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Steve Murphy, "Logiques du Bateau ivre", Littératures, n°54 : Rimbaud dans le texte, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 25-86. 

 

     « Le Bateau ivre » n’était guère commenté, ces derniers temps, que dans l’édition parascolaire (parfois fort bien, d’ailleurs comme dans les 12 poèmes de Rimbaud ... de Marie-Paule Berranger[1], mais avec des limites évidentes). Personnellement, je ne connaissais jusqu'ici qu'une seule analyse un tant soit peu systématique du poème émanant d’un spécialiste de Rimbaud, celle d’Émilie Noulet, une étude vieille de plus d’un demi-siècle et qui est essentiellement consacrée aux sources du poème. C’est donc avec le plus grand intérêt que l’on doit accueillir cet article de la revue Littératures dans lequel un des principaux éditeurs et commentateurs actuels de Rimbaud entreprend de faire le point sur ce poème emblématique.
     J’aurais voulu faire plus court, mais je n’y parvenais pas sans avoir l’impression de négliger quelque aspect important. Je me suis donc résigné à remplir 8 feuillets dactylographiés. Concernant un texte de soixante pages, cela peut passer encore pour un résumé.

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Un poème parnassien

     S.M. entend d’abord clarifier le rapport de Rimbaud au Parnasse en exprimant ses doutes sur deux anecdotes dues à Ernest Delahaye, et en réfutant les théories qui en ont été abusivement tirées.
     La fragilité du témoignage de Delahaye est connue, rappelle S.M., et il n’est pas du tout certain que Rimbaud lui ait lu « Le Bateau ivre » avant son départ de Charleville pour Paris, en septembre 1871, comme il l’a raconté. Or, cette anecdote a souvent servi de justification à une périodisation contestable de l’œuvre de Rimbaud consistant à tenir le « Bateau ivre » pour la dernière œuvre de 1871 : c’est cette place conclusive que lui réservent en général les éditions, alors qu’un poème comme « Les Mains de Jeanne-Marie », toujours classé avant lui, est de façon quasi certaine de début 72. Sur le plan de l’esthétique littéraire, le « Bateau ivre » serait en conséquence pour certains une œuvre de transition entre la production de l’année de la Commune (supposée avoir été écrite à Charleville avant septembre 71) et les poèmes de l’année 1872, une œuvre de transition entre la manière parnassienne des « Poésies » et la manière prétendument pré-symboliste des « Vers nouveaux ». « Le Bateau ivre » n’est pas symboliste, assure Murphy.
    Selon une autre anecdote (issue d’une lettre de 1930, témoignage fort tardif, donc, et d’autant plus suspect) Banville aurait déclaré à Rimbaud qu'il aurait dû commencer plus logiquement son poème par une formule comme : « Je suis un bateau qui… ». Banville, estime Murphy, « pouvait difficilement être aussi con ». Là encore, il y aurait selon lui une volonté de Delahaye et des milieux symbolistes de déprécier Banville et d’exagérer le degré de rupture entre Rimbaud et ses maîtres parnassiens pour en faire un annonciateur du symbolisme. Le Rimbaud qui écrit « Le Bateau ivre » est au contraire, sans conteste possible, nous dit Murphy, un parnassien.

 

Délire et Logique

     S.M. réfute ensuite ce qu’il appelle une approche « spontanéiste » du poème (p. 35). Soit : une lecture erronée considérant le « Bateau ivre » comme un « poème visionnaire […] surgissant d’une manière plus ou moins incontrôlée d’une expérience hallucinatoire » (p. 36) ; une poésie décousue et dépourvue de plan ; un chef d’œuvre d’écriture automatique ou un délire sacré. Il cite comme représentants de cette tendance Jacques Rivière et l’Étiemble des années 30. On se demande un instant, je l’avoue, si quelqu’un pense encore de cette façon au sujet de Rimbaud. 
     S.M. s'attache à démontrer que le projet poétique défini dans les fameuses « lettres du voyant » contredit une telle approche spontanéiste. En s’appuyant notamment sur le travail de correction de Rimbaud sur ses textes, tel qu'on peut l'observer sur le manuscrit, l'érudit rimbaldien montre comment le jeune poète accentue dans sa rédaction définitive les aspects logiques de sa démarche. Rimbaud précise le caractère « raisonné » de son « dérèglement de tous les sens ». Ce qu'il reproche aux romantiques, « c’est que ces poètes n’auraient pas assez compris leur chanson » (p. 38). Murphy souligne la part majeure accordée au travail, à la logique, à la fonction « cognitive » de la poésie. Il rappelle, enfin, la méfiance bien connue de Rimbaud à l’égard des « poètes subjectifs », et comment il tente de conjurer les « vices de ces passionnistes » (p. 40) en rédigeant à la troisième personne « 
les poèmes qui portent le plus à conséquence dans la représentation de ce que le poète voudrait exprimer et analyser de sa vie psychique la plus intime, comme « Les Poètes de sept ans » ou « Les Premières Communions » » (p. 40). Ou encore, en assignant à une entité allégorique le discours lyrique à la première personne, dans le « Bateau ivre ».

 

Une quadruple allégorie

     Lorsqu’il entreprend d’exposer sa propre approche du poème, l’auteur résume ainsi ses choix : le « Bateau ivre » développe une « allégorie plurivalente, correspondant à une structure de vision déceptive mais avec une petite fenêtre ouverte sur l’éventualité d’une reprise de la vision » (p. 41). Cette formule annonce essentiellement deux partis-pris originaux de la part de l’auteur : dépasser l’interprétation courante qui réduit le « Bateau ivre » à une allégorie psychologique (révolte adolescente) et littéraire (rupture avec la tradition par l’invention d’une poétique nouvelle fondée sur la métaphore insolite et la synesthésie) ; contrebattre, quoique de façon prudente, on l’aura remarqué, l’idée que le poème se termine sur un sentiment d’échec.
   SM propose une liste (non-exhaustive, il le précise) de quatre « aspects de l’expérience humaine » dont l’odyssée du « bateau ivre » serait la figuration :
   1° « une allégorie des étapes de la vie » : à travers de multiples références à l’enfance, notamment celle de la fin du poème, Rimbaud suggère une interprétation de l’aventure maritime comme métaphore du « parcours initiatique vers l’âge adulte » : les entraves au désir, les dangers de la liberté, les désillusions finales et la nostalgie.
   2° une allégorie de « l’ivresse au sens propre » : l’ivresse évoquée par le titre ne doit pas être prise seulement dans un sens métaphorique, il n’est pas exclu que, par les visions colorées et les sensations inouïes qui assaillent le bateau, Rimbaud veuille représenter celles que procurent le vin et le haschich, ces « poisons » mentionnés par la lettre à Demeny, « même si cette expérience lui était à l’époque de composition du poème aussi indirecte que … la vue de la mer » (p. 42).
   3° « une allégorie du destin du Voyant telle que la présente la lettre du 15 mai » : la quête d’Inconnu du poète voleur de feu trouve sa métaphore dans celle de l’inconnu géographique et de l’exotisme.
   4° « une allégorie politique, composée dans les mois suivant la Semaine sanglante et représentant obscurément l’insurrection et sa défaite » : l’analogie suggérée dans les lettres « du voyant » entre le travail du poète et « les « horribles travailleurs » (citation ironique du discours bourgeois) que Rimbaud désire rejoindre par les processus complémentaires que sont le dérèglement et l’encrapulement » (p. 44) se renouvellerait dans l’allégorie du « Bateau ivre ».
   Comme on le voit, les points 1 et 3 recoupent les interprétations les plus traditionnelles du « Bateau ivre » tandis que les points 2 et 4 portent davantage la marque propre de l’auteur, la Murphy’s touch (si je puis me permettre).
   
    
En conclusion de ce panorama, Steve Murphy apporte une précision méthodologique qui a le mérite de la clarté et qu’on voudrait « écrire sur des feuilles d’or », comme dit Rimbaud dans « Matin » : « Il ne s’agit pas de théoriser la possibilité d’une quadruple ou multiple lecture parallèle, vers par vers, mais de supposer un récit qui fonctionne de manière discontinue, relançant périodiquement les différents thèmes et concentrant les indices les plus patents de ces réseaux symboliques au début et à la fin de la vision, où l’intrication thématique est particulièrement dense » (p. 44).

    En s’exprimant ainsi, je le remarque au passage, Steve Murphy nous laisse libres d’adhérer de façon générale à sa quadruple allégorie sans que nous admettions nécessairement toutes les exégèses de détail que lui-même y rattache. Car dès lors qu'il reconnaît qu'une "logique" allégorique peut être présente sans pour autant diffuser son symbolisme dans les moindres détails du texte, il dédramatise quelque peu les réticences que nous pourrions exprimer à l'égard de certaines de ses gloses. On pourra, par exemple, voir dans « Le Bateau ivre » une mimésis du délire éthylique sans pour autant être convaincu que « l’eau verte » qui, strophe 5, pénètre la coque du bateau et le lave des « taches de vins bleus et des vomissures », soit une représentation de l’absinthe (qui serait ici bien paradoxale) ! On pourra admettre la présence d’un arrière-plan politique dans le poème en doutant fortement que les « cieux de braise » du vers 53 puissent renvoyer aux incendies de la Commune, comme les « nappes de sang et de braise » de « Qu’est-ce pour nous mon cœur … » (car dans le contexte du défilé de tableaux offert par ce vers 53 du 'Bateau ivre'   «Glaciers, soleils d’argent, flots nacreux, cieux de braises ! » il me paraît évident que l’expression évoque seulement un paysage écrasé sous un soleil brûlant).
    Mais nous reviendrons plus loin sur ces questions.

 

Une dose homéopathique d’antilyrisme

     On a noté depuis longtemps, chez Rimbaud, l’appel récurrent aux basses fonctions du corps, au trivial et au stercoral. L’auteur de l’article interprète ce trait d'écriture comme une volonté d’instiller, au sein des tonalités lyrique et épique dominantes, une dose « homéopathique » (p. 45) de ce que j’appellerais volontiers (après Victor Hugo) le grotesque, et que S.M. qualifie comme « l’ironie romantique » (le mélange des registres, l’imbrication du style noble et du style bas). Une critique un peu trop pudibonde, nous dit S.M., n’a pas su ou voulu voir dans le « Bateau ivre », ces manifestations traditionnelles de l’antilyrisme rimbaldien que sont le recours aux notations prosaïques voire scabreuses dont la fonction est de servir d’ « antidote aux griseries éthérées du lyrisme prototypique » (p. 46). Le poète n’hésite pas à évoquer les « taches de vins bleus » et les « vomissures » qui souillent le pont du bateau (v.19), des « fientes d’oiseaux clabaudeurs (v. 66), aussi peu lyriques que les excréments chauds d’un vieux colombier qui surgissent à titre de comparant dans Oraison du soir » (p. 49). Il compare, dans la description d’un ciel crépusculaire, les trouées de ciel bleu à des « morves d’azur » (v.76).

 

Des aspects de « satire » littéraire

     Mais le propos de Steve Murphy va plus loin, comme l’indique le terme « satirique » dans l’un de ses titres (« Le lyrisme à la frontière du satirique »). Il propose de déceler dans le poème bien plus qu’une volonté d’élargir vers le « bas » le champ des sensations, bien plus qu’un moyen de renouveler et pimenter le lyrisme en y faisant une place au « dérèglement des sens ». Il faut y voir à plusieurs endroits, selon S.M., une moquerie (car tel est bien le sens du mot « satire ») à l’égard des clichés de la tradition poétique (une « satire » littéraire, donc, selon toute apparence ; c’est à dire de la parodie).
     Ainsi, en mettant en relief, par un enjambement à la césure, l’adjectif bleu dans : Et des taches de vins bleus et des vomissures / Me lava (v. 19-20), « dans un poème lyrique où le bleu post-césural risquerait plutôt de désigner le ciel ; ce bleu a l’effet latéral d’ajouter à la remodélisation ironique des connotations topiques de la couleur fétiche du lyrisme, comme dans Mes Petites Amoureuses ou surtout Ce qu’on dit au poète à propose de fleurs » (p. 48).
      De même, lorsque Rimbaud compare le « ciel rougeoyant » du crépuscule à « un mur / qui porte, confiture exquise aux bons poètes, / des lichens de soleil et des morves d’azur » (v.75-76), on remarquera l’ironie de Rimbaud envers le goût excessif des poètes (lui compris, on peut du moins l’espérer de sa lucidité) pour les couchers de soleil romantiques, goût assimilé à une drogue (le haschich est « un morceau de pâte ou confiture verdâtre » écrivait Gautier dans Le Club des hachichins), et une drogue peu appétissante (ainsi que le suggèrent les métaphores associées de la morve et des lichens : ces derniers servaient, d’après Murphy, à confectionner des médicaments contre la toux).
     Enfin, aux vers 21-22, le « Poème / de la Mer, infusé d’astres, et lactescent » (métaphorisation probable du « reflet dans la mer de la Voie lactée ») évoque, nous dit S.M. « une sorte de lait nourricier, provenant, par une paronomase évidente, de la mère. » (p. 53). Laquelle mère ne peut être que « Cybèle, cette ‘Grande mère des dieux et des hommes’ dont parlait ‘Soleil et Chair’ » (p. 53). C’est à dire implicitement, la Muse. « Face à la mythologie de l’antiquité grecque (Cybèle) comme face à celle des poètes (la Muse), Rimbaud laisse pressentir, malgré la beauté visuelle de certaines images, une distance critique » (p.53).
   Distance, nous dit Murphy qui n’est pas seulement celle du poète par rapport à la tradition poétique, mais qui est aussi « la distance critique entre la perception de Rimbaud et celle de son sujet lyrique, mais aussi, et peut-être surtout, un écart entre la perception du sujet au moment d’entrer dans son expérience visionnaire et celle qu’il a su atteindre au moment d’énonciation que supposent les dernières strophes » (p. 46).
     La démonstration est brillante, sans aucun doute, mais une fois de plus je ferai jouer en ma faveur la clause méthodologique inscrite sur les feuilles d’or : on comprend la logique, on la voit s’incarner clairement dans certains exemples comme celui des vers 75-76 (« confiture exquise aux bons poètes »), mais, pour le reste, … j’avoue une certaine hésitation. J’avoue que je ne sens pas vraiment une moquerie à l’égard de la mythologie de l’inspiration poétique dans : « Et dès lors, je me suis baigné dans le poème / de la Mer infusé d’astres et lactescent », aux vers 21-22, ni la satire de l’azur des poètes dans « les taches de vins bleus » du vers 19. Je ne les sens pas, et je ne parviens pas à les y déceler malgré l’astucieuse construction théorique proposée par S.M.

 

Une libération inachevée

     S.M. ne remet pas en cause l’interprétation traditionnelle de la fable comme récit allégorique d’une libération psychique individuelle, assortie d’une libération politique, se terminant par un échec. Mais il veut attirer notre attention sur la présence, dans le poème, d’éléments d’annonce (p. 57) et d’explication de cet échec, qui témoignent là aussi d’une distance critique du poète à l’égard du « sujet lyrique ». Les haleurs, comme « on [l’]a vu avec raison » (p. 57), sont «le symbole synthétique de toutes les forces qui avaient contrôlé et guidé la vie du sujet » (ibid.). Mais, « lorsqu’on dit que les amarres ont été rompues, que les haleurs ont disparu, on se trompe en partie, ou plutôt l’énonciation nous induit en erreur en nous faisant partager la perspective qui était celle du sujet-bateau dans le temps de l’énoncé. » (ibid). En réalité, les liens qui rattachent le sujet au vieux monde, aux « forces aliénantes qui imposent à l’enfant un cheminement par l’endoctrinement » (p. 58) n’ont pas été entièrement rompus comme le montrent deux types d’insistances du texte qui sont autant d’annonces de la crise nostalgique et du naufrage final :
   - « l’isotopie du lien » qui parcourt le poème : Rimbaud parle des « liens frêles », frêles mais persistants donc ; il décrit le bateau comme une « presque île », une île encore attachée au continent par conséquent ; il représente les vagues de l’océan comme un troupeau retenu par ces « brides » surnaturelles que sont les arcs-en-ciel.
   - le caractère passif de la libération expérimentée par le bateau : « débarrassé de ses haleurs, péniche métamorphosée en navire, le bateau n’a pas été obligé d’assurer lui-même sa libération » (p. 57) ; mille détails du texte démontrent « l’inconscience » du sujet, « insoucieux » et impassible nous dit Murphy, emporté et « ballotté » par les « courants », les « tempêtes », les « bonaces » ; cette libération presque involontaire aboutit logiquement à une indépendance inachevée : « on a mis fin non seulement à la privation de liberté par quelque capitaine invisible mais aussi à la possibilité que le bateau détermine lui-même sa route existentielle ».
     « L’une des leçons implicites du poème serait peut-être qu’en matière de libération psychique individuelle comme de libération politique, la tabula rasa n’existe pas, l’utopique aura toujours ses origines (et peut-être son péché originel ?) dans le topique, et cela grâce précisément à la mémoire : l’influence de la famille, de l’école et de l’Église serait indélébile » (p.58).

 

Un tombeau de la Commune

     La rupture personnelle de Rimbaud avec le Vieux Monde (symbolisé dans le « Bateau ivre » par « l’Europe aux anciens parapets ») s’est effectuée, entre autres, dans l’ordre du politique. Le poète nous le rappelle à un endroit stratégique, qui ne laisse aucun doute sur sa volonté d’en éclairer le sens du texte tout entier : la chute finale. Comme le dit fort bien Murphy : « Le fin mot est le mot de la fin : pontons ». On sait en effet que ceux qui n’avaient pas été fusillés par les Versaillais au cours des derniers jours de la Commune (fin mai 1871), ou lors des procès sommaires qui suivirent, furent entassés dans ces prisons flottantes qu’étaient les « pontons ». Du coup, il n’est pas impossible, il est même probable que l’allusion au mois de mai sur laquelle s’achève la strophe précédente soit aussi une allusion voulue à la Commune. Le « bateau frêle comme un papillon de mai » peut être lu comme le symbole d’un double effondrement : celui du fragile rêve d’évasion maritime qui vient de s’achever, celui de l’éphémère printemps communard.
     Dans le même esprit, Steve Murphy propose d’adopter le principe de lecture exposé en 1950 par Jules Lefranc [2] selon lequel la mer serait, dans le poème, « l’immense Paris soulevé par une révolution et comparable à l’océan agité furieusement par la tempête et la haute marée » (p. 63). « Houle » rime souvent avec « foule » dans les poèmes de Rimbaud, et chez Hugo, et chez bien d’autres. Le bateau, dont le vers 41 nous dit qu’il a « suivi, des mois pleins, […] la houle à l’assaut des récifs » peut donc être interprété comme une figuration du jeune poète de Charleville, spectateur passif (verbe « suivre ») mais enthousiaste de l’épisode révolutionnaire.

     L'article a le mérite d’établir de façon convaincante (et avec la garantie supplémentaire qu’apporte à cette thèse son autorité d’érudit rimbaldien) la présence dans le poème d’une dimension politique que le commentaire traditionnel a quelque peu négligée. Mais faut-il aller aussi loin dans cette voie et faire du « Bateau ivre », selon la formule de Claude Zissman en 1981 [3], un « tombeau chiffré de la Commune » (c'est « chiffré », bien sûr, qui pose problème) ? La tentation est grande, on l’imagine, tant le rimbaldien est naturellement porté au jeu de l'interprétation, à l'ésotérisme, au « chiffre ». S’appuyant sur la « logique » politique incontestable du poème, l’ingéniosité herméneutique du commentateur découvre sans peine dans le détail du texte de quoi filer indéfiniment la métaphore politique. Mais le danger est non moins évident de dépister des sens cachés là où il n’y en a pas.      
     Par exemple, lorsque S.M. voit dans le « ciel rougeoyant comme un mur » du vers 74 (c’est ainsi qu’il présente la citation) « un mur maculé de sang » de la Semaine sanglante, je suis surpris par l’analyse syntaxique que le critique fait subir à la phrase : j’avais toujours compris jusqu’ici que le complément de comparaison « comme un mur / qui porte […] des lichens de soleil […] » complétait le noyau verbal de la phrase « [Moi qui]trouais [le ciel] », le participe « rougeoyant » faisant seulement fonction d’adjectif pour qualifier le mot « ciel ». Autrement dit, le « ciel rougeoyant » du crépuscule se dresse comme un obstacle devant le bateau lancé vers l’Inconnu, comparable en cela à « un mur » parsemé de « lichens de soleil », qui sont des taches de lumière, et de « morves d’azur », qui sont des traînées de ciel bleu, un mur enfin que le bateau doit franchir ou « trouer » pour pouvoir poursuivre sa route vers l’infini. On a affaire ici à une métaphore descriptive
, me semble-t-il, où je case mal une allusion à la Semaine sanglante.
     Jusqu'ici, mon sentiment personnel était que Rimbaud n’avait pas cherché à relancer l’allégorie communarde tout au long de son poème. J'avais l'impression qu'il s'était contenté d’imposer rétrospectivement cet éclairage à partir de la fin du texte, avec peut-être quelques phénomènes d’annonce comme les fameux « peaux-rouges » du vers 3, dénomination plausible des insurgés parisiens (les « barbares », les « rouges »), que Rimbaud aurait ironiquement empruntée au langage fleuri de la réaction anticommunarde (à Bismarck, d’après Marc Ascione[4]).
     Les nouvelles gloses communardes apportées par l'article de Murphy, bien qu'elles me laissent souvent sceptique, sont toutefois de nature à ébranler ces vieilles certitudes. Certaines d'entre elles me font  hésiter, je l'avoue. Sans être tout à fait persuadé, j'ai envie de dire : « peut-être ». C'est notamment le cas des deux gloses anticléricales que propose Murphy pour les strophes 11 et 12. Ces hypothèses me paraissent plausibles, à la réflexion. La présence de deux images voisines dans deux strophes successives suggère une insistance intentionnelle du poète et apporte du crédit à la lecture proposée. 
   Dans ces deux strophes, la houle est décrite comme un troupeau de vagues (« vacheries hystériques », « glauques troupeaux ») et, dans les deux strophes aussi, les flots déchaînés apparaissent domptés ou bridés par des forces supérieures que Murphy propose de considérer comme des symboles de l'oppression religieuse sur le peuple. Il s'agit des « arcs-en-ciel » de la strophe 12, symboles fameux de l'Alliance post-diluvienne dans la Genèse, et des statues de la Vierge mentionnées dans la strophe 11 : « Sans songer que les pieds lumineux des Maries / Pussent forcer le mufle aux Océans poussifs ». Ces derniers vers font allusion aux statues de la Vierge aux pieds desquelles les femmes de marins allumaient des cierges votifs et priaient pour apaiser l'Océan.
« L'image des pieds qui 'forcent le mufle aux océans poussifs', écrit Murphy, repose sur une symbolique de la subjugation qu'on retrouve dans « L'homme juste » (« quand les plantes / Froides des pieds divins passeraient sur mon cou »)» (p.66). L'Océan déchaîné pouvant représenter le Peuple en révolution, il est tentant de voir dans ces passages une dénonciation de l'influence aliénante de la religion et de la politique réactionnaire de l'Église.

Du bon usage des « sources »

     L’examen de la question traditionnelle des « sources » (Murphy préfère dire les « intertextes » car il ne s’agit pas ici de « sources », au sens étroit d’ « emprunts ») offre à Steve Murphy l’occasion de revenir de façon plus précise sur le rapport de Rimbaud à l’école parnassienne. Pour lui, le « Vieux Solitaire » de Dierx n’a pas à être considéré comme un intertexte du « Bateau ivre », avec lequel il n’a d’autre parenté que d’exploiter un même lieu commun, mais sans aucune espèce de convergence littérale ou thématique. Les vrais intertextes du « Bateau ivre » sont pour Murphy « Pleine mer » (plus généralement, « le Hugo militant et utopiste des derniers poèmes de La Légende des siècles », p. 72), « Le Voyage » de Baudelaire, et Vingt mille lieues sous les mers, de Jules verne, œuvres qui ont en commun de présenter « des enjeux idéologiques, un rapport positif ou négatif à l’idée même du Progrès, scientifique, moral ou révolutionnaire » (p.76).
    La référence à Dierx est souvent exploitée, explique Murphy, au service de deux idées fausses (mais le critique ne précise jamais où de telles erreurs ont été exprimées). La première de ces idées serait, en prêtant à Rimbaud l’intention de se moquer de son modèle, de « faire du « Bateau ivre » le porte-parole d’un néo-romantisme s’attaquant au Parnasse » (p. 71), idée absurde parce que le mouvement parnassien était beaucoup moins monolithique qu’on ne le croit généralement et, par exemple, incluait pour Rimbaud un auteur comme Baudelaire qu’on ne pouvait pas taxer d’ « impassibilité » ni d’antiromantisme. Rimbaud connaissait en outre l’admiration de certains parnassiens pour Hugo (p.72). La seconde de ces idées serait, en faisant de notre poète, au contraire, un épigone du Parnasse (ou plutôt de « L’Art pour l’Art »), de « ramener Rimbaud dans le bercail de l’apolitisme que Victor Hugo reprochait à certains des chefs de file parnassiens » (p.72). Il n’y a donc là, semble penser Murphy, qu’une fausse-piste.
     Par contre, Rimbaud a pu trouver dans Vingt-mille lieues sous les mers, paru en 1869, au-delà de maint détails descriptifs que d’autres ont depuis longtemps relevés, le récit d’une odyssée maritime qui présente avec celle du « Bateau ivre » des analogies que personne n’a notées jusqu’ici. Il est probable que Rimbaud, comme le professeur Aronnax, a été fasciné par la révolte radicale et violente incarnée par le Capitaine Nemo, et s’est reconnu dans les justifications politiques que celui-ci en donne (notamment les cruautés du colonialisme). Mais il est à noter que le roman de Verne, comme d’une certaine manière « Le Bateau ivre », pose la question de la légitimité ou de l’échec de l’utopie. Car Aronnax, incarnation du bourgeois réformiste, refuse de suivre Nemo dans son opposition violente à la société de son temps. Autre analogie, la fin ambiguë du roman : le Nautilus a-t-il sombré corps et biens ou peut-il en réchapper ? Cette fin ouverte trouve sa réplique, d’après Murphy, dans « l’incidente des v. 87-88 (« Est-ce en ces nuits sans fin que tu dors et t’exiles, / Million d’oiseaux d’or, ô future Vigueur ? ») [qui] fait planer l’espoir d’une possible reprise de l’aventure » (p.74-75). Cette dernière exégèse paraît bien fragile : on pourrait aussi bien affirmer que ce passage offre de l’objet de la quête, quel qu’il soit, l’image d’un idéal purement mythique et définitivement hors d’atteinte.
     « Le Voyage » de Baudelaire conclut aussi au caractère illusoire de l’utopie (« Notre âme est un trois-mâts cherchant son Icarie », v. 33). En dédiant son poème ironiquement à Maxime du Camp, grand voyageur et chantre bourgeois du progrès (dans ses « Chants modernes », 1855), Baudelaire suggérait sans doute son scepticisme à l’égard de l’optimisme progressiste, scepticisme que l’on retrouve, dans un contexte idéologique différent, chez l’auteur du « Bateau ivre ».

Vision ou effets de vision ?

     Revenant, in fine, à sa réfutation des lectures « spontanéistes » du « Bateau ivre » (Jacques Rivière et ses épigones), S.M. estime que, souvent, « on a préféré s'enthousiasmer devant le jaillissement de la vision plutôt que d'envisager les procédés destinés à assurer cet effet de jaillissement » (p. 79). La dernière partie de son article est consacrée, me semble-t-il, à repérer et analyser certains de ces procédés :

  • Le merveilleux : « la production à volonté du merveilleux et du comblant » dit-il en citant Jean-Marie Gleize (il donne comme exemple l'intervention invraisemblable des peaux-rouges au début du texte, p. 78)

  • La mimésis du regard enfantin : « une optique où la frontière entre le réel et l'imaginaire est poreuse, le désir propulsant le rêve » (p. 78). Mais S.M. montre que si le « Bateau ivre » se réfère à plusieurs reprises à la vision naïve de l'enfance, c'est aussi pour s'en désolidariser (notamment à la fin du texte) dans une sorte de « mimesis du vieillissement qui confère au sujet une maturité, un expérience (de la mer, de la vie) » que l'auteur lui-même n'avait pas (p. 83).

  • L'imitation parodique de l'enthousiasme lyrique à la mode romantique : « Grandiloquence, anaphores ampoulées, exclamativité, pathétique (Coppée se trouvant largement battu sur son propre terrain !), lyrisme messianique : on se dirait en présence d'une version affolée du style hugolien de la Légende des siècles. Et pour cause, le poème est comme une mimesis des mouvements précisément de la conscience romantique, d'où ses traits pastichiels et parodiques, d'où aussi la possibilité offerte au lecteur de rester englué dans le sur-texte romantique sans discerner le sous-texte critique » (p. 78).

  • L'effet chaotique produit par la rythmique discordante de l'alexandrin, obtenu notamment en ménageant de fréquents décalages entre la syntaxe et le battement binaire du vers (6/6) : effets d'enjambements à la césure (p. 79-82).

  • Un semblant de désordre qui cache en réalité « une charpente logique et rhétorique qui donne aux éléments apparemment anarchiques de la vison 'l'unité d'impression, la totalité d'effet' que Baudelaire exigeait d'un bon poème » (p. 77). SM donne notamment comme exemples les rappels de mots et de thèmes entre le début et la fin du texte (p. 85).

Tous ces procédés démontrent que, dans le « Bateau ivre », l'on a affaire non à une poétique de l'inspiration et de la spontanéité mais à une « apparence de spontanéité » (p. 78), non à une absence de rhétorique mais à une « rhétorique qui simule sa propre inexistence » (p. 79).

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   « Le Bateau ivre » manifeste donc une esthétique de l'effet, « tournée vers le lecteur » (p. 85), une écriture allégorique et ironique dont on peut dire, pour cette double raison, qu'elle est fondamentalement en quête d'un lecteur complice :

  • Un lecteur politiquement complice (et c'est là-dessus que SM insiste en conclusion) : loin de chercher le consensus du milieu littéraire parisien autour de son précoce génie, comme on l'a dit souvent, le but de Rimbaud avec le « Bateau ivre » était de porter « un véritable défi aux susceptibilités idéologiques d'une communauté clivée par la guerre civile mais majoritairement anticommunarde » (p. 85).

  • Un lecteur esthétiquement complice : celui qui se montrera capable, dit Steve Murphy, d' « accéder à une expérience de l'interprétation toujours renouvelable mais qui s'approfondira, la lecture supposant une relecture potentiellement interminable » (p. 84). Voilà sans aucun doute, d'avance, la réponse de Steve Murphy aux réserves que j’ai cru possible d'opposer à certaines de ses gloses dans ce compte-rendu.

    

Janvier 2007                   

 

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[1] Marie-Paule Berranger, 12 poèmes de Rimbaud analysés et commentés, Marabout, 1993. 

[2] Cité par Steve Murphy : Jules Lefranc, « Bateau ivre », Revue palladienne, n°13, déc.1950 – janv. 1951, p. 72-82. 

[3] Cité par Steve Murphy : Claude Zissmann, « Chronologie », Bérénice, 2, mars 1981, p. 214. 

[4] Cité par Steve Murphy : Marc Ascione, « Rimbaud varietur », Parade sauvage, colloque n°5, 16-19 septembre 2004, p. 134-136.