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L'Angleterre dans les Illuminécheunes
[2] Vernon Philip Underwood, Rimbaud et l'Angleterre, Nizet, 394 p., Paris, 1976. [3] Yves Vadé, "Le paysan de Londres", Revue d'Histoire Littéraire de la France, novembre-décembre 1992, p.951-966. [4]J.-L. Steinmetz, Préface aux Illuminations, GF 1989, p.37, n.25.
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Sauf que
Rimbaud, lors de ses divers séjours outre-Manche,
a bien certainement "capté des faits visuels ou autres pour, dans
son œuvre, les métamorphoser". Telle est la conviction qui anime Vernon Philip Underwood dans son
Rimbaud
et l'Angleterre [2]. "Un chercheur britannique,
dit-il, n'est pas mal placé" (op.cit. p.12) pour repérer des
"sources" (11) ou "données anglo-saxonnes susceptibles d'avoir fourni
des points de départ, des matières premières" au poète
(12). Dans une préface très défensive, Underwood
s'efforce de prévenir les reproches que ne manqueront pas de lui adresser les
représentants d'"une critique 'subjective' et supposée
supérieure [qui préfère] ignorer les faits historiques pour se permettre
toute sorte d'affirmations provenant de l'imagination, sinon de quelque
sixième sens" (12). "Avant de proposer pour les œuvres 'difficiles'
des sources 'hors du monde', argumente-t-il, il convient de faire la part, comme Rimbaud
s'acharnait à le faire, du merveilleux terrestre" (11). Reprenant la problématique anglaise des Illuminations dans un article de 1992, "Le paysan de Londres"[3], Yves Vadé formule d'entrée de jeu ce qui le distingue de son prédécesseur. Il s'agira, "plus modestement"(953), de repérer "des réalités qui, sans constituer des sources ni même des référents précis pour Les Illuminations, appartiennent à ce que Jean-Luc Steinmetz nomme très heureusement 'le tuf socio-historique' de l'œuvre[4] et qui ont contribué à rendre possible l'espace imaginaire créé par le texte, à la faveur d'un emploi totalement neuf de la langue" (952). Ou encore de : "dégager des zones d'analogie entre certains types d'espaces qui ont pu frapper l'esprit de Rimbaud, comme ils ont frappé celui des contemporains, et certains espaces créés par la prose rimbaldienne" (953). Dans la deuxième moitié du XIXe siècle, explique Yves Vadé, les pages des journaux débordent d'admiration pour les grands parcs récemment aménagés dans les capitales européennes, pour la profusion et l'architecture des grands magasins "à arcades et à passerelles de fer" (962), pour le cosmopolitisme des expositions internationales mariant à l'envi "la modernité industrielle avec le merveilleux oriental" (965). En plaçant en vis-à-vis citations rimbaldiennes et extraits de publications consacrées à l'Exposition universelle de Paris en 1867 (Arthur avait 12 ans), de périodiques ou de romans contemporains (Zola), l'auteur montre de façon convaincante ce qui, dans les Illuminations, relève de l'esprit du temps autant et peut-être plus que de ce que leur auteur a pu spécialement observer lors de ses séjours londoniens. Il ne nie pas pour autant ce que Les Illuminations doivent à la découverte de la métropole anglaise mais il estime probable que "le séjour à Londres, la vue du Crystal Palace et d'autres expositions internationales de moindre envergure [...] n'aur[ont] fait que réactiver des souvenirs d'enfance et précipiter leur cristallisation en poèmes" (965). Le lecteur trouvera ci-après quelques citations, extraites de ces études et de quelques autres, que je me suis amusé à illustrer d'images "trouvées", piratées peut-être pour certaines d'entre elles, sur internet. C'est pour la bonne cause : celle de la connaissance et de l'éducation ... et dans un but absolument non-lucratif. Mais en cas de problème de copyright, elles seront immédiatement retirées à la demande de l'auteur, de l'éditeur ou du propriétaire du document concerné.
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[5] Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud, Fayard, 2001, p.694.
[6] Antoine Fongaro, "Lecture de Promontoire", De la lettre à l'esprit, Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.326. |
Scarbro
La référence la moins contestable à un lieu précis d'Angleterre se trouve dans Promontoire. Le nom même de Scarborough y est cité, quoique dans une forme phonétique, "Scarbro", qui, d'après Underwood, correspond à un usage régional et archaïque mais parfaitement attesté. Par surcroît, le critique anglais a révélé que cette ville balnéaire possède effectivement deux hôtels de luxe portant les noms qui apparaissent dans le poème : "Royal Hôtel" et "Grand Hôtel". Ce dernier, ouvert en 1867, prétendait, avec ses 340 chambres, au titre de plus grand palace d'Europe, présentait une façade en demi-cercle, avait été construit sur un petit promontoire surplombant la baie et pouvait "bien suggérer, écrit Underwood, le composé 'Palais-Promontoire' qui clôt le poème de Rimbaud" (175).
Le Grand Hôtel de Scarborough vers 1900
Si Underwood se fût contenté de signaler cette probable "donnée anglo-saxonne" en ajoutant, comme il le fait p.181, que, pour le reste, "Promontoire se bâtit d'analogies, de progressions, d'hyperboles, d'entrecroisements", il est probable qu'il aurait convaincu. Pourtant, à l'exception d'Antoine Adam dans son édition de la Pléiade (p.1010-1011), on ne s'est pas fait faute d'égratigner le critique anglais. Son grand tort, en effet, aura été de croire pouvoir déduire de son idée de départ, sans doute juste, la preuve que Rimbaud avait nécessairement eu de Scarborough une connaissance directe, et d'en tirer les conséquences les plus hasardeuses sur la date à laquelle il avait pu s'y rendre, sur ce qu'il avait pu y lire à la Bibliothèque, sur les cérémonies, fêtes et bals auxquels il y aurait assisté, et enfin sur la date de rédaction du poème. Or, comme le fait remarquer Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud a simplement "pu évoquer cette station à la mode après avoir vu une gravure publicitaire représentant son Grand Hôtel à la façade semi circulaire"[5]. Antoine Fongaro, prenant à contre-pied la thèse de son confrère britannique, va même jusqu'à nier que la mention de "Scarbro" puisse être considérée comme "une donnée réelle" se référant au "paysage de Scarborough" :
C'est, manifestement, aller trop loin. La critique qu'il convient d'adresser à Underwood est seulement de prétendre que Rimbaud y soit allé. Peut-être aussi doit-on lui reprocher d'avoir cherché à localiser dans la même ville des faits de civilisation ou des détails architecturaux évoqués par le poème, "données réelles", certes, contrairement à ce qu'écrit Antoine Fongaro, mais que Rimbaud aurait très bien pu observer ailleurs. Ainsi, Fongaro note (reprenant, d'ailleurs, une suggestion d'Underwood) que le mot "fanums" ("temples" en latin) désigne probablement "les constructions de type palladien, avec colonnades et frontons, qui faisaient fureur dans le monde anglo-saxon au XIXe siècle" (330). De telles images peuvent certes évoquer Scarborough (comme on peut le voir dans la photographie ci-dessous montrant en enfilade le décor néo-classique du Spa, le Grand Hôtel et le "promontory" couronné de remparts qui forme la pointe avancée de South Bay). Mais il est évident que ce "type d'espaces", pour reprendre les concepts élaborés par Yves Vadé, existait ailleurs en Angleterre et que Scarborough n'est qu'un, parmi d'autres, des composants du "tuf socio-historique" qui "ont contribué à rendre possible l'espace imaginaire créé par le texte".
Scarbourough, South Bay.
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[7] David Scott, "La ville illustrée dans les Illuminations de Rimbaud", Revue d'Histoire Littéraire de la France, novembre-décembre 1992, p.967-981. |
Venise, Carthage, etc. Rimbaud n'est évidemment ni le seul ni le premier, en son siècle, à faire un usage littéraire du voyage en Angleterre. David Scott [7] a attiré l'attention sur la façon dont Théophile Gautier, notamment, évoque la capitale anglaise dans sa Journée à Londres (Revue des deux mondes, 1842), dans un style qui n'est pas sans annoncer celui des Illuminations. Véritable "Babylone des mers", la ville est décrite comme un fouillis de choses et de mots (affiches, enseignes, noms de lieux...), spectacle à lire autant qu'il est à voir. L'écrivain-voyageur en souligne "la richesse visuelle et sémantique", l'aspect cosmopolite aussi, en parsemant son texte de noms propres ("noms de pays, de villes ou de races"), de termes empruntés à l'anglais ou à d'autres langues, il fait appel à la longue phrase accumulative, tendant à morceler la ville en un chaos de perceptions visuelles :
"La Tamise, ou plutôt le bras de mer dans lequel ses eaux se dégorgent" semble avoir particulièrement fasciné Gautier :
N'a-t-on pas là, déjà, le style des Ponts, des Villes ou de Métropolitain ? La longue phrase énumérative morcelant la description et multipliant les aperçus, le va-et-vient entre Londres et les cités mythiques de l'histoire antique et moderne (Venise, Babylone). L'utilisation d'anglicismes est aussi une des façons utilisées par Rimbaud pour inscrire le pittoresque britannique dans les évocations urbaines des Illuminations. Mais, simultanément, il s'ingénie à multiplier les références spatio-temporelles paradoxales :
Ainsi que le note Antoine Fongaro dans son article déjà cité sur Promontoire, Carthage a été détruite en 146 avant Jésus-Christ et n'avait pas de grands canaux, quant à Venise, elle possède bien un Grand Canal mais c'est à Londres que le quai prestigieux longeant la Tamise sur sa rive gauche est appelé "Embankment" (en tant que nom commun, le mot signifie "remblai"). Faut-il comprendre que l'expression "une Venise louche" désigne Londres ou certain quartier de Londres jouxtant le fleuve et traversé de canaux (comme il en existe effectivement) ? Ou est-ce simplement une façon de fondre en une seule ville superlative toutes les métropoles de l'histoire, comme tendent à le faire les écrivains contemporains, Théophile Gautier, mais aussi Verlaine, dans sa correspondance londonienne ? Underwood, qui, judicieusement, place souvent en vis-à-vis de citations de Rimbaud les lettres où Verlaine, à partir du 20 septembre 1872, transmet ses impressions de voyage à son ami Lepelletier, constate que celui-ci fut impressionné dès son arrivée à Londres par le fleuve, ses ponts, ses docks (op.cit. p.53) : "les docks sont inouïs : Carthage, Tyr et tout réuni, quoi !" (lettre d'octobre 72), les "ponts de fonte splendides, de grandeur lourde" sont "véritablement babyloniens, avec des centaines de piles en fonte, grosses et hautes ... et peintes en rouge sang" (22 septembre). Comme sous la plume de Gautier, la connotation antique (Carthage, Tyr, Babylone) concourt à l'embellissement hyperbolique de l'évocation. Assurément, le Rimbaud des Illuminations n'est pas sans devoir quelque chose aux écrivains et artistes français de son temps qui l'ont précédé sur le pavé londonien. Il avait sans aucun doute pratiqué certains d'entre eux. Citons au moins :
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[8] Dans Villes (Ce sont des villes...), Bruno Claisse défend l'hypothèse convaincante que Rimbaud retravaille surtout les descriptions de paysages miniers ou industriels du Nord-Est des États-Unis (Monts Alleghanys, Mount Lebanon), acrobatiquement sillonnés de railways, de viaducs ferroviaires et de canaux, qu'il a pu lire par exemple dans l'ouvrage de César Pascal, À travers l'Atlantique et dans le Nouveau-Monde, Dentu, 1870. On peut consulter ce livre sur internet : voir notamment les pages 292 et 323 citées par Claisse. Il ne s'agirait donc pas dans ce poème de chanter (sur un mode parodique) des Villes nouvelles, futures ou fantasmatiques, mais plutôt le Nouveau Monde, où triomphe le "plus grand héros de la légende moderne : le railway" ("L'humour industriel de Villes", Parade sauvage, Colloque n°4, septembre 2002).
[10] Cf. Antoine Fongaro, "Une hypothèse pour Les Ponts", De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.193-212. |
Embankments, railways, ponts ... et "l'épaisse et éternelle fumée de
charbon" Les villes des Illuminations possèdent souvent de nombreux ponts et de superbes quais bordant des "bras de mer". On trouve mention, par exemple, dans Villes, L'Acropole officielle..., de quais qui ressemblent fort au Thames Embankment, tel qu'on peut l'admirer dans la gravure ci-dessous :
Une des remarques constantes de Verlaine dans ses lettres à Lepelletier (idée qui n'est d'ailleurs pas originale à cette époque) concerne la noirceur de Londres "rues assez étroites, noires", "petites maisons noirousses", "ville noire comme les corbeaux", etc. Le thème de la pollution industrielle, de "l'épaisse et étenelle fumée de charbon" (Ville) revient avec insistance aussi sous la plume de Rimbaud :
La noirceur de Londres, explique Underwood, est due aux "fumées domestiques et industrielles auxquelles s'ajoute celle d'une récente 'merveille', les chemins de fer souterrains, les premiers du monde. Le Metropolitan Railway, ouvert en 1863, le Metropolitan District Railway (1868) couraient partie sous tunnels, partie (plus que de nos jours) en tranchée, empestant les rues" (54-55). Underwood suggère que Rimbaud pense aux railways londoniens quand il décrit dans Ville des "spectres nouveaux roulant à travers l'épaisse et éternelle fumée de charbon". Personnellement, je comprends plutôt cette évocation comme une représentation figurée et fantastique des trois fléaux de la mégapole moderne que sont "la Mort sans pleurs, notre active fille et servante, et un Amour désespéré, et un joli Crime piaulant dans la boue de la rue." Mais il est très réel que les villes rimbaldiennes présentent plusieurs fois des architectures à étages, des plateformes reliées par des ponts, des passerelles, escaladées par "des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles" (Ville, Ce sont des villes...) et, dans un cas au moins (Promontoire), par des "railways" :
Sans aucun doute peut-on trouver là,
comme le signale V.P. Underwood, un écho des superpositions de voies
ferrées observées à Londres [8] :
Underwood, sans le dire tout à fait, suggère que Rimbaud fait encore allusion au Metropolitan Railway dans Métropolitain (56). André Guyaux semble appuyer cette interprétation dans son récent volume des Œuvres (Pléiade, 2009, p.972). Le poème ne décrit-il pas successivement "cinq parties du trajet d'un métropolitain" (Guyaux, ibid.) ? Un autre témoin français de l'Angleterre victorienne, Gustave Doré, vient précisément de publier, en 1872, au moment où Verlaine et Rimbaud s'installent à Londres pour expérimenter "la vie à deux hommes", un livre illustré à succès intitulé London, a pilgrimage[9]. Il serait inimaginable que Rimbaud n'en ait pas eu connaissance, lui qui écrivait à Izambard, le 25 août 1870 : "hier, j'ai passé, deux heures durant, la revue des bois de Doré". Or, Londres vu par Doré ressemble en bien des points à celui que livre Rimbaud dans certains de ses textes, notamment dans Métropolitain. La vision de la ville comme une "bataille", par exemple (deuxième paragraphe du poème) :
Ne retire-t-on pas une impression similaire, demande Underwood, de la gravure ci-dessous ?
Mais la couleur des ciels ("Des ciels gris de cristal"), l'aspect de l'eau ("L'eau est grise et bleue, large comme un bras de mer") ne conviennent-ils pas mieux à la capitale anglaise ? Par ailleurs, l'évocation des ponts de Londres, leur histoire, leur poésie, est un thème récurrent des guides et récits de voyage (voir les ouvrages cités plus haut d'Élisée Reclus, Gustave Doré et William Blanchard Jerrold...). Enfin, ne nous étonnons pas que Rimbaud puisse éventuellement décrire les ponts de Londres tels qu'ils ne sont pas — ou plus —, qu'il ait souhaité les peindre tels qu'on peut seulement les imaginer en se projetant plusieurs siècles en arrière : Gustave Doré ne s'autorise-t-il pas le même regard rétrospectif au beau milieu de son reportage graphique sur la Londres victorienne ?
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L'acropole officielle
Selon Underwood (71), l'expression "acropole officielle" ouvrant l'une des deux pièces intitulées Villes "peut très bien désigner le Crystal Palace" (dont le nom, par parenthèses, apparaît sur une arche du pont de Ludgate Circus, dans la gravure de Doré, à moitié caché par l'obélisque, sur la droite de l'image, sous une multitude d'autres réclames). Ayant rappelé que le mot "acropole" désigne d'après Littré "la ville élevée ou citadelle dans les cités grecques", l'auteur de Rimbaud et l'Angleterre explique que le Crystal Palace, vaste palais en verre et à armature d'acier conçu pour la première Exposition Universelle de Londres en 1851, s'élevait du temps de Rimbaud "sur une éminence boisée et visible de très loin [où] il faisait grande impression" (71). La description que donne le poète de son "acropole officielle" n'est pas sans évoquer le style monumental ayant présidé à l'édification de ce haut lieu de la civilisation victorienne :
Crystal Palace, Egyptian Court
The Orpheonist Festival at the Crystal Palace
National Temperance Festival at the Crystal Palace
The Annual Choral of Metropolitan Schools at the Crystal Palace
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Parcs
Yves Vadé note que la reconstitution d'espaces naturels, ou plutôt d'espaces "représentant" la nature, comme dit Rimbaud, au beau milieu de la ville, est une caractéristique des années 1860, tant à Paris (avec les divers "Bois", le Parc Montsouris, les Buttes-Chaumont) qu'à Londres (avec ses nombreux parcs et jardins).
Parc du Crystal Palace Ces espaces artificiels, hybrides (parsemés de jets d'eau, statues, monuments divers, lieux de loisir, d'expositions, de théâtre ou de concerts), éveillent simultanément l'admiration, l'imagination et l'ironie des contemporains. Rimbaud joue volontiers sur l'aspect à la fois spectaculaire et grotesque de ces installations ...
Parc du Crystal Palace
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[11] "'Inquestionable' paraît un anglicisme (en anglais 'unquestionable" signifie 'incontestable', Rimbaud a-t-il fait un lapsus ?)" (Suzanne Bernard, Rimbaud Œuvres, Classiques Garnier, 1960, p.520).
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Expositions
Le Crystal Palace, nous l'avons dit, fut conçu pour la première Exposition Universelle de Londres en 1851 et utilisé par la suite pour toutes sortes de manifestations commerciales et artistiques. La présence d'œuvres d'art, comme le rappelle Yves Vadé, était d'ailleurs habituelle au sein même des grandes expositions internationales de la deuxième moitié du XIXe siècle. Elle ajoutait "une et même plusieurs dimensions supplémentaires par l'insertion de scènes et d'espaces fictifs dans le cadre réel des stands et des galeries" (959). "Tout fait déjà tableau" dans ces gigantesques foires, tout est ...
L'ambition du poète n'est-elle pas de prendre en charge "l'immense opulence inquestionable" (encore un anglicisme, dit-on[11]), de susciter "l'éveil fraternel de toutes les énergies chorales et orchestrales" (Solde), "toutes les possibilités harmoniques et architecturales" (Jeunesse IV), de se pourvoir d'"une scène où jouer les chefs-d'œuvre dramatiques de toutes les littératures" (Vies I), n'a-t-il pas "rencontré toutes les femmes des anciens peintres (Vies III), "créé toutes les fêtes, tous les triomphes, tous les drames" (Adieu).
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Boulevards de cristal Du triomphe de la marchandise qui caractérise la société de son temps, Rimbaud aura tiré, selon Yves Vadé, une esthétique de l'inventaire ou de la juxtaposition qui dérive directement du parc d'exposition et du grand magasin. Machiné comme un théâtre, ce type d'espace cherche à séduire le chaland (le flâneur-spectateur) par l'étalage juxtaposé des objets les plus disparates :
Paradis de la montre, enfer de la frustration, le Palace de cristal, avec ses parcs, ses expositions, ne l'est qu'occasionnellement lors des fêtes ou manifestations ; la ville, avec ses "boulevards de cristal", l'est en permanence et quotidiennement. Le cristal des boulevards dont parle Métropolitain, ce sont les vitrines, dans la transparence et sous la protection desquelles scintillent les marchandises précieuses que le populaire convoite, l'or qu'il peut voir mais ne peut boire, pour parler comme Rimbaud dans La Rivière de Cassis. L'illumination intitulée Métropolitain débute par une sorte d'épiphanie de "la ville". Apparaît d'abord, aussitôt franchi le « détroit d'indigo », une terre qui, baignée de "mers" placées sous l'égide "d'Ossian", ne peut être que l'Angleterre. Puis une ville, représentée par ses boulevards aux vitrines étincelantes et, au milieu de tant de richesse, les « jeunes familles pauvres », le prolétariat moderne. Tout cela s'est installé à toute vitesse, comme par magie, devant nos yeux surpris d'être déjà là, au cœur de la ville. Bel exemple de ce lyrisme de l'accélération qui s'empare des écrivains au XIXe siècle, généré par l'expérience des transports mécaniques, et notamment du chemin de fer : ce changeant théâtre du regard, annonciateur du cinématographe, qui dévoile un paysage en perpétuel renouvellement.
Or, Londres est par
excellence, au XIXe siècle, la
capitale de la misère : "le triomphe du haillon : impossible de rêver de
loques pareilles", écrit Verlaine à Lepelletier (20 septembre 1872).
Verlaine ne fait là que reprendre, le pied sitôt posé sur le sol
britannique, un stéréotype diffusé aussi bien par la littérature
anglaise (Dickens, par exemple) que par les voyageurs français
contemporains. Voir notamment l'impressionnant et génial reportage
graphique sur Londres procuré par Gustave Doré dans
London, a pilgrimage (1872) :
Gustave Doré, Under the
arches (London,
A Pilgrimage, 1872). Selon Underwood, c'est à cette ville, "triomphe du haillon", qu'aurait pensé Rimbaud lorsqu'il évoque, dans Une Saison en enfer, la vie misérable de la Vierge folle et de l'Époux infernal :
Pour évoquer le contraste entre la pauvreté d'une grande partie de la population et la magnificence de la société victorienne, Underwood reproduit une gravure de Doré où l'on peut voir des humbles semblant contempler avec admiration les horse-guards de Whitehall :
Gustave Doré, The Horse Guards (London, A Pilgrimage, 1872).
Le poème s'achève dans le souvenir exalté d'une lutte, une empoignade avec « Elle », symbole probable de la force virile du poète (« Elle [...] — ta force ! »), instrument de sa revanche imaginaire sur la Ville opulente et tentatrice, mais qui refuse ses richesses au déshérité et séquestre derrière ses « grilles » et ses « murs » ces « atroces fleurs qu'on appellerait cœurs et sœurs », objets par excellence de tentation et d'interdit :
Aux yeux du « métropolitain », le paysage urbain fait défiler ses « fantasmagories », comme emportées dans un mouvement accéléré de fuite ou d'apparitions. Il se morcelle en une multitude de sensations fugaces, difficiles à identifier, détails de choses plutôt que choses, objets de désir inaccessibles ou décevants, observés à travers les « grilles » de ses parcs et les vitrines des « boulevards ». La Ville est le lieu et l'enjeu d'une « bataille » à l'épreuve de laquelle le poète affirme sa « force », comme dans la section 5 de « Mauvais sang ». C'est la revanche du « forçat », du paria misérable et solitaire, sur la société qui l'exclut ou l'opprime :
Les "boulevards" rimbaldiens sont généralement parés de fabuleux attraits. Villes (Ce sont des villes...) évoque un "boulevard de Bagdad" tout droit sorti d'un conte des mille et une nuits. Dans Plates-bandes d'amarante, le Boulevard du Régent (Bruxelles) est décrit comme un admirable théâtre :
Il n'est donc pas étonnant que ce lieu où la ville se donne en spectacle soit précisément le théâtre où ont fait irruption "les Barbares" dans L'Orgie parisienne :
C'est Ernest Delahaye, je crois, qui a dit de Rimbaud, adolescent, qu'il était "aimanté" par Paris. La ville — la richesse de la ville — est chez Rimbaud l'enjeu d'une guerre à la fois sociale (c'est son côté communard) et privée (c'est son côté Rastignac). Elle est "Elle", elle se confond avec l'objet du désir. Elle est l'épreuve de "[sa] Force". On se souvient de la fameuse prophétie sur laquelle s'achève Une saison en enfer :
Londres, plus que toute autre capitale en cette deuxième moitié du XIXe siècle, était considérée comme la grande Babylone moderne, affichant conjointement la plus "inquestionable" opulence et la plus extrême pauvreté. Elle n'est évidemment pas l'inspiratrice unique des villes des Illuminations mais on a tout lieu de penser que la connaissance directe de l'Angleterre et de la société victorienne ont favorisé l'émergence de la riche thématique urbaine que nous observons dans les dernières œuvres (en prose) de Rimbaud. Avril 2012 |
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