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L'Angleterre dans les Illuminécheunes

 

 



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1] "Le mot 'Illuminations' est anglais, écrit Verlaine, et veut dire gravures coloriées, — coloured plates : c'est même le sous-titre que M. Rimbaud avait donné à son manuscrit" (Préface à l'édition La Vogue de 1886).  Dans une lettre à Sivry du 27/10 1878, Verlaine s'amuse à écrire le mot en imitant la prononciation anglaise (Illuminécheunes).

[2] Vernon Philip Underwood, Rimbaud et l'Angleterre, Nizet, 394 p., Paris, 1976.

[3] Yves Vadé, "Le paysan de Londres", Revue d'Histoire Littéraire de la France, novembre-décembre 1992, p.951-966.

[4]J.-L. Steinmetz, Préface aux Illuminations, GF 1989, p.37, n.25.

 

 

 

 


  
Établir la présence voilée de Londres — ou de l'Angleterre — dans les constructions urbaines des Illuminations[1] n'est pas chose facile : la preuve décisive manque toujours. Certes, Rimbaud place dans le décor issu de son imagination des "Royal ou des Grand de Scarbro", "railways", "embankments" et "cortèges de Mabs", "circus", "turf suburbain", "cottage", "steerage", "pier", "comté", etc. Mais il s'empresse simultanément de bloquer la réception du texte comme mimésis en multipliant les références spatio-temporelles fantaisistes et divergentes : un "Nabuchodonosor norwégien", des "aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies", "la grande île du Japon", Brooklyn et Venise, la Sicile et le Péloponnèse, des "fanums" et des "grands canaux de Carthage", "un boulevard de Bagdad" et "les derniers potagers de Samarie"... Au reste, vous diront la plupart des critiques : inutile de partir à la recherche de realia, les villes des Illuminations sont avant tout fantasmatiques. Il n'y a  rien à répondre à cela. Sauf que ...
 

   Sauf que Rimbaud, lors de ses divers séjours outre-Manche, a bien certainement "capté des faits visuels ou autres pour, dans son œuvre, les métamorphoser". Telle est la conviction qui anime Vernon Philip Underwood dans son Rimbaud et l'Angleterre [2]. "Un chercheur britannique, dit-il, n'est pas mal placé" (op.cit. p.12) pour repérer des "sources" (11) ou "données anglo-saxonnes susceptibles d'avoir fourni des points de départ, des matières premières" au poète (12). Dans une préface très défensive, Underwood s'efforce de prévenir les reproches que ne manqueront pas de lui adresser les représentants d'"une critique 'subjective' et supposée supérieure [qui préfère] ignorer les faits historiques pour se permettre toute sorte d'affirmations provenant de l'imagination, sinon de quelque sixième sens" (12). "Avant de proposer pour les œuvres 'difficiles' des sources 'hors du monde', argumente-t-il, il convient de faire la part, comme Rimbaud s'acharnait à le faire, du merveilleux terrestre" (11).

   Certains passages de son livre s'acquittent fort bien de cette mission. Ils émettent des hypothèses plausibles ou, tout au moins, suggestives. Mais à côté de quelques dizaines de pages éclairantes, combien de rapprochements fragiles, d'hypothèses absolument indémontrables, de déductions contestables ! Les pièges de ce genre de critique contextuelle ne sont pas moindres que ceux de la critique 'subjective' dénoncée à juste titre par l'auteur.

   Reprenant la problématique anglaise des Illuminations dans un article de 1992, "Le paysan de Londres"[3], Yves Vadé formule d'entrée de jeu ce qui le distingue de son prédécesseur. Il s'agira, "plus modestement"(953), de repérer "des réalités qui, sans constituer des sources ni même des référents précis pour Les Illuminations, appartiennent à ce que Jean-Luc Steinmetz nomme très heureusement 'le tuf socio-historique' de l'œuvre[4] et qui ont contribué à rendre possible l'espace imaginaire créé par le texte, à la faveur d'un emploi totalement neuf de la langue" (952). Ou encore de : "dégager des zones d'analogie entre certains types d'espaces qui ont pu frapper l'esprit de Rimbaud, comme ils ont frappé celui des contemporains, et certains espaces créés par la prose rimbaldienne" (953).

   Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, explique Yves Vadé, les pages des journaux débordent d'admiration pour les grands parcs récemment aménagés dans les capitales européennes, pour la profusion et l'architecture des grands magasins "à arcades et à passerelles de fer" (962), pour le cosmopolitisme des expositions internationales mariant à l'envi "la modernité industrielle avec le merveilleux oriental" (965). En plaçant en vis-à-vis citations rimbaldiennes et extraits de publications consacrées à l'Exposition universelle de Paris en 1867 (Arthur avait 12 ans), de périodiques ou de romans contemporains (Zola),  l'auteur montre de façon convaincante ce qui, dans les Illuminations, relève de l'esprit du temps autant et peut-être plus que de ce que leur auteur a pu spécialement observer lors de ses séjours londoniens. Il ne nie pas pour autant ce que Les Illuminations doivent à la découverte de la métropole anglaise mais il estime probable que "le séjour à Londres, la vue du Crystal Palace et d'autres expositions internationales de moindre envergure [...] n'aur[ont] fait que réactiver des souvenirs d'enfance et précipiter leur cristallisation en poèmes" (965).  

    Le lecteur trouvera ci-après quelques citations, extraites de ces études et de quelques autres, que je me suis amusé à illustrer d'images "trouvées", piratées peut-être pour certaines d'entre elles, sur internet. C'est pour la bonne cause : celle de la connaissance et de l'éducation ... et dans un but absolument non-lucratif. Mais en cas de problème de copyright, elles seront immédiatement retirées à la demande de l'auteur, de l'éditeur ou du propriétaire du document concerné.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[5] Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p.694.

 

 

[6] Antoine Fongaro, "Lecture de Promontoire", De la lettre à l'esprit, Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.326.

  Scarbro

les façades circulaires des "Royal" ou des "Grand" de Scarbro ou de Brooklyn

  La référence la moins contestable à un lieu précis d'Angleterre se trouve dans Promontoire. Le nom même de Scarborough y est cité, quoique dans une forme phonétique, "Scarbro", qui, d'après Underwood, correspond à un usage régional et archaïque mais parfaitement attesté. Par surcroît, le critique anglais a révélé que cette ville balnéaire possède effectivement deux hôtels de luxe portant les noms qui apparaissent dans le poème : "Royal Hôtel" et "Grand Hôtel". Ce dernier, ouvert en 1867, prétendait, avec ses 340 chambres, au titre de plus grand palace d'Europe, présentait une façade en demi-cercle, avait été construit sur un petit promontoire surplombant la baie  et pouvait "bien suggérer, écrit Underwood, le composé 'Palais-Promontoire' qui clôt le poème de Rimbaud" (175).

 

Le Grand Hôtel de Scarborough vers 1900

 

   Si Underwood se fût contenté de signaler cette probable "donnée anglo-saxonne" en ajoutant, comme il le fait p.181, que, pour le reste, "Promontoire se bâtit d'analogies, de progressions, d'hyperboles, d'entrecroisements", il est probable qu'il aurait convaincu. Pourtant, à l'exception d'Antoine Adam dans son édition de la Pléiade (p.1010-1011), on ne s'est pas fait faute d'égratigner le critique anglais. Son grand tort, en effet, aura été de croire pouvoir déduire de son idée de départ, sans doute juste, la preuve que Rimbaud avait nécessairement eu de Scarborough une connaissance directe, et d'en tirer les conséquences les plus hasardeuses sur la date à laquelle il avait pu s'y rendre, sur ce qu'il avait pu y lire à la Bibliothèque, sur les cérémonies, fêtes et bals auxquels il y aurait assisté, et enfin sur la date de rédaction du poème. Or, comme le fait remarquer Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud a simplement "pu évoquer cette station à la mode après avoir vu une gravure publicitaire représentant son Grand Hôtel à la façade semi circulaire"[5].

   Antoine Fongaro, prenant à contre-pied la thèse de son confrère britannique, va même jusqu'à nier que la mention de "Scarbro" puisse être considérée comme "une donnée réelle" se référant au "paysage de Scarborough" :

"Il n'est plus possible de croire que le texte de Promontoire renvoie à des données réelles (comme s'il existait un promontoire aussi étendue que l'Arabie !). Pourtant de nombreux commentateurs prétendent que Promontoire se réfère au paysage de Scarborough [...] Mais alors il faudrait le faire aller aussi à Brooklyn !" [6].

   C'est, manifestement, aller trop loin. La critique qu'il convient d'adresser à Underwood est seulement de prétendre que Rimbaud y soit allé. Peut-être aussi doit-on lui reprocher d'avoir cherché à localiser dans la même ville des faits de civilisation ou des détails architecturaux évoqués par le poème, "données réelles", certes, contrairement à ce qu'écrit Antoine Fongaro, mais que Rimbaud aurait très bien pu observer ailleurs. Ainsi, Fongaro note (reprenant, d'ailleurs, une suggestion d'Underwood) que le mot "fanums" ("temples" en latin) désigne probablement "les constructions de type palladien, avec colonnades et frontons, qui faisaient fureur dans le monde anglo-saxon au XIXe siècle" (330). De telles images peuvent certes évoquer Scarborough (comme on peut le voir dans la photographie ci-dessous montrant en enfilade le décor néo-classique du Spa, le Grand Hôtel et le "promontory" couronné de remparts qui forme la pointe avancée de South Bay). Mais il est évident que ce "type d'espaces", pour reprendre les concepts élaborés par Yves Vadé, existait ailleurs en Angleterre et que Scarborough n'est qu'un, parmi d'autres, des composants du "tuf socio-historique" qui "ont contribué à rendre possible l'espace imaginaire créé par le texte".

 


                                                               
                 Source de l'image

Scarbourough, South Bay.


 

 

 

[7] David Scott, "La ville illustrée dans les Illuminations de Rimbaud", Revue d'Histoire Littéraire de la France, novembre-décembre 1992, p.967-981.

  Venise, Carthage, etc.

   Rimbaud n'est évidemment ni le seul ni le premier, en son siècle, à faire un usage littéraire du voyage en Angleterre. David Scott [7] a  attiré l'attention sur la façon dont Théophile Gautier, notamment, évoque la capitale anglaise dans sa Journée à Londres (Revue des deux mondes, 1842), dans un style qui n'est pas sans annoncer celui des Illuminations. Véritable "Babylone des mers", la ville est décrite comme un fouillis de choses et de mots (affiches, enseignes, noms de lieux...), spectacle à lire autant qu'il est à voir. L'écrivain-voyageur en souligne "la richesse visuelle et sémantique", l'aspect cosmopolite aussi, en parsemant son texte de noms propres ("noms de pays, de villes ou de races"), de termes empruntés à l'anglais ou à d'autres langues, il fait appel à la longue phrase accumulative, tendant à morceler la ville en un chaos de perceptions visuelles :

"Tout cela, écrit Gautier, va, vient, descend, remonte, se croise, s'évite avec une confusion pleine d'ordre, et forme le plus prodigieux spectacle qu'il soit donné à l'être humain de contempler, surtout lorsqu'on a le bonheur rare de le voir, comme moi, vivifié et doré par un rayon de soleil".

"La Tamise, ou plutôt le bras de mer dans lequel ses eaux se dégorgent" semble avoir particulièrement fasciné Gautier :

"L’horizon est encombré ; les voiles s’arrondissent en dôme, les mâts s’allongent en aiguilles, les agrès s’entrelacent ; on dirait une immense ville gothique en dérive, une Venise ayant chassé sur ses ancres et venant à votre rencontre."

     N'a-t-on pas là, déjà, le style des Ponts, des Villes ou de Métropolitain ? La longue phrase énumérative morcelant la description et multipliant les aperçus, le va-et-vient entre Londres et les cités mythiques de l'histoire antique et moderne (Venise, Babylone). L'utilisation d'anglicismes est aussi une des façons utilisées par Rimbaud pour inscrire le pittoresque britannique dans les évocations urbaines des Illuminations. Mais, simultanément, il s'ingénie à multiplier les références spatio-temporelles paradoxales :

de grands canaux de Carthage et des embankments d'une Venise louche

Ainsi que le note Antoine Fongaro dans son article déjà cité sur Promontoire, Carthage a été détruite en 146 avant Jésus-Christ et n'avait pas de grands canaux, quant à Venise, elle possède bien un Grand Canal mais c'est à Londres que le quai prestigieux longeant la Tamise sur sa rive gauche est appelé "Embankment" (en tant que nom commun, le mot signifie "remblai"). Faut-il comprendre que l'expression "une Venise louche" désigne Londres ou certain quartier de Londres jouxtant le fleuve et traversé de canaux (comme il en existe effectivement) ? Ou est-ce simplement une façon de fondre en une seule ville superlative toutes les métropoles de l'histoire, comme tendent à le faire les écrivains contemporains, Théophile Gautier, mais aussi Verlaine, dans sa correspondance londonienne ?

   Underwood, qui, judicieusement, place souvent en vis-à-vis de citations de Rimbaud les lettres où Verlaine, à partir du 20 septembre 1872, transmet ses impressions de voyage à son ami Lepelletier, constate que celui-ci fut impressionné dès son arrivée à Londres par le fleuve, ses ponts, ses docks (op.cit. p.53) : "les docks sont inouïs : Carthage, Tyr et tout réuni, quoi !" (lettre d'octobre 72), les "ponts de fonte splendides, de grandeur lourde" sont "véritablement babyloniens, avec des centaines de piles en fonte, grosses et hautes ... et peintes en rouge sang" (22 septembre). Comme sous la plume de Gautier, la connotation antique (Carthage, Tyr, Babylone) concourt à l'embellissement hyperbolique de l'évocation.

    Assurément, le Rimbaud des Illuminations n'est pas sans devoir quelque chose aux écrivains et artistes français de son temps qui l'ont précédé sur le pavé londonien. Il avait sans aucun doute pratiqué certains d'entre eux. Citons au moins : 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[8] Dans Villes (Ce sont des villes...), Bruno Claisse défend l'hypothèse  convaincante que Rimbaud retravaille surtout les descriptions de paysages miniers ou industriels du Nord-Est des États-Unis (Monts Alleghanys, Mount Lebanon), acrobatiquement sillonnés de railways, de viaducs ferroviaires et de canaux, qu'il a pu lire par exemple dans l'ouvrage de César Pascal, À travers l'Atlantique et dans le Nouveau-Monde, Dentu, 1870. On peut consulter ce livre sur internet : voir notamment les pages 292 et 323 citées par Claisse. Il ne s'agirait donc pas dans ce poème de chanter (sur un mode parodique) des Villes nouvelles, futures ou fantasmatiques, mais plutôt le Nouveau Monde, où triomphe le "plus grand héros de la légende moderne : le railway" ("L'humour industriel de Villes", Parade sauvage, Colloque n°4, septembre 2002).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


[9]
London, A Pilgrimage, par Blanchard Jerrold et Gustave Doré, réédité par Anthem en 2005.
Extraits en ligne à consulter ici, ou encore ici.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

[10] Cf. Antoine Fongaro, "Une hypothèse pour Les Ponts", De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.193-212.

  Embankments, railways, ponts ... et "l'épaisse et éternelle fumée de charbon"

    Les villes des Illuminations possèdent souvent de nombreux ponts et de superbes quais bordant des "bras de mer". On trouve mention, par exemple, dans Villes, L'Acropole officielle..., de quais qui ressemblent fort au Thames Embankment, tel qu'on peut l'admirer dans la gravure ci-dessous :

Le haut quartier a des parties inexplicables : un bras de mer, sans bateaux, roule sa nappe de grésil bleu entre des quais chargés de candélabres géants. Un pont court conduit à une poterne immédiatement sous le dôme de la Sainte-Chapelle. Ce dôme est une armature d'acier artistique de quinze mille pieds de diamètre environ.

 

G. Montbaro, Victoria Thames Embankment
 The Graphic, 29 mars 1873

 

   Une des remarques constantes de Verlaine dans ses lettres à Lepelletier (idée qui n'est d'ailleurs pas originale à cette époque) concerne la noirceur de Londres  "rues assez étroites, noires", "petites maisons noirousses", "ville noire comme les corbeaux", etc. Le thème de la pollution industrielle, de "l'épaisse et étenelle fumée de charbon" (Ville) revient avec insistance aussi sous la plume de Rimbaud :

La ville, avec sa fumée et ses bruits de métiers, nous suivait très loin dans les chemins (Ouvriers).

— Un cheval détale sur le turf suburbain, et le long des cultures et des boisements, percé par la peste carbonique (Dimanche).

La noirceur de Londres, explique Underwood, est due aux "fumées domestiques et industrielles auxquelles s'ajoute celle d'une récente 'merveille', les chemins de fer souterrains, les premiers du monde. Le Metropolitan Railway, ouvert en 1863, le Metropolitan District Railway (1868) couraient partie sous tunnels, partie (plus que de nos jours) en tranchée, empestant les rues" (54-55).

   Underwood suggère que Rimbaud pense aux railways londoniens quand il décrit dans Ville des "spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon". Personnellement, je comprends plutôt cette évocation comme une représentation figurée et fantastique des trois fléaux de la mégapole moderne que sont "la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue." Mais il est très réel que les villes rimbaldiennes présentent plusieurs fois des architectures à étages, des plateformes reliées par des ponts, des passerelles, escaladées par "des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles" (Ville, Ce sont des villes...) et, dans un cas au moins (Promontoire), par des "railways" :

Leurs railways flanquent, creusent, surplombent les dispositions de cet Hôtel

Sans aucun doute peut-on trouver là, comme le signale V.P. Underwood, un écho des superpositions de voies ferrées observées à  Londres [8] :
 

       Source : http://www.gloubik.info/sciences/spip.php?article1095
         Autres images : London Transport Museum

       Entrée du tunnel de Clerkenwell, près de Ray street et Farrington Road

  

   Underwood, sans le dire tout à fait, suggère que Rimbaud fait encore allusion au Metropolitan Railway dans Métropolitain (56). André Guyaux semble appuyer cette interprétation dans son récent volume des Œuvres (Pléiade, 2009, p.972). Le poème ne décrit-il pas successivement "cinq parties du trajet d'un métropolitain" (Guyaux, ibid.) ? 

   Un autre témoin français de l'Angleterre victorienne, Gustave Doré, vient précisément de publier, en 1872, au moment où Verlaine et Rimbaud s'installent à Londres pour expérimenter "la vie à deux hommes", un livre illustré à succès intitulé London, a pilgrimage[9]. Il serait inimaginable que Rimbaud n'en ait pas eu connaissance, lui qui écrivait à Izambard, le 25 août 1870 : "hier, j'ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré". Or, Londres vu par Doré ressemble en bien des points à celui que livre Rimbaud dans certains de ses textes, notamment dans Métropolitain. La vision de la ville comme une "bataille", par exemple (deuxième paragraphe du poème) :

Du désert de bitume fuient droit en déroute avec les nappes de brumes échelonnées en bandes affreuses au ciel qui se recourbe, se recule et descend, formé de la plus sinistre fumée noire que puisse faire l'Océan en deuil, les casques, les roues, les barques, les croupes. — La bataille !

Ne retire-t-on pas une impression similaire, demande Underwood, de la gravure ci-dessous ?

 

Gustave Doré, Ludgate Circus (London, A Pilgrimage, 1872).


   Rien n'indique que le poème Les Ponts ait été inspiré par la métropole britannique. On a dit[10] qu'il évoquait au moins autant Venise, suggérée par la mention de "dômes", d'un "canal", de ponts "encore chargés de masures", comme on n'en trouve plus depuis longtemps à Londres et comme on peut en voir, par contre, dans tels paysages vénitiens de Canaletto ou de Guardi :

Quelques-uns de ces ponts sont encore chargés de masures.

Mais la couleur des ciels ("Des ciels gris de cristal"), l'aspect de l'eau ("L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer") ne conviennent-ils pas mieux à la capitale anglaise ? Par ailleurs, l'évocation des ponts de Londres, leur histoire, leur poésie, est un thème récurrent des guides et récits de voyage (voir les ouvrages cités plus haut d'Élisée Reclus, Gustave Doré et William Blanchard Jerrold...). Enfin, ne nous étonnons pas que Rimbaud puisse éventuellement décrire les ponts de Londres tels qu'ils ne sont pas — ou plus —, qu'il ait souhaité les peindre tels qu'on peut seulement les imaginer en se projetant plusieurs siècles en arrière : Gustave Doré ne s'autorise-t-il pas le même regard rétrospectif au beau milieu de son reportage graphique sur la Londres victorienne ?

 

Source de l'image                                    


Gustave Doré, Un pont de Londres en 1694 (d'après des gravures anciennes)
London, A Pilgrimage
, 1872, n°16.
 

 

 

  L'acropole officielle

L'acropole officielle outre les conceptions de la barbarie moderne les plus colossales.

  Selon Underwood (71), l'expression "acropole officielle" ouvrant l'une des deux pièces intitulées Villes "peut très bien désigner le Crystal Palace" (dont le nom, par parenthèses, apparaît sur une arche du pont de Ludgate Circus, dans la gravure de Doré, à moitié caché par l'obélisque, sur la droite de l'image, sous une multitude d'autres réclames). Ayant rappelé que le mot "acropole" désigne d'après Littré "la ville élevée ou citadelle dans les cités grecques", l'auteur de Rimbaud et l'Angleterre explique que le Crystal Palace, vaste palais en verre et à armature d'acier conçu pour la première Exposition Universelle de Londres en 1851, s'élevait du temps de Rimbaud "sur une éminence boisée et visible de très loin [où] il faisait grande impression" (71). La description que donne le poète de son "acropole officielle" n'est pas sans évoquer le style monumental ayant présidé à l'édification de ce haut lieu de la civilisation victorienne :

On a reproduit dans un goût d'énormité singulier toutes les merveilles classiques de l'architecture.

"Allusion probable, commente Underwood, aux différents 'Courts' qui, dans ces galeries, reproduisaient les constructions assyriennes, égyptiennes, romaines, pompéiennes, byzantines, gothiques médiévales. Il y avait un 'Alhambra Court', des reproductions du Parthénon athénien, des colosses d'Abou Simbel (20m de haut)" (72).
 

Crystal Palace, Egyptian Court

 

Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes.

   "Tout s'y fait sur une échelle colossale, meetings, concerts choraux monstres, expositions artistiques, industrielles, concours d'aviculture, festivals de musique de cuivres. Les 'corporations de chanteurs géantes' [on notera ici l'erreur commise par Underwood sur le genre de l'adjectif "géants"], les 'flottes orphéoniques' et les 'énergies chorales et orchestrales' de Solde ont bien pu être suggérées par des manifestations ayant lieu au Crystal Palace." (74).
 

The Orpheonist Festival at the Crystal Palace
The Illustrated London News, 1860.

National Temperance Festival at the Crystal Palace
The Illustrated London News,1872.

The Annual Choral of Metropolitan Schools at the Crystal Palace
The Illustrated London News

 

 

 

 

 

  Parcs

Les parcs représentent la nature primitive travaillée par un art superbe.

   Yves Vadé note que la reconstitution d'espaces naturels, ou plutôt d'espaces "représentant" la nature, comme dit Rimbaud, au beau milieu de la ville, est une caractéristique des années 1860, tant à Paris (avec les divers "Bois", le Parc Montsouris, les Buttes-Chaumont) qu'à Londres (avec ses nombreux parcs et jardins).

Parc du Crystal Palace

Ces espaces artificiels, hybrides (parsemés de jets d'eau, statues, monuments divers, lieux de loisir, d'expositions, de théâtre ou de concerts), éveillent simultanément l'admiration, l'imagination et l'ironie des contemporains. Rimbaud joue volontiers sur l'aspect à la fois spectaculaire et grotesque de ces installations ...

... "en brouillant et abolissant d'autres frontières, plus fondamentales encore que celles qui séparent nature et culture : non seulement, ce qui va de soi, la frontière entre le réel et l'imaginaire, mais aussi entre passé, présent et futur ("pour l'étranger de notre temps la reconnaissance est impossible", lit-on dans Villes I), ainsi qu'entre ici et là-bas :

  La féerie manœuvre au sommet d'un amphithéâtre couronné par les taillis, — Ou s'agite et module pour les Béotiens, dans l'ombre des futaies mouvantes sur l'arête des cultures (Scènes).
  La cascade sonne derrière les huttes d'opéra-comique. Des girandoles prolongent, dans les vergers et les allées voisins du Méandre, — les verts et les rouges du couchant (Fête d'hiver).
  La comédie goutte sur les tréteaux de gazon (Soir historique)." (Yves Vadé, op.cit. p.954).

 

Parc du Crystal Palace

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[11] "'Inquestionable' paraît un anglicisme (en anglais 'unquestionable" signifie 'incontestable', Rimbaud a-t-il fait un lapsus ?)" (Suzanne Bernard, Rimbaud Œuvres, Classiques Garnier, 1960, p.520).

 

 

 

 

  Expositions
 

J'assiste à des expositions de peinture dans des locaux vingt fois plus vastes qu'Hampton-Court.

"Le Palace comportait non seulement des expositions d'art 'moderne', mais aussi une école de dessin, de peinture", commente Underwood (73).

   Le Crystal Palace, nous l'avons dit, fut conçu pour la première Exposition Universelle de Londres en 1851 et utilisé par la suite pour toutes sortes de manifestations commerciales et artistiques. La présence d'œuvres d'art, comme le rappelle Yves Vadé, était d'ailleurs habituelle au sein même des grandes expositions internationales de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle ajoutait "une et même plusieurs dimensions supplémentaires par l'insertion de scènes et d'espaces fictifs dans le cadre réel des stands et des galeries" (959). "Tout fait déjà tableau" dans ces gigantesques foires, tout est ...

    ... "prêt à être reproduit dans la presse en d'innombrables gravures et lithographies. Les toiles elles-mêmes reproduites par la gravure au même titre que les objets exposés, apparaissent ainsi comme l'extrémité d'une chaîne de représentations offrant aux regards des fragments de réalités empruntant à tous les temps et à tous les pays, et qui se mettent à voisiner. C'est tout cela qui pourrait être intitulé Tableaux d'une exposition, selon le titre de l'œuvre de Moussorgsky, œuvre exactement contemporaine des Illuminations puisque datée de 1874.
   Il n'est pas besoin de longs développements, écrit le même auteur, pour montrer la parenté entre ces immenses rassemblements cosmopolites que furent les expositions internationales et le patchwork d'images qui constitue certaines illuminations (je pense naturellement aux deux Villes, à Fête d'hiver, à Promontoire, à Scènes) [...] Les dimensions, la complexité, la monumentalité de ces expositions universelles, leur organisation même (celle de Paris comportait, sinon un "boulevard de Bagdad", du moins des "rues" : la rue d'Afrique, la rue de Russie, etc.), tout cela conduit naturellement à cette affirmation : ce sont des villes ! [...] Il faut le dire bien nettement : Villes I et II ne sont pas plus la transposition d'expositions universelles que Parade n'est la transposition d'une simple parade foraine [...] Mais sans parade foraine, pas d'illumination intitulée Parade et sans tout cet ensemble de parcs à l'anglaise, de magasins à arcades et à passerelles de fer, et sans les prodigieux entassements d'architectures cosmopolites que furent les expositions universelles, sans doute pas de Villes I et II [...] Comme le parc et le grand magasin, mais à un degré beaucoup plus élevé, l'exposition universelle crée un espace à la fois fragmenté à l'extrême et où toutes les frontières habituelles (à commencer par les frontières géographiques) se trouvent transgressées [...] Mettre un palais, un kiosque à bulbe ou une mosquée à la place d'une usine : le programme des organisateurs rejoint ici ce qui fut le programme hallucinatoire du voyant" (extraits divers puisés dans les pages 959-965).

   L'ambition du poète n'est-elle pas de prendre en charge "l'immense opulence inquestionable" (encore un anglicisme, dit-on[11]), de susciter "l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales" (Solde), "toutes les possibilités harmoniques et architecturales" (Jeunesse IV), de se pourvoir d'"une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures" (Vies I), n'a-t-il pas "rencontré toutes les femmes des anciens peintres (Vies III), "créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames" (Adieu).

"Ces totalisations impatientes, écrit Yves Vadé, appartiennent à une époque où l'on pensait encore pouvoir regrouper en un même lieu tout ce qui pouvait être vu, connu ou acheté" (966). Mais comme les badauds de l'exposition, une fois révolus "ces instants d'éblouissement où toutes les richesses du monde sont exposées comme un trésor magique" (ibid.) sans qu'ils puissent réellement se les approprier, il est à craindre que le "voleur de feu" soit rapidement "rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !" (Adieu).

 

 


 

 

  Boulevards de cristal

    Du triomphe de la marchandise qui caractérise la société de son temps, Rimbaud aura tiré, selon Yves Vadé, une esthétique de l'inventaire ou de la juxtaposition qui dérive directement du parc d'exposition et du grand magasin. Machiné comme un théâtre, ce type d'espace cherche à séduire le chaland (le flâneur-spectateur) par l'étalage juxtaposé des objets les plus disparates :

"Les passages parisiens que le paysan de Paris [Louis Aragon] prendra tant de plaisir à décrire relèvent du même type d'espace. Ce paysan de Londres que fut Rimbaud dans les années 1872-1874 n'a rien décrit, mais lui aussi tire (ou crée) un plaisir particulier de la seule juxtaposition de termes désignant des objets hétérogènes mystérieusement groupés. Relèvent au moins partiellement de cette esthétique : Fleurs, avec son "tapis de filigranes d'argent, d'yeux et de chevelures" vu "d'un gradin d'or, — parmi les cordons de soie, les gazes grises, les velours verts " etc., Scènes avec ses "boulevards de tréteaux", ses "corridors de gaze noire suivant le pas des promeneurs", ses "scènes lyriques, qui "s'inclinent dans des réduits ménagés sous les plafonds, autour des salons de clubs modernes ou des salles de l'Orient ancien", Promontoire, monstrueuse expansion de paysages et de façades où tous les lieux et tous les styles se mêlent, et naturellement Solde, qui emprunte explicitement au commerce sa forme énumérative d'articles à vendre" (957). 

   Paradis de la montre, enfer de la frustration, le Palace de cristal, avec ses parcs, ses expositions, ne l'est qu'occasionnellement lors des fêtes ou manifestations ; la ville, avec ses "boulevards de cristal", l'est en permanence et quotidiennement. Le cristal des boulevards dont parle Métropolitain, ce sont les vitrines, dans la transparence et sous la protection desquelles scintillent les marchandises précieuses que le populaire convoite, l'or qu'il peut voir mais ne peut boire, pour parler comme Rimbaud dans La Rivière de Cassis.

    L'illumination intitulée Métropolitain débute par une sorte d'épiphanie de "la ville". Apparaît d'abord, aussitôt franchi le « détroit d'indigo », une terre qui, baignée de "mers" placées sous l'égide "d'Ossian", ne peut être que l'Angleterre. Puis une ville, représentée par ses boulevards aux vitrines étincelantes et, au milieu de tant de richesse, les « jeunes familles pauvres », le prolétariat moderne. Tout cela s'est installé à toute vitesse, comme par magie, devant nos yeux surpris d'être déjà là, au cœur de la ville. Bel exemple de ce lyrisme de l'accélération qui s'empare des écrivains au XIXe siècle, généré par l'expérience des transports mécaniques, et notamment du chemin de fer : ce changeant théâtre du regard, annonciateur du cinématographe, qui dévoile un paysage en perpétuel renouvellement.

Du détroit d'indigo aux mers d'Ossian, sur le sable rose et orange qu'a lavé le ciel vineux viennent de monter et de se croiser des boulevards de cristal habités incontinent par de jeunes familles pauvres qui s'alimentent chez les fruitiers. Rien de riche. — La ville !

   Or, Londres est par excellence, au XIXe siècle, la capitale de la misère : "le triomphe du haillon : impossible de rêver de loques pareilles", écrit Verlaine à Lepelletier (20 septembre 1872). Verlaine ne fait là que reprendre, le pied sitôt posé sur le sol britannique, un stéréotype diffusé aussi bien par la littérature anglaise (Dickens, par exemple) que par les voyageurs français contemporains. Voir notamment l'impressionnant et génial reportage graphique sur Londres procuré par Gustave Doré dans London, a pilgrimage (1872) :
 

Gustave Doré, Under the arches (London, A Pilgrimage, 1872).
 

Selon Underwood, c'est à cette ville, "triomphe du haillon", qu'aurait pensé Rimbaud lorsqu'il évoque, dans Une Saison en enfer, la vie misérable de la Vierge folle et de l'Époux infernal :

Dans les bouges où nous nous enivrions, il pleurait en considérant ceux qui nous entouraient, bétail de la misère. Il relevait les ivrognes dans les rues noires. Il avait la pitié d'une mère méchante pour les petits enfants (Délires I).

L'automne. Notre barque élevée dans les brumes immobiles tourne vers le port de la misère, la cité énorme au ciel taché de feu et de boue. Ah ! les haillons pourris, le pain trempé de pluie, l'ivresse, les mille amours qui m'ont crucifié ! (Adieu)

Pour évoquer le contraste entre la pauvreté d'une grande partie de la population et la magnificence de la société victorienne, Underwood reproduit une gravure de Doré où l'on peut voir des humbles semblant contempler avec admiration les horse-guards de Whitehall :

Gustave Doré, The Horse Guards (London, A Pilgrimage, 1872).


   Il est une autre sorte de trésors que les marchandises des grands magasins, sur lesquels la classe dominante veille aussi très jalousement. Ce sont "les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs". Ainsi, dans Métropolitain, à la faveur de ses périgrinations, le locuteur est amené à parcourir ...

Des routes bordées de grilles et de murs, contenant à peine leurs bosquets, et les atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs, Damas damnant de longueur, — possessions de féeriques aristocraties ultra-Rhénanes, Japonaises, Guaranies, [...]

  Le poème s'achève dans le souvenir exalté d'une lutte, une empoignade avec « Elle », symbole probable de la force virile du poète (« Elle [...] — ta force ! »), instrument de sa revanche imaginaire sur la Ville opulente et tentatrice, mais qui refuse ses richesses au déshérité et séquestre derrière ses « grilles » et ses « murs » ces « atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs », objets par excellence de tentation et d'interdit :

Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, ta force.

   Aux yeux du « métropolitain », le paysage urbain fait défiler ses « fantasmagories », comme emportées dans un mouvement accéléré de fuite ou d'apparitions. Il se morcelle en une multitude de sensations fugaces, difficiles à identifier, détails de choses plutôt que choses, objets de désir inaccessibles ou décevants, observés à travers les « grilles » de ses parcs et les vitrines des « boulevards ». La Ville est le lieu et l'enjeu d'une « bataille » à l'épreuve de laquelle le poète affirme sa « force », comme dans la section 5 de « Mauvais sang ». C'est la revanche du « forçat », du paria misérable et solitaire, sur la société qui l'exclut ou l'opprime :

     Encore tout enfant, j'admirais le forçat intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur et lui, lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison.
     Sur les routes, par des nuits d'hiver, sans gîte, sans habits, sans pain, une voix étreignait mon cœur gelé : "Faiblesse ou force : te voilà, c'est la force. Tu ne sais ni où tu vas ni pourquoi tu vas, entre partout, réponds à tout. On ne te tuera pas plus que si tu étais cadavre." Au matin j'avais le regard si perdu et la contenance si morte, que ceux que j'ai rencontrés ne m'ont peut-être pas vu.
     Dans les villes la boue m'apparaissait soudainement rouge et noire, comme une glace quand la lampe circule dans la chambre voisine, comme un trésor dans la forêt ! Bonne chance, criais-je, et je voyais une mer de flammes et de fumées au ciel ; et, à gauche, à droite, toutes les richesses flambant comme un milliard de tonnerres.
     Mais l'orgie et la camaraderie des femmes m'étaient interdites. Pas même un compagnon.

   Les "boulevards" rimbaldiens sont généralement parés de fabuleux attraits. Villes (Ce sont des villes...) évoque un "boulevard de Bagdad" tout droit sorti d'un conte des mille et une nuits. Dans Plates-bandes d'amarante, le Boulevard du Régent (Bruxelles) est décrit comme un admirable théâtre : 

   — Boulevart sans mouvement ni commerce,
   Muet, tout drame et toute comédie,
   Réunion des scènes infinie,
   Je te connais et t'admire en silence.

   Il n'est donc pas étonnant que ce lieu où la ville se donne en spectacle soit précisément le théâtre où ont fait irruption "les Barbares" dans L'Orgie parisienne :

   Ô lâches, la voilà ! dégorgez dans les gares !
   Le soleil expia de ses poumons ardents
   Les boulevards qu'un soir comblèrent les Barbares.
   Voilà la Cité belle assise à l'occident !

    C'est Ernest Delahaye, je crois, qui a dit de Rimbaud, adolescent, qu'il était "aimanté" par Paris. La ville — la richesse de la ville — est chez Rimbaud l'enjeu d'une guerre à la fois sociale (c'est son côté communard) et privée (c'est son côté Rastignac). Elle est "Elle", elle se confond avec l'objet du désir. Elle est l'épreuve de "[sa] Force". On se souvient de la fameuse prophétie sur laquelle s'achève Une saison en enfer :

Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

   Londres, plus que toute autre capitale en cette deuxième moitié du XIXe siècle, était considérée comme la grande Babylone moderne, affichant conjointement la plus "inquestionable" opulence et la plus extrême pauvreté. Elle n'est évidemment pas l'inspiratrice unique des villes des Illuminations mais on a tout lieu de penser que la connaissance directe de l'Angleterre et de la société victorienne ont favorisé l'émergence de la riche thématique urbaine que nous observons dans les dernières œuvres (en prose) de Rimbaud.    

 

    Avril 2012