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WALTER SCOTT (1771-1832)

 

  Léonie Aubois d'Ashby, comme l'a poétiquement définie André Breton, est "l'une des plus mystérieuses passantes qui traversent les Illuminations". Et voilà encore un exemple amusant (amusant et instructif) des tribulations herméneutiques du rimbaldisme.

  Dès les premiers com- mentateurs, on a flairé un jeu de mots sous ce nom à rallonge de Léonie Aubois d'Ashby (la seconde "sœur" de Dévotion). Sans parvenir toutefois à le gloser de façon convaincante, jusqu'à ce que Bruno Claisse se souvienne, en 1987 (article repris dans 1990, p.116), que parmi tous les toponymes Ashby répertoriés en Angleterre (surtout dans le Lincolnshire, selon le critique V.P. Underwood), il en est un particulièrement célèbre : celui où se déroule un fameux tournoi, dans l'Ivanhoé de Walter Scott. Les lectures de Rimbaud, explique Bruno Claisse, étaient pour l'essentiel "les lectures normales d'un adolescent intelligent et révolté de 1870" et il est vraisemblable que c'est tout simplement dans Ivanhoé que le poète a trouvé de quoi forger le patronyme fantaisiste de Léonie.

   Le lieu du tournoi d'Ashby, tel que le décrit Walter Scott, est une contrée de prairies et de grandes forêts, d'où le probable calembour rimbaldien : "Au bois d'Ashby". Pendant la passe d'armes qui s'y déroule, le chevalier saxon Ivanhoé, suivi de Richard Cœur de Lion (lequel est revenu de la Croisade en grand secret), écrase tous les chevaliers du Prince Jean qui a usurpé le trône de Richard pendant son absence. Rimbaud, explique Bruno Claisse, "surimprime de facto l'héroïsme du chevalier noir sur les herborisations de Léonie, dans un esprit qui ressortit plus à la facétie qu'à la dévotion fervente" (1990, p.119).

   L'avancée est réelle mais, en tant que glose, cela reste assez vague. La preuve en est que lorsque Antoine Fongaro se replonge dans Dévotion en 1993 (il a déjà consacré un article au poème en 1983), tout en adhérant à la thèse de Bruno Claisse, il regrette que celui-ci se contente de "constater qu'Aubois d'Ashby vient de la lecture d'Ivanhoé" et conclut de cette insuffisance qu'il faut sans doute  "accepter une certaine gratuité des patronymes. Sans cela, il faudrait aussi expliquer les prénoms Louise, Léonie, Lulu [...]" (2004, p.389-390). À ce stade, donc, le prénom Léonie reste pour lui arbitraire. Pierre Brunel, dans ses Éclats de la violence (2004), affiche un scepticisme encore plus péremptoire sur l'intérêt de la piste Walter Scott : "Le rappel d'une localité nommée Ashby-de-la-Zouk dans Ivanhoé n'engage guère le commentaire et à peine l'histoire littéraire" (p.617). Bref, l'intuition brillante de Bruno Claisse n'a pas convaincu. Et on peut le comprendre.

   Le niveau d'élucidation auquel la critique était parvenue concernant Dévotion m'apparaissait pourtant à l'époque largement satisfaisant, grâce notamment aux apports successifs de Faurisson (1961), Ascione (1986) et Claisse dans les trois notes sur le poème que rassemble son livre de 1990. On peut synthétiser la chose de la façon suivante. Joignant le goût du sacrilège à l'art de l'allusion biographique cryptée, Dévotion dissimule sous une apparence de litanie votive ce que la critique rimbaldienne a coutume d'appeler un "poème de bilan". Bilan sexuel, ici, ou du moins sentimental. C'est une sorte d' "adieu à l'adolescence" (cf. la formule dédicatoire qui ouvre le quatrième alinéa : "À l'adolescent que je fus"), sur le modèle de tant d'autres pièces des Illuminations, voire de la Saison elle-même. Rimbaud énumère divers personnages objets de sa reconnaissance ou de sa vénération. Il parcourt le chemin menant des décevantes sœurs de charité (Louise, Léonie) à l'expérience non moins décevante de l'homosexualité (Lulu et autres), puis à la solitude actuelle et aux simulacres glacés de l'autoérotisme (Circeto), en reportant à d'éventuels "voyages métaphysiques" la possibilité d'obtenir "plus" que ce médiocre bilan affectif (d'obtenir une plus grande, ou plus haute ou plus essentielle satisfaction) ... dans un futur indéterminé ("mais plus alors"). Tout cela conté, bien entendu, avec un fin sourire aux lèvres ! Dans cette sorte de répertoire des variétés de l'amour menteur, Léonie représente  l'amour maternel ou maternant (la "pitié douce" ironisée par Rimbaud dans Les Sœurs de charité). On reconnaît en elle, nous disait Claisse en 1990 (p.124), "le motif (convenu) de la femme experte en herbes médicinales" où "l'herbe d'été bourdonnante" sert de décor, comme dans Les Mains de Jeanne-Marie, aux opérations magiques de la Femme-Sorcière, stéréotype dont Rimbaud désamorce, ici, l'aura poétique par l'épithète "puante". Lecture tout à fait cohérente mais, si on pouvait à la rigueur comprendre que Rimbaud, pour baptiser ce symbole du dévouement féminin qu'est Léonie, ait été séduit par les connotations héroïques et sylvestres du nom d'Aubois d'Ashby, on se demandait malgré tout par quel hasard ou quelle nécessité il était allé chercher ce nom dans Ivanhoé et l'avait accolé au prénom de Léonie.         

   C'est Yves Reboul, en 2009, qui fait franchir un pas supplémentaire à l'enquête interprétative. "Il saute aux yeux, écrit ce dernier, que le surnom d'un des personnages de la joute d'Ashby entretient avec le prénom Léonie un rapport potentiel tout à fait évident (et même, comme on va le voir, tout à fait motivé) : Richard Cœur de Lion lui-même, dont le surnom léonin pourrait bien resurgir en ce début de Dévotion sous une forme féminisée. Mais quel pourrait être le sens de ce jeu onomastique ? Pour le comprendre, il faut se reporter à la situation de Richard dans Ivanhoé et plus précisément dans cette première partie du roman qui voit se dérouler le tournoi d'Ashby. Tout récemment libéré de sa prison, il vient de débarquer en Angleterre où, pour l'instant, il se cache sous les apparences d'un chevalier anonyme. Or, qui, au moment où s'achevaient Les Illuminations, venait d'être libéré de prison et allait partir (ou était déjà parti) en Angleterre, en quelque sorte pour s'y cacher ? Verlaine évidemment, qui allait tenter là-bas dans l'île [lettre de Rimbaud à Delahaye du 3 mars 1875] de se faire oublier après l'affaire de Bruxelles et le scandale de l'emprisonnement." (2009 p.346-347). Reboul ajoute d'autres arguments dans le même sens, moins décisifs, sur lesquels je passe, pour aller vite.

   Lorsque Antoine Fongaro se plonge dans Dévotion pour la troisième fois, en 2012, il se montre complètement convaincu par "l'équation indiscutable" posée par Reboul : "Léonie, c'est Léon ; et Léon, c'est Lion", ce qui montre que le deuxième alinéa de Dévotion "fait allusion à Richard Cœur de Lion, et qu'il faut voir Verlaine derrière celui-ci." Identification à l'appui de laquelle il propose d'ajouter un nouvel argument, à son avis plus décisif encore : "Il existe, en effet, un texte où Verlaine se présente lui-même comme « lion », texte que Rimbaud connaissait forcément, puisqu'il figure dans l'Album zutique (folio 8 r°). Je l'ai cité, il y a près d'un quart de siècle [dans une note intitulée "De Laïtou à Dévotion", 1990, p.70-71] : « Si tu le veux, femme à l'œil fauve / Je serai ton fauve lion, / Et je te ferai dans l'alcôve / La di-li-gence de Lyon / Trou-la-la-ou... » [les routes, en ce temps-là, n'étaient pas excellentes, parenthèse du rédacteur]. Et voilà Verlaine transplanté de l'Album zutique dans Dévotion." (2012, p.168-169). À quoi il faut ajouter que cette petite épigramme obscène porte pour titre À Madame++++, formule que l'on retrouve dans l'alinéa suivant de Dévotion. Cette coïncidence, dit Fongaro, recèle "un sarcasme contre Verlaine qui se prétend lion alors qu'il n'est qu'un cœur de lièvre (faible devant sa femme et sa famille ; faible en politique et en littérature ; faible en religion, etc.) aux yeux du terrible Arthur" (ibid. 169). Et Fongaro de rappeler que Margaret Davies, déjà en 1973, avait opposé le dégoût de Rimbaud pour "l'herbe d'été bourdonnante", dans Dévotion, aux évocations lyriques de ce "même décor" par Verlaine, notamment dans le dernier quatrain de Kaléidoscope, suggérant d'y déceler une allusion irrévérencieuse à l'auteur de Cellulairement. De même, enfin, que Reboul a raison quand il voit, dans "Pour la fièvre des mères et des enfants", "une allusion perfide au piètre époux et père que fut [Verlaine]" (2009, p.635).

   Dernier rebondissement (en date) de ce polylogue infini, la nouvelle étude de Dévotion insérée par Bruno Claisse, dans son livre de 2012. Tout en adoptant la susdite "équation indiscutable" (ibid., p.119), Claisse accueille sans enthousiasme les conclusions qu'en tirent Reboul et Fongaro. À son avis, les partisans d'une lecture de Dévotion en clé biographique homosexuelle qui assimilent Louise Vanaen de Voringhem à Louis Forain et Léonie Aubois d'Ashby à Verlaine contredisent "le parcours chronologique de ce mémorial qu'est Dévotion puisque ce mot-titre — tel le verbe d'une principale — introduit d'abord les dévotions influencées par les lectures de jeunesse, puis divers cultes adolescents, prémices d'une extension « à tout culte », laquelle se voit actualisée, « Ce soir » même, grâce à « Circeto », avant que ne soit envisagé in extremis un avenir qui exclurait ce culte (« Mais plus alors »). Enfin, à supposer que l'on approuve ce décodage biographique [celui de Reboul et Fongaro], resterait encore à se demander si le romanesque des deux premiers paragraphes ne sert qu'à crypter deux noms propres." Pour Bruno Claisse, en effet, les deux premiers paragraphes de Dévotion constituent essentiellement deux scènes de roman, l'une inspirée du romancier anversois Henri Conscience, "le Walter Scott flamand", l'autre d'Ivanhoé. Et, pour renforcer sa thèse, il avance une idée nouvelle propre à combattre l'impression de gratuité qui affaiblissait sa piste Ivanhoé, dans le livre de 1990. C'est qu'au fond le roman de Walter Scott ne s'est pas contenté d'offrir à Rimbaud un décor et un nom, il a fourni aussi le modèle de Léonie : "la Myriam d'Ivanhoé, qui connaît « la vertu des herbes et des fleurs [...] que les autres mortels verraient avec mépris »" (2012, p.119). Plus encore que Myriam, peut-être, ajouterais-je, la belle Rebecca, qui a fait rêver plus d'un "poète de sept ans" aimant à regarder "des Espagnoles rire et des Italiennes", et dont le profil correspond tout à fait à celui de Léonie, comme le lecteur pourra le vérifier en lisant le chapitre ci-contre du roman de Walter Scott.


 

Références bibliographiques

Margaret Davies, "Dévotion de Rimbaud", French Review, Baltimore, vol.46, n°3, février 1973, p.493-505. À consulter en ligne.

Antoine Fongaro, "Pour l'exégèse de Dévotion", Rivista di Letterature moderne e comparate, XXXVI, 1983, p.241-249. Repris dans Sur Rimbaud : lire Illuminations, Service des publications de Toulouse-le Mirail, 1985, p.87-94. Puis dans De la lettre à l'esprit : pour lire Illuminations, H. Champion, 2004.

Bruno Claisse, "Léonie Au Bois d'Ashby", Littératures, Toulouse, n°16, printemps 1987, p.130-131. Repris dans Bruno Claisse, Rimbaud ou "le dégagement rêvé", Bibliothèque sauvage, 1990, p.116-117.

Bruno Claisse, "Circeto et l'autoparodie", Parade sauvage n°4, 1988, p.81-88. Repris dans Bruno Claisse, Rimbaud ou "le dégagement rêvé", Bibliothèque sauvage, 1990, p.130-136.

Antoine Fongaro, "De Laïtou à Dévotion", Matériaux pour lire Rimbaud, PUM, Toulouse, 1990, p.70-71.

Antoine Fongaro, "Pour un commentaire de Dévotion", Rivista di Letterature moderne e comparate, XLVI, 1993, p.69-82. Repris dans De la lettre à l'esprit : pour lire Illuminations, H. Champion, 2004.

Pierre Brunel, Dévotion, in Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, Corti, 2004, p.615-628.

Yves Reboul, "Quatre notes sur Dévotion", Parade sauvage, octobre 2008, p.628-641.
Repris dans Yves Reboul, Rimbaud dans son temps,
Éditions Classiques Garnier, Coll. Études rimbaldiennes, 2009, p.341-360.

Antoine Fongaro, "Le dernier Rimbaud : Dévotion et le zutisme", Rivista di Letterature moderne e comparate, LXV, 2, avril-juin 2012, p.167-185.

Bruno Claisse, "Dévotion ou « notre propre vice sérieux »", in Les Illuminations ou l'accession au réel, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2012, p.115-129.

 


 

         

IVANHOÉ (1819 )
 

CHAPITRE XXVIII.


Et cependant cette race errante, qui n’a plus de patrie, qui, se trouve séparée du reste des nations, se vante de posséder et possède en effet la connaissance des sciences humaines. Les mers, les forêts, les déserts qu’ils parcourent, leur ouvrent leurs trésors secrets ; et des herbes, des fleurs, des plantes qui paraissent indignes à la vue, cueillies par eux, développent des vertus auxquelles on n’avait jamais songé.
 
Le Juif de Malte.



  
 NOTRE histoire doit rétrograder de quelques pages, afin d’informer le lecteur de quelques événements qu’il lui importe de connaître pour bien comprendre le reste de cette narration. Sa propre intelligence lui a sans doute fait soupçonner d’avance que lorsque Ivanhoe, tombé dans la lice, paraissait abandonné de l’univers entier, Rébecca, à force de prières et d’importunités, obtint de son père de faire transporter le jeune et brave guerrier dans la maison qu’il habitait alors dans un des faubourgs d’Ashby. [...]
  
   « Mais, par la barbe d’Aaron ! si ce jeune homme vient à mourir dans notre maison, ne nous accusera-t-on pas de sa mort, et ne serons-nous pas exposés à être mis en pièces par le peuple ?
   — Il ne mourra pas, mon père, » répondit Rébecca en se dégageant doucement de la main d’Isaac ; « il ne mourra pas, à moins que nous ne l’abandonnions : et ce serait alors que nous serions véritablement responsables de sa mort, non seulement devant les hommes, mais devant Dieu.
   — J’en conviens, » dit Isaac en laissant aller sa fille ; « la vue des gouttes de sang qui sortent de sa blessure me fait autant de peine que si je voyais des besants d’or s’échapper de ma bourse l’un après l’autre. Je sais d’ailleurs que les leçons de Miriam, fille
du rabbin Manassès de Byzance, dont l’âme repose dans le paradis, l’ont rendue habile dans l’art de guérir, et que tu connais la vertu des plantes et la force des élixirs. Fais donc ce que ton cœur te dictera ; tu es une bonne fille, une bénédiction, une couronne de gloire et un cantique d’allégresse pour moi, pour ma maison et pour le peuple de mes pères. » [...]  

   Rébecca ne perdit pas un instant pour faire transporter le blessé dans la maison qu’occupait son père : là, elle examina ses blessures, puis elle les pansa de ses propres mains. Mon jeune lecteur auquel les romans et les ballades sont familiers se rappellera sans doute que, dans les siècles d’ignorance, comme on les appelle, il arrivait souvent que les femmes étaient initiées dans les mystères de la chirurgie, et que souvent aussi le preux chevalier confiait la guérison de ses blessures aux mains de celle dont les yeux en avaient fait une plus profonde à son cœur.
  
   Mais, à cette époque, les juifs de l’un et de l’autre sexe possédaient et exerçaient l’art de la médecine dans toutes ses branches : aussi arrivait-il souvent que les monarques et leurs puissants barons, lorsqu’ils étaient blessés ou simplement malades, se confiaient aux soins de quelque personne expérimentée parmi cette nation pour laquelle ils avaient d’ailleurs un souverain mépris. C’était, il est vrai, une opinion généralement répandue chez les chrétiens que les rabbins juifs étaient profondément versés dans les sciences occultes, et particulièrement dans l’art cabalistique, lequel tirait son nom et son origine des études des sages d’Israël ; mais toutes ces idées n’empêchaient pas les malades de recourir à eux avec le plus grand empressement. De leur côté, les rabbins ne disconvenaient point qu’ils ne fussent en possession de connaissances surnaturelles, parce que cette opinion, qui ne pouvait augmenter la haine sans bornes que l’on portait à leur nation, avait pour effet de diminuer le mépris qui se mêlait à cette haine. Il est d’ailleurs probable, si l’on fait attention aux cures merveilleuses qu’on leur attribue, que
les juifs possédaient exclusivement certains secrets que la barrière élevée entre eux et les chrétiens par la non-conformité de croyance les engageait à cacher à ces derniers avec le plus grand soin.
  
   La belle Rébecca, parfaitement instruite dans toutes les sciences particulières à sa nation, et douée d’un esprit actif, studieux, plein de sagacité, avait retenu, combiné et perfectionné ses premières notions au delà de ce qu’on aurait pu attendre de son âge, de son sexe, et même du siècle dans lequel elle vivait. Elle les avait reçues d’une juive très avancée en âge, fille d’un des plus célèbres docteurs de la nation : cette femme avait pour Rébecca toute l’affection d’une mère, et, disait-on, lui avait communiqué tous les secrets qu’elle tenait elle-même de son père. Le sort de tant d’autres victimes du fanatisme était tombé sur Miriam, mais ses secrets n’avaient pas péri avec elle ; ils avaient été transmis à son intelligente élève. [...]
  
   Quand Ivanhoe arriva à la demeure d’Isaac, il était encore sans connaissance, par suite de la grande quantité de sang qui avait coulé de sa blessure. Rébecca, après l’avoir examinée et y avoir appliqué les vulnéraires que son art lui indiquait, dit à son père que si la fièvre ne se déclarait pas, ce dont elle ne doutait nullement, vu l’abondante perte de sang, et si le baume de Miriam n’avait rien perdu de sa vertu, il n’y avait rien à craindre pour la vie du malade, et que l’on pourrait sans danger le transporter le lendemain à York, où ils devaient se rendre. Isaac ne parut pas fort satisfait de cette déclaration : sa charité se serait volontiers dispensée d’aller plus loin : laisser le blessé dans la maison qu’il habitait à Ashby, en se portant caution envers le propriétaire Israélite du paiement de tous les frais, lui paraissait déjà très généreux. Mais Rébecca s’y opposa pour plusieurs raisons dont nous ne rapporterons que les deux suivantes, car Isaac les regarda comme celles du plus grand poids. La première fut qu’elle ne consentirait jamais à
confier à aucun médecin, fût-il de sa propre tribu, la fiole qui contenait son précieux baume, de crainte que le secret mystérieux de sa composition ne vint à être découvert ; la seconde, que ce chevalier blessé, Wiifrid d’Ivanhoe, était l’intime favori de Richard Cœur-de-Lion, et que si ce monarque revenait, Isaac, qui avait fourni à son frère Jean de fortes sommes d’argent pour l’aider à accomplir ses projets de révolte, aurait besoin d’un puissant protecteur auprès du monarque irrité.

   « Dans tout cela il n’y a rien qui ne soit vrai, ma fille, » dit Isaac cédant à la force de ses raisonnements ; « ce serait offenser le ciel que de trahir les secrets de la bienheureuse Miriam : le bien que le ciel nous accorde ne doit pas être indiscrètement prodigué à ceux qui nous entourent, que ce soient des talents d’or, des cicles d’argent, ou les connaissances mystérieuses d’un sage médecin. Tu as raison, ces trésors doivent être soigneusement gardés par ceux à qui la Providence a bien voulu les accorder ; et quant à celui que les Nazaréens d’Angleterre appellent Cœur-de-Lion, assurément il vaudrait mieux pour moi tomber sous les griffes d’un énorme lion d’Idumée que sous les siennes, s’il vient à acquérir des preuves de mes rapports avec son frère. Ainsi donc je prête l’oreille à tes conseils, et ce jeune homme viendra avec nous à York, et il y restera jusqu’à ce que ses blessures soient guéries : si l’homme au cœur de lion revient dans ce pays, ainsi qu’on l’annonce en ce moment, Wiifrid d’Ivanhoe sera pour ton père un mur de défense contre son courroux. S’il ne revient pas, Wilfrid pourra encore nous rembourser nos frais lorsqu’il aura gagné des trésors par la force de sa lance ou à la pointe de son épée, comme il a fait hier et aujourd’hui ; car ce chevalier est un bon et brave jeune homme, exact à rendre au jour fixé ce qu’il a emprunté, et qui secourt l’Israélite (car il a secouru le fils de la maison de mon père), lorsqu’il le voit entouré de voleurs puissants et d’enfants de Bélial. »

 

Source de la numérisation : 
https://fr.wikisource.org/wiki/Ivanho%C3%A9_%28Scott_-_Mont%C3%A9mont%29/Chapitre_28