Arthur Rimbaud, le poète > Bibliographie / Notes de lecture > Sur l'entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud

Sur l'entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud

Alain Vaillant, 2021, p. 98-100. 

 

     Au centre de sa réflexion, Alain Vaillant place les deux formulations légèrement distinctes de la maxime d'Alchimie du verbe : « [...] tous les êtres ont une fatalité de bonheur ». Il livre sur ce sujet controversé une synthèse claire, débouchant sur une interprétation courageusement engagée de la clausule du chapitre : « Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la beauté ». J'aurai une petite réserve concernant l'argumentation d'Alain Vaillant mais, quant à sa conclusion, je l'adopte tout entière et sans restriction.
 

*


     Commentant cette formule finale d'Alchimie du verbe, Alain Vaillant écrit :

Bien sûr, on peut y voir le congédiement de la beauté, comme on dit « je vous salue » à la personne que l’on quitte (voir, ici même, l’article « Alchimie du verbe »). Mais l’enchaînement des idées est beaucoup plus simple et logique si l’on comprend que, après s’être trop longtemps embarrassé du bonheur, le je rimbaldien peut enfin, au moment où il écrit, se consacrer à son véritable objectif, la « beauté » (celle du monde aussi bien que de la poésie) et la saluer comme elle mérite.

Une saison en enfer opère une rupture : rupture de l'auteur avec ses anciens compagnons d'enfer, qu'il menace même dans Adieu, de sa vengeance, rupture avec la littérature ou, du moins, avec une certaine période de sa création poétique dont il regrette « les élans mystiques et les bizarreries de style » (selon les termes du brouillon d'Alchimie du verbe), rupture avec ses anciennes façons de penser qu'il considère avoir été nourries de mensonges (Adieu), Parmi ces dernières, il faut placer au premier rang sa théorie de la « fatalité de bonheur », celle qu'il prête à l'alchimiste du verbe,
     La première formulation de cette théorie, dans Alchimie du verbe, fait suivre la thèse principale de deux idées qui la développent :
 

Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle.
    

Le lecteur qui sort de Délires I reconnaît aussitôt ces idées : ce sont celles de l'Époux infernal. L'Époux infernal méprise l'action : « Hélas ! il avait des jours où tous les hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques : il riait affreusement, longtemps. » Et, en cela, il est bien l'alter ego du locuteur de Mauvais sang : « La vie fleurit par le travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du monde. » L'Époux infernal n'a que dédain pour la morale : « Je l'écoute faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté un charme ». Et en cela, il est bien l'alter ego du sujet énonciateur de la Saison :
 

Je me suis armé contre la justice. / Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié ! [...] Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.


Un peu plus loin, au sujet du paragraphe commençant par « Ma santé fut menacée », il est intéressant de consulter le brouillon qui nous est parvenu, dont le texte rend particulièrement repérable la ressemblance entre l'alchimiste du verbe de Délires II et l'Époux infernal de Délires I. Le premier dit qu'il avait « bien d'autre chose à faire que de vivre », qu'il « faisai[t] des sommeils de plusieurs jours » ; du second, la Vierge folle rapporte qu'« il veut vivre somnambule ». Conclusion : les deux Délires offrent au fond, à travers leurs respectifs anti-héros, un même portrait critique de la personnalité de Rimbaud. Or, de ce bilan de vie détestable, Rimbaud désigne la cause par une alliance de mots d'allure paradoxale : la « fatalité de bonheur ». Alain Vaillant glose la formule de la façon suivante :

Il y aurait derrière la poésie de Rimbaud et à son origine, une puissante et obscure aspiration au bonheur, inévitablement inassouvie, qui serait la raison à la fois de sa force, pour ainsi dire désespérée, et de son échec – ce désir de bonheur ayant dérouté le projet poétique hors de la voie droite qu’il aurait dû emprunter, qu’il nomme « la force et la beauté ».

Le désir lancinant de bonheur, explique Alain Vaillant, « le ronge comme un mauvais remords, il l’empêche de se vouer à ce dont il fait pourtant profession, « à la force et à la beauté ». Pour dépouiller le vieil homme qu'il rejette dans Une saison en enfer (L'Époux infernal, l'Alchimiste du verbe), il fallait donc à Rimbaud se débarrasser simultanément de la « fatalité de bonheur ».

 

*

     Rien que de très juste dans cet exposé, à une réserve près. Les commentateurs, selon moi, posent trop facilement sur Rimbaud le regard du psychanalyste ou du moraliste. Ils ont tendance à attribuer la mélancolie rimbaldienne à un caractère hors norme, confondant le bonheur avec la « quête de la sensation », gouverné par un désir de « vie intense » fatalement insatisfait [Frémy, 2009, p.343-344]. Pour Jean-Luc Steinmetz, par exemple : « Cette fatalité [de bonheur], c'est très sûrement suivre la pente de ses désirs. Fuguer lorsque l'on veut fuguer. Injurier autrui lorsqu'on en a envie. Être d'une sincérité tranchante. Et tromper, si cela chante. » [1986 / repris 2009, p.102-103]. Margaret Davies détecte dans la maxime sur le bonheur d'Alchimie du verbe « le ridicule d'une croyance à une liberté totale où tous les hommes ont le droit non seulement au bonheur mais à toute une série de vies possibles » [1975, p. 86]. Alain Vaillant est loin de tomber dans de telles caricatures, mais, par exemple, je trouve un peu dangereux l'emploi qu'il fait de l'adjectif « obscure » (« puissante et obscure aspiration au bonheur, inévitablement inassouvie »). Il invite implicitement à investiguer les profondeurs d'une âme, il tend à faire de Rimbaud un « cas » (ce qu'on a appelé jadis le « cas Rimbaud »). On ne peut pas nier le facteur psychologique, la part de son sentiment de malédiction qui vient des frustrations de l'enfance, mais Rimbaud, dans Alchimie du verbe suggère une autre explication : l'influence néfaste de l'idéalisme chrétien sur sa conception du bonheur. Cette dimension anti-chrétienne du texte d'Alchimie du verbe n'est pas passée sous silence dans la notice de Vaillant. La clausule du chapitre, écrit-il, traduit « l'abandon apaisé, ou du moins enfin assumé, de toutes espérances, religieuses ou profanes, dont on sentait encore l'emprise sur l'écriture rimbaldienne ». Mais c'est bien peu dire, concernant un aspect de l'interprétation qui concentre les désaccords au sein de la réception critique (tant en ce qui concerne le sens des formules sur le bonheur que la visée de l'anthologie poétique).

     Les rimbaldiens divergent sur le sens à donner au mot « bonheur ». Soit, par exemple, Pierre Brunel, commentant « Ô saisons, ô châteaux... ». L'introduction du poème, explique ce critique,  « dit comment, dans ses délires, le locuteur s'est senti poursuivi, chaque matin par l'exigence du bonheur liée aux textes liturgiques entendus dans l'enfance » [1987, p. 290]. Il est vrai que Rimbaud, par cette introduction, suggère une interprétation tout à fait mystique de son poème (que confirme un brouillon qui nous en est parvenu, introduit par la phrase : « C'est pour dire que ce n'est rien, la vie »). Corrélativement, certaines modifications apportées à la rédaction initiale du poème renforcent ses connotations religieuses (cf. ma page sur les inflexions sémantiques imprimées par Rimbaud à ses poèmes de 72) au détriment des allusions érotiques et autobiographiques qu'on pouvait y déceler — cela n'a pas empêché Margaret Davies d'analyser les railleries d'Alchimie du verbe concernant l'action, la force, les « efforts », etc., comme un manifeste en faveur d'une vie de paresse, telle que menée en ce temps-là par le jeune poète, et Rimbaud lui-même, après tout, n'écrit-il pas dans Mauvais sang :  « qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? » [cf. M. Davies, 1975, p.86] —.
     Yoshikazu Nakaji, l'un des plus chevronnés spécialistes de l'œuvre, s'oppose, lui, fermement, à une interprétation chrétienne de la notion de bonheur dans Alchimie du verbe. Il reproche à Rimbaud d' « ouvrir la porte à l'interprétation religieuse de l'entreprise » (l'entreprise du voyant, la poétique de l'hallucination évoquée par Alchimie du verbe). Dans un long article qu'il consacre spécialement à la « fatalité de bonheur » en 2008, il tente de démontrer que le poète, lorsqu'il parle du bonheur, pense exclusivement au bonheur terrestre :

Ce n'est qu'au moment où sa poétique de l'hallucination tourne à la catastrophe qu'il [Rimbaud] envisage sa pratique verbale dans un vocabulaire et une imagerie chrétiens. Certes ce choix risque d'ouvrir la porte à l'interprétation religieuse de l'entreprise [...] Pour dire cette séduction maudite [du Bonheur, personnifié], Rimbaud recourt toujours à des lieux communs chrétiens comme s'il voulait que le lecteur assimile son  « Bonheur » à celui des chrétiens [...] En tout cas, ce bonheur ne peut être que de nature terrestre [2008, p. 590-591].

Rimbaud veut-il « que le lecteur assimile son  “Bonheur” à celui des chrétiens » par une sorte de malice perfide et trompeuse, ou estime-t-il au contraire cette assimilation nécessaire à l'intelligence de son discours ? Le sujet mérite réflexion pour qui veut s'assurer du sens d'Alchimie du verbe, en tant que bilan personnel, psychologique et poétique. Quand on lit « bonheur », avec ou sans majuscule, dans Alchimie du verbe, faut-il y entendre le sens courant du terme ou la notion chrétienne de « salut » ? Ce sens religieux prévaut plus d'une fois dans Une saison en enfer. Cf. dans Nuit de l'enfer : « J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. »

     Ce ne peut être sans raison que toute la dernière partie d'Alchimie du verbe surabonde en références chrétiennes. La maxime « [...] tous les êtres ont une fatalité de bonheur », envisagée dans son contexte, semble être attribuée à un personnage aliéné, manifestant une irrésistible pente au mysticisme. L'alchimiste du verbe, parvenu au sommet de sa crise maniaque, se lance dans un voyage en mer à fonction thérapeutique. Toujours en proie à ses hallucinations, il voit « la croix consolatrice » et c'est à ce moment précis qu'il comprend qu'il a été « damné par l'arc-en-ciel ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Une partie de la critique fait de cette formule une lecture des plus théologicocompatibles. Suzanne Bernard, par exemple, écrit : « Rimbaud (le Rimbaud du moins qui écrit Une saison en enfer) se sait promis à la damnation : “J'avais été damné par l'arc-en-ciel” » [1961, p. 472]. Telle est aussi l'interprétation argumentée par Yoshikazu Nakaji dans son article récent des Saisons de Rimbaud :

Vers la fin d'Alchimie du verbe, lors de l'évocation de la phase la plus dévastatrice de son hallucination, le poète se souvient de sa culpabilité [citation]. Au cours du voyage accompli en mer afin de se purifier des séquelles de la folie qu'il a volontiers exploitée, le narrateur considère à nouveau que son entreprise avait été un sacrilège digne de la punition divine. L'arc-en-ciel symbolisant l'alliance du ciel et de la terre dans la Genèse dénonce ici l'acte autodestructeur, luciférien, auquel le poète rimbaldien s'était adonné. Mais en même temps, celui-ci sent un certain apaisement grâce à la croix qu'il voit se lever sur la mer [2021, p. 242].

Autrement dit : un Rimbaud croyant, se sachant coupable et digne d'être damné, recouvre l'espérance grâce au signe miséricordieux transmis par la vision de la croix.
     Le texte, il est vrai, peut se lire ainsi. Mais il me semble que son brouillon l'éclaire autrement. La consultation de ce document rend l'interprétation Bernard-Nakaji fortement improbable. Rimbaud y écrit : « J’avais été damné par l’arc-en-ciel et les féeries magies religieuses ». Le mot « magie », chez Rimbaud, est en général synonyme de mensonge. Cf. par exemple dans Nuit de l'enfer : « Assez !... Des erreurs qu'on me souffle, magies, parfums faux, musiques puériles. » On peut donc comprendre : j’avais été damné par l’arc-en-ciel, les croyances dans les féeries et les mensonges de la religion. Au début d'Alchimie du verbe, évoquant les origines de sa folie, Rimbaud écrit : « Je croyais à tous les enchantements ». Et c'est précisément vers ces origines enchantées que fait route son embarcation, dans la première rédaction du chapitre. Il voulut, dit-il, « reconnaître » ses « odeurs féodales, bergères, sources sauvages », retrouver « l'anneau magique dans l'eau éclairée ». Or, la « croix consolante » et « l'arc-en-ciel » semblent bien être comptées au nombre de ces « féeries » qui servent aux hommes à se représenter l'Inconnu, voire à y accéder par l'imagination. Cet Inconnu, comme à son habitude (voir Les Illuminations), Rimbaud le situe dans un « nord » mythique, paysage au sein duquel il a « levé toutes les impressions possibles : faisant [s]a vie trop immense pour aimer bien réellement la force et la beauté ».
     On a là tous les ingrédients nécessaires à l'établissement d'une interprétation alternative à celle de Suzanne Bernard et Yoshikazu Nakaji. Ce qui rend le poète impropre à l'« action », c'est la richesse de son imagination ensemencée par l'idéalisme chrétien. Il en a conçu du bonheur et de la « vraie vie » une idée si absolue que son rapport à la vie réelle ne peut être fait que de déception et d'amertume. D'où la formule : « Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver ». De même que le narrateur de Nuit de l'enfer dit : « Je me crois en enfer, donc j'y suis », celui d'Alchimie du verbe pourrait dire : « J'ai été damné par l'arc-en-ciel, parce que j'y ai cru. »
Interprétée ainsi, la péripétie du voyage en mer (qui n'a, prise à la lettre, rien d'autobiographique) devient la relation allégorique d'un moment clé de la trajectoire intellectuelle de Rimbaud. Celui où il a compris qu'il restait « esclave de son baptême », jusque dans ses poèmes de l'année écoulée.

       J'aurais aimé que Vaillant, dans sa (par ailleurs excellente) notice destinée à faire le point sur la notion de bonheur chez Rimbaud, nous éclaire un peu davantage sur ce volet complexe mais fort important de la problématique.