Arthur Rimbaud, le poète > Bibliographie / Notes de lecture > Sur l'entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud |
|
Sur l'entrée « Bonheur » du Dictionnaire Rimbaud |
|
Au centre de sa réflexion, Alain Vaillant place les deux
formulations légèrement distinctes de la maxime d'Alchimie du verbe : « [...] tous les
êtres ont une fatalité de bonheur ».
Il livre sur ce sujet controversé une synthèse claire, débouchant sur une
interprétation courageusement engagée de la clausule du
chapitre : « Cela s'est passé. Je sais aujourd'hui saluer la
beauté ». J'aurai une petite réserve concernant l'argumentation
d'Alain Vaillant mais, quant à sa conclusion, je l'adopte tout entière et sans restriction. *
Une saison en
enfer opère une rupture : rupture de l'auteur avec ses anciens
compagnons d'enfer, qu'il menace même dans Adieu, de sa
vengeance, rupture avec la littérature ou, du moins, avec une
certaine période de sa création poétique dont il regrette « les élans mystiques et
les bizarreries de style » (selon les termes du
brouillon d'Alchimie du verbe), rupture avec ses anciennes façons de
penser qu'il considère avoir été nourries de
mensonges (Adieu), Parmi ces dernières, il faut placer au premier rang
sa théorie de la « fatalité de bonheur », celle qu'il prête à
l'alchimiste du verbe,
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les êtres
ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas la vie,
mais une façon de gâcher quelque force, un énervement.
La morale est la faiblesse de la cervelle.
Le lecteur qui sort de Délires I reconnaît
aussitôt ces idées : ce sont celles de l'Époux infernal. L'Époux
infernal méprise l'action : « Hélas ! il avait des jours où tous les
hommes agissant lui paraissaient les jouets de délires grotesques :
il riait affreusement, longtemps. » Et, en cela, il est bien l'alter
ego du locuteur de Mauvais sang : « La vie fleurit par le
travail, vieille vérité : moi, ma vie n'est pas assez pesante, elle
s'envole et flotte loin au-dessus de l'action, ce cher point du
monde. » L'Époux infernal n'a que dédain pour la morale : « Je
l'écoute faisant de l'infamie une gloire, de la cruauté un charme ».
Et en cela, il est bien l'alter ego du sujet énonciateur de la
Saison : Je me suis armé contre la justice. / Je me suis enfui. Ô sorcières, ô misère, ô haine, c'est à vous que mon trésor a été confié ! [...] Le malheur a été mon dieu. Je me suis allongé dans la boue. Je me suis séché à l'air du crime. Et j'ai joué de bons tours à la folie.
Le désir lancinant de bonheur, explique Alain Vaillant, « le ronge comme un mauvais remords, il l’empêche de se vouer à ce dont il fait pourtant profession, « à la force et à la beauté ». Pour dépouiller le vieil homme qu'il rejette dans Une saison en enfer (L'Époux infernal, l'Alchimiste du verbe), il fallait donc à Rimbaud se débarrasser simultanément de la « fatalité de bonheur ».
* Rien que de très juste dans cet exposé, à une réserve près. Les commentateurs, selon moi, posent trop facilement sur Rimbaud le regard du psychanalyste ou du moraliste. Ils ont tendance à attribuer la mélancolie rimbaldienne à un caractère hors norme, confondant le bonheur avec la « quête de la sensation », gouverné par un désir de « vie intense » fatalement insatisfait [Frémy, 2009, p.343-344]. Pour Jean-Luc Steinmetz, par exemple : « Cette fatalité [de bonheur], c'est très sûrement suivre la pente de ses désirs. Fuguer lorsque l'on veut fuguer. Injurier autrui lorsqu'on en a envie. Être d'une sincérité tranchante. Et tromper, si cela chante. » [1986 / repris 2009, p.102-103]. Margaret Davies détecte dans la maxime sur le bonheur d'Alchimie du verbe « le ridicule d'une croyance à une liberté totale où tous les hommes ont le droit non seulement au bonheur mais à toute une série de vies possibles » [1975, p. 86]. Alain Vaillant est loin de tomber dans de telles caricatures, mais, par exemple, je trouve un peu dangereux l'emploi qu'il fait de l'adjectif « obscure » (« puissante et obscure aspiration au bonheur, inévitablement inassouvie »). Il invite implicitement à investiguer les profondeurs d'une âme, il tend à faire de Rimbaud un « cas » (ce qu'on a appelé jadis le « cas Rimbaud »). On ne peut pas nier le facteur psychologique, la part de son sentiment de malédiction qui vient des frustrations de l'enfance, mais Rimbaud, dans Alchimie du verbe suggère une autre explication : l'influence néfaste de l'idéalisme chrétien sur sa conception du bonheur. Cette dimension anti-chrétienne du texte d'Alchimie du verbe n'est pas passée sous silence dans la notice de Vaillant. La clausule du chapitre, écrit-il, traduit « l'abandon apaisé, ou du moins enfin assumé, de toutes espérances, religieuses ou profanes, dont on sentait encore l'emprise sur l'écriture rimbaldienne ». Mais c'est bien peu dire, concernant un aspect de l'interprétation qui concentre les désaccords au sein de la réception critique (tant en ce qui concerne le sens des formules sur le bonheur que la visée de l'anthologie poétique).
Les rimbaldiens divergent sur le sens à donner au mot « bonheur ». Soit, par
exemple, Pierre Brunel, commentant « Ô
saisons, ô châteaux... ». L'introduction du poème, explique ce critique,
« dit comment, dans ses délires, le locuteur s'est senti poursuivi,
chaque matin par l'exigence du bonheur liée aux textes liturgiques
entendus dans l'enfance » [1987,
p. 290]. Il est vrai que Rimbaud, par cette introduction,
suggère une interprétation tout à fait mystique de son poème (que
confirme un brouillon qui nous en est parvenu, introduit par la
phrase : « C'est pour dire que ce n'est rien, la vie »).
Corrélativement, certaines modifications apportées à la rédaction
initiale du poème renforcent ses connotations religieuses (cf. ma
page sur
les inflexions sémantiques imprimées par Rimbaud à ses poèmes de 72)
au détriment des allusions érotiques et
autobiographiques qu'on pouvait y déceler — cela n'a pas empêché Margaret Davies
d'analyser les railleries d'Alchimie du verbe concernant l'action,
la force, les « efforts », etc., comme un manifeste en faveur d'une vie de
paresse, telle que menée en ce temps-là par le jeune poète,
et Rimbaud lui-même, après tout, n'écrit-il pas dans Mauvais sang
: « qui a fait ma langue perfide tellement qu'elle ait guidé
et sauvegardé jusqu'ici ma paresse ? »
[cf. M. Davies, 1975, p.86] —. Ce n'est qu'au moment où sa poétique de l'hallucination tourne à la catastrophe qu'il [Rimbaud] envisage sa pratique verbale dans un vocabulaire et une imagerie chrétiens. Certes ce choix risque d'ouvrir la porte à l'interprétation religieuse de l'entreprise [...] Pour dire cette séduction maudite [du Bonheur, personnifié], Rimbaud recourt toujours à des lieux communs chrétiens comme s'il voulait que le lecteur assimile son « Bonheur » à celui des chrétiens [...] En tout cas, ce bonheur ne peut être que de nature terrestre [2008, p. 590-591]. Rimbaud veut-il « que le lecteur assimile son “Bonheur” à celui des chrétiens » par une sorte de malice perfide et trompeuse, ou estime-t-il au contraire cette assimilation nécessaire à l'intelligence de son discours ? Le sujet mérite réflexion pour qui veut s'assurer du sens d'Alchimie du verbe, en tant que bilan personnel, psychologique et poétique. Quand on lit « bonheur », avec ou sans majuscule, dans Alchimie du verbe, faut-il y entendre le sens courant du terme ou la notion chrétienne de « salut » ? Ce sens religieux prévaut plus d'une fois dans Une saison en enfer. Cf. dans Nuit de l'enfer : « J'avais entrevu la conversion au bien et au bonheur, le salut. » Ce ne peut être sans raison que toute la dernière partie d'Alchimie du verbe surabonde en références chrétiennes. La maxime « [...] tous les êtres ont une fatalité de bonheur », envisagée dans son contexte, semble être attribuée à un personnage aliéné, manifestant une irrésistible pente au mysticisme. L'alchimiste du verbe, parvenu au sommet de sa crise maniaque, se lance dans un voyage en mer à fonction thérapeutique. Toujours en proie à ses hallucinations, il voit « la croix consolatrice » et c'est à ce moment précis qu'il comprend qu'il a été « damné par l'arc-en-ciel ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Une partie de la critique fait de cette formule une lecture des plus théologicocompatibles. Suzanne Bernard, par exemple, écrit : « Rimbaud (le Rimbaud du moins qui écrit Une saison en enfer) se sait promis à la damnation : “J'avais été damné par l'arc-en-ciel” » [1961, p. 472]. Telle est aussi l'interprétation argumentée par Yoshikazu Nakaji dans son article récent des Saisons de Rimbaud : Vers la fin d'Alchimie du verbe, lors de l'évocation de la phase la plus dévastatrice de son hallucination, le poète se souvient de sa culpabilité [citation]. Au cours du voyage accompli en mer afin de se purifier des séquelles de la folie qu'il a volontiers exploitée, le narrateur considère à nouveau que son entreprise avait été un sacrilège digne de la punition divine. L'arc-en-ciel symbolisant l'alliance du ciel et de la terre dans la Genèse dénonce ici l'acte autodestructeur, luciférien, auquel le poète rimbaldien s'était adonné. Mais en même temps, celui-ci sent un certain apaisement grâce à la croix qu'il voit se lever sur la mer [2021, p. 242].
Autrement dit : un Rimbaud croyant, se sachant coupable et digne d'être damné,
recouvre l'espérance grâce au signe miséricordieux transmis par la
vision de la croix. J'aurais aimé que Vaillant, dans sa (par ailleurs excellente) notice destinée à faire le point sur la notion de bonheur chez Rimbaud, nous éclaire un peu davantage sur ce volet complexe mais fort important de la problématique.
|
|