Rimbaud, le poète (accueil) > Bibliographie > Notes de lecture > Atle Kittang, Discours et jeu.
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ATLE KITTANG, DISCOURS ET JEU
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Cet ouvrage du norvégien Atle Kittang est cité régulièrement dans les
bibliographies. C'est le plus séduisant (et le plus développé : 350 p.) des travaux
d'inspiration structuraliste consacrés à Rimbaud dans les années 60-80.
Il n'a pourtant jamais été réédité.
L'auteur part d'un constat qui, avec des nuances, pourrait être encore le nôtre : "l'échec de la critique d'érudition et de ses tentatives pour faire parler l'œuvre rimbaldienne dans sa totalité". Il voit la preuve de cet échec, cause d'un véritable "désespoir critique" (p.13), dans la "polyphonie" des interprétations (il aurait pu aller jusqu'à cacophonie, on ne lui en aurait pas voulu). Pour lui, cet "éparpillement" des approches herméneutiques trouve sa cause dans la "dispersion" de l'écriture rimbaldienne elle-même (p.14), dans le caractère "hétéroclite" de l'œuvre et dans l'inadéquation des méthodes critiques qu'on lui applique. Le livre se divise en deux parties correspondant aux deux mots du titre : "discours" et "jeu". Il y a un "discours" de Rimbaud, c'est-à-dire un message intelligible, nous dit Kittang. La partie de l'essai intitulée "L'espace thématique" est consacrée à mettre en évidence ce qui résume, aux yeux de l'auteur, ce discours : "un certain schéma à isotopie double mais unitaire, qui englobe en quelque sorte un niveau du corpus, constituant son sens, sa lisibilité" (p.16). Cette double isotopie, érotico-existentielle et poétique, est déclinée selon un certain nombre d'"images nucléaires" ou "figures" aisément repérables (figures de la Femme, de la Ville, du Voyage, de la Scène) et selon "l'opposition métaphorique fondamentale de l'eau et du feu" (p.51). Elle vient en droite ligne du romantisme, mais réinterprétée de façon critique. Le discours rimbaldien, en effet, peut être défini comme "une sorte de prolongement contestataire du discours romantique" (p.47). C'est "un discours métapoétique", au sens où la poésie y interroge "ses propres conditions d'existence : le Moi et le principe de l'Expression" (l'expressivité comme manifestation d'une subjectivité lyrique) (p.49). Ainsi, lorsque nous étudions l'œuvre de Rimbaud, nous ne rencontrons pas "un Moi originaire et unique s'articulant à travers une structure de thèmes fondamentaux" mais "une série de masques du Moi, qui s'élaborent autour de ces thèmes : un Moi qui glisse à tout instant vers un Autre" ; en d'autres termes, "pas un Moi poétique traversant une série d'expériences sensibles mais une écriture discursive qui change pour ainsi dire systématiquement de Moi" (p.51). La seconde partie de l'essai, intitulée "L'espace ludique" montre comment la "problématisation de cette instance expressive fondamentale qu'est le Moi [...] ne cesse de se doubler d'une écriture qui en tire pour ainsi dire les conséquences pratiques" (p.46) L'auteur y analyse "cette pratique scripturale inouïe" (p.45), cause de "l'illisibilité notoire de Rimbaud" (p.51), qui caractérise "surtout", nous dit-il, les Derniers vers et des Illuminations. Ce "jeu" rimbaldien consiste dans "la transformation de la textualité du discours en une textualité libre et non-communicative, qui se veut génératrice et auto-représentative" (p.51).
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L'ESPACE THÉMATIQUE Le fermé et l'ouvert "Clôture" est le grand mot de Kittang. Car, d'une part, la volonté d'échapper à la "clôture" organise en profondeur l'expérience sensible de Rimbaud, son univers mental, d'autre part elle caractérise fondamentalement le "jeu" que le poète cherche à introduire dans la pratique scripturale du romantisme. Rimbaud, explique Kittang, refuse de se plier à l'impératif de la communication et de l'expression lyrique dans le but d'échapper à la "clôture historico-idéologique" représentée par le romantisme. Il soumet une thématique largement héritée du romantisme à des "jeux scripturaux" destinés à désorienter le lecteur. Le "texte non-communicatif", tel que Rimbaud le pratique pour échapper à la "clôture" du code littéraire, se caractérise par une "écriture de dispersion", fondée "sur un principe centrifuge et désagrégeant". Cette phobie de l'enfermement est d'abord perceptible au niveau des thèmes de l'œuvre, que Kittang analyse selon une méthode qui doit beaucoup, de son propre aveu, à Jean-Pierre Richard. Il s'agit de décrire l'imaginaire du poète comme une structure, que le critique dégage en formalisant de grandes oppositions thématiques. Et d'abord, celle du fermé et de l'ouvert. Relèvent ainsi de la clôture et du dégoût qu'elle provoque chez Rimbaud la satire du monde clos de Charleville (À la Musique), de l'univers statique, nauséabond et renfermé des Assis et des Accroupissements. Relèvent, symétriquement, du désir d'expansion et de liberté les thèmes de l'évasion, du vagabondage, les métaphores de l'espace ouvert, de l'immensité, de la liquéfaction, thèmes intimement liés aux lieux communs romantiques de la Nature et de l'Amour (Soleil et chair, Sensation, Les Poètes de sept ans, Le Bateau ivre, etc.) |
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Moi hyperbolique Le "passage essentiel de la clôture à l'ouverture" (p.97) se décline à travers une série cohérente de thèmes et d'images. La figure de l'homme debout, de l'Homme avec majuscule, idéalisé, héroïsé, maintes fois multiplié ou universalisé par l'usage du "Nous", revient avec insistance dans les textes de Rimbaud. On la retrouve sous une forme équivalente dans l'image "princière" du Poète ou du Génie (Les Premières Communions, Âge d'or, Conte, Génie). L'un des premiers poèmes de Rimbaud, Soleil et Chair, offre un exemple de cette identification de l'Homme idéal et du Poète, sous l'apparence synthétique de "l'Homme-Chanteur fièrement dressé au milieu d'un espace immense, créant par son chant une réciprocité infinie entre les différents éléments de la Nature, une réciprocité qui vient se résumer dans la notion-clef de l'Amour. À côté de ce schéma récurrent, il faut retenir les signes d'une métaphorique nouvelle qui surgissent autour des notions de richesse et de splendeur" (p.81) :
On trouve une autre manifestation de cet Homme-Chanteur, personnification du Moi poétique, dans les motifs rimbaldiens récurrents de la voix (ou des voix), de la musique et du chant (Bannières de mai, Âge d'or, Phrases, Barbare, Solde...). Enfin, on peut déceler une autre forme d'hyperbolisation de la figure humaine dans l'exaltation sublimée du Corps : le "corps merveilleux" de Being Beauteous ou Matinée d'ivresse. C'est souvent le corps de la Femme (Aube, L'étoile a pleuré rose ...) et l'image idéalisée du couple (Royauté), estime Kittang, qui assument l'expression de cette érotique rimbaldienne. |
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Images d'expansion et d'éclatement L'érotique rimbaldienne revêt souvent la forme d'une "spatialisation énergique", d'un désir d'expansion : ascension, multiplication, exploration, appropriation ... Les Déserts de l'Amour et Les Poètes de sept ans, par exemple, combinent l'évocation maritime (exploration) et le sensualisme oral (appropriation orale). Thèmes du voyage, thèmes de la soif et de la faim (Le Bateau ivre, Comédie de la soif, Fêtes de la faim....). La Femme est fréquemment associée à l'image spatiale de la Grande Ville :
Mais, comme il semble logique, l'hyperbolisation du Moi poétique se retourne en agressivité hyperbolique lorsque le Moi est confronté à l'échec. C'est ce qui se passe, selon Kittang, dans des textes comme Conte ou Qu'est-ce pour nous mon coeur. Dans ces deux poèmes, dit-il, on assiste de façon significative à l'apparition d'une imagerie de la combustion en place de la liquéfaction qui accompagne généralement le gonflement hyperbolique du Moi. C'est la manifestation d'une autre figure du Poète, celle du poète révolté (type romantique du Surhomme fatal). Nous assistons alors à un "éclatement qui est le résultat d'un gonflement démesuré" (p.108) C'est la conséquence de cette poétique de l'é-normité, du Moi monstrueux et du dérèglement des sens exposée dans les lettres du Voyant.
Danger que l'auteur illustre par un commentaire de la fin du Bateau ivre. |
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Moi-Enfant La fin du Bateau ivre montre qu'il y a aussi, chez Rimbaud, un imaginaire de l'espace resserré et de l'intimité qui surgit "comme une réplique de défense devant l'hyperbole démesurée de l'énormité" (p.113). Il est à relier avec cet autre masque ou avatar du Poète qu'est l'Enfant. Mais cette clôture défensive apparaît menacée d'éclatement. En effet, une "dialectique du gigantesque et du minuscule" s'installe à l'intérieur de ce thème, un scénario du "submergement du Poète-Enfant" qui fait écho à celui de "l'énormité et de l'hyperbole éclatée" (p.122). Nombre de "personnages" rimbaldiens, assimilables peu ou prou au stéréotype enfantin (Ophélie, le "poète de sept ans", le Faune de Tête de Faune, etc.) trouvent refuge dans un lieu intime ou dans un écrin de nature poétisé, érotisé, mais cette position d'équilibre rassurante tend à se briser sous l'effet d'une soudaine explosion (l'"immense râle" des "mers folles" a brisé le cœur d'Ophélie, un vertige sensuel s'empare de l'enfant-poète à la pensée de la "prairie amoureuse", "la lèvre" du Faune "éclate en rires sous les branches"). Kittang décèle "un deuxième geste de défense" dans les thèmes rimbaldiens de l'exil ou de l'isolement, et du rêve d'innocence. Le Moi exilé ou isolé (Vies, Âge d'or, Chanson de la plus haute tour, Larme) serait une variante du Moi-Enfant. L'auteur perçoit ici aussi une tension contradictoire à l'intérieur du thème : un moment entrevu comme sécurité et repli glorieux autour d'une richesse intime, princière, hyperboliquement poétique (Vies, Âge d'or), l'exil se termine par un regret, un vide, un processus de frustration libidinale, une impuissance poétique (Chanson de la plus haute tour, Larme), voire d'auto-dissolution ou d'auto-destruction (le "moucheron enivré" d'Alchimie du verbe). |
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Le moi inauthentique et le thème de l'autorité La méthode suivie dans cette première partie, nous dit Kittang, a consisté à "présenter sous forme d'un 'récit critique' les points nodaux de la thématique rimbaldienne et le dynamisme dialectique qui les relie". Elle nous a conduit ainsi "du point de départ polémique (dénoncement de la clôture) à un point d'arrivée provisoire [le Moi-Enfant, les gestes de défense contre l'énormité et l'éclatement] qui s'est manifesté comme l'emprise d'une clôture nouvelle" (p.136). Le parcours rimbaldien obéit donc manifestement à "une sorte de logique en cercle clos" dont Une saison en enfer est l'expression la plus aboutie. L'auteur rappelle à ce propos le jugement de Jean-Louis Baudry : Et il fait sienne la formule de Robert Klein :
La clôture à laquelle se confronte le Moi dans Une saison en enfer est principalement celle de l'autorité. C'est dans Mauvais sang surtout que l'auteur nous annonce vouloir étudier cette figure nouvelle de l'enfermement : la "thématique verticale du maître et de l'esclave" (143). Dés la première section de Mauvais sang, on peut observer un "trajet en cercle clos". Le sujet, qui se définit d'abord comme un esclave ("je suis de race inférieure de toute éternité"), envisage d'échapper au déterminisme de "cette claustration autoritaire" (144) : il ne veut être ni maître ni ouvrier ("tous ignobles"), ni main à plume ni main à charrue, ni honnête ni criminel, par cette forme d'innocence et d'extériorité au système que garantissent le refus de jouer le jeu (le "mensonge") et le refus du travail (la "paresse"). "Feignons, fainéantons", comme dit le locuteur dans L'Éclair.
La seconde section de Mauvais sang reproduirait d'après Kittang ce mouvement circulaire en montrant comment le serf gaulois dépendant de l'autorité religieuse et féodale a connu, avec le monde moderne, une apparente libération qui le soumet en réalité au nouveau culte bourgeois de la nation et de la science ("La science, la nouvelle noblesse !"). Nouvelle impasse dans la troisième section avec le thème d'un possible départ pour les colonies, dans l'avenir, et du "surhomme païen" (p.147). Puis, cette rêverie s'effiloche avec l'idée qu'"on ne part pas" et le retour à un présent "réaliste et désillusionné" (p.147) dans la quatrième section. Tout le chapitre se déroulerait sur ce modèle. Section après section, on voit le narrateur choisir un nouveau masque censé lui offrir une voie de salut. Mais :
La structure thématique à l'œuvre dans Mauvais sang est en fin de compte marquée, d'après l'auteur, par une tension dialectique entre horizontalité et verticalité : "d'une part la verticalité figée, surveillante de la clôture, du salut et du travail, d'autre part l'horizontalité dynamique, libre et perpétuellement changeante du Moi" (p.152). Cette horizontalité se matérialise dans la figure récurrente de la marche, "marche pénible derrière laquelle se devine peut-être le calvaire chrétien ('Allons ! La marche, le fardeau, le désert, l'ennui et la colère')." (p.148). Quant au Moi ainsi tiraillé entre divers masques, il ne cesse d'être renvoyé à son infériorité sociale, à son "sommeil bien ivre sur la plage", à son anéantissement, c'est-à-dire à son inauthenticité et à son anonymat. |
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Le Moi bouffon Le "drame du discours rimbaldien" (p.161) serait donc de ne jamais pouvoir se fixer dans un masque à l'abri duquel puisse s'accomplir l'hyperbolisation et l'expansion du Moi poétique. Or, ce problème trouve sa conséquence et, dans une certaine mesure, sa résolution, dans cette ultime transformation thématique qu'est le masque du Bouffon, sorte de masque des masques qui les autorise tous, mais en les réduisant à un Jeu. On voit nettement apparaître cette figure du poète, à plusieurs reprises, dans l'œuvre de Rimbaud, par exemple dans L'Éclair :
Le "corollaire au niveau pratique [de cette posture du Bouffon] sera une écriture où l'élément confessionnel et discursif s'évapore. Car là où il n'y a pas de Moi-essence à exprimer, il n'y a aucune expressivité, et, par conséquent, aucune communicativité." (p.161). Ainsi, Matinée d'ivresse apparaît à Kittang comme une fable plutôt optimiste sur la création poétique, où se laisse deviner le "masque" du Poète-Bouffon. Le poème décrit, à travers un matériau thématique typique, "une transfiguration et une hyperbolisation qualitative du Moi poétique" (p.163). Il mentionne certes, de façon insistante − à travers les champs lexicaux de la torture, du dégoût et de l'horreur, notamment − "une rupture virtuelle et un éclatement possible" (p.165). Cependant, "la modalité propre du texte n'en est pas moins celle de la revalorisation, qui se reflète sur le mode de vénération de 'sacrés soyez-vous'" et "se manifeste d'une manière beaucoup plus libre et joyeuse [...] dans l'exclamation qui ouvre le paragraphe ('Rire des enfants'), nous montrant encore une fois la dispersion bienheureuse du rire rimbaldien" (p.166). L'auteur perçoit dans Ma Bohème, autre manifeste poétique, une course sans but doublée d'une production poétique sans volonté expressive : "une sorte de luxe ludique" (p.170). Cette absence d'expressivité et de transitivité (c'est ainsi que l'auteur nomme la chose) équivaudrait à un message métapoétique annonçant ce qui sera défini plus loin comme une "poétique du faire" par opposition avec la "poétique du dire". Les zones sémantiques fréquemment exploitées du théâtre, de la musique et de la danse ont pour fonction de faciliter "la représentation métaphorique et thématique de l'intransitivité poétique", de dégager la poésie de "la logique étouffante et autoritaire de la clôture et du discours idéologique" (p.173). Ces arts occupent en effet à des degrés divers un domaine intermédiaire entre le discours et la non-représentation, entre le lisible et l'illisible, comme nombre de textes des Illuminations. Analysant Sonnet, dans Les Illuminations, l'auteur montre qu'on y repère la même dichotomie thématique que dans Matinée d'ivresse entre, d'un côté, le "réseau de la plénitude et de la surabondance" et, de l'autre, les "signes d'un danger et d'une privation" (p.175). Mais l'image de la danse vient finalement représenter un dépassement de cette contradiction : "l'image de la danse constitue, par ses caractéristiques, la victoire ultime de l'intransitivité et du non-utilitaire" (176). Le Moi danseur et chanteur ("la danse et la voix") est la variante la plus dynamique, la plus résolue ("le droit et la force"), la plus émancipée, du Moi bouffon, du Poète-Farceur. |
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L'ESPACE LUDIQUE
Voyance et activité poétique Comme la course de l'enfant-poète dans Ma Bohème, la poétique définie dans la Lettre du Voyant se présente comme une activité sans but. Rien de moins statique et contemplatif que la méthode du Voyant : "L'acte de voir existe à peine dans le texte. N'y existe que le dynamisme frénétique précurseur de la Vision et le dynamisme non moins frénétique de son éclatement" (cf. les multiples termes dynamiques : "cherche" / "épuise" / "force" / "devient" / "arrive"). L'Inconnu de Rimbaud, comme celui de Baudelaire selon Friedrich, est moins un but objectif qu'une "transcendance vide", il "ne désigne qu'un espace en expansion : le champ du travail poétique plutôt que sa destination". Ainsi, la prose des Illuminations intitulée Jeunesse décrit la création comme un "travail" déployant ce que Kittang appelle une "énergie productrice" et visant à mettre en mouvement une multiplicité d'"éléments signifiants : harmonies, architectures, foules, luxes et êtres parfaits" (p.187) Il s'agit moins, par conséquent, de voir que d'inventer ("il devra faire sentir, palper, écouter ses inventions" ; "Les inventions d'inconnu réclament des formes nouvelles", Lettre du Voyant). Et, notamment, il s'agit d'inventer "une langue" capable de déployer "une dynamique productrice où les éléments sémantiques multiples ('parfums, sons, couleurs') s'accrochent l'un à l'autre et se tirent mutuellement ('de la pensée accrochant la pensée et tirant'), constituant ainsi une épaisseur scintillante de formes signifiantes, − un espace signifiant dynamique" (p.189). C'est ce que Kittang appelle remplacer une "poétique du dire" par une "poétique du faire". Même logique dans cet autre texte à visée métapoétique qu'est Alchimie du Verbe. Rimbaud y définit une méthode de création qui n'a rien à voir avec l'expression d'une subjectivité mais évoque plutôt une activité ludique, gratuite, consistant à libérer la productivité autonome du "verbe". Il commence par énumérer un bric à brac d'éléments disparates issus des livres ou de la culture populaire ("J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes [...] Je rêvais croisades, voyages de découvertes [...]"), aliments nécessaires de sa fantaisie, de ses "enchantements". De là, il passe à une autre activité combinatoire, le jeu avec les lettres de l'alphabet, dont les principes sont l'indifférence à la signification ("je réservais la traduction") et la libre association (une seule règle, l'arbitraire, le bon plaisir du créateur : "J'inventai la couleur des voyelles [...] je réglai la forme et le mouvement de chaque consonne [...]"). Enfin, exploitation de la vertu hallucinatoire des mots ("j'expliquai mes sophismes magiques avec l'hallucination des mots"), c'est-à-dire de leur capacité à susciter les choses, voire à les créer, tout autant qu'à les reproduire ou les exprimer. |
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Écriture de
concentration / écriture de dispersion On entre là dans le vif du sujet et, disons-le tout de suite, les arguments que l'auteur tire des textes n'ont pas toujours la clarté et la force de conviction suffisantes pour justifier ses formules théoriques. Retenons cependant les points forts de sa démonstration. Partant de ce qui distinguerait Rimbaud d'un Baudelaire, Kittang dégage l'opposition entre une écriture de concentration et une écriture de dispersion. Concentration chez Baudelaire au sens où, dans des poèmes comme La Chevelure ou Le Serpent qui danse, par exemple, l'ensemble des notations ou images se recoupent pour former "une dense synthèse poétique, un vrai lieu de correspondances", cette écriture "tend vers l'unité et l'isotopie". Certains textes de Rimbaud sont parfaitement conformes à ce modèle (Les chercheuses de poux, Le Buffet...) mais, la plupart du temps, on observe chez lui une recherche systématique de l'éparpillement sémantique : une "dispersion scripturale" (p.198). Michel et Christine et les deux premières strophes de Mémoire opposeraient, d'après Kittang, les deux modes d'écriture : écriture traditionnelle dans le tableau bucolique, écriture de dispersion dans l'évocation de l'orage (M & C) ; écriture traditionnelle dans la personnification de la rivière (seconde strophe de Mémoire) contrairement à ce qu'on peut observer dans la première strophe du même texte. Ce serait déjà là un premier indice de dispersion ou de disparate. L'idée paraît assez artificielle. Mais voyons ce que Kittang appelle ici "écriture de dispersion". Dans l'évocation de l'orage, Rimbaud utilise "un enchaînement assez libre de signifiants" dont la convergence sémantique n'est à l'évidence pas assurée et qui sert à désorienter le lecteur :
Soit ! Au début de Mémoire :
"il n'est pas difficile de se figurer les ressemblances visuelles et mythiques entre la clarté d'une rivière étincelante et la blancheur érotique du corps féminin. Or c'est justement cette vraisemblance qui est soigneusement détruite par la comparaison insolite s'intercalant entre les deux éléments nominaux : 'comme le sel des larmes d'enfance' [...] L'effet d'un tel enchaînement imaginaire est donc celui d'une forte 'spatialisation verbale'. Au lieu d'une linéarité rassurante, on voit s'élaborer une sorte d'éventail poétique. Ce travail se poursuit dans les vers suivants [...]" (p.204) La description est inattaquable mais Kittang est-il en droit de conclure que l'effet recherché est "le retrait du signifié et le nivellement de l'ordre du sens" ? Ne voit-il pas que l'unité sémantique mise en péril, en effet, par la multiplication insolite des référents mobilisés, se restaure à un autre niveau de sens dès qu'on a compris que ce qu'il appelle "l'image dynamique d'une lutte entre le Soleil et la blancheur féminine", c'est-à-dire le conflit entre hommes et femmes, est bien souvent la cause, pour Rimbaud, des "larmes d'enfance", et que c'est là, justement, le sujet traité par le poème ? Peut-on, dans ces conditions, parler de retrait du signifié et d'illisibilité ? Au contraire, l'apparent disparate des images n'est-il pas chez Rimbaud le moyen d'un surcroît de signification, d'une accession à l'abstraction et au symbole ? Il n'est pas possible d'étudier en détail toutes les microanalyses (d'ailleurs brillantes) exploitées par l'auteur à l'appui de sa thèse. Disons que presque toujours, il est possible de leur reprocher une grande exagération de l'hermétisme des textes. Que les figures analogiques des Assis mettent systématiquement en relation des domaines de sens éloignés, on veut bien l'admettre. Que la postposition du sujet de la première phrase laisse planer pendant plusieurs vers un certain flou sur l'objet de la description, c'est une évidence. Mais de là à parler de "dislocation du signifié du portrait", d'"éléments détachés", de "double désintégration de l'unité humaine et de l'unité poétique", d'une écriture "oxymorique" qui "au lieu d'orienter le déchiffrement du lecteur par un jeu analogique, le désoriente par sa dislocation systématique de l'identique" !! Si ce n'est pas du pataquès, c'est au moins de l'hyperbole ! De même, que Les Mains de Jeanne-Marie n'ait pas l'unité de structure et la cohérence métaphorique de son contre-modèle romantique, l'Étude de mains de Gautier, rien là que de très évident. Mais n'est-il pas excessif, une fois de plus, de parler à ce propos de "principe oxymorique" (ce qui semble surtout signifier pour Kittang contradictoire, disparate), de "débordement perpétuel du texte par rapport à son armature lisible", de "passage continu de l'illisible au lisible" ? Un examen de la question montrerait dans le texte de Rimbaud une "armature" moins "décentrée" que ce que l'auteur se plaît à dire. Kittang écrit par exemple :
À quoi Steve Murphy réplique, non sans humour :
De même, des mains hâlées
peuvent pâlir "sur le bronze des mitrailleuses", même sous le
soleil, s'il s'agit à travers cette pâleur, pour le poète, d'évoquer
l'effet d'un effort violent ou la menace sur ces mains d'une mort qui
"veut [les] déhâler". Enfin, lorsque Rimbaud
déclare : "C'est le sang noir des belladones /
Qui dans leur paume éclate et dort", il ne veut évidemment pas
dire que ces deux états physiologiques sont concomitants. |
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Statique /
Dynamique
Kittang distingue dans Les Illuminations des textes à dominante
statique (portraits et descriptions) et des textes à dominante dynamique
(thèmes du voyage et de l'aventure). L'analyse de Génie décrit de
façon précise et globalement juste le système qui écarte le style du texte d'une
écriture standard : la mise en relation, soit par apposition, soit par
énumération, soit par comparaison, de champs sémantiques si éloignés
qu'ils en paraissent incompatibles. Mais c'est moi qui dis "paraissent",
pour Kittang ils SONT incompatibles. Car, selon lui, le poème n'a pas
d'autre sens que "cette machine textuelle qu'il élabore" (p.224).
Commentant ensuite Enfance
I, Kittang commence par analyser le démonstratif sans
antécédent qui ouvre le texte ("Cette idole") comme un exemple
typique de "retrait du signifié" (p.228). Il a quand même compris, je
suppose, que l'"idole" en question est la Femme (comme dans L'Idole,
recueil poétique du parnassien Albert Mérat) et que ce syntagme
démonstratif, certes déconcertant parce qu'il n'est pas "anaphorique", est
en réalité "cataphorique" et n'est donc pas du tout dépourvu
de signification : il annonce les éléments
postérieurs du texte, c'est-à-dire "la série métonymique de références
féminines qui lui donnent son sens" (cf. O.
Bivort, "Un problème référentiel dans les Illuminations : les
syntagmes nominaux démonstratifs", Parade sauvage n°7, p.89-99,
janvier 1991).
Misère du formalisme !
On ne le lui fait pas dire ! Les Illuminations "descriptives" comme Promontoire ou Villes I offrent à Kittang des exemples particulièrement convaincants pour illustrer son concept d'écriture spatialisante. Comme la figure de la Femme dans Enfance I, explique-t-il, le triple Hôtel-Villa-Palais qui constitue l'objet initial de la description dans Promontoire constitue un "point d'irradiation sémantique" à partir duquel le poème tisse "une dense surface textuelle, complexe et scintillante, brisant systématiquement la linéarité du sens" (p.237). Dès les premières lignes du texte, une série de juxtapositions gratuites provoque "l'éclatement de la description et l'évanouissement de son centre ("cette villa"), accompagnés par le jeu de plus en plus centrifuge des différents champs sémantiques" (p.236). Rien à redire à ce pertinent commentaire sauf que dans Promontoire, comme dans Enfance I, la "dispersion centrifuge" de l'écriture provoquant l'explosion du cadre générique de la description n'a pas pour but d'annihiler toute fonction sémantique et représentative du poème, comme semble le croire Kittang. Elle ne vise pas à escamoter son objet mais à permettre une élévation du particulier au général. Comme l'ont bien vu et exposé d'autres exégètes, ces textes ont une portée idéologique (politique, diraient certains) : Promontoire raille le tourisme de luxe de la même façon qu'Enfance I ironise sur le couple ou le mariage bourgeois en opposant le rôle que la convention y réserve à la femme aux images romanesques de l'Idole (proposées par la peinture, la littérature, la poésie...) : "Quel ennui, l'heure du "cher corps" et "cher cœur"". |
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Équilibre : Texte scénique / texte ludique Kittang a construit son parcours comme une progression vers une écriture toujours plus détachée de l'expressivité et de la représentation, progression destinée à culminer avec les textes correspondant le mieux au modèle qu'il propose, celui du texte non-communicatif, dont il précise ainsi la définition :
C'est pourquoi, avant d'aborder des pièces purement ludiques comme le sonnet des Voyelles, il propose de faire un détour par une série de textes qu'il appelle "scéniques" parce qu'ils font référence au théâtre mais surtout parce que, dépourvus de véritable "thème", selon lui, ils sont à eux-mêmes leur propre thème et leur propre scène. Bottom a fait l'objet d'interprétations oniriques et sexuelles que l'auteur ne rejette pas complètement mais qu'il qualifie de "mécaniquement symboliques" (p.263) parce que, selon lui, l'essentiel n'est pas là. L'essentiel, c'est le "jeu de masques" réglé par les métamorphoses du protagoniste au nom shakespearien qui est au centre du poème. Dans ce "jeu", l'auteur retrouve quelques-uns de ses thèmes privilégiés : disparition du Moi derrière ses masques, clôture (la chambre de Madame) / ouverture (l'"aube batailleuse"), non-expressivité (au sens où les différentes métamorphoses du sujet ne suivent pas "une logique onirique plus ou moins personnelle" mais renvoient à des références intertextuelles précises, exploitées de façon ludiques). À aucun moment l'auteur n'envisage que le poème intitulé Scènes tienne un discours quelconque sur le théâtre comme certains exégètes ont essayé de le démontrer. Pour lui, il n'y a d'autre théâtre ici que celui de l'écriture :
Ainsi, nous explique l'auteur, le poème raconte comment l'"ancienne Comédie" (= la théâtralité ludique du texte même) "poursuit ses accords" (= tisse ses analogies) et "divise ses idylles" (se spatialise, se dissémine, disperse "ses unités intimes"), etc. Fairy accentue plus encore "le côté auto-productif et générateur de l'écriture ludique de Rimbaud, et ses mécanismes métamorphosants" (p.271-272). Le nom d'Hélène n'est ici que le symbole de l'Amour et de la Beauté qui sont "les deux noyaux sémantiques fondamentaux du discours métapoétique de Rimbaud" (p.272). La conjuration dont il est question dans la première phrase du poème ("se conjurèrent") est celle des forces nécessaires à susciter par l'imbrication et le tressage des mots le personnage d'Hélène et "le décor féérique, constitué en dernière analyse par le texte lui-même" (p.272). Le verbe "fut confiée", dans la deuxième phrase, désigne "l'acte de distribuer des rôles et des masques aux acteurs [...]. Or cette conjuration et cette distribution des masques se réalisent en même temps au niveau de la pratique de l'écriture" (p.273). Avec Voyelles, Kittang tient enfin, à l'état pur, ce modèle du texte qui ne raconte ni ne représente rien, dépourvu de thème central (ce modèle qu'il croit trouver partout, même là où Rimbaud a mis manifestement un discours et un sens). On a certes connu de nombreuses interprétations systématiques de Voyelles mais Kittang a raison de tirer un bilan fort négatif de ces tentatives. De telles lectures, explique-t-il, nous aveuglent sur "l'ouverture dictatoriale du sonnet" (p.281). Il entend par là le geste consistant à attribuer arbitrairement une couleur à cinq voyelles, en réservant la traduction (Alchimie du verbe), façon, pour Rimbaud, de suggérer qu'il n'y a aucun sens caché à trouver. On ne trouve donc pas dans Voyelles UN discours d'ensemble mais UNE MULTITUDE d'associations répondant à des logiques phonétiques (/a/>/nwar/ ; bOMBinent > OMBres > OMBelles), analogiques (glaciers fiers > rois blancs ; pourpres > sang ; mers virides > pâtis), métonymiques (sang craché > lèvres), antithétiques (noir corset > mouches éclatantes ; clairons / silences), graphiques (U > cycles > mers), rimiques (Latentes > éclatantes > tentes) ou autres. Ce qui n'empêche pas d'y découvrir, au delà du jeu, un écho des thématiques obsédantes du poète (propension à l'ordure et à la violence, à la philomathie et au mysticisme). À juste titre, Kittang mentionne ensuite Dévotion comme étant l'"un des poèmes rimbaldiens les moins lisibles" (p.287). Ajoutons cependant que la manière dont il s'y prend pour le commenter en augmente considérablement l'obscurité. Il n'a certes pas tort de voir dans Dévotion un texte ludique, le jeu consistant d'abord, nous dit l'auteur, dans la "dislocation" progressive de la "structure communicative de la prière" (interruption du système anaphorique des apostrophes, à mi-parcours du poème) ainsi que dans la dégradation du style qui passe progressivement du solennel au grivois ("A lulu", "les oratoires du temps des amies") et au parodique ("l'esprit des pauvres"). Il signale aussi de façon pertinente que les noms féminins, comme les voyelles du poème précédent, fonctionnent comme de "véritables machines à engendrer ce texte dont ils constituent, en même temps, avec les zones sémantiques qui tendent à les entourer (nuit polaire et immense, monstruosité et démonie), les images métapoétiques et les miroirs auto-thématiques" (p.297). Mais il ne signale pas ou guère le sens obscène caché d'une grande partie du vocabulaire ("prière", "culte", "oratoire", "cœur", "spunk", "bravoures", notamment). Le lecteur aura intérêt, s'il veut saisir le jeu du poète, à chercher du côté de l'auto-érotique et de l'homo-sexuel et à laisser tomber quelque peu l'auto-thématique et l'auto-textuel. Voici enfin Barbare, où il ne faut surtout pas voir, nous dit Kittang, ce que tout lecteur y voit spontanément, le déploiement progressif d'une hallucination ou d'une vision : "La lente constitution d'une vision complète, d'un sens isotope, d'un message à communiquer, − voilà ce telos que Barbare refuse de servir" (p.298). Comment faire pour ne pas trouver dans un texte ce qui s'y trouve à l'évidence ? C'est bien simple. Il suffit de ne jamais se demander ce que le texte veut dire. Par exemple, si vous lisez :
et plus loin :
constatez que "l'unité du message" est
"ébranlée" par "l'effet oxymorique réalisé grâce à l'incise
'— qui nous attaquent encore le cœur et la tête
—', car "à la distance et à l'antériorité exprimées
par la première moitié de la phrase viennent ainsi s'opposer, par un
seul et même trait d'écriture, l'affirmation d'une présence et d'une
proximité" (p.300). Ajoutez qu'il en est de même exactement dans le
verset 7 (p.302). Évitez, par contre, de vous demander si ce prétendu
oxymoron, loin de confiner au non-sens, ne serait pas tout simplement
l'indice d'un rapport logique d'opposition non-marqué : Autre exemple, lorsque vous lisez :
ne vous demandez pas ce que cette sorte d'éruption merveilleuse pourrait symboliser (c'est trivial), constatez plutôt qu'il se forme là des "combinaisons métaphoriques" et "oxymoriques" "d'une illisibilité parfaite" (p.302) mais qu'assurément ces rafales de glace et de braise constituent des "reflets auto-thématiques de la dispersion [du texte lui-même]" (p.302) Concluez enfin que le jaillissement de la "voix féminine" est certes une notation érotique mais, surtout, marque "l'aboutissement auto-thématique du poème, constituant l'image d'un équilibre poétique et d'un jeu bienheureux enfin réalisé ("la voix féminine arrivée")" (p.304). Ainsi est-il prouvé, une fois de plus, que le texte des Illuminations ne parle de rien, sauf de lui-même. |
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Déséquilibre
: danger, mort et silence Dans les textes ludiques précédemment étudiés, nous dit Kittang, le jeu scriptural de Rimbaud, bien qu'il soit fondé "sur un principe centrifuge et désagrégeant", conservait une sorte d'équilibre : "un équilibre de la centrifugation dont la textualité horizontale, spatiale et circulaire forme la manifestation ultime" (p.306) Ce que veut dire exactement ce jargon, j'aurais bien du mal à l'expliquer à mon lecteur. Je crois comprendre (mais j'ai peur de simplifier beaucoup la pensée de l'auteur) que, pour Kittang, des textes comme Voyelles, Bottom, Dévotion, Barbare, témoignent d'une expérience heureuse de l'écriture "oxymorique et dispersante" (p.305), ce que reflètent, "auto-thématiquement", dans le texte, un scénario de satisfaction croissante se dilapidant à l'infini et/ou se bouclant en un dénouement de forme cyclique (cf. Barbare). Or "ce qui est spécifique d'un tel équilibre paradoxal, c'est qu'il frôle, à tout instant, son propre éclatement" (p.306) Les "textes ludiques déséquilibrés" (p.308) que l'auteur se propose d'étudier dans le dernier chapitre du livre (Nocturne vulgaire, Parade, Angoisse, Soir historique) sont ceux qui aboutissent à un tel "éclatement", à un "éparpillement mortel du texte" (p.307). La fin de Nocturne vulgaire nous fait ainsi assister au naufrage de celui qui tient lieu de sujet, qui est tantôt un "on" impersonnel, tantôt un "nous multiplié" figurant "le Moi poétique en plein assujettissement dispersé" (p.309). La syntaxe revêt l'allure saccadée et frénétique des interrogations et des exclamations. L'imagerie est agressive (bêtes féroces, orages, armées, villes maudites de la Bible ...). La phonétique du poème enchaîne les assonances et les allitérations. "La conclusion du texte ne souligne pas le mouvement spatialisant mais, au contraire, la dispersion seule ("Un souffle disperse les limites du foyer")" (p.310). Dans Parade :
Étrange conséquence de la doctrine du texte auto-thématique, que celle qui fait inférer, de la présence d'un registre pathétique ou tragique dans le poème, le caractère pathétique ou tragique de l'acte créateur lui-même, de la dégradation de la situation du sujet lyrique dans le texte, la dégradation du rapport du scripteur à l'acte d'écrire ! De même, avec le motif de la "Femme-Vampire", ce serait à l'anéantissement de la figure métapoétique de la Femme (la Femme-Poésie) que nous assisterions à la fin d'Angoisse :
Personnellement, je ne crois pas que le "silence atrocement houleux" du dernier alinéa d'Angoisse représente, comme l'affirme Atle Kittang, "l'au-delà de la Mort poétique", conclusion d'un "texte éclaté et vide qui étrangle son Poète, qui lui coupe la parole, qui lui présente le mur impénétrable de l'ultime clôture − le silence " (p.320). C'est là un nouvel exemple, paradoxal chez un pourfendeur de ce que Todorov a appelé le rimbaldisme "évhémériste", d'une contamination de l'exégèse par une téléologie de type biographique. Tout au contraire, il me semble que Rimbaud, dans le dernier verset d' Angoisse, représente l'enfer que sera sa vie s'il persévère dans son existence actuelle, s'il continue d'être ce pitre, ce bouffon tragique, le Poète qui amuse les foules de ses combats spirituels ridicules et sans espoir, s'il fait le choix d'"être plus drôle", comme dit sarcastiquement le poème. Sans doute faut-il comprendre : "plus drôle" ... pour "la Vampire qui nous rend gentils", allégorie du destin, de l'existence sociale dans ce qu'elle a de limité et de limitant — "plus drôle" pour cette Sorcière qui joue avec nos vies et s'amuse des tortures qu'elle nous inflige, les "tortures qui rient". Bref, je trouve une fois de plus que la lecture "métapoétique" proposée par Kittang contourne le texte au lieu de l'affronter. C'est avec Soir historique que Kittang boucle son parcours dans l'œuvre de Rimbaud. Ce choix s'explique par la dimension métapoétique indiscutable du poème. Ce qui se discute, par contre, c'est la façon dont Kittang interprète le discours sur la poésie présent dans le texte. Selon lui :
C'est donc sa poésie ludique elle-même que Rimbaud stigmatiserait lorsqu'il parle de "magie bourgeoise" (p.327). Soir historique recueillerait l'amère constatation, de la part du poète, qu'"au lieu de l'ouverture libératrice et du dynamisme producteur" qu'il en attendait, l'expérience poétique des Illuminations le replace "devant l'obligation de 'se soumettre à cette atmosphère personnelle', à cette clôture et à cette intimité vaporeuse de la subjectivité et de la confession, dont l'écriture ludique se voulait précisément la négation pratique" (p.326-327). D'où le cataclysme final qui n'exprime pas, comme on le dit souvent, l'ardente patience révolutionnaire de Rimbaud et son choix d'une poétique du réel par opposition à une poétique subjectiviste mais "tout simplement un désir d'anéantissement apocalyptique qui signifie un refus poétique général" (p.327).
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[1] L'auteur revendique
hautement le caractère "structuraliste" de sa démarche, p.49-50, et
demande même qu'on le distingue, sur ce plan, de la critique thématique
de J.P. Richard. Celle-ci, de par son "postulat sensualiste", cherche
toujours à définir l'"identité cachée" de l'écrivain, la structure
fondamentale de son rapport au monde sensible. Or l'œuvre de Rimbaud ne
saurait être définie principalement comme l'expression d'un imaginaire
personnel. Elle épouse, quoique de façon subversive, la structure
générale du discours romantique et, dans cette mesure, elle exige "une
analyse plus nettement structurale" qui tienne compte de "son
historicité" et "des facteurs transindividuels". On peut donc
légitimement classer, semble-t-il, le livre de Kittang parmi les études
d'inspiration "structuraliste" consacrées à l'œuvre de Rimbaud, en
compagnie de divers articles généralement cités dans ce cadre :
[2] "Si un être d’une intelligence moyenne, et d’une préparation littéraire insuffisante, ouvre par hasard un livre ainsi fait et prétend en jouir, il y a malentendu, il faut remettre les choses à leur place" (Stéphane Mallarmé, Sur l'évolution littéraire, 1891).
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Conclusion : "un refus stérile" ? Discours et jeu est un livre qui compte dans la bibliographie rimbaldienne. Les analyses de textes sont nombreuses, précises, souvent brillantes. Nous adhérons à la définition qui nous est donnée de la structure profonde de l'imaginaire rimbaldien, ce geste d'évasion ou d'expansion lyrique toujours empêché, qui ne trouve son véritable espace que dans la distance du jeu. Mais cette adhésion ne va pas sans d'importantes réserves. La première partie de l'ouvrage, qui montre comment le poète récupère en les transformant les stéréotypes de la sensibilité romantique, est solide et convaincante. Cependant, apporte-t-elle un éclairage absolument nouveau ? L'arsenal structuraliste [1] est manié avec brio. Horizontalités et verticalités, circularités et clôtures, tensions dialectiques entre contraires, binarités doubles, etc. sont mises à contribution pour dresser une cartographie formalisée de l'univers rimbaldien. On admire l'habilité de la construction théorique mais on trouve aussi une certaine facilité à se contenter de "dégager les structures thématiques et les figurations métaphoriques qui moulent le texte". Car cela présente surtout l'immense avantage d'éviter au critique la recherche du sens. Combien de fois, d'ailleurs, au cours de son livre, l'auteur ne se félicite-t-il pas d'avoir su éviter ce qu'il appelle, en se pinçant le nez, "la quête des clefs et des références biographiques" (p.174). C'est donc surtout dans sa seconde partie, dédiée aux dispositifs d'écriture réglant "l'espace du jeu", a priori la plus originale, qu'on attend l'auteur avant de porter un jugement définitif. Or, ce deuxième volet de l'ouvrage accentue les points faibles de la méthode utilisée, tout autant que ses points forts. La part de l'analyse textuelle est plutôt plus affirmée dans cette seconde moitié du livre et l'on apprécie l'analyse détaillée des écarts rimbaldiens par rapport aux normes du langage poétique standard. On trouve opératoire le concept d'"écriture de dispersion" construit par Atle Kittang pour rendre compte des attaques portées par Rimbaud contre l'unité du discours. L'hermétisme rimbaldien repose en effet, au moins en partie, sur une pratique d'éparpillement sémantique par juxtaposition d'éléments incompatibles, une pratique de dislocation de l'énoncé s'affranchissant des mécanismes qui en assurent l'isotopie : cohésion métaphorique, lexicale et thématique, unicité du sens, clarté des enchaînements syntaxiques, homogénéité de ton. Mais, simultanément, on s'étonne de l'obstination du critique à ne voir dans Les Illuminations qu'une écriture intransitive, refusant la représentation, et dépourvue de tout sens. À plusieurs reprises, dans ce qui précède, je crois avoir montré que le disparate des images et la dislocation du discours sont au contraire, chez Rimbaud, le moyen d'une accession à l'abstraction, à la généralité et au symbole, c'est-à-dire d'un surcroît de signification. J'ai donné plusieurs exemples des lectures superficielles, frisant parfois le contresens, auxquels sa thèse de l'illisibilité conduit l'auteur de l'étude. Pour, en bout de course, renouer avec la méthode éculée des interprétations téléologiques qui croient pouvoir diagnostiquer partout des Adieux à la Littérature et des prémonitions du Silence. Rien d'étonnant, au fond, dans ce ralliement d'un "structuraliste" aux "héraldistes du silence" (l'expression est d'Aragon) : le refus du sens et de l'expressivité (qui définissent, selon Kittang, l'hermétisme rimbaldien) n'est-il pas déjà par lui-même une forme de mutisme, un "geste impuissant" (p.344), une façon de se mettre radicalement à l'écart, en se coupant de tout lecteur potentiel ? Kittang caractérise explicitement l'hermétisme rimbaldien comme un "refus stérile" de la communication (p.341 et 344) qu'il tente d'expliquer comme l'effet d'une situation historique. Rimbaud, explique-t-il dans sa conclusion, comme les autres grands illisibles de son temps (Mallarmé, Lautréamont, Laforgue), tirerait de cette façon les conséquences ultimes du divorce intervenu entre l'écrivain et son public bourgeois depuis la seconde génération romantique (Baudelaire, Gautier, Flaubert...). Mais n'y a-t-il pas un certain risque idéologique, de la part d'une critique qui se voudrait en empathie avec la posture subversive de l'auteur qu'elle commente, à présenter ainsi son œuvre ...
Il sera beaucoup pardonné à Kittang pour s'être posé lucidement la question, même si, malheureusement, c'est pour réaffirmer sa thèse quelques lignes plus loin. En effet, ayant reconnu chez Rimbaud une forme "carnavalesque" de bouffonnerie subversive (par référence à Bakhtine voyant dans les désordres urbains du Moyen-Âge et leur reflet littéraire dans le rire rabelaisien des annonciateurs lointains de la révolution bourgeoise), Kittang affirme que ce qui fait la différence entre Rimbaud et les formes collectives de la contestaton carnavalesque, c'est son isolement du public de son temps :
La salle était-elle aussi vide que le dit Atle Kittang ? Croit-il que la dissidence rimbaldienne "manque de fondement social" ? Kittang a-t-il donc oublié la Commune ? On peut difficilement faire mieux que la Commune comme expérience de contestation collective et institution du monde-à-l'envers ! Kittang pense-t-il vraiment que personne, parmi les contemporains de Rimbaud, n'était à même d'entrer dans son "jeu" et de deviner ses énigmes ? Est-il certain, enfin, que Rimbaud n'ait pas voulu être compris ? Rimbaud ne refuse pas le lecteur, il le sélectionne. Non sur la base de l'"intelligence", comme avait tendance à le faire Mallarmé [2], mais sur celle de la complicité. La méthode Rimbaud n'est pas une politique de l'illisibilité mais une poétique de l'énigme, visant à susciter un lecteur complice. Cet auditoire choisi, Rimbaud ne l'a guère rencontré de son temps, c'est vrai. Mais l'exceptionnel succès posthume de son œuvre devrait suffire à démontrer qu'il n'était pas "irréductiblement coupé de la culture collective" de notre modernité.
01/01/10 |
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