement daté : 'Pas une famille d'Europe que je ne connaisse'" (p.145).

   La seconde section de Mauvais sang reproduirait d'après Kittang ce mouvement circulaire en montrant comment le serf gaulois dépendant de l'autorité religieuse et féodale a connu, avec le monde moderne, une apparente libération qui le soumet en réalité au nouveau culte bourgeois de la nation et de la science ("La science, la nouvelle noblesse !").

   Nouvelle impasse dans la troisième section avec le thème d'un possible départ pour les colonies, dans l'avenir, et du "surhomme païen" (p.147). Puis, cette rêverie s'effiloche avec l'idée qu'"on ne part pas" et le retour à un présent "réaliste et désillusionné" (p.147) dans la quatrième section.

   Tout le chapitre se déroulerait sur ce modèle. Section après section, on voit le narrateur choisir un nouveau masque censé lui offrir une voie de salut. Mais :

"Nègre, partisan du satanisme, païen, menteur, fainéant, Surhomme fatal, forçat, innocent : aucun masque contestateur ne sauve le Moi de la clôture historique du libéralisme chrétien du deuxième Empire : de son baptême, de ses vêtements, de son travail" (p.151).

   La structure thématique à l'œuvre dans Mauvais sang est en fin de compte marquée, d'après l'auteur, par une tension dialectique entre horizontalité et verticalité : "d'une part la verticalité figée, surveillante de la clôture, du salut et du travail, d'autre part l'horizontalité dynamique, libre et perpétuellement changeante du Moi" (p.152). Cette horizontalité se matérialise dans la figure récurrente de la marche, "marche pénible derrière laquelle se devine peut-être le calvaire chrétien ('Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère')." (p.148). Quant au Moi ainsi tiraillé entre divers masques, il ne cesse d'être renvoyé à son infériorité sociale, à son "sommeil bien ivre sur la plage", à son anéantissement, c'est-à-dire à son inauthenticité et à son anonymat.

 
Le Moi bouffon

   Le "drame du discours rimbaldien" (p.161) serait donc de ne jamais pouvoir se fixer dans un masque à l'abri duquel puisse s'accomplir l'hyperbolisation et l'expansion du Moi poétique. Or, ce problème trouve sa conséquence et, dans une certaine mesure, sa résolution, dans cette ultime transformation thématique qu'est le masque du Bouffon, sorte de masque des masques qui les autorise tous, mais en les réduisant à un Jeu. On voit nettement apparaître cette figure du poète, à plusieurs reprises, dans l'œuvre de Rimbaud, par exemple dans L'Éclair :

"Ma vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, prêtre !"

Le "corollaire au niveau pratique [de cette posture du Bouffon] sera une écriture où l'élément confessionnel et discursif s'évapore. Car là où il n'y a pas de Moi-essence à exprimer, il n'y a aucune expressivité, et, par conséquent, aucune communicativité." (p.161).

   Ainsi, Matinée d'ivresse apparaît à Kittang comme une fable plutôt optimiste sur la création poétique, où se laisse deviner le "masque" du Poète-Bouffon. Le poème décrit, à travers un matériau thématique typique, "une transfiguration et une hyperbolisation qualitative du Moi poétique" (p.163). Il mentionne certes, de façon insistante à travers les champs lexicaux de la torture, du dégoût et de l'horreur, notamment "une rupture virtuelle et un éclatement possible" (p.165). Cependant, "la modalité propre du texte n'en est pas moins celle de la revalorisation, qui se reflète sur le mode de vénération de 'sacrés soyez-vous'" et "se manifeste d'une manière beaucoup plus libre et joyeuse [...] dans l'exclamation qui ouvre le paragraphe ('Rire des enfants'), nous montrant encore une fois la dispersion bienheureuse du rire rimbaldien" (p.166).

   L'auteur perçoit dans Ma Bohème, autre manifeste poétique, une course sans but doublée d'une production poétique sans volonté expressive : "une sorte de luxe ludique" (p.170). Cette absence d'expressivité et de transitivité (c'est ainsi que l'auteur nomme la chose) équivaudrait à un message métapoétique annonçant ce qui sera défini plus loin comme une "poétique du faire" par opposition avec la "poétique du dire".

   Les zones sémantiques fréquemment exploitées du théâtre, de la musique et de la danse ont pour fonction de faciliter "la représentation métaphorique et thématique de l'intransitivité poétique", de dégager la poésie de "la logique étouffante et autoritaire de la clôture et du discours idéologique" (p.173). Ces arts occupent en effet à des degrés divers un domaine intermédiaire entre le discours et la non-représentation, entre le lisible et l'illisible, comme nombre de textes des Illuminations. Analysant Sonnet, dans Les Illuminations, l'auteur montre qu'on y repère la même dichotomie thématique que dans Matinée d'ivresse entre, d'un côté, le "réseau de la plénitude et de la surabondance" et, de l'autre, les "signes d'un danger et d'une privation" (p.175). Mais l'image de la danse vient finalement représenter un dépassement de cette contradiction : "l'image de la danse constitue, par ses caractéristiques, la victoire ultime de l'intransitivité et du non-utilitaire" (176). Le Moi danseur et chanteur ("la danse et la voix") est la variante la plus dynamique, la plus résolue ("le droit et la force"), la plus émancipée, du Moi bouffon, du Poète-Farceur.

 
 

L'ESPACE LUDIQUE

 

Voyance et activité poétique

   Comme la course de l'enfant-poète dans Ma Bohème, la poétique définie dans la Lettre du Voyant se présente comme une activité sans but. Rien de moins statique et contemplatif que la méthode du Voyant : "L'acte de voir existe à peine dans le texte. N'y existe que le dynamisme frénétique précurseur de la Vision et le dynamisme non moins frénétique de son éclatement" (cf. les multiples termes dynamiques : "cherche" / "épuise" / "force" / "devient" / "arrive"). L'Inconnu de Rimbaud, comme celui de Baudelaire selon Friedrich, est moins un but objectif qu'une "transcendance vide", il "ne désigne qu'un espace en expansion : le champ du travail poétique plutôt que sa destination". Ainsi, la prose des Illuminations intitulée Jeunesse décrit la création comme un "travail" déployant ce que Kittang appelle une "énergie productrice" et visant à mettre en mouvement une multiplicité d'"éléments signifiants : harmonies, architectures, foules, luxes et êtres parfaits" (p.187)

   Il s'agit moins, par conséquent, de voir que d'inventer ("il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions" ; "Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles", Lettre du Voyant). Et, notamment, il s'agit d'inventer "une langue" capable de déployer "une dynamique productrice où les éléments sémantiques multiples ('parfums, sons, couleurs') s'accrochent l'un à l'autre et se tirent mutuellement ('de la pensée accrochant la pensée et tirant'), constituant ainsi une épaisseur scintillante de formes signifiantes, − un espace signifiant dynamique" (p.189). C'est ce que Kittang appelle remplacer une "poétique du dire" par une "poétique du faire".

   Même logique dans cet autre texte à visée métapoétique qu'est Alchimie du Verbe. Rimbaud y définit une méthode de création qui n'a rien à voir avec l'expression d'une subjectivité mais évoque plutôt une activité ludique, gratuite, consistant à libérer la productivité autonome du "verbe". Il commence par énumérer un bric à brac d'éléments disparates issus des livres ou de la culture populaire ("J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes [...] Je rêvais croisades, voyages de découvertes [...]"), aliments nécessaires de sa fantaisie, de ses "enchantements". De là, il passe à une autre activité combinatoire, le jeu avec les lettres de l'alphabet, dont les principes sont l'indifférence à la signification ("je réservais la traduction") et la libre association (une seule règle, l'arbitraire, le bon plaisir du créateur : "J'inventai la couleur des voyelles [...] je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne [...]"). Enfin, exploitation de la vertu hallucinatoire des mots ("j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots"), c'est-à-dire de leur capacité à susciter les choses, voire à les créer, tout autant qu'à les reproduire ou les exprimer.  

 
Écriture de concentration / écriture de dispersion

   On entre là dans le vif du sujet et, disons-le tout de suite, les arguments que l'auteur tire des textes n'ont pas toujours la clarté et la force de conviction suffisantes pour justifier ses formules théoriques. Retenons cependant les points forts de sa démonstration.

   Partant de ce qui distinguerait Rimbaud d'un Baudelaire, Kittang dégage l'opposition entre une écriture de concentration et une écriture de dispersion. Concentration chez Baudelaire au sens où, dans des poèmes comme La Chevelure ou Le Serpent qui danse, par exemple, l'ensemble des notations ou images se recoupent pour former "une dense synthèse poétique, un vrai lieu de correspondances", cette écriture "tend vers l'unité et l'isotopie". Certains textes de Rimbaud sont parfaitement conformes à ce modèle (Les chercheuses de poux, Le Buffet...) mais, la plupart du temps, on observe chez lui une recherche systématique de l'éparpillement sémantique : une "dispersion scripturale" (p.198).

   Michel et Christine et les deux premières strophes de Mémoire opposeraient, d'après Kittang, les deux modes d'écriture : écriture traditionnelle dans le tableau bucolique, écriture de dispersion dans l'évocation de l'orage (M & C) ; écriture traditionnelle dans la personnification de la rivière (seconde strophe de Mémoire) contrairement à ce qu'on peut observer dans la première strophe du même texte. Ce serait déjà là un premier indice de dispersion ou de disparate. L'idée paraît assez artificielle.

   Mais voyons ce que Kittang appelle ici "écriture de dispersion". Dans l'évocation de l'orage, Rimbaud utilise "un enchaînement assez libre de signifiants" dont la convergence sémantique n'est à l'évidence pas assurée et qui sert à désorienter le lecteur :   

Fuyez ! plaine, déserts, prairie, horizons
Sont à la toilette rouge de l'orage !

[...] Voilà mille loups, mille graines sauvages
Qu'emporte, non sans aimer les liserons,
Cette religieuse après-midi d'orage
Sur l'Europe ancienne où cent hordes iront !

Soit ! Au début de Mémoire :

L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

"il n'est pas difficile de se figurer les ressemblances visuelles et mythiques entre la clarté d'une rivière étincelante et la blancheur érotique du corps féminin. Or c'est justement cette vraisemblance qui est soigneusement détruite par la comparaison insolite s'intercalant entre les deux éléments nominaux : 'comme le sel des larmes d'enfance' [...] L'effet d'un tel enchaînement imaginaire est donc celui d'une forte 'spatialisation verbale'. Au lieu d'une linéarité rassurante, on voit s'élaborer une sorte d'éventail poétique. Ce travail se poursuit dans les vers suivants [...]" (p.204)

   La description est inattaquable mais Kittang est-il en droit de conclure que l'effet recherché est "le retrait du signifié et le nivellement de l'ordre du sens" ? Ne voit-il pas que l'unité sémantique mise en péril, en effet, par la multiplication insolite des référents mobilisés, se restaure à un autre niveau de sens dès qu'on a compris que ce qu'il appelle "l'image dynamique d'une lutte entre le Soleil et la blancheur féminine", c'est-à-dire le conflit entre hommes et femmes, est bien souvent la cause, pour Rimbaud, des "larmes d'enfance", et que c'est là, justement, le sujet traité par le poème ? Peut-on, dans ces conditions, parler de retrait du signifié et d'illisibilité ? Au contraire, l'apparent disparate des images n'est-il pas chez Rimbaud le moyen d'un surcroît de signification, d'une accession à l'abstraction et au symbole ?

   Il n'est pas possible d'étudier en détail toutes les microanalyses (d'ailleurs brillantes) exploitées par l'auteur à l'appui de sa thèse. Disons que presque toujours, il est possible de leur reprocher une grande exagération de l'hermétisme des textes.

   Que les figures analogiques des Assis mettent systématiquement en relation des domaines de sens éloignés, on veut bien l'admettre. Que la postposition du sujet de la première phrase laisse planer pendant plusieurs vers un certain flou sur l'objet de la description, c'est une évidence. Mais de là à parler de "dislocation du signifié du portrait", d'"éléments détachés", de "double désintégration de l'unité humaine et de l'unité poétique", d'une écriture "oxymorique" qui "au lieu d'orienter le déchiffrement du lecteur par un jeu analogique, le désoriente par sa dislocation systématique de l'identique" !! Si ce n'est pas du pataquès, c'est au moins de l'hyperbole !

   De même, que Les Mains de Jeanne-Marie n'ait pas l'unité de structure et la cohérence métaphorique de son contre-modèle romantique, l'Étude de mains de Gautier, rien là que de très évident. Mais n'est-il pas excessif, une fois de plus, de parler à ce propos de "principe oxymorique" (ce qui semble surtout signifier pour Kittang contradictoire, disparate), de "débordement perpétuel du texte par rapport à son armature lisible", de "passage continu de l'illisible au lisible" ? Un examen de la question montrerait dans le texte de Rimbaud une "armature" moins "décentrée" que ce que l'auteur se plaît à dire. Kittang écrit par exemple :

 "Le bronzage des mains est d'abord nié ("Ni bruni"), puis constaté ("Les brunit"), puis nié de nouveau ("comme un sein d'hier"). Et ainsi de suite ; c'est comme si les vocables surgissaient en se consumant l'un l'autre. Ainsi, le "sang noir" peut "éclater dans leur paume" et y dormir en même temps (strophe 4) ; et les mains peuvent se mettre à pâlir au soleil" (p.214)

À quoi Steve Murphy réplique, non sans humour :

"En réalité, Rimbaud ne se contredit pas [...]. Le sujet lyrique n'affirme pas que les mains 'n'ont pas [...] bruni' mais qu'elles 'n'ont pas [...] bruni sur les pieds des dieux' ('les bananes n'ont pas été achetées chez le poissonnier' ne signifie pas que ces bananes n'ont pas été achetées ailleurs) [...]." (Murphy, Rimbaud et la Commune, Garnier, 2009, p.655)

De même, des mains hâlées peuvent pâlir "sur le bronze des mitrailleuses", même sous le soleil, s'il s'agit à travers cette pâleur, pour le poète, d'évoquer l'effet d'un effort violent ou la menace sur ces mains d'une mort qui "veut [les] déhâler". Enfin, lorsque Rimbaud déclare : "C'est le sang noir des belladones / Qui dans leur paume éclate et dort", il ne veut évidemment pas dire que ces deux états physiologiques sont concomitants.
 

 
Statique / Dynamique

   Kittang distingue dans Les Illuminations des textes à dominante statique (portraits et descriptions) et des textes à dominante dynamique (thèmes du voyage et de l'aventure).
 
   Dans ses textes statiques (Génie, Enfance I, Promontoire, Ville, etc.), le poète exploite les formes consacrées du portrait et du tableau comme "cadre" de ce que Kittang a appelé, dans sa première partie, les "textes hyperboliques", rattachés aux thèmes de l'ouverture et de l'immensité. Mais Rimbaud pratique ce cadre rhétorique en le faisant éclater par la "force spatialisante" de sa désormais fameuse "écriture de dispersion" : "juxtaposition dispersante" d'éléments incompatibles, oppositions concret/abstrait, emplois systématiques du pluriel, c'est-à-dire de "l'hyperbole quantitative", effets "d'élargissement et d'irréalisation" de la description par l'introduction d'un "paradigme géographique et exotique", etc.
 
   Dans ses textes dynamiques (Nocturne vulgaire, Mouvement, etc.) Rimbaud donne libre cours à un "double mouvement d'ouverture (de spatialisation) et de dynamisme énergique" (p.247) qui se retrouve aussi bien dans l'élément représentatif du poème (le carrosse de Nocturne Vulgaire, l'arche de Mouvement) que dans son dispositif d'écriture : effets d'éparpillement obtenus par de fréquentes "ruptures dans l'enchaînement isotope des signifiés" (p.248) (juxtaposition de termes sémantiquement étrangers les uns aux autres), effets d'auto-génération phonique du texte (les "motivations phoniques", c'est-à-dire les allitérations et les assonances, tendent à se substituer aux motivations sémantiques déficientes).
    
   Tout cela est très pertinent dans l'ensemble, passionnant même par endroits. Mais la méthode n'en est pas moins sujette à contestation. D'une part, elle est répétitive : on a parfois l'impression qu'en guise d'analyse, l'auteur s'acharne à retrouver partout les mêmes agencements de thèmes et les mêmes procédés d'écriture sans chercher à percer l'intention particulière de chaque texte, au risque d'en manquer la singularité. D'autre part, le postulat de l'illisibilité entraîne une indifférence à la recherche du sens qui provoque plus d'une fois des lectures négligentes, voire de véritables contresens. Il est vrai que Kittang n'avait pas à sa disposition la masse d'informations et d'analyses dont nous disposons aujourd'hui. Mais quand même...

   Quelques exemples, pour faire juge le lecteur.    

   L'analyse de Génie décrit de façon précise et globalement juste le système qui écarte le style du texte d'une écriture standard : la mise en relation, soit par apposition, soit par énumération, soit par comparaison, de champs sémantiques si éloignés qu'ils en paraissent incompatibles. Mais c'est moi qui dis "paraissent", pour Kittang ils SONT incompatibles. Car, selon lui, le poème n'a pas d'autre sens que "cette machine textuelle qu'il élabore" (p.224).
   Cette thèse de l'autoréférentialité du texte rimbaldien fonctionne en réalité chez Kittang comme un a priori qui l'empêche de chercher le moins du monde le sens des énoncés qu'il commente et lui fait dire plus d'une fois des sottises. Ainsi, au début de son commentaire de Génie, à propos du syntagme : "puisqu'il a fait la maison ouverte à l'hiver écumeux et à la rumeur de l'été", la conjonction "puisque", dit-il, n'aurait là aucune valeur logique et serait "un pur lien non-signifiant", sa valeur résidant "dans l'évaporation de son sens ou de sa fonction habituelle", afin de désorienter le lecteur (p.222). Tout au contraire, "puisque" présente à cet endroit son sens le plus plein de connecteur logique dans le cadre d'un raisonnement causal. Rimbaud entend démontrer que son "Génie" est déjà présent parmi nous, que son "affection" n'est pas seulement une promesse pour "l'avenir" mais nous est déjà prodiguée dans le "présent". Ce sont les raisons (les causes) de cette conviction que la conjonction a pour fonction d'articuler et ce sont bien ces raisons que développent les propositions suivantes.
 
   Rien d'étonnant, quand on "lit" de façon aussi désinvolte, qu'on puisse arriver à conclure que "le prétendu signifié du texte, le 'génie' mystérieux, reste insaisissable" (p.227). On ne peut même pas dire du poème qu'il soit une énigme, d'après Kittang, car le propre d'une énigme est de s'expliciter lorsqu'on en trouve la clé alors que, dans Génie, le "retrait du signifié" resterait "irréductible" (p.227). Je prétends bien le contraire et je renvoie sur ce point à mon commentaire de Génie.

   Commentant ensuite Enfance I, Kittang commence par analyser le démonstratif sans antécédent qui ouvre le texte ("Cette idole") comme un exemple typique de "retrait du signifié" (p.228). Il a quand même compris, je suppose, que l'"idole" en question est la Femme (comme dans L'Idole, recueil poétique du parnassien Albert Mérat) et que ce syntagme démonstratif, certes déconcertant parce qu'il n'est pas "anaphorique", est en réalité "cataphorique" et n'est donc pas du tout dépourvu de signification : il annonce les éléments postérieurs du texte, c'est-à-dire "la série métonymique de références féminines qui lui donnent son sens" (cf. O. Bivort, "Un problème référentiel dans les Illuminations : les syntagmes nominaux démonstratifs", Parade sauvage n°7, p.89-99, janvier 1991).

   Selon sa démarche constante, l'auteur insiste sur "le principe d'irradiation scripturale à partir d'un point de motivation" et
"la force centrifuge qui règle la composition du portrait". Rien de plus juste. Mais il ne semble pas voir que cette "dispersion graduelle de l'écriture" obéit à une fonction sémantique précise qui est de déployer toutes les images multiples de femmes qui composent pour Rimbaud la féminité idéale (voir mon commentaire d'Enfance I). Aussi conclut-il, comme d'habitude, à l'illisibilité du poème. Ou, du moins, à sa quasi illisibilité, car une sorte de sens serait quand même partiellement accessible grâce à l'arsenal thématique mis en place par l'auteur dans la première partie de son livre :

"Ce qui tout de même tient le jeu scriptural, écrit-il, est la thématique de l'immensité, servant de cadre et s'organisant autour des deux axes de la verticalité et de l'horizontalité. D'un côté nous avons les "terrasses" qui surplombent et dominent, de l'autre, la mer et le mouvement circulaire qui y opposent une horizontalité libre [...]" etc. (p.231).

Misère du formalisme !

"Or ce qui disparaît derrière cet espacement syntaxique et sémantique, conclut l'auteur dix lignes plus loin, c'est précisément l'objet du portrait : la Femme" (p.234).

On ne le lui fait pas dire !

   Les Illuminations "descriptives" comme Promontoire ou Villes I offrent à Kittang des exemples particulièrement convaincants pour illustrer son concept d'écriture spatialisante. Comme la figure de la Femme dans Enfance I, explique-t-il, le triple Hôtel-Villa-Palais qui constitue l'objet initial de la description dans Promontoire constitue un "point d'irradiation sémantique" à partir duquel le poème tisse "une dense surface textuelle, complexe et scintillante, brisant systématiquement la linéarité du sens" (p.237). Dès les premières lignes du texte, une série de juxtapositions gratuites provoque "l'éclatement de la description et l'évanouissement de son centre ("cette villa"), accompagnés par le jeu de plus en plus centrifuge des différents champs sémantiques" (p.236). Rien à redire à ce pertinent commentaire sauf que dans Promontoire, comme dans Enfance I, la "dispersion centrifuge" de l'écriture provoquant l'explosion du cadre générique de la description n'a pas pour but d'annihiler toute fonction sémantique et représentative du poème, comme semble le croire Kittang. Elle ne vise pas à escamoter son objet mais à permettre une élévation du particulier au général. Comme l'ont bien vu et exposé d'autres exégètes, ces textes ont une portée idéologique (politique, diraient certains) : Promontoire raille le tourisme de luxe de la même façon qu'Enfance I ironise sur le couple ou le mariage bourgeois en opposant le rôle que la convention y réserve à la femme aux images romanesques de l'Idole (proposées par la peinture, la littérature, la poésie...) : "Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur"".    

 
Équilibre : Texte scénique / texte ludique

   Kittang a construit son parcours comme une progression vers une écriture toujours plus détachée de l'expressivité et de la représentation, progression destinée à culminer avec les textes correspondant le mieux au modèle qu'il propose, celui du texte non-communicatif, dont il précise ainsi la définition :

"Une des caractéristiques fondatrices de la textualité non-communicative de Rimbaud est, rappelons-le encore une fois, l'absence ou le retrait de la motivation unique ou du telos isotope : c'est-à-dire l'absence d'un 'thème' (au sens courant du mot) ou d'un signifié (objectif ou subjectif) qui orienterait la lecture, et dont le texte constituerait la mimésis" (p.280).

C'est pourquoi, avant d'aborder des pièces purement ludiques comme le sonnet des Voyelles, il propose de faire un détour par une série de textes qu'il appelle "scéniques" parce qu'ils font référence au théâtre mais surtout parce que, dépourvus de véritable "thème", selon lui, ils sont à eux-mêmes leur propre thème et leur propre scène. 

   Bottom a fait l'objet d'interprétations oniriques et sexuelles que l'auteur ne rejette pas complètement mais qu'il qualifie de "mécaniquement symboliques" (p.263) parce que, selon lui, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est le "jeu de masques" réglé par les métamorphoses du protagoniste au nom shakespearien qui est au centre du poème. Dans ce "jeu", l'auteur retrouve quelques-uns de ses thèmes privilégiés : disparition du Moi derrière ses masques, clôture (la chambre de Madame) / ouverture (l'"aube batailleuse"), non-expressivité (au sens où les différentes métamorphoses du sujet ne suivent pas "une logique onirique plus ou moins personnelle" mais renvoient à des références intertextuelles précises, exploitées de façon ludiques).

   À aucun moment l'auteur n'envisage que le poème intitulé Scènes tienne un discours quelconque sur le théâtre comme certains exégètes ont essayé de le démontrer. Pour lui, il n'y a d'autre théâtre ici que celui de l'écriture :

"Cette combinaison de sujets représentant la théâtralité et de verbes dynamiques désignant à la fois une activité destructive et constructive donne à l'armature narrative une valeur nettement métapoétique et, en dernière instance, auto-thématique. Le véritable acteur du texte, c'est lé théâtralité même, c'est-à-dire le processus métamorphosant manifesté à l'état pratique par ce texte particulier, ou plutôt, constituant justement ce texte"(p.267).

 Ainsi, nous explique l'auteur, le poème raconte comment l'"ancienne Comédie" (= la théâtralité ludique du texte même) "poursuit ses accords" (= tisse ses analogies) et "divise ses idylles" (se spatialise, se dissémine, disperse "ses unités intimes"), etc.

   Fairy accentue plus encore "le côté auto-productif et générateur de l'écriture ludique de Rimbaud, et ses mécanismes métamorphosants" (p.271-272). Le nom d'Hélène n'est ici que le symbole de l'Amour et de la Beauté qui sont "les deux noyaux sémantiques fondamentaux du discours métapoétique de Rimbaud" (p.272). La conjuration dont il est question dans la première phrase du poème ("se conjurèrent") est celle des forces nécessaires à susciter par l'imbrication et le tressage des mots le personnage d'Hélène et "le décor féérique, constitué en dernière analyse par le texte lui-même" (p.272). Le verbe "fut confiée", dans la deuxième phrase, désigne "l'acte de distribuer des rôles et des masques aux acteurs [...]. Or cette conjuration et cette distribution des masques se réalisent en même temps au niveau de la pratique de l'écriture" (p.273).

    Avec Voyelles, Kittang tient enfin, à l'état pur, ce modèle du texte qui ne raconte ni ne représente rien, dépourvu de thème central (ce modèle qu'il croit trouver partout, même là où Rimbaud a mis manifestement un discours et un sens). On a certes connu de nombreuses interprétations systématiques de Voyelles mais Kittang a raison de tirer un bilan fort négatif de ces tentatives. De telles lectures, explique-t-il, nous aveuglent sur "l'ouverture dictatoriale du sonnet" (p.281). Il entend par là le geste consistant à attribuer arbitrairement une couleur à cinq voyelles, en réservant la traduction (Alchimie du verbe), façon, pour Rimbaud, de suggérer qu'il n'y a aucun sens caché à trouver. On ne trouve donc pas dans Voyelles UN discours d'ensemble mais UNE MULTITUDE d'associations répondant à des logiques phonétiques (/a/>/nwar/ ; bOMBinent > OMBres > OMBelles), analogiques (glaciers fiers > rois blancs ; pourpres > sang ; mers virides > pâtis), métonymiques (sang craché > lèvres), antithétiques (noir corset > mouches éclatantes ; clairons / silences), graphiques (U > cycles > mers), rimiques (Latentes > éclatantes > tentes) ou autres. Ce qui n'empêche pas d'y découvrir, au delà du jeu, un écho des thématiques obsédantes du poète (propension à l'ordure et à la violence, à la philomathie et au mysticisme).

   À juste titre, Kittang mentionne ensuite Dévotion comme étant l'"un des poèmes rimbaldiens les moins lisibles" (p.287). Ajoutons cependant que la manière dont il s'y prend pour le commenter en augmente considérablement l'obscurité. Il n'a certes pas tort de voir dans Dévotion un texte ludique, le jeu consistant d'abord, nous dit l'auteur, dans la "dislocation" progressive de la "structure communicative de la prière" (interruption du système anaphorique des apostrophes, à mi-parcours du poème) ainsi que dans la dégradation du style qui passe progressivement du solennel au grivois ("A lulu", "les oratoires du temps des amies") et au parodique ("l'esprit des pauvres"). Il signale aussi de façon pertinente que les noms féminins, comme les voyelles du poème précédent, fonctionnent comme de "véritables machines à engendrer ce texte dont ils constituent, en même temps, avec les zones sémantiques qui tendent à les entourer (nuit polaire et immense, monstruosité et démonie), les images métapoétiques et les miroirs auto-thématiques" (p.297). Mais il ne signale pas ou guère le sens obscène caché d'une grande partie du vocabulaire ("prière", "culte", "oratoire", "cœur", "spunk", "bravoures", notamment). Le lecteur aura intérêt, s'il veut saisir le jeu du poète, à chercher du côté de l'auto-érotique et de l'homo-sexuel et à laisser tomber quelque peu l'auto-thématique et l'auto-textuel.

   Voici enfin Barbare, où il ne faut surtout pas voir, nous dit Kittang, ce que tout lecteur y voit spontanément, le déploiement progressif d'une hallucination ou d'une vision : "La lente constitution d'une vision complète, d'un sens isotope, d'un message à communiquer, − voilà ce telos que Barbare refuse de servir" (p.298).

   Comment faire pour ne pas trouver dans un texte ce qui s'y trouve à l'évidence ? C'est bien simple. Il suffit de ne jamais se demander ce que le texte veut dire.

   Par exemple, si vous lisez :

"Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins —" (verset 3)

 et plus loin :

"(Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)" (verset 7)

constatez que "l'unité du message" est "ébranlée" par "l'effet oxymorique réalisé grâce à l'incise  ' qui nous attaquent encore le cœur et la tête ', car "à la distance et à l'antériorité exprimées par la première moitié de la phrase viennent ainsi s'opposer, par un seul et même trait d'écriture, l'affirmation d'une présence et d'une proximité" (p.300). Ajoutez qu'il en est de même exactement dans le verset 7 (p.302). Évitez, par contre, de vous demander si ce prétendu oxymoron, loin de confiner au non-sens, ne serait pas tout simplement l'indice d'un rapport logique d'opposition non-marqué :
   - "JE SUIS remis des vieilles fanfares d'héroïsme MAIS ELLES M'attaquent encore le cœur et la tête [...]
   - "JE SUIS loin des vieilles retraites et des vieilles flammes MAIS JE LES entends, JE LES sens".

   Autre exemple, lorsque vous lisez :

"Les brasiers pleuvant aux rafales de givre..., etc." (verset 6)

ne vous demandez pas ce que cette sorte d'éruption merveilleuse pourrait symboliser (c'est trivial), constatez plutôt qu'il se forme là des "combinaisons métaphoriques" et "oxymoriques" "d'une illisibilité parfaite" (p.302) mais qu'assurément ces rafales de glace et de braise constituent des "reflets auto-thématiques de la dispersion [du texte lui-même]" (p.302)

   Concluez enfin que le jaillissement de la "voix féminine" est certes une notation érotique mais, surtout, marque "l'aboutissement auto-thématique du poème, constituant l'image d'un équilibre poétique et d'un jeu bienheureux enfin réalisé ("la voix féminine arrivée")" (p.304).

    Ainsi est-il prouvé, une fois de plus, que le texte des Illuminations ne parle de rien, sauf de lui-même.

 
Déséquilibre : danger, mort et silence

   Dans les textes ludiques précédemment étudiés, nous dit Kittang, le jeu scriptural de Rimbaud, bien qu'il soit fondé "sur un principe centrifuge et désagrégeant", conservait une sorte d'équilibre : "un équilibre de la centrifugation  dont la textualité horizontale, spatiale et circulaire forme la manifestation ultime" (p.306) Ce que veut dire exactement ce jargon, j'aurais bien du mal à l'expliquer à mon lecteur. Je crois comprendre (mais j'ai peur de simplifier beaucoup la pensée de l'auteur) que, pour Kittang, des textes comme Voyelles, Bottom, Dévotion, Barbare, témoignent d'une expérience heureuse de l'écriture "oxymorique et dispersante" (p.305), ce que reflètent, "auto-thématiquement", dans le texte, un scénario de satisfaction croissante se dilapidant à l'infini et/ou se bouclant en un dénouement de forme cyclique (cf. Barbare). Or "ce qui est spécifique d'un tel équilibre paradoxal, c'est qu'il frôle, à tout instant, son propre éclatement" (p.306) Les "textes ludiques déséquilibrés" (p.308) que l'auteur se propose d'étudier dans le dernier chapitre du livre (Nocturne vulgaire, Parade, Angoisse, Soir historique) sont ceux qui aboutissent à un tel "éclatement", à un "éparpillement mortel du texte" (p.307).

   La fin de Nocturne vulgaire nous fait ainsi assister au naufrage de celui qui tient lieu de sujet, qui est tantôt un "on" impersonnel, tantôt un "nous multiplié" figurant "le Moi poétique en plein assujettissement dispersé" (p.309). La syntaxe revêt l'allure saccadée et frénétique des interrogations et des exclamations. L'imagerie est agressive (bêtes féroces, orages, armées, villes maudites de la Bible ...). La phonétique du poème enchaîne les assonances et les allitérations. "La conclusion du texte ne souligne pas le mouvement spatialisant mais, au contraire, la dispersion seule ("Un souffle disperse les limites du foyer")" (p.310).

   Dans Parade :

"À l'intérieur des images plus ou moins directement liées à une sémantique de la théâtralité et du masque, poussant les structures oxymoriques à leurs extrêmes, viennent éclater à chaque instant les signes d'un déséquilibre, d'un danger d'une négativité [...] masques des malandrins, des Molochs, des hyènes et des démons, − bref, des signes de cette même destructivité monstrueuse et bestiale qu'on a vue à l'œuvre dans maint texte déjà [...]. Ce n'est plus l'Autorité, principe même du Discours, qui est mise en état d'éclatement ici, mais le Masque, principe justement du jeu non-discursif  [...] l'écartement du signifiant et du signifié, la volatilisation du sens et la dispersion des masques ne sont plus les signes d'une euphorie mais, au contraire, d'une dysphorie scripturales" (p. 312-315).

Étrange conséquence de la doctrine du texte auto-thématique, que celle qui fait inférer, de la présence d'un registre pathétique ou tragique dans le poème, le caractère pathétique ou tragique de l'acte créateur lui-même, de la dégradation de la situation du sujet lyrique dans le texte, la dégradation du rapport du scripteur à l'acte d'écrire !

   De même, avec le motif de la "Femme-Vampire", ce serait à l'anéantissement de la figure métapoétique de la Femme (la Femme-Poésie) que nous assisterions à la fin d'Angoisse :

"C'est donc le texte d'une sorte de poétique négative, d'une Mort de la Poésie, qui est tissé dans cette dernière partie d'Angoisse, en contraste évident avec la poétique positive envisagée aux premiers paragraphes. Et le poème se termine justement sur une imagerie mimant cette Mort poétique" (p.319).

Personnellement, je ne crois pas que le "silence atrocement houleux" du dernier alinéa d'Angoisse représente, comme l'affirme Atle Kittang, "l'au-delà de la Mort poétique", conclusion d'un "texte éclaté et vide qui étrangle son Poète, qui lui coupe la parole, qui lui présente le mur impénétrable de l'ultime clôture − le silence " (p.320). C'est là un nouvel exemple, paradoxal chez un pourfendeur de ce que Todorov a appelé le rimbaldisme "évhémériste", d'une contamination de l'exégèse par une téléologie de type biographique. Tout au contraire, il me semble que Rimbaud, dans le dernier verset d' Angoisse, représente l'enfer que sera sa vie s'il persévère dans son existence actuelle, s'il continue d'être ce pitre, ce bouffon tragique, le Poète qui amuse les foules de ses combats spirituels ridicules et sans espoir, s'il fait le choix d'"être plus drôle", comme dit sarcastiquement le poème. Sans doute faut-il comprendre : "plus drôle" ... pour "la Vampire qui nous rend gentils", allégorie du destin, de l'existence sociale dans ce qu'elle a de limité et de limitant "plus drôle" pour cette Sorcière qui joue avec nos vies et s'amuse des tortures qu'elle nous inflige, les "tortures qui rient". Bref, je trouve une fois de plus que la lecture "métapoétique" proposée par Kittang contourne le texte au lieu de l'affronter.

   C'est avec Soir historique que Kittang boucle son parcours dans l'œuvre de Rimbaud. Ce choix s'explique par la dimension métapoétique indiscutable du poème. Ce qui se discute, par contre, c'est la façon dont Kittang interprète le discours sur la poésie présent dans le texte. Selon lui :

"La première partie semble résumer, en thématique et en pratique, l'aventure poétique de Rimbaud, surveillée par un regard détaché qui est celui du poète lui-même [...] elle nous mène de l'isolement initial, en passant par les images de la nappe d'eau, de la Femme multipliée, du voyage, du théâtre et du jeu, jusqu'aux images de la danse, de la musique et de la chimie, qui reflètent bien les traits caractéristiques du texte ludique" (p.323 & 326).

C'est donc sa poésie ludique elle-même que Rimbaud stigmatiserait lorsqu'il parle de "magie bourgeoise" (p.327). Soir historique recueillerait l'amère constatation, de la part du poète, qu'"au lieu de l'ouverture libératrice et du dynamisme producteur" qu'il en attendait, l'expérience poétique des Illuminations le replace "devant l'obligation de 'se soumettre à cette atmosphère personnelle', à cette clôture et à cette intimité vaporeuse de la subjectivité et de la confession, dont l'écriture ludique se voulait précisément la négation pratique" (p.326-327). D'où le cataclysme final qui n'exprime pas, comme on le dit souvent, l'ardente patience révolutionnaire de Rimbaud et son choix d'une poétique du réel par opposition à une poétique subjectiviste mais "tout simplement un désir d'anéantissement apocalyptique qui signifie un refus poétique général" (p.327).

 

 

[1] L'auteur revendique hautement le caractère "structuraliste" de sa démarche, p.49-50, et demande même qu'on le distingue, sur ce plan, de la critique thématique de J.P. Richard. Celle-ci, de par son "postulat sensualiste", cherche toujours à définir l'"identité cachée" de l'écrivain, la structure fondamentale de son rapport au monde sensible. Or l'œuvre de Rimbaud ne saurait être définie principalement comme l'expression d'un imaginaire personnel. Elle épouse, quoique de façon subversive, la structure générale du discours romantique et, dans cette mesure, elle exige "une analyse plus nettement structurale" qui tienne compte de "son historicité" et "des facteurs transindividuels". On peut donc légitimement classer, semble-t-il, le livre de Kittang parmi les études d'inspiration "structuraliste" consacrées à l'œuvre de Rimbaud, en compagnie de divers articles généralement cités dans ce cadre : 
 - Marie-Josèphe Rustan, "La rhétorique de Rimbaud", Cahiers du Sud, n° 326, p.114 sqq, 1954.
 - Jean-Louis Baudry, "Le texte de Rimbaud", Tel quel, n° 35-36, 1968-1969.
 -
Michel Charolles, "Le texte poétique et sa signification", Europe, p.97-113, mai-juin 1973.
 - Tzvetan Todorov, "Les Illuminations", dans La Notion de littérature, Points-Essais, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[2] "Si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place" (Stéphane Mallarmé, Sur l'évolution littéraire, 1891).

 

 

Conclusion : "un refus stérile" ?

   Discours et jeu est un livre qui compte dans la bibliographie rimbaldienne. Les analyses de textes sont nombreuses, précises, souvent brillantes. Nous adhérons à la définition qui nous est donnée de la structure profonde de l'imaginaire rimbaldien, ce geste d'évasion ou d'expansion lyrique toujours empêché, qui ne trouve son véritable espace que dans la distance du jeu. Mais cette adhésion ne va pas sans d'importantes réserves.

   La première partie de l'ouvrage, qui montre comment le poète récupère en les transformant les stéréotypes de la sensibilité romantique, est solide et convaincante. Cependant, apporte-t-elle un éclairage absolument nouveau ? L'arsenal structuraliste [1] est manié avec brio. Horizontalités et verticalités, circularités et clôtures, tensions dialectiques entre contraires, binarités doubles, etc. sont mises à contribution pour dresser une cartographie formalisée de l'univers rimbaldien. On admire l'habilité de la construction théorique mais on trouve aussi une certaine facilité à se contenter de "dégager les structures thématiques et les figurations métaphoriques qui moulent le texte". Car cela présente surtout l'immense avantage d'éviter au critique la recherche du sens. Combien de fois, d'ailleurs, au cours de son livre, l'auteur ne se félicite-t-il pas d'avoir su éviter ce qu'il appelle, en se pinçant le nez, "la quête des clefs et des références biographiques" (p.174).

   C'est donc surtout dans sa seconde partie, dédiée aux dispositifs d'écriture réglant "l'espace du jeu", a priori la plus originale, qu'on attend l'auteur avant de porter un jugement définitif. Or, ce deuxième volet de l'ouvrage accentue les points faibles de la méthode utilisée, tout autant que ses points forts.

   La part de l'analyse textuelle est plutôt plus affirmée dans cette seconde moitié du livre et l'on apprécie l'analyse détaillée des écarts rimbaldiens par rapport aux normes du langage poétique standard. On trouve opératoire le concept d'"écriture de dispersion" construit par Atle Kittang pour rendre compte des attaques portées par Rimbaud contre l'unité du discours. L'hermétisme rimbaldien repose en effet, au moins en partie, sur une pratique d'éparpillement sémantique par juxtaposition d'éléments incompatibles, une pratique de dislocation de l'énoncé s'affranchissant des mécanismes qui en assurent l'isotopie : cohésion métaphorique, lexicale et thématique, unicité du sens, clarté des enchaînements syntaxiques, homogénéité de ton.

    Mais, simultanément, on s'étonne de l'obstination du critique à ne voir dans Les Illuminations qu'une écriture intransitive, refusant la représentation, et dépourvue de tout sens. À plusieurs reprises, dans ce qui précède, je crois avoir montré que le disparate des images et la dislocation du discours sont au contraire, chez Rimbaud, le moyen d'une accession à l'abstraction, à la généralité et au symbole, c'est-à-dire d'un surcroît de signification. J'ai donné plusieurs exemples des lectures superficielles, frisant parfois le contresens, auxquels sa thèse de l'illisibilité conduit l'auteur de l'étude.  Pour, en bout de course, renouer avec la méthode éculée des interprétations téléologiques qui croient pouvoir diagnostiquer partout des Adieux à la Littérature et des prémonitions du Silence.

   Rien d'étonnant, au fond, dans ce ralliement d'un "structuraliste" aux "héraldistes du silence" (l'expression est d'Aragon) : le refus du sens et de l'expressivité (qui définissent, selon Kittang, l'hermétisme rimbaldien) n'est-il pas déjà par lui-même une forme de mutisme, un "geste impuissant" (p.344), une façon de se mettre radicalement à l'écart, en se coupant de tout lecteur potentiel ? Kittang caractérise explicitement l'hermétisme rimbaldien comme  un "refus stérile" de la communication (p.341 et 344) qu'il tente d'expliquer comme l'effet d'une situation historique. Rimbaud, explique-t-il dans sa conclusion, comme les autres grands illisibles de son temps (Mallarmé, Lautréamont, Laforgue), tirerait de cette façon les conséquences ultimes du divorce intervenu entre l'écrivain et son public bourgeois depuis la seconde génération romantique (Baudelaire, Gautier, Flaubert...).

   Mais n'y a-t-il pas un certain risque idéologique, de la part d'une critique qui se voudrait en empathie avec la posture subversive de l'auteur qu'elle commente, à présenter ainsi son œuvre ...

"comme une manifestation exemplaire de cette 'valorisation absolue de l'échec' [...] qui constitue selon Sartre 'l'attitude originelle de la poésie contemporaine' [...]. Ne risque-t-on pas alors de présenter l'écriture rimbaldienne comme l'image d'un refus stérile de l'Ordre [...], ou comme un pur réflexe mécanique dont le peu d'efficace sera pour ainsi dire confirmé par la misérable existence postérieure du poète ?" (p.341).

Il sera beaucoup pardonné à Kittang pour s'être posé lucidement la question, même si, malheureusement, c'est pour réaffirmer sa thèse quelques lignes plus loin.

   En effet, ayant reconnu chez Rimbaud une forme "carnavalesque" de bouffonnerie subversive (par référence à Bakhtine voyant dans les désordres urbains du Moyen-Âge et leur reflet littéraire dans le rire rabelaisien des annonciateurs lointains de la révolution bourgeoise), Kittang affirme que ce qui fait la différence entre Rimbaud et les formes collectives de la contestaton carnavalesque, c'est son isolement du public de son temps :

   "Si l'œuvre rimbaldienne [...] signifie un geste impuissant et un refus stérile, cela n'est pas nécessairement à cause de la pratique littéraire [carnavalesque] qu'elle manifeste, mais à cause de son manque de fondement social. L'opéra fabuleux monté par un Rimbaud comme une 'joyeuse négation de l'identité et du sens unique', se trouve irréductiblement coupé de la culture collective, et se joue par conséquent devant une salle terriblement vide." (p.344).

   La salle était-elle aussi vide que le dit Atle Kittang ? Croit-il que la dissidence rimbaldienne "manque de fondement social" ? Kittang a-t-il donc oublié la Commune ? On peut difficilement faire mieux que la Commune comme expérience de contestation collective et institution du monde-à-l'envers ! Kittang pense-t-il vraiment que personne, parmi les contemporains de Rimbaud, n'était à même d'entrer dans son "jeu" et de deviner ses énigmes ? Est-il certain, enfin, que Rimbaud n'ait pas voulu être compris ?

   Rimbaud ne refuse pas le lecteur, il le sélectionne. Non sur la base de l'"intelligence", comme avait tendance à le faire Mallarmé [2], mais sur celle de la complicité. La méthode Rimbaud n'est pas une politique de l'illisibilité mais une poétique de l'énigme, visant à susciter un lecteur complice. Cet auditoire choisi, Rimbaud  ne l'a guère rencontré de son temps, c'est vrai. Mais l'exceptionnel succès posthume de son œuvre devrait suffire à démontrer qu'il n'était pas "irréductiblement coupé de la culture collective" de notre modernité.   

 

01/01/10