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[1]Tel Quel, Théorie d'ensemble (1968), Points Essais, 1980.

[2] Philippe Forest, Histoire de Tel Quel, Seuil, 1995, p.304.

[3] Philippe Sollers, "Écriture et Révolution", Théorie d'ensemble (1968), Points Essais, 1980, p.68.

 

 


 

[4] Roland Barthes, Le Degré zéro de l'écriture (1952), Points Essais n°35, 1973, p.57.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] Roland Barthes, "Théorie du Texte", Encyclopedia Universalis, 1973.

 

 

 

BAUDRY RELIT (SON) RIMBAUD

 

 

     Laurent Zimmermann et les éditions Cécile Defaut ont eu récemment la bonne idée de rééditer en volume un article de Jean-Louis Baudry daté mai-juin 1968, initialement publié en deux livraisons dans Tel Quel n° 35 et 36. Le volume contient en outre un entretien entre Laurent Zimmermann et l'auteur où ce dernier développe d'intéressantes autocritiques à l'égard de son ancien texte.

Le contexte intellectuel : Tel Quel, 1968.

     On pourra d'autant mieux évaluer l'apport de cet article et l'enjeu de sa relecture qu'on aura fait l'effort de se rappeler le contexte de sa rédaction. Le Rimbaud de Baudry, en effet, est d'abord l'application à un cas particulier d'une doctrine, d'une "théorie d'ensemble". Il emprunte beaucoup de ses traits à l'idée qu'on se faisait de l'écrivain révolutionnaire, à Tel Quel, dans ces années-là. C'est l'époque où, en s'appuyant sur Foucault, Barthes, Derrida, Althusser, Lacan, le mouvement regroupé autour de Philippe Sollers élaborait collectivement un manifeste intitulé "Théorie d'ensemble"[1] qui devait servir de guide pour la création littéraire aussi bien que pour la critique. On résumait généralement cette théorie sous le concept d'"écriture textuelle".
     Les principes de "l'écriture textuelle", explique Philippe Forest dans son Histoire de Tel Quel, proposaient de "s'arracher à l'illusion d'une littérature représentative − véhicule transparent d'un sens − pour faire advenir la profondeur d'un travail par lequel le texte germe et s'engendre lui-même. L'œuvre ne reflète plus la réalité extérieure mais met en scène le processus de sa propre genèse ; elle nous fait ainsi pénétrer dans cet espace de langage qui est notre unique horizon"[2]. Cette conception se voulait l'équivalent dans le champ littéraire de la "coupure épistémologique" opérée par Marx, selon Althusser, dans celui de la science économique : "Par rapport à la littérature, écrit Sollers, ce que nous nous proposons veut être aussi subversif que la critique faite par Marx de l'économie classique"[3].
     Dans le domaine de la critique littéraire, cette théorie plaçait les telqueliens dans le sillage direct de la "Nouvelle Critique" de Roland Barthes. Dans Le Degré zéro de l'écriture (1952) celui-ci avait stigmatisé comme "écriture de classe", "écriture bourgeoise", le "français de bon aloi", transparent, cartésien, à vocation universelle, ayant servi de norme à l'activité littéraire depuis la période classique jusque vers 1850, date marquée par l'apparition concomitante de l'activité autonome du prolétariat (en 1848) et d'une "conscience malheureuse" parmi les écrivains issus de la bourgeoisie. Passé ce cap symbolique, il voyait une forme d'entrée en dissidence dans les efforts faits par certains auteurs animés d'une "passion de l'écriture" (Flaubert, Mallarmé, Rimbaud, Proust, les surréalistes, Céline, Sartre...) pour inventer une forme en rupture avec cette tradition. Corrélativement, il reprochait aux écrivains liés au PCF de "soutenir imperturbablement une écriture bourgeoise que les écrivains bourgeois, eux, ont condamnée depuis longtemps, du jour même où ils l'ont sentie compromise dans les impostures de leur propre idéologie, c'est-à-dire du jour où le marxisme s'est trouvé justifié"[4].

Trois bonnes raisons pour (re)lire Le Texte de Rimbaud.

     Bien des aspects ont mal vieilli dans cette construction intellectuelle. Alors, pourquoi relire l'article de Jean-Louis Baudry, aujourd'hui ?
     D'abord, il faut bien reconnaître que cette génération de jeunes écrivains qui émergeait dans les années 1960, avec son désir d'échapper à l'académisme en liaison avec une posture "lutte de classes", avec sa hantise de se laisser piéger par les stéréotypes de tous ordres (y compris ceux de la littérature engagée), montrait des préoccupations assez voisines de celles de Rimbaud dans son temps. Il n'est donc pas sans intérêt de relire aujourd'hui ce qui pouvait s'écrire alors dans une revue comme Tel Quel, sous le titre "Le Texte de Rimbaud".
     Par ailleurs, dans son Histoire de Tel Quel, Philippe Forest nous apprend que l'article de Baudry fut violemment critiqué lors de la parution par plusieurs de ses pairs et que cet épisode ne compta pas pour rien dans la décision prise par Baudry, en 1975, de quitter le groupe (op.cit. p.471). Celui-ci confirme indirectement l'anecdote dans l'entretien qu'il accorde à Laurent Zimmermann. Il rapporte que l'équipe de Tel Quel trouvait Rimbaud indigne d'être campé en pionnier de l'"écriture textuelle" à cause de la persistance d'une subjectivité biographique dans son œuvre. On lui préférait sur ce plan Lautréamont (dont on ignorait la vie) ou Mallarmé, et on aurait reproché à Baudry sa tentative déviationiste d'introduire l'auteur des Illuminations dans le Panthéon telquelien.
     Cet ostracisme à l'égard de Rimbaud était difficilement tenable, du propre point de vue de ses promoteurs. Il suffit de lire la définition que Roland Barthes donne du "Texte" dans l'Encyclopédia Universalis pour sentir tout ce qui s'applique, de façon évidente, à Rimbaud, dans cette conception du travail de l'écriture. Le "travail du texte" ou "travail du signifiant", explique Roland Barthes, tel que le pratiquent les écrivains d'avant-garde soucieux de dépasser le niveau communicatif du langage pour "mettre en scène son énergie génératrice", se reconnaît notamment, à l'exploitation de certaines "procédures" :

"le recours généralisé aux distorsions anagrammatiques de l'énonciation (aux jeux de mots), à la polysémie, au dialogisme, ou inversement à l'écriture blanche qui déjoue, déçoit, les connotations, aux variations "irrationnelles" (invraisemblables) de la personne et du temps, à la subversion continue de la relation entre l'écriture et la lecture, entre le destinateur et le destinataire du texte"[5].

À lire une telle énumération, on comprend immédiatement ce qui pouvait porter vers l'œuvre de Rimbaud ce membre du Comité de rédaction de Tel Quel qu'était Jean-Louis Baudry au moment où il élaborait son article.
     Enfin, comme le fait remarquer Zimmermann dans sa préface, il n'est pas si fréquent de voir un exégète rimbaldien se livrer, à plusieurs années de distance, à l'évaluation critique d'un ancien travail. Or, sur les deux grandes caractéristiques attribuées au texte de Rimbaud en 1968, le "retrait du signifié" (un texte libéré de l'emprise du sens et de la représentation) et la "dissolution du sujet biographique" (l'effacement de l'auteur), l'entretien procuré par cette réédition a le mérite de reconnaître des simplifications excessives et tente d'apporter d'intéressants correctifs.

     Autant de raisons pour lire ou relire Le Texte de Rimbaud, en compagnie de son auteur.
        
     Deux objections liminaires y étaient formulées à l'encontre de la critique rimbaldienne traditionnelle :

  • Elle n'avait de cesse de "combler à tout prix l'espace libre" offert à l'interprétation par le caractère énigmatique du texte de Rimbaud au lieu d'y reconnaître une "pratique scripturale radicalement nouvelle cherchant à soustraire le texte à "l'emprise du sens".
     

  • Elle se contentait d'expliquer l'hétérogénéité de l'œuvre de Rimbaud par "une simple modification de l'esthétique littéraire" au lieu d'y reconnaître la recherche d'une "coupure présentant avec les coupures épistémologiques qui scandent l'histoire de la science, une analogie certaine − c'est-à-dire le remplacement de la fonction expressive de la poésie par une fonction productive du texte".

L'essai tenterait donc, en parcourant chronologiquement l'œuvre du poète, d'argumenter cette double thèse.

 

   

La contestation du "texte culturel" par la parodie chez le premier Rimbaud

     Le Rimbaud des années 1870-1871, explique Baudry, situe son travail dans le cadre du "texte culturel" (traduire : du "code littéraire traditionnel"). Mais une dimension parodique ne tarde pas à apparaître, qui se manifeste par la subversion du "texte social" (traduire : de l'idéologie) qui accompagne en général ce "texte culturel" : satire de l'ordre social, du pouvoir politique, de l'idéologie religieuse. Ce faisant, Rimbaud en vient à contester le code littéraire lui-même, que sa pratique parodique a permis de démasquer comme étant une pure entreprise de sublimation esthétique de l'ordre bourgeois. Tel est, notamment, le rôle dévolu à la trivialité :

     "Chez Rimbaud, l'esthétique idéaliste de la rhétorique classique au lieu de servir à la glorification du signifié (qui, Dieu, homme ou nature, se voit invariablement affecté ou induit par les critères de beauté, de bonté) est compromise par la trivialité de l'objet représenté".

    Il y a longtemps que la critique rimbaldienne la plus traditionaliste pratique la critique des sources, sait que Rimbaud ne cesse de réécrire les textes qu'il a lus, dans un esprit de parodie plus que de pastiche et que, dans un certain sens, tout texte est un intertexte. Aussi peut-on se demander si, même en 1968, la thèse qui constitue la première partie de l'étude de Baudry possédait ce caractère de surprenante nouveauté dont le préfacier crédite l'ouvrage. Certes les mots utilisés pour le dire changeaient quelque peu, mais le fond faisait probablement déjà consensus parmi les chercheurs. Reste que la thèse est des plus pertinentes et que l'auteur théorisait là un cadre d'analyse destiné à beaucoup servir dans les quarante années suivantes.

 

   

Trois emblèmes d'une "pratique scripturale théorisante" : Le Bateau ivre, Voyelles, la lettre dite du Voyant.

     Engagé dans une voie de contestation du "texte culturel" qui culminera dans Les Illuminations avec son éclatement, Rimbaud adopte dès 1871, nous dit JLB, une "pratique scripturale théorisante". L'interprétation du Bateau ivre présentée par l'auteur à l'appui de cette thèse est célébrée par Laurent Zimmermann, dans sa préface, comme une "analyse admirable" et "décisive". Je lui laisse la responsabilité de cette appréciation. Voyez plutôt !
     Le Bateau ivre
apparaît à JLB comme une attaque contre la prééminence du sujet dans la métaphysique occidentale et, plus précisément, contre la notion d'auteur en littérature. Le poème instaure "dans un schéma métaphorique le modèle du schéma textuel qui renverse les rapports admis entre le sujet − l'auteur − et le texte ("le poème de la mer")." En quelque sorte, "le texte produit par et produisant sa pratique est amené à (se) réfléchir (dans) une métaphorisation de son procès, à se jouer sur la scène même qu'il ouvre". Ainsi, le bateau délivré de ses haleurs et emporté par l'océan déchaîné est pour JLB une représentation du "scripteur" délivré du "théologisme", du "sens". Il symbolise l'auteur inscrivant, en pure perte de soi, son sillage dans "l'infini textuel métaphorisé évidemment, dans Le Bateau ivre, par la mer."
     Mais, dans Le Bateau ivre, argumente JLB, ce "milieu textuel" est "décrit plutôt qu'écrivant, il se trouve encore inclus dans un système représentatif et discursif." Or, tout l'effort de Rimbaud va consister à "franchir l'écran de la représentation" en inventant une "écriture productrice", c'est-à-dire qui renonce à privilégier le signifié pour porter toute son attention "sur la matérialité du signifiant et les effets de représentation qui lui sont liés". C'est ce travail qui semble s'inaugurer avec le Sonnet des voyelles : "Dans Les Voyelles en effet le texte est à lui-même sa propre représentation [...] Le signe ne représente pas, la représentation est intérieure au signe."
     JLB procure ensuite un long commentaire de la lettre à Demeny où tout n'est pas nouveau malgré les références avant-gardistes à Sollers, Pleynet ou Derrida, et que j'ai trouvé personnellement assez embrouillé, au point de renoncer à en résumer la substantifique moelle.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Roland Barthes, "La mort de l'auteur"(1968), Le Bruissement de la langue, Points Essais, 1984, p.68.

 

 

 

 

 

 

 

[7] Roland Barthes, Le Plaisir du texte (1973), Points Essais, 1982, p. 45-46.

 

Les "derniers vers" ou "la scène active de la mémoire productrice".

     La remise en cause de la représentation s'approfondit encore, selon JLB, dans les "derniers vers" : "La rupture entre un texte encore soumis à l'idéologème de la représentation et la scène active de la mémoire productrice se laisse lire dans l'écart qui sépare Le Bateau ivre des 'derniers vers'." On a beau suivre avec intérêt la construction théorique proposée par l'auteur, on ne peut s'empêcher d'être surpris par la pauvreté de ses résultats lorsqu'elle est confrontée à l'interprétation de poèmes précis. Il n'était déjà pas facile d'accepter que la mer représentât, dans Le Bateau ivre, le "texte général" de la culture occidentale. Nous apprenons maintenant que "la faim" et "la soif" inextinguibles du poète, son désir de "mourir aux fleuves barbares" ou de se laisser user par les saisons, tout cet imaginaire du désir de mort et de dissolution dans la nature qui hante les "derniers vers", représente la "consumation du sujet parlant dans l'infini textuel". L'éternité qui donne son titre à une célèbre romance de la même époque est glosée comme "l'éternité textuelle"  : "L'éternité textuelle, la production de tous les temps dans un présent de lecture et d'écriture évidemment inaccessible au sujet, c'est bien 'la mer allée avec le soleil'." Michel et Christine annoncerait "la destruction de l'Occident chrétien balayé par les 'éclairs supérieurs' de l'orage textuel". Dans tout cela, le "textuel" explique tout et n'explique rien. Que l'orage, l'éternité, l'infini de Rimbaud soient textuels est une pure lapalissade puisque ce sont des représentations littéraires. À moins qu'on veuille dire que, comme Le Bateau ivre, tous ces poèmes aient été conçus pour métaphoriser le procès de production du texte, que tous ces poèmes sont des "arts poétiques", ce qui est loin d'être démontré. Ici, la doctrine ne sert pas l'interprétation, elle l'asphyxie.
     Quant au Pauvre Songe ("Et si je redeviens / Le voyageur ancien / Jamais l'auberge verte / Ne peut bien m'être ouverte") pièce élégiaque où la dimension biographique paraît pourtant plus présente et plus classique que jamais (même s'il s'agit d'une biographie transposée et mythifiante), JLB nous invite à y diagnostiquer "la dissolution du sujet biographique limité dans sa propre mémoire textuelle". Ici encore, la visée théorique fait déraper l'interprétation. Je veux parler de cette théorie de "la mort de l'auteur" que Barthes est en train de mettre au point, dans un article destiné à devenir célèbre, en cette même année 68 où JLB écrit Le Texte de Rimbaud.
    Pourfendant l'enseignement bourgeois de la littérature (celui des manuels scolaires), Barthes critique une méthode qui prétend expliquer les œuvres par la vie de l'auteur qui les a produites, contrairement à l'enseignement de Proust selon lequel il ne sert à rien de fréquenter l'auteur pour comprendre l'œuvre. Pour Barthes, "donner un Auteur à un texte, c'est imposer à ce texte un cran d'arrêt, c'est le pourvoir d'un signifié dernier, c'est fermer l'écriture"[6]. L'auteur n'est pour lui qu'un scripteur. "L'écriture, c'est ce neutre, ce composite, cet oblique où fuit notre sujet, le noir-et-blanc où vient se perdre toute identité, à commencer par celle-là même du corps qui écrit" (p. 61). "C'est le langage qui parle, ce n'est pas l'auteur". "Le texte est un tissu de citations" : il ne saurait représenter une expérience, exprimer un sentiment ou un état de l'âme ou quoi que ce soit qui serait préalable à son énonciation. Lire, ce n'est donc pas comprendre, expliquer, restituer l'intention d'un auteur mais construire en toute liberté un sens possible du texte. Le lecteur, et non l'auteur, est le lieu où la cohérence du texte se produit : "La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'Auteur" (p. 69). C'est cette promotion du Lecteur qui est "révolutionnaire". Elle "libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire, car refuser d'arrêter le sens, c'est finalement refuser Dieu et ses hypostases, la raison, la science, la loi" (p.68). Barthes, cependant, procèdera, dès 1973, dans Le Plaisir du texte,  à une semi autocritique :

"Comme institution l'auteur est mort : sa personne civile, passionnelle, biographique, a disparu ; dépossédée, elle n'exerce plus sur son œuvre la formidable paternité dont l'histoire littéraire, l'enseignement, l'opinion avaient à charge d'établir et de renouveler le récit : mais dans le texte, d'une certaine façon, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure (qui n'est ni sa représentation, ni sa projection), comme elle a besoin de la mienne (sauf à « babiller »)."[7]


     En tout cas, pour en revenir au Rimbaud de Jean-Louis Baudry, dès lors qu'on parle de "mémoire textuelle", c'est-à-dire de la pratique rimbaldienne consistant à faire référence dans ses textes à ses propres textes antérieurs (à une image de soi constituée au fil de l'œuvre : l'enfant-poète, l'enfance vagabonde, figure construite mais non dépourvue de tout rapport avec la réalité biographique), on exploite de fait pour l'interprétation l'appartenance de tous ces textes à une seule et même œuvre, création d'un seul et même auteur. C'est bien la preuve que, comme dit le Barthes de 1973, le lecteur a besoin de la figure de l'auteur. Nous avons besoin de pouvoir référer les textes de Rimbaud à un seul et même poète qui a élaboré son œuvre selon certaines intentions, cherchant à produire sur le lecteur certains effets déterminés, ce qui ne nous laisse pas libres de les interpréter à notre fantaisie. JLB lui-même, d'ailleurs, dans son entretien de 2009, s'interroge ouvertement sur la validité de sa démarche de 1968 à propos de l'Auteur : "Fallait-il donc se passer, comme j'avais tenté de le faire, de la référence biographique ? N'aurais-je pas dû, moi, aussi, en appeler aux aléas de la vie de Rimbaud [...]" (p.119 et suivantes). Mais c'est surtout au sujet d'Une saison en enfer que JLB se montre prêt à cette révision, et c'est pourquoi nous en reparlerons ultérieurement.

 

   

La Saison ou la réécriture du "texte idéologique de l'Occident"

     Pour JLB, le moment rimbaldien de la littérature est celui où l'écrivain découvre que "tout texte est réécriture d'un autre texte" et ne renvoie donc pas à un auteur mais à une instance impersonnelle. Ainsi voit-il dans Une saison en enfer la réécriture du "texte idéologique de l'Occident (de sa philosophie, de sa religion, de sa science, de sa conception artistique) qui a occulté le travail textuel et s'est donné comme expression et recherche d'un sens ultime, d'une origine, d'un signifié transcendental". Il s'agit d'une histoire racontée par Rimbaud si l'on veut mais en tant que cette histoire est "déjà écrite", est celle du sujet occidental en général et peut être assimilée à un mythe dont on connaît d'avance le code organisateur : eden, chute et attente d'un salut. "Le système est clos et tout ce qui s'écrit appartient à cette clôture". Tout l'effort du scripteur de la Saison consiste dès lors à franchir cette clôture (à envisager des solutions existentielles à l'impasse dans laquelle il se sent engagé ?). Mais cette quête "appartient à l'idéologie même de cette clôture : elle se pense en termes de salut".
     Dans son entretien de 2009, l'auteur effectue un retour critique sur cette analyse. Il regrette d'abord de n'avoir pas suffisamment remarqué que le programme du Voyant, tel qu'il est exposé dans la lettre du 15 juin 1871, ne demande pas seulement au poète de "trouver une langue" mais aussi d'"agir sur lui-même et, pour se transformer en 'horrible travailleur' d'abord se connaître". De même, il s'accuse d'avoir négligé l'élément biographique indiscutablement présent dans Délires I et II : "C'est pourquoi aussi cette histoire qu'alors je disais être 'l'histoire d'un texte, d'une production textuelle qui comprend le sujet qui s'en croyait l'auteur comme son propre effet', on pourrait aussi la ranger parmi les Confessions" (moins celles de Jean-Jacques que celles d'Augustin, ajoute-t-il).

 

 

[8] Tzvetan Todorov, "Les Illuminations" (1978), La Notion de littérature, Points-Essais, 1987.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

[9] Voir, dans l'article analogie du Glossaire stylistique de ce site, ma petite étude des métaphores du "poison" et du "pavillon en viande saignante".

 

 

 

 

 

 

[10] Voir éventuellement dans ce site le commentaire argumenté de ce poème.

 

Le "suspens délibéré du sens" dans Les Illuminations

     L'auteur du "Texte de Rimbaud" n'est pas loin de penser, comme Tzvetan Todorov, que "le sens des Illuminations est de n'en point avoir"[8]. Il écrit :

"Il est donc particulièrement étonnant qu'on se soit si longtemps interrogé sur ce que ces fragments voulaient dire et que l'on se soit efforcé avec un tel acharnement de les traduire, alors que c'est justement le vouloir dire qui se trouve suspendu (mais de la sorte interrogé dans sa nécessité et son sens) par une écriture qui à travers la langue cherche à saisir ses opérations propres et le mécanisme de la production du texte."

Il y a bien, dans Les Illuminations, une volonté de "suspendre" le sens, de le suspendre à la lecture que nous en ferons, c'est-à-dire de construire le texte comme une énigme. On ne peut qu'être d'accord avec JLB lorsqu'il écrit que :

"le suspens délibéré du signifié a donc pour premier effet un gain de lecture, transformant la lecture apprise en lecture active et lui faisant reprendre en direction contraire la voie prise par l'écriture [...] transformant la lecture somnambulique inconsciente du code qui la programme en une lecture se sachant productrice du texte qui la produit"

Sauf que si mon activité, en tant que lecteur, produit "le texte qui la produit", c'est seulement dans la mesure ou ma "lecture active" donne du sens à ce que je lis, ou cherche à en donner, posture "traductrice" que JLB, par ailleurs, paraît condamner.

     Je pourrais encore être d'accord avec JLB (si je le comprends bien) lorsqu'il repère dans les textes rimbaldiens ce qu'il appelle "une trans-métaphoricité provoquée par l'absence du signifié de comparaison, de la mesure de la référence". Il fait allusion, je suppose, à ces métaphores au sens prétendument indécidable, comme celles du "poison" dans Une Saison en enfer ou du "pavillon en viande saignante" de Barbare, auxquelles les commentateurs ont prêté des significations apparemment contradictoires. Pour certains, par exemple, la "gorgée de poison" de Nuit de l'enfer serait celle que le narrateur aurait absorbée avec son baptême ("ce poison, baiser mille fois maudit" de Jésus ?) tandis que d'autres évoquent "les pavots" dont Satan a couronné le poète dans le préambule, la "liqueur non taxée de la fabrique de Satan" bue par l'Empereur dans "Mauvais sang" ... JLB attribue ce genre d'ambiguïtés à une "tactique" délibérée du poète visant à favoriser "le surgissement indéfini de signifiants substitutifs", si bien que "toute réponse qui a pour but de substituer un signifié au texte écrit ne peut être que partielle et inadéquate au texte lui-même et ne se présenter que comme un signifiant supplémentaire, signifiant de lecture qui se joue du lecteur".
    Mais e
n réalité, le "jeu" ou la "tromperie" ne sont pas si pervers qu'on veut bien le dire. Car les différents sens alternatifs, loin d'être disparates, sont eux-mêmes entre eux dans un rapport métaphorique (dans un rapport d'équivalence ou d'analogie) : la religion est bien pour Rimbaud une sorte de poison, d'opium, parce qu'avec la promesse du salut elle suscite dans l'esprit du croyant un espoir chimérique apte à lui faire supporter les misères de son existence, effet comparable à l'évasion procurée par un produit hallucinogène. En favorisant l'hésitation entre les divers référents partiels de l'image (drogue, alcool, religion, poésie même peut-être, car la poésie aussi est un vecteur du "dégagement rêvé") Rimbaud ne multiplie pas aléatoirement les sens possibles du texte. Tout au contraire, il suggère une signification synthétique et abstraite qui les englobe tous. Par exemple, pour le poison : l'illusion (les souffrances de la désillusion), le mensonge (de celui qui se croit investi de pouvoirs supérieurs, qui vit dans l'imaginaire et fuit le réel, se condamnant à la souffrance et aux désenchantements).[9]

     Mais là où il n'est plus possible de suivre JLB, c'est lorsqu'il revient à sa thèse étroitement textualiste, diagnostiquant ici une pièce qui produit sa propre "géographie textuelle" parce qu'elle juxtaposerait des scènes, des lieux, sans rapport les uns avec les autres, là un poème déployant "une activité textuelle non règlementée par la logique du sens". Ainsi, Conte fournirait un exemple éclatant de "non-conformité avec la logique admise". Comment JLB ne s'est-il pas avisé que l'irrationalité qu'il prête à ce conte pourrait bien n'être que celle de son actant principal, le Prince, sorte de despote oriental que Rimbaud a investi de sa propre humeur massacrante et dans lequel il symbolise avec humour le sentiment de toute puissance propre à l'enfant ou à l'individu immature ? Comme tous les contes, Conte est une histoire servant une morale, qui est ici qu'on ne fait pas toujours dans la vie ce qu'on veut, que ce n'est pas parce qu'on a supprimé en imagination toutes les femmes, tous les palais avec leurs courtisans, qu'on a transformé pour autant le monde réel ... mais que nous sommes ainsi faits, pour notre malheur, que même la musique la plus savante manque encore à notre désir. À l'inverse de ce que croit JLB, ce petit apologue pourrait bien être, malgré l'allure formellement paradoxale de ses péripéties, le plus logique des poèmes[10].
     Dans quelle mesure une démarche critique, si brillante soit-elle, peut-elle à ce point prendre ses aises avec les textes qu'elle commente ? Est-il véritablement si stupide de vouloir expliquer, "traduire" comme dirait JLB, les poèmes des Illuminations ? "Dans le texte, d'une certaine façon, dit Roland Barthes, je désire l'auteur : j'ai besoin de sa figure". Et, me permettrai-je d'ajouter, je désire comprendre : j'ai besoin du sens.


   

 

 

 

 

 

 


 

[11] La formule serait de Jean-Luc Steinmetz.

 

Les Illuminations revisitées. Questions de méthodes.

     Opportunément, sur ce point du "sens", JLB procède à une réévaluation critique dans son entretien de 2009 :

"Il est sûr que j'insisterais moins maintenant, écrit-il, sur ce que j'appelais alors le "retrait du signifié" et que j'essaierais de sortir de ce jeu de renvoi du texte au texte auquel semble condamné ce que j'appelais alors — était-ce avec d'autres ? — l'écriture textuelle, même si je suis prêt à en reconnaître, pour une part, la validité."  

Mais JLB ne réhabilite pas pour autant "la référence".

    De son essai de 1968, il semble vouloir abandonner la phraséologie antibourgeoise et antithéologique, nuancer les analyses fondées sur le principe de l'autoréférentialité du texte littéraire. Mais il se montre toujours aussi critique (et assez méprisant même) à l'égard des "tenants de la référence"[11] ...

    "...qui s'efforcent de traduire Rimbaud en langue vulgaire et qui, ayant pratiqué une alchimie inverse, nous montrent fièrement le tas de plomb qu'ils ont tiré des feuilles d'or que leur tendait le poète."

     Ceux qui tentent de repérer dans les textes l'allusion à des événements vécus, à des choses vues, à des idées (politiques notamment), qui pensent pouvoir déjouer les ruses des énigmes rimbaldiennes de manière à restituer le discours articulé qui pourrait s'y cacher, commettent, nous dit l'auteur, "une erreur de méthode, un véritable contresens".
     Car Rimbaud ne travaille pas sur les représentations de la conscience claire et rationnelle mais sur un "matériau mental" préconscient, fait d'"indéfinissables apparitions mentales", de "traces de mémoire", de "visions" "évanescentes", matériaux psychiques instables saisis "avant que l'intelligence n'ait fourni son travail d'identification", "phénomènes que l'on peut, comme je l'ai fait moi-même pendant des années, s'appliquer à observer". JLB décèle chez Rimbaud une "stratégie poétique visant à suspendre le flux des représentations naissantes par [...] un travail de métaphorisation, par des ruptures brutales de continuité, par le heurt d'images contradictoires, par l'imprévu des production mentales apparentées au rêve". On pense évidemment aux techniques surréalistes, à l'écriture automatique. JLB n'est pas le premier à proposer ce genre d'approche de la poétique de Rimbaud. Voici aussi revenir la vieille idée d'un Rimbaud impressionniste qui travaillerait à la manière d'Elstir : "C'est ce même souci d'être fidèle à ce que Proust nomme les impressions, les sensations, le même scrupule à ne pas interposer entre la vision et la description qu'il en fait les données construites par l'intelligence, que je reconnais dans la poésie de Rimbaud."
     Je ne nierai pas que Rimbaud tente parfois de donner à ses textes l'allure effilochée de visions et de rêves et, donc, je ne nierai pas absolument la pertinence de la description qu'en fait JLB, mais je suis sûr de deux choses : d'une part, il ne s'agit là que d'"effets de visions" et d'"effets de rêves" obtenus par un travail tout ce qu'il y a de rationnel et d'éveillé : rien à voir avec la réminiscence d'expériences oniriques, l'enregistrement d'images à demi formées issues d'hallucinations auto-provoquées ou de je ne sais quels exercices de mémoire ; d'autre part, les textes de Rimbaud, lorsqu'on a appris à en déjouer les pièges — et il y en a tout de même un certain nombre, maintenant, que nous savons lire, même dans les Illuminations — se révèlent comme des discours remarquablement construits, de brefs apologues, c'est-à-dire tout le contraire de notations fragmentaires et impressionnistes. Enfin, comme dans son texte de 1968, ce qui manque, dans l'entretien accordé par Baudry à Laurent Zimmermann, c'est l'épreuve des textes. Certes, on y cite de nombreux extraits (parfois des poèmes entiers) mais présentés de manière à suggérer le caractère décousu des évocations rimbaldiennes, certains repris de Todorov pour montrer que Rimbaud transgresse "le principe de non-contradiction", jamais commentés comme des syntagmes pourvus de sens et concourant à un récit ou à un discours. Si bien que nous ne nous étonnons guère, arrivés à la conclusion, d'apprendre de la bouche même de l'auteur que : "après avoir cru effectuer un nouveau parcours, nous ne sommes pas sûrs d'avoir avancé d'un pas". Ne serait-ce pas la méthode qui pose problème ?

5 novembre 2009