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Barbare
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1 |
Bien après
les jours et les saisons, et les êtres et les pays, |
2 |
Le
pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ; (elles n'existent pas.) |
3 |
Remis des
vieilles fanfares d'héroïsme —
qui nous attaquent encore le cœur et la tête —
loin des anciens assassins — |
4 |
Oh ! Le
pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs
arctiques ; (elles n'existent pas) |
5 |
Douceurs
! |
6 |
Les
brasiers, pleuvant aux rafales de givre, —
Douceurs ! —
les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur
terrestre éternellement carbonisé pour nous. —
Ô monde ! —
|
7 |
(Loin des
vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on
sent,) |
8 |
Les
brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc
des glaçons aux astres. |
9 |
Ô
Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs,
les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches,
bouillantes, —
ô douceurs ! —
et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes
arctiques. |
10 |
Le
pavillon...
|
|
[1] Michel Murat, L'Art de Rimbaud,
Corti, 2002.
Sur « Barbare », voir notamment : p.241-248, p. 264-265, p.
360-365. |
1) La structure
formelle
Michel Murat le
classe dans cette dizaine de pièces des Illuminations qu’il
appelle « poèmes alinéaires » (les autres se présentent d’un
seul bloc, ou divisés en alinéas suffisamment longs pour être
considérés comme d’authentiques paragraphes). L’abandon de la disposition normale du
paragraphe de prose vise à mettre en valeur les effets de récurrence
syntaxique rythmant poétiquement le texte. Formellement, la
technique repose sur les trois caractéristiques suivantes :
a)
Une disposition en alinéas.
Le texte est composé de dix courts
alinéas. On
constate que les 1er, 3e, 4e et 7e
alinéas ne correspondent pas avec un signe de ponctuation fort :
la phrase enjambe d’un alinéa sur l’autre exactement comme dans une
poème versifié. Par ailleurs, tous les alinéas commencent par une
majuscule, même lorsque la phrase grammaticale a été interrompue par
l’enjambement. Cela n’empêche pas la phrase grammaticale de
conserver un rôle structurant au niveau du sens.
b)
Une construction par reprises et parallélismes syntaxiques.
Les phénomènes de reprise (répétition du
même mot ou groupe de mots) et de parallélisme (répétition d’une
même structure syntaxique et rythmique) sont nombreux dans le poème
:
-
§2,
§4, §10 : La phrase commençant par « Le pavillon de viande
saignante » est une sorte de refrain.
-
le
mot « douceurs » revient quatre fois sous forme d’apostrophes
exclamatives : §5, §6, §9, §9.
-
de
même le mot « monde » : § 6 et 8.
-
les § 3 et 7
présentent deux cas évidents de parallélisme
syntaxique :
- le syntagme introduit par « loin de » (« loin
des anciens assassins » (§3) ; « loin des vieilles
retraites et des vieilles flammes » (§7)) ;
- la proposition relative (« qui nous attaquent encore
... » (§3) ; « qu’on entend, qu’on
sent » (§7)).
-
il
y aurait encore beaucoup d’autres effets de parallélisme à
signaler à l’intérieur des alinéas (notamment dans les alinéas
longs : le §6 et le §9).
On
constate néanmoins que ces répétitions s’accompagnent presque
toujours de légères variations (par l’ajout d’une interjection —
« oh ! », « ô ! » —, le
changement de la ponctuation, l’emplacement du terme concerné — en
position initiale, au milieu ou à la fin de l’alinéa —, etc.). L’étude
du poème montrera qu’il n’y a pas là seulement un souci de
diversité mais la recherche de subtils effets de sens.
c)
Une syntaxe intégralement nominale.
Les seuls verbes qu’on trouve dans
« Barbare » sont ceux de la parenthèse
répétée : « (elles n’existent pas) » et des
propositions relatives présentes dans le 7e
alinéa : « qu’on entend, qu’on sent ». Tout le
reste est rédigé en phrases nominales, et se présente généralement
soit sous forme d’appositions (« Les brasiers [...], les feux
[...] » ; « La musique, virement [...]) ; soit
sous forme énumérative : coordonnée, juxtaposée par asyndète
(« les formes, les sueurs, les chevelures ») ou par
polysyndète (« Bien après les jours et les saisons, et les
êtres et les pays, » ; « Et les larmes blanches [...],
et la voix féminine [...]). Cette syntaxe nominale contribue fortement
au rythme incantatoire, psalmodique, du texte.
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2)
La structure logique
Quel est le sujet de « Barbare » ? S'agit-il
d'une description, d'une histoire ? Comment le lecteur peut-il s'y
prendre pour repérer un fil directeur, une structure logique dans un
texte de prime abord si déconcertant ? Essayons de dégager une
méthode en nous fondant, pour commencer, sur les aspects les plus
familiers du texte.
a)
Une allégorie
Le lecteur
informé reconnaît tout
de suite dans « Barbare » un motif récurrent de l'univers du
poète : le cataclysme naturel (orage, tempête en mer, déluge, éruption
volcanique, raz de marée) et un paysage presque aussi familier, mais
seulement dans les Illuminations : le paysage polaire (cf. la
répétition de l'adjectif « arctique », §2,4,10). Il s'agira
donc, peu ou prou, dans le poème, d'un mélange d'éléments
descriptifs (le paysage) et narratifs (le déroulement dans le temps
d'un cataclysme). Nous savons en outre que ces stéréotypes rimbaldiens
sont généralement des motifs allégoriques,
c'est-à-dire de représentations concrètes porteuses d'un sens
symbolique. Voilà donc qui devrait nous aider, par comparaison, à
approcher notre texte.
b)
Les impressions et commentaires d'un sujet énonciateur
Si maintenant nous prenons en compte ce qui,
dans le poème, ne relève pas de la description du paysage et du
cataclysme qui s'y déroule en s'amplifiant, nous trouvons deux éléments :
d'une part les sensations ou les impressions d'un sujet (un énonciateur qui se
masque derrière des « nous » (§3) et des
« on » (§7)
mais qui n'en est pas moins clairement le pivot de la description et/ou de
la narration, c'est lui qui voit et qui ressent), d'autre part des
commentaires explicatifs ou réflexifs. Certains de ces commentaires visent à
préciser les circonstances temporelles et l'état psychique dans lequel ce
sujet se trouve au moment de l'expérience décrite (§ 3,7, peut-être
1). D'autres servent à
caractériser pour le lecteur la nature de cette expérience comme
étant une expérience imaginaire : incidente entre parenthèses du §2,
répétée au §4. Que cette
incidente humoristique : « elles n'existent pas »
s'applique seulement aux « fleurs arctiques » ou à l'ensemble
du groupe féminin qui précède (« la soie des mers et des fleurs
arctiques »), elle est manifestement destinée à frapper
d'irréalité l'ensemble de la scène décrite, à la présenter comme
une pure création poétique, une expérience onirique ou un fantasme.
Le
poème, ainsi analysé, apparaît donc comme un récit.
C'est la relation d'une
expérience vécue dans l'imaginaire, décrivant avec minutie tant
l'objet du spectacle que les commentaires et réactions du sujet qui lui fait
face (le sujet imaginant). Le récit enregistre les états successifs d'un flux de conscience. Rimbaud nous a habitués à ce type
de texte. Une Saison en enfer est souvent rédigé sur ce modèle.
Le lecteur est invité à suivre le cheminement intérieur d'un locuteur
qui parfois se raconte, mais plus souvent encore note le cours chaotique
de ses pensées : ses réflexions sur lui-même et sur la vie, ses
souffrances et ses remords, les visions qui l'assaillent, ses dilemmes,
ses brusques impulsions, ses volte-face, ses contradictions. Parmi les
poèmes en vers, un autre exemple caractéristique de ce type de texte
pourrait être :
« Qu'est-ce
pour nous mon cœur... », où l'on assiste aussi, par
parenthèses, à une conflagration cosmique, ce qui en fera une référence
précieuse dans la suite de notre étude.
Dans
« Barbare », la double évocation
du spectacle et des réactions qu'il provoque s'organise selon un
système d'alternance qui s'appuie partiellement sur
les phénomènes de reprise et de parallélisme syntaxique déjà
signalés. Si l'on excepte les incidentes entre parenthèses des alinéas
2 et 4 (« elles n'existent pas »),
cette alternance coïncide grosso modo avec celle des alinéas pairs et
impairs : la description de la vision occupe les alinéas 2,4,6,8,10 ;
les commentaires et les réactions du sujet occupent les alinéas 1,3,5,7.
Le neuvième alinéa mêle les deux éléments : il commence avec des
interjections évoquant plutôt des impressions du locuteur (« Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! »)
puis se consacre à la description du spectacle s'offrant à ses
yeux.
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[2] Jean-Luc Steinmetz,
« Pacotilles pour 'Barbare' », Les Illuminations : un
autre lecteur ?, Les Lettres romanes, Louvain, 1993, p.65-74. |
c)
Une structure narrative obscurcie par l'agrammaticalité du style
Mais
on
n'aura vraiment donné du sens à cette structure narrative que lorsqu'on
aura percé la nature des réactions du narrateur au fil de l'histoire
et décrit dans le détail le mouvement du texte. Or,
les
caractéristiques formelles novatrices du poème s’accompagnent d’une
tendance à l’agrammaticalité (syntaxe strictement nominale, usage
constant de l’asyndète et de l’ellipse) qui contribue à obscurcir
la logique des enchaînements gouvernant cette progression. Le lecteur
doit impérativement suppléer à l'absence de liens logiques explicites
entre les phrases.
Voilà une tâche à laquelle, me semble-t-il,
les commentateurs du poème se dérobent trop facilement. Probablement
parce qu'ils la considèrent hors de notre portée. Je voudrais prendre
ici l'exemple de la méthode suivie par Jean-Luc Steinmetz dans son
analyse du poème[2], non que celle-ci prête davantage que d'autres le
flanc à la critique mais, au contraire, parce que l'auteur s'y montre
conscient des difficultés qu'il affronte et laisse voir honnêtement
l'expédient qu'il utilise pour les contourner.
Jean-Luc Steinmetz déclare que « Barbare »
n'est pas un récit (je dirais plutôt qu'il ne parvient pas à voir
dans « Barbare » un récit). Le poème, écrit-il, « évitant
les aléas et les naïvetés d'une intrigue, est tout à la fois une
construction de mots (on a vu leurs alliances, leurs singularités,
l'opération qui les mobilise) et une visée » (op. cit. p.74). Il
n'échappe à personne qu'une « construction de mots » n'est
pas tout à fait une construction logique, une succession articulée de
phrases. D'où l'importance de ce que Jean-Luc Steinmetz appelle ici la « visée »
du texte, qui n'est pas non plus exactement un sens mais un « dynamisme »
que le lecteur pourrait saisir intuitivement dans le texte. Nous verrons
plus loin en quoi ce « dynamisme » consiste, pour cet auteur. Disons
seulement pour l'instant que c'est le jeu des charnières temporelles (« après »,
« loin de ») et l'opposition présent/passé qui produit cet
effet dynamique porteur de sens : « Un ensemble sémantique a
été constitué par la dynamique adverbiale du texte » (ibid.
p.68). C'est donc ce dynamisme qui révèle la « substance »
du poème et le sauve de l'illisibilité : « Une approche
sémantique du texte met en présence de sa substance apparente ;
celle-ci ne serait qu'entassement d'un matériel, si elle n'était
animée par un dynamisme, essentiel ici » (p.67). La créativité
conceptuelle déployée par Jean-Luc Steinmetz pour décrire « Barbare »
(« construction de mots », « ensemble sémantique »,
« dynamisme », « visée ») témoigne de la
difficulté qu'il éprouve à considérer ce poème, tout simplement,
comme un texte : « Nous sommes plutôt, dit-il lui-même, dans
l'énumération disséminée et disséminatrice » (p.67).
Mais en quoi consiste donc ce « dynamisme »,
cette « visée », qui font de notre poème autre chose
qu'un simple « entassement d'un matériel » ? Il s'agit de
l'opposition, ménagée par le jeu des adverbes, entre un passé que le
locuteur rejette (les vieilles fanfares d'héroïsme, les vieilles
flammes, les anciens assassins, etc.) et un présent (celui de la
vision : le pavillon, le séisme) qui cristallise son désir (sa « visée »).
Mais comment Jean-Luc Steinmetz sait-il que le pavillon correspond aux
désirs secrets du narrateur puisqu'il n'a pas pris la peine d'analyser
en détail la progression de ses commentaires et de ses réactions au fil du
texte ? Puisqu'il nie même qu'on puisse le faire, qu'on puisse
reconstituer dans « Barbare » le fil directeur d'un récit ?
Comment sait-il si la vision du poème est un rêve et non un cauchemar
? Il n'en sait rien, à vrai dire, il le postule, il le décide sans
preuves, et cela dès le début de son article, en commentant le titre, « Barbare »
: le « pavillon en viande saignante », vision « barbare »,
ne peut être que le symbole d'un « primitivisme régénérant »
auquel la sympathie de Rimbaud est naturellement acquise.
Et si « Barbare »
était au contraire l'un de ces textes, comme Une saison en enfer
par exemple, où Rimbaud semble plutôt désireux d'échapper à sa
prétendue hérédité barbare, de déposer le fardeau de la
révolte ? Si la vision (sanglante) du « pavillon
en viande saignante » était encore un de ces « délires » que la Saison
dénonce, ce mal dont le « je » qui parle dans le texte
nous dit qu'il lui « attaque encore le cœur et la tête » ? Si la « musique »
qu'on entend à la fin du poème n'était qu'une de
ces « fanfares d'héroïsme » (poétique, sexuel, politique ou
mystique) qui constituent, pour le damné de la Saison, la faiblesse et la plaie de son caractère
emporté, velléitaire et chimérique ? Si Rimbaud (le Rimbaud
de 1872-1874) en avait surtout assez de la souffrance, même
héroïque ? Si le sentiment dominant était ici moins moins le désir que la lassitude : lassitude de cette
« horreur
sublime », dont Rimbaud et ses romanesques amis, les
protagonistes de la parade sauvage, ont fait jadis leur rouge
étendard ? Si
la tonalité du texte était moins épique et lyrique qu'ironique, ou
tout au moins un savant combiné de tout cela ?
Il n'y a qu'un moyen de répondre à ces
questions, c'est d'observer de près la structure lacunaire du texte de
manière à en restituer les
articulations (non-marquées), jusqu'à y reconstituer un
enchaînement logique. C'est ce que nous nous proposerons de faire ici.
Mais auparavant, il faut tenter de préciser comment nous comprenons
l'allégorie figurant au centre du récit.
|
[3] Albert Henry,
« Barbare
(Organisation et Sens) », L'alchimie du verbe d'Arthur
Rimbaud, a cura de Sergio Sacchi, coll. Pegaso n°4, 1992,
p.121-126.
Repris dans Contributions à la lecture de Rimbaud,
Académie royale de Belgique,1998, p.143-149. |
3)
Interprétation de l'allégorie
L'ensemble
de l'expérience narrée par le poème est située dans un même décor,
comme tend à le montrer la présence de l'adjectif
« arctique »
au début et à la fin du texte. Deux autres détails de la description
peuvent être rattachés à l'isotopie arctique :
« rafales de
givre » (§6) et « glaçons » (§8). Comme nous l'avons
déjà indiqué, ce cadre géographique est d'emblée signalé au
lecteur comme lieu imaginaire, poétiquement transposé, grâce à
l'incidente entre parenthèse : »elles n'existent pas». La
comparaison avec les autres
« illuminations » faisant
référence au Grand Nord confirme la valeur essentiellement symbolique
du motif. Le « pôle » est toujours associé à des idées de
conquête et de combat, de rudesse et de désordre : dans
« Génie », Rimbaud évoque le
« désert de neige » du
« pôle tumultueux » ; dans
« Après le Déluge », il parle du
« chaos de glaces et de
nuit du pôle », enjeu de la récupération mercantile des
conquêtes de la science (« Les caravanes partirent. Et le Splendide
Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.. ») Dans
« Dévotion » et
« Métropolitain », le milieu polaire apparaît comme
« le
champ où se déroule la bataille amoureuse » (Albert Henry)[3]. Il
en symbolise l'intensité poétique (parfums, lumières et couleurs) et
la violence.
Ce
soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et
enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, —
(son cœur ambre et spunk), —
pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant
des bravoures plus violentes que ce chaos polaire. (Dévotion)
Le
matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige,
les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus,
et les parfums pourpres du soleil des pôles, —
ta force.
(Métropolitain)
Il
semble que dans les deux extraits ci-dessus, le poète veuille exalter
métaphoriquement sa « force » virile : l'argot anglais
« spunk » signifie : le sperme ; le « cœur » désigne
à plusieurs reprises chez Rimbaud, notamment dans Un cœur sous une soutane,
le sexe masculin. Dans « Métropolitain », le mot « force » a un sens
plus large (sens politique, notamment, dans le cadre de cet affrontement
avec la « ville monstrueuse », contexte que l'on trouvait déjà dans
« Mauvais sang »).
« Elle »
semble y être le
symbole de la force virile du poète ("Elle
[...]
— ta
force !"), instrument de sa revanche imaginaire sur la Grande Ville
opulente et tentatrice mais qui interdit ses richesses au déshérité (et,
parmi ces richesses, ses "atroces fleurs
qu'on appellerait cœurs et sœurs",
autres objets de tentation et d'interdit).
Cette double connotation de violence et de
sexualité, la retrouvons-nous dans le décor polaire de
« Barbare » ? Oui, sans aucun doute : d'une part le paysage
arctique est ici le cadre d'un déchaînement des forces élémentaires,
l'eau, la glace, le feu, une sorte d'éruption volcanique en milieu
polaire ; d'autre part, à la fin du texte, comme nous le verrons, on assiste à une
érotisation évidente de la description de cette apocalypse.
|
[4] Jay Paul MINN,
« Traduire
'Barbare' »,
Rimbaud vivant n°46, p.129-131, juin 2007.
[5]
Sergio Sacchi, Études sur les Illuminations de Rimbaud, Presses
de la Sorbonne, 2002, p.238-252.
|
Le
« pavillon en viande saignante » évoque sans
doute, dans un premier sens, un élément de ce paysage polaire. Mais
lequel ?
Les traductions dans des langues étrangères révèlent l'embarras du
lecteur : les traducteurs
en langue anglaise, par exemple, rendent généralement « pavillon »
par « flag » ou
« banner » mais l'un d'entre eux traduit par
« tent »[4]. Certains
critiques retiennent en effet, parmi les différents sens
possibles du mot « pavillon », l'idée du
drapeau, au propre ou, plus souvent, au figuré. Le
pavillon serait par exemple ce fameux soleil
rouge caractéristique des régions polaires dont le reflet sur la mer ondulerait comme
un drapeau. D'autres retiennent l'idée de la tente, pour y voir tantôt le
dôme céleste au crépuscule, tantôt la forme conique d'un volcan en
éruption, dégoulinant de laves en fusion. Les critiques ne manquent pas d'arguments.
En faveur de la première explication (le reflet
aquatique ondulant comme un drapeau),
on peut se prévaloir de l'intertextualité interne. Les références au «
soleil des pôles », à la « nuit rouge », à « la nuit du pôle»,
reviennent à plusieurs reprises dans Les Illuminations (« Après
le Déluge », « Métropolitain », « Dévotion »).
Le
spectacle de l’eau miroitante, évoqué métaphoriquement par des
mouvements de tissus
(satin, soie), ou de drapeaux (oriflammes), semble présent dans
plusieurs poèmes antérieurs de Rimbaud (« Mémoire »,
« L'Éternité »).
Les adeptes de l'autre hypothèse (la
pavillon = une tente) voient le
« pavillon »
comme une représentation métaphorique de la voûte céleste embrasée par le soleil couchant
ou par une de ces aurores boréales qui incendient les fameuses "nuits
rouges" dont Rimbaud parle dans Dévotion. Selon les partisans de cette
lecture,
« le pavillon des cieux » est « une métaphore
absolument traditionnelle », ainsi que l'assimilation du rouge
du couchant au rouge du sang (Sergio Sacchi)[5]. À l'appui de cette thèse, on peut citer ce poème de Hugo
intitulé
Bièvre (Les Feuilles d'automne, 1831) où le ciel est
comparé (par l'intermédiaire du verbe "semble") à un "bleu pavillon
[...] suspendu [par Dieu] sur le soleil qui passe", opteront peut-être
spontanément pour le sens de "tente" ou de "dais" :
Et, pour couronnement à ces
collines vertes,
Les profondeurs du ciel toutes grandes ouvertes,
Le ciel, bleu pavillon par Dieu même construit,
Qui, le jour, emplissant de plis d'azur l'espace,
Semble un dais suspendu sur le soleil qui passe,
Et dont on ne peut voir les clous d'or que la nuit !
Les partisans du volcan en éruption (Albert
Henry, op. cit., notamment) ont pour eux la suite du poème (cf.
le mot « volcans » au 9e alinéa) et de
convaincantes hypothèses d'intertextes verniens. Jean-Luc
Steinmetz (op.cit.) indique comme source possible pour « Barbare »,
celle du moins qui a sa préférence, Aventures du capitaine
Hatteras (1864) et les Vingt mille lieues sous les mers (1869)
de Jules Verne, où se mêlent l'idée du « volcan en
éruption » aux pôles de la terre et celle du drapeau que l'explorateur plante
victorieusement
sur la terre nouvelle qu'il a découverte. L'une de ces références (chapitres
finaux — XIX à
XXVI — de la seconde partie des Aventures du capitaine
Hatteras) mérite selon moi une attention particulière. C'est le récit imaginaire de la conquête du Pôle Nord par un équipage
anglais (dans la réalité, l'expédition victorieuse de l'américain
Peary n'aura lieu qu'en 1909 et les nombreuses tentatives infructueuses
qui l'ont précédée, au XIXe siècle, se sont souvent soldées par la mort de leurs protagonistes). Le héros
de Jules Verne, le capitaine Hatteras, est atteint
d’un mal que le romancier appelle « septentriomanie ». Il
veut à tout prix trouver le point précis, le nord mathématique. Au
moment où il approche enfin du but, la chaloupe sur laquelle il s'est
embarqué avec quelques survivants atteint une zone de l'océan au calme
paradisiaque mais traversée verticalement par des
colonnes d’air brûlant : « Terre ! Terre ! [...]
C'est un volcan ! »,
s'écrie le capitaine Hatteras. Et bientôt, en effet, un
volcan surgit de la mer devant eux :
Ce continent nouveau
n’était qu’une île, ou plutôt un volcan dressé comme un phare au
pôle boréal du monde.
Je passe la description des projections de lave en tous sens, mêlées à la tempête,
des torrents pourpres coulant du haut du cratère jusqu’à la mer, de
l’absence de végétation sur les flancs de la montagne, etc. Comme on
approche du moment de l’abordage, Hatteras tombe à l’eau, mais,
miracle, on le retrouve quelques instants plus tard, « le corps
ensanglanté », enveloppé « dans le pavillon d’Angleterre »
que le lecteur reverra à plusieurs reprises pendant l’ascension du volcan :
Hatteras agitait son pavillon qui s’éclairait de reflets
incandescents, et le fond rouge de l’étamine se développait en longs
plis au souffle du cratère.
Car Hatteras a une idée fixe :
il veut atteindre le sommet, persuadé qu’il est, sur la base de ses
calculs, que l’axe du cratère n’est rien d’autre que l’axe de
la terre. Le nord est seulement là, pour lui, dans la bouche béante.
C’est ce que ses compagnons, pris de terreur, appellent sa « folie
polaire ». Évidemment, il finit par s’abîmer dans le volcan,
mais un compagnon le rattrape in extremis. On le croit mort, non !
il est vivant, mais il est devenu réellement fou. Il ne retrouvera pas
la raison. Cette référence vernienne est doublement suggestive : par les détails
significatifs qu’on peut y trouver (le volcan surgi
des glaces au pôle boréal du monde, le pavillon et l’étamine
rouge…) ; mais aussi par le sens général de l’épisode, le thème
de la folie polaire, chimère prométhéenne de celui qui veut aller
toujours plus loin pour atteindre l'inconnu, pénétrer le secret des
choses, au prix de sa vie (Verne voulait faire mourir Hatteras mais son
éditeur, Hetzel, s'y opposa ; de son côté, c'est dans un volcan
en éruption que le capitaine Nemo achève sa vie, à la fin de L'Ile mystérieuse). Cette folie ressemble fort à celle du poète voleur de feu évoquée
par la lette de mai 1871, et que nous raconte aussi « Délires II »
(« À moi l’histoire d’une de mes folies... »).
Bruno Claisse (Les Illuminations
et l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012) systématise avec
logique l'interprétation sexuelle :
"L'intertexte arctique (Métropolitain,
Dévotion) ainsi que le matériel métaphorique propre à la langue
érotique contemporaine, répondent d'eux-mêmes, en nous faisant lire
« le pavillon en viande saignante » comme un triomphe de la
« force » virile ; il suffit de rappeler le sens de deux expressions
de la langue érotique contemporaine — « l'étendard
d'amour » phallique, dit encore « la
viande crue » [cf.
Delvau] —, dont le poète a pu librement s'inspirer : de là, qui
plus est, une « viande » non pas tant « sanglante » (c'est à dire
désignant un état [comme « l'étendard sanglant » de la
Marseillaise] ) que « saignante » (donc indiquant un
saignement), car cette « viande » est une chair à la fois vivante et
à vif, tant la pulsion vers « la voix féminine », malgré son
irréalisme, est intense. Quant au
pôle, il a lui-même été associé depuis longtemps, par toute une
tradition libertine (Charles Sorel, Andréa de Nerciat, etc.), au
corps féminin [cf.
Louis de Landes, p.288], du fait de l'aimantation que celui-ci
exerce sur la « force » virile, dont il est le pôle." (op. cit. 2012
p.70).
Ce sens sexuel, qui peut paraître d'abord
aléatoire, est renforcé, sinon clairement validé, à la fin du poème avec
l'apparition des « larmes blanches, bouillantes » qui ne sont rien
d'autre que le saignement de la « force ».
Quelque
sens qu'on attribue au mot « pavillon », sa
qualification par l'image de la « viande saignante » n'a évidemment pas qu'une simple
valeur descriptive. Ce n'est pas seulement un élément du paysage,
c'est déjà, par l'idée de chairs éclatées que suggère le nom
« viande » (vocabulaire de la boucherie) et l'adjectif
« saignante », une évocation par anticipation de l'explosion
violente qui va survenir dans la suite du texte. C'est une métaphore
assez morbide, avouons-le. À cet égard, est-ce
si important de savoir si le « pavillon » est un volcan, la voûte
céleste ou un « étendard sanglant élevé » ? Oui, sans doute, si l'on pense pouvoir
s'appuyer sur cette glose pour identifier un sens second de type
symbolique : sens érotique
(un sexe ouvert ou dressé), sens politique (un drapeau rouge), sens métaphysique
(le pavillon du navire sauveur), etc. Certains s'y risquent, mais il
paraît bien difficile d'émettre une opinion définitive sur la question.
Et il suffit peut-être de saisir la tonalité recherchée par le poète
avec cette métaphore. C'est une image
mentale, traduction de l'état d'esprit du sujet-imaginant, qui projette
sur l'objet qui lui fait face le fantasme d'une pièce de boucherie
sanguinolente. C'est une hallucination (hallucination prêtée au sujet
lyrique bien sûr, il ne s'agit pas ici de d'insinuer que Rimbaud
écrivait sous hypnose ou avait lui-même de telles visions), une
hallucination qui nous renseigne davantage sur
le psychisme qui la génère que sur l'objet qui la médiatise, et ce
psychisme laisse paraître à tout le moins — même si elles sont mêlées de plaisir — une certaine répulsion et une certaine angoisse.
|
[6]
« Peut-on s'extasier dans la destruction ? » se demandait le
Prince de « Conte ». Rimbaud semble d'ailleurs répondre par la
négative puisque les destructions du Prince se révèlent
systématiquement inopérantes et que tous ses projets s'effondrent
lamentablement. |
Ce n'est, à proprement parler, qu'aux
cinquième et sixième alinéas que commence la description du
cataclysme naturel, qui occupera la deuxième moitié du texte. Cette
évocation s'annonce d'emblée sous l'aspect paradoxal d'une extase dans
la destruction[6]. En
effet, cette évocation s'ouvre à l'alinéa 5 avec l'interjection :
« Douceurs » qui sera répétée quatre fois (§5, §6, §9,
§9). Isolé, formant à
lui seul le cinquième alinéa, le mot « douceurs » revêt
une importance particulière dans le mouvement du texte. Il indique l’accession
du sujet-imaginant à un état de douce euphorie au moment même où se
déclenche une pluie de
feu, surgie du centre de la terre, qui se heurte aux « rafales de
givre ».
Comme dans la
formule-refrain du « pavillon saignant sur la soie des mers et des
fleurs arctiques », le noyau central de la description est formé
par l’opposition entre le rouge et le blanc, le chaud et le froid, le
feu et la glace. Les parallélismes qui structurent la phrase de l’alinéa
6 soulignent l’esprit de système dans lequel Rimbaud assume la
complexification progressive de son image :
Les
brasiers,
|
pleuvant
aux
|
rafales
de givre,
|
les
feux
|
à
la pluie
|
du
vent de diamants
|
Le
tableau permet de voir clairement que l’expression « vent de
diamants » constitue une évolution hyperbolique de
« rafales de givre » ; la reprise « pleuvant /
pluie » avec des affectations différentes (ce sont d’abord les
« brasiers » qui pleuvent, puis les
« diamants », c’est à dire la glace) montre la similitude
entre les deux éléments du feu et de la glace, tous deux animés d’un
même mouvement de projection comparable à une pluie ; la
préposition « à », selon un procédé de style
caractéristique de l’usage rimbaldien des prépositions, assume à
elle seule dans le second membre de phrase le sème de « mouvement
vers », « mouvement de projection vers », contenu dans
le verbe « pleuvant ».
Le mot « Douceurs ! », répété et placé en incise
confirme l’information apportée par l’alinéa 5 : c’est
bien cette tempête de glace et de feu qui transporte le locuteur dans
un état de béatitude.
À
l'alinéa 8, « Les
brasiers et les écumes » réitère l’antithèse du feu et de l’eau
présente dans la « phrase-refrain » et rappelle le thème
de la tempête de feu et de glace. Puis, accompagnant une expansion
cosmique de la bataille des éléments (« choc des glaçons aux
astres ») survient une nouvelle image, animée d’un mouvement
tournant (la « fanfare tournant » de « Matinée d’ivresse » ?)
et porteuse d’une idée de vertige : « virement des
gouffres ». Mais le thème de la douceur revient : une
musique accompagne la descente dans le gouffre.
Enfin,
à l'alinéa 9, une triple apostrophe (« Ô Douceurs, ô monde, ô
musique ! ») indique que le sommet de l’extase est atteint.
|
[7] Bruno Claisse,
« 'Barbare' et le
'nouveau
corps amoureux' », Rivista de
letterature moderne e comparate, XVI, 2, 1988 (repris
dans Rimbaud ou »le dégagement rêvé»,
Bibliothèque sauvage, 1990, p. 107-115). |
Quelle
est la signification de cette allégorie ? On se perd en
conjectures !
Rimbaud a-t-il souhaité favoriser, ou du moins
permettre, une lecture métaphysique de son poème ? Faut-il y voir une apocalypse mystique, une apocalypse parodiée ?
Les
corps démembrés, flottant dans l’espace, semblent être le signe que
la destruction de la planète est consommée. La « voix
féminine », que l’on pourrait croire angélique, annonce-t-elle
l’avènement d’un après-monde (pour ne pas dire un
« au-delà ») dont la « musique » symboliserait
l’harmonie ? L’apostrophe
« Ô monde ! », en incise, en fin d’alinéa 6, semble
elle aussi indiquer une fin du monde. Proférée comme une action de
grâce en faveur de ce « cœur terrestre éternellement carbonisé
pour nous », cette invocation explique peut-être la béatitude du
narrateur : en s’entrouvrant sous les poussées de l’explosion
finale, la terre a laissé paraître un « cœur » qui, comme
le « sacré-cœur de Jésus » saigne pour les hommes. C’est,
je crois, Bruno Claisse[7] qui a le premier suggéré cette
analogie. La célébration ironique de l’éruption volcanique
comme un acte d’amour de la Terre à l’égard des hommes qu’elle
engloutit, amour blasphématoirement identifié au sacrifice du Christ
(« pour nous »), montrerait-elle alors le pessimisme foncier
de l’athéisme rimbaldien, en opposition avec l'optimisme de la
doctrine chrétienne du Salut ? Certains critiques semblent tentés d'y
voir au contraire l'émergence d'un autre monde, création du poète,
voire une réécriture du dogme chrétien de la résurrection de la
chair.
|
[8] Antoine Fongaro,
« L'avant-dernier paragraphe de 'Barbare' », Studi Francesi, janvier-avril
1975.
Repris dans De la lettre à l'esprit. Pour lire
Illuminations,
Champion, 2004, p. 299-304.
|
D'autres critiques, parfois les mêmes, d'ailleurs,
simultanément, relèvent la possibilité d'une interprétation
érotique. On voit en effet apparaître
à la fin du texte des
suggestions sensuelles (« les formes, les sueurs, les chevelures et
les yeux ») ; un vocabulaire (« les grottes, les volcans,
les larmes blanches et bouillantes ... ») souvent marqué dans la
littérature libertine, et chez Rimbaud lui-même, de connotations obscènes.
L'expression :
« les larmes blanches, bouillantes » rappelle l'utilisation
fréquente du mot « larmes » dans la littérature érotique pour
désigner le sperme. « Rimbaud
utilise l'image dans son 'Sonnet du trou du cul' de l'Album
zutique, rédigé à deux mains avec Verlaine.
Des filaments pareils à des
larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse, |
Quand aux volcans
et aux grottes, il serait vain de les chercher en quelque point du
globe. Ce sont des métaphores usuelles dans les textes libertins du XVIIIe siècle pour désigner le sexe féminin »
(Antoine Fongaro) [8].
Faut-il voir alors dans cet arrière-plan obscène du poème
une comparaison implicite entre l’extase mystique et l’extase érotique,
entre la mort et la petite mort (analogie d’ailleurs
presque banale pour un lecteur moderne qui a entendu un peu parler de
Sigmund Freud et de Georges Bataille) ? Rimbaud aurait-il voulu parodier en termes sexuels l’avènement du Royaume de Dieu sur les décombres
du vieux monde, sujet traditionnel du discours apocalyptique ?
À
moins que ce ne soit l’inverse : l’évocation hyperbolique, sous un
travestissement mythique, d’un pur et simple fantasme érotique ? On pourrait se demander
encore si le double niveau de lecture mystique
et érotique du texte n’a pas pour objectif blasphématoire de suggérer
que les religions ont construit le fantasme de l’Eden sur le modèle de l’extase érotique.
Satire de la religiosité, satire aussi d'une certaine poésie
métaphysique. À ce propos, gardons-nous d’oublier que le
Prince de « Conte » se demandait dans quelle mesure sa
propre démarche n’était pas entachée de quelque « aberration de piété »
! Autrement dit,
Rimbaud se demande dans quelle mesure ce que j'appellerais volontiers sa métaphysique d'artiste,
consistant à remplacer Dieu par l'Inconnu, l'Inouï, l'Absolu, le
Nouveau ..., ne conserve pas quelque chose de la religion tant honnie.
Peut-être « Barbare »
est-il une nouvelle façon d'avouer cette problématique analogie.
La sollicitation de l'intertextualité interne,
ici, ne peut qu'ajouter à notre embarras. En effet, plusieurs autres
textes de Rimbaud nous offrent le spectacle de ce genre de cataclysmes
éruptifs (« Qu'est-ce pour nous mon cœur... »,
« Soir
historique », notamment). Mais dans tous ces exemples, le symbolisme
est d'ordre politique : l'apocalypse paraît y être la
représentation imagée de la colère, de la révolte, de la révolution
(de la Commune notamment dans le premier de ces textes) :
Europe,
Asie, Amérique, disparaissez.
Notre marche vengeresse a tout occupé,
Cités et campagnes ! —
Nous serons écrasés !
Les volcans sauteront ! et l'océan frappé...
Oh ! mes amis ! —
mon cœur, c'est sûr, ils sont des frères :
Noirs inconnus, si nous allions ! allons ! allons !
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,
Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours.
(« Qu'est-ce
pour nous mon cœur ... »)
|
Non ! —
Le moment de l'étuve, des mers enlevées, des embrasements souterrains,
de la planète emportée, et des exterminations conséquentes,
certitudes si peu malignement indiquées dans la Bible et par les Nornes
et qu'il sera donné à l'être sérieux de surveiller. —
Cependant ce ne sera point un effet de légende ! (Soir historique)
Faut-il donc
ajouter à l'exégèse complexe déjà proposée un troisième volet
politique ? Bruno Claisse accepte parfaitement une interprétation polysémique de l'image :
« si, chez Rimbaud, révolution sociale et révolution de l'amour vont
de pair, on ne s'étonnera pas que le pavillon de viande saignante exprime
un fantasme érotique tout autant que révolutionnaire » (BC,
ibid.,111). Sans doute
a-t-il raison. Et il paraît même vraisemblable que tel a été le but
délibérément recherché par Rimbaud avec « le pavillon en viande saignante sur la soie des
mers et des fleurs arctiques » : élaborer une allégorie
suffisamment syncrétique pour pouvoir résumer à elle seule tout
l'éventail de sa thématique.
Le motif de l'apocalypse est bien représenté dans la
tradition du socialisme utopique, au XIXe siècle. Son rôle
dans la cosmogonie de Charles Fourrier, par exemple, n'est pas sans
rappeler l'imagerie du poème de Rimbaud. Le passage de la Civilisation à
l'Harmonie, c'est-à-dire à un ordre social fondé sur la libre
association, qui libèrera les passions et transformera la nature du
travail, s'accompagnera, dit Fourrier, d'un cataclysme tellurique. On
peut en observer dès maintenant les signes avant-coureurs. Parmi
d'autres déséquilibres naturels montrant que notre terre est malade,
explique Fourier dans son traité de 1808,
Théorie des quatre mouvements et des destinées générales
(p.157-158 dans la version numérisée indiquée), la multiplication
contemporaine des aurores boréales constitue "un
symptôme du rut de la planète, une effusion inutile de fluide
prolifique" contrariant la conjonction harmonieuse de notre pôle boréal,
au fluide masculin, avec le fluide astral féminin des autres planètes —
autrement dit (ici, ce n'est plus Fourier qui parle), quelque chose
ayant fort à voir avec le péché d'Onan. L'avènement
de l'Harmonie exigera d'extraordinaires transformations physiques,
"semblables à l'avènement de la puberté", qui culmineront en une
nouvelle "création harmonique". Des tremblements de terre et des
éruptions volcaniques permettront à la planète de se libérer de ses
fluides nocifs, la calotte glaciaire fondra et, se substituant aux
ouragans, des vents doux et prévisibles rendront la navigation polaire
aussi sure que les voyages terrestres.
Cette théorie a beaucoup fait rire ses
contemporains. Voir notamment le résumé humoristique de l'utopie
fouriériste dans
Bouvard et
Pécuchet (1881). Mais elle n'est pas sans qualité poétique et il
n'est pas impossible que le thème polaire rimbaldien lui doive quelque
chose.
On débouche par là sur une interprétation en
forme de synthèse qui ferait de « Barbare »
une sorte d'autoportrait : un portrait de l'artiste en voleur
de feu. Á travers
l'allégorie du poème, Rimbaud aurait pu vouloir peindre une nouvelle
fois sa passion de l'Absolu, son
attrait pour l'Inconnu sous toutes ses formes (métaphysique, érotique,
politique), et sa disposition à
s'engager dans les entreprises les plus héroïques, les plus
douloureuses aussi, pour y parvenir. Tel était déjà, d'ailleurs, l'un
des thèmes-clés des lettres de mai 1871, dites
« lettres du Voyant ».
Mais le Rimbaud des Illuminations
(1872-1875) est-il
toujours celui des lettres du Voyant (1871) ? Pour tenter de
répondre à cette question, il nous reste à observer de plus près comment le locuteur
de « Barbare » se situe
par rapport à cette pulsion violente qu'il semble reconnaître en
lui-même. La célèbre-t-il sur le mode de l'enthousiasme épique ou
lyrique ? La traite-t-il par l'ironie comme le Prince de « Conte » (cf. note 6,
ci-dessus) ? Nous tenterons d'y voir plus clair en étudiant les commentaires et réactions du sujet, tels que le texte
les rapporte. C'est sans doute là la partie la plus délicate de
l'interprétation, celle qui exige de rétablir les articulations
implicites du texte, et d'organiser celui-ci en un récit cohérent. Car ce texte, contrairement à certaines apparences
(l'aspect statique que lui donnent les
répétitions, les parallélismes, son style descriptif et incantatoire,
l'absence presque totale de connecteurs temporels), raconte une histoire.
|
|
4) Quatre points névralgiques
dans l'articulation du récit
a) Le
complément circonstanciel du
premier alinéa
Le texte commence, comme bien des récits, par un complément
circonstanciel de temps :
Bien après les jours et les saisons, et les
êtres et les pays,
L'alinéa se
termine par une virgule, ce qui impose d'interpréter le groupe de mots
formant le deuxième alinéa, bien que dépourvu de verbe, comme un
noyau de phrase désignant l'événement qui se produit au moment
défini par le complément : « Bien après les jours et les saisons
[...] le pavillon en viande saignante [...]. » Le complément
initial du texte aurait donc pour fonction d'indiquer à quel moment le
narrateur aperçoit « le pavillon en viande saignante », ou
encore : à quel moment commence ce que nous avons appelé son expérience imaginaire.
Mais ce circonstanciel peut être compris de
deux façons différentes. On peut d'abord, conférant une valeur
généralisante à l'article défini, supposer que « après les
jours et les saisons » veut dire : tous les jours et toutes les
saisons étant révolus, le Temps étant révolu. De même, la
deuxième partie du complément sera interprétée comme : tous les
êtres et tous les pays ont disparu, tous les humains sont morts.
Une telle lecture conforte l'interprétation du texte comme récit
apocalyptique : le narrateur imagine la fin des temps, il en a soudain
la vision. Personnellement, je ne suis pas sûr qu'il faille l'entendre
ainsi. Pas seulement en tous cas. Mais je crois que Rimbaud savait
parfaitement que sa phrase serait comprise de cette façon, et donc
c'est très consciemment qu'il nous lance sur cette piste. Il y a
cependant une autre façon de lire ce complément de temps, en
s'appuyant sur le parallélisme qui semble s’établir entre les
alinéas 1, 3 et 7 du poème. Les alinéas 3 et 7 ont incontestablement
un sens autobiographique : ils se présentent comme des repères
temporels situant le narrateur dans un rapport d’éloignement avec son
passé (« loin de »). La ressemblance avec le « bien
après » de l’alinéa 1 est frappante, tentante en tout cas. Le
premier alinéa pourrait donc signifier : « Loin des jours et
des saisons (de ma vie passée), et des êtres et des pays (que j’ai
connus). » Certains commentateurs semblent raisonner ainsi. Dès
lors, le complément de temps initial de « Barbare »
servirait à situer dans le temps non seulement l’énigmatique
« pavillon » (introduit par la suite du syntagme, au verset
2), mais aussi le moment de l’énonciation : « Moi qui
écris, je suis présentement bien loin … de ma vie passée (?)
de mes « saisons » (en enfer ?) et je vois (?) ou
je me rappelle (?) ou j’imagine (?) … « le pavillon
… ». Cette lecture conforte davantage les lectures sexuelle ou
politique de l'allégorie du poème dans la mesure où ces
interprétations semblent plus conformes à la thématique de Rimbaud,
et à ce que nous savons de son expérience personnelle dans les années
qui ont précédé la rédaction du texte. Peut-être après tout
n'est-il pas nécessaire de trancher entre ces deux
interprétations. Rimbaud peut avoir souhaité, dans cet incipit, installer
simultanément, et dans l'ambiguïté, les deux niveaux de lecture du texte : le récit mythique aux dimensions cosmiques
et l'évocation de caractère autobiographique.
|
[9] André Guyaux, Illuminations, texte établi par André
Guyaux, À la Baconnière, 1985, p.192-198.
[10] « Un texte opaque et
son interprétation socio-historique : Barbare, de Rimbaud »,
Poésie et société, Actes du colloque
de Wuppertal (13-15 avril 1981), Romantisme n° 39, 1er trimestre
1983, p.127-141.
[11] Le
Club des Hachichins (1846), description d'une expérience
d'ivresse cannabique qui peut être considérée à bon droit, avec les Paradis
artificiels de Baudelaire, comme un des intertextes à
prendre en considération pour les récits d'hallucination ou de rêve
de Rimbaud.
Par ailleurs, Rimbaud savait sûrement que le mot
« assassin » passait à son
époque pour être une corruption du mot arabe hachichiya, dérivé
de hachich. Mais cette étymologie est controversée. Voir cette
adresse.
[12]
« La vision
allégorique rimbaldienne », Parade
sauvage, Colloque n°5, 2005, p.483-516 (les pages
498-511 de cet article traitent de « Barbare »).
[13]
Pierre
Brunel, « Barbare »,
Éclats de la violence, Pour une lecture
comparatiste des Illuminations d'Arthur Rimbaud, Corti, 2004.
|
b)
L'articulation entre les alinéas 3 et 4
Les alinéas 3,4 sont une seule
et même phrase grammaticale. Les tirets de l'alinéa 3 équivalent à
des virgules plus vigoureusement marquées, mais ne brisent pas la
cohésion syntaxique de la phrase (la proposition relative commençant
par « qui » s’enchaîne logiquement avec son antécédent
: « fanfares »). Par contre, cette cohésion syntaxique
est fortement mise à mal par l’ellipse intervenant entre le 3e
et le 4e alinéa :
Remis
des vieilles fanfares d'héroïsme —
qui nous attaquent encore le cœur et la tête —
loin des anciens assassins —
Oh ! Le pavillon en
viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles
n'existent pas)
|
Les
formules « vieilles fanfares d'héroïsmes »
et « anciens
assassins »
(ainsi que celles qui semblent en
reprendre le sens au paragraphe 7 : « vieilles flammes »,
« vieilles retraites ») ont donné lieu à deux interprétations
absolument divergentes : une interprétation métaphorique par
l'intertextualité interne et par la biographie qui est celle d'André
Guyaux dans son édition critique des Illuminations[9], une interprétation
plus littérale se présentant comme « socio-historique », celle de
Hermann H. Wetzel[10].
« Barbare est le seul texte des Illuminations,
écrit André Guyaux, qui semble renvoyer de façon précise à un autre
texte : fanfares et assassins, accompagnés d'une
référence au passé, nous reporteraient à Matinée d'ivresse,
où l'on trouvait aussi l'emploi de la première personne du pluriel
désignant, comme ici peut-être, une première personne du
singulier ». (op. cit. p. 194). Dans « Matinée d'ivresse », le mot fanfare
désigne à deux reprises l'état d'euphorie qui accompagne
l'« ivresse » : « O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique !
... » ; « la fanfare tournant, nous serons rendus à l'ancienne inharmonie ».
Le mot Assassins est interprété souvent comme un à-peu-près
pour « haschischins », consommateurs de haschich, par
référence probable à la secte persane des
Haschischins dont parle Théophile Gautier dans un de ses récits[11]. Au XIe siècle,
ces fanatiques commettaient des assassinats au péril de leur vie, avec l'espoir d'accéder s'ils mouraient au Paradis de
délices que la drogue leur avait permis d'entrevoir :
Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le
masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode !
Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges.
Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout
entière tous les jours.
Voici le
temps des Assassins. |
Le rapprochement avec « Matinée d'ivresse »
est d'autant plus stimulant que l'avant-dernière phrase du poème formule
distinctement ce thème du sacrifice héroïque (« Nous savons donner notre vie tout entière tous les
jours ») que nous avons trouvé
aussi dans les intertextes de Jules Verne et de Michelet (sacrifice des
explorateurs polaires à la cause de la science), qui figure dans certains poèmes politiques de Rimbaud comme « Qu'est-ce
pour nous mon cœur... » pour évoquer le destin tragique des
révolutionnaires et dans la lettre de mai 1871 pour définir celui du
poète prométhéen. Enfin, comme le suggère André Guyaux, la présence du
« nous » semble indiquer une référence de l'auteur à
lui-même.
Hermann H. Wetzel regroupe ces mêmes termes
(fanfares d'héroïsme, assassins, retraites, flammes) dans
ce qu'il appelle « l'isotopie repoussée du militaire »
(op. cit.
p.137). Ils évoquent pour lui « cet héroïsme pathologique ('remis
des') des entreprises héroïques passées qui n'étaient
qu'assassinats » (ibid.)
Le texte, selon ce critique, met en
opposition ce lexique militaire, symbole d'un passé rejeté, et « l'image utopique » constituée par le pavillon, symbole
d' « un état utopique encore non-réalisé ('elles n'existent pas')
mais déjà 'vu' par le poète ». (p.136). Cette
interprétation colle évidemment assez bien avec l'image d'un Rimbaud
communard, enragé, à qui l'auteur prête « la certitude que
l'harmonie universelle ne se fera que par un procédé sanglant, barbare,
non pas en réconciliant les éléments sociaux, mais en les amalgamant,
en les fondant dans une matière unique et inséparable par la force de
l'amour. » (p.140). Mais
colle-t-elle vraiment avec la lettre du texte ?
L'énonciateur ne se décrit-il pas « remis » d'une maladie qui
l'a affecté lui-même dans le passé ? Faut-il donc comprendre
que Rimbaud a
manifesté jadis un « héroïsme pathologique
» ?
Sans doute, mais dans quel sens ? Dans le sens « militaire » du mot ? Notre critique ne le précise
malheureusement pas. Faut-il donc, comme David Ducoffre[12], dans un même
esprit d'interprétation « socio-historique »,
lire ici un rejet par Rimbaud des « ‘vieilles fanfares d’héroïsme’
en l’honneur des épopées napoléoniennes ou autres, si souvent
confondues par Hugo avec l’œuvre révolutionnaire […] » ?
Personnellement, je
crois plutôt, avec Pierre Brunel[13] et dans la ligne de la lecture
Guyaux, que l'énonciateur (Rimbaud selon
toute apparence) déclare avoir vaincu ses
anciennes « fanfaronnades » (il faut entendre par là ses projets de
« voyant », sans doute aussi ses exaltations révolutionnaires
« héroïques »,
tous ces désirs d’évasion et de salut, qu’il a condamnés dans Une saison en enfer
comme autant d’illusions perverses) ; il croit, du moins, s’être
détaché du Poison destiné à faciliter le fameux « dérèglement
de tous les sens », qui n'est probablement pas pour Rimbaud le
haschich mais la pratique poétique elle-même telle qu'elle était
envisagée dans la Lettre du Voyant.
Antoine Fongaro indique à juste titre dans un article sur
« Matinée d'ivresse » que le mot assassins
« ne
saurait être réduit à son étymologie haschichins, et désigne,
au delà des preneurs de drogue, les démolisseurs de l'ordre établi
[...] C.A. Hackett, ajoute-t-il, me semble avoir vu juste quand il écrit,
après avoir rappelé l'étymologie par Haschichins : Mais à la
fin, menaçante et triomphale, de ce texte, les Assassins ne seraient-ils
pas, dans l'esprit de Rimbaud, les poètes, qui ont la mission de détruire
notre civilisation en vue de la refaire ? (Rimbaud, Oeuvres poétiques,
collection de l'Imprimerie Nationale, 1986, p.342 a). » (Antoine
Fongaro, De la lettre à l'esprit, Champion, 2004, p.166).
Le haschich, le
« poison », n'est donc
rien d'autre que la poésie, du
moins la poétique prométhéenne des lettres de mai 1871, la poésie
conçue comme un moyen de donner consistance au
fantasme d'un autre monde, d'une
« vraie vie ». Mais une telle métaphore
est axiologiquement réversible. Car elle signifie aussi que la poésie, comme le
haschich, est pourvoyeuse d'illusions, et condamne celui qui la pratique
à vivre dans le mensonge, exactement comme le prêtre. Rimbaud l'affirme
très clairement dans Une saison en enfer, dans ce passage de
« L'Éclair » par exemple :
Ma
vie est usée. Allons ! feignons, fainéantons, ô pitié ! Et nous
existerons en nous amusant, en rêvant amours monstres et univers
fantastiques, en nous plaignant et en querellant les apparences du monde,
saltimbanque, mendiant, artiste, bandit, — prêtre !
Cette
inversion du point de vue est patente entre
« Matinée d'ivresse »
et
« Barbare » car autant les
« assassins » apparaissent
comme des héros du futur dans le premier de ces textes, autant ils
apparaissent, dans le second, comme des vestiges d'un passé qu'on
rejette.
Il
y a chez Rimbaud, selon les textes, une célébration ou une détestation
de la poésie en tant qu'
« amour du mensonge » (Baudelaire), une détestation
qui est aussi, bien sûr, quand elle s'exprime, une haine ou une fatigue de soi. Dans
»Matinée d'ivresse», on est du côté de la célébration, de
l'affirmation véhémente de la
« méthode ». Du moins : en
apparence, car il faut être attentif à la possible ironie du texte (voir
sur ce site, le
commentaire de Matinée d'ivresse). Il semble bien
qu'avec
« Barbare », au contraire, nous soyons en face d'un de ces
textes où la poésie et la révolte contre
« les apparences du
monde » sont implicitement présentées comme des addictions pathologiques, dont le narrateur se croit
« remis ». Mais il avoue dans
le même temps subir encore les « attaques » de ces
tentations.
C’est
alors que surgit pour la deuxième fois la pièce de boucherie
sanguinolente. Le retour de cette image, avec la valeur obsessionnelle
que cette reprise lui donne, avec le surplus émotionnel conféré par l’interjection
« Oh ! », ne peut être interprété comme un simple
effet de refrain.
Le troisième alinéa n’étant pas terminé par un point mais par un
tiret, ce retour du refrain appartient à la même phrase que ce qui
précède. C’est donc par rapport à cette phrase, à ce stade précis
du mouvement du texte, qu’il faut tenter de comprendre le sens de
cette répétition. Mais aucun lien grammatical, aucun indice
explicitement formulé ne vient nous aider à saisir la logique de l’enchaînement.
Nous sommes devant un cas particulièrement abrupt d’ellipse
rimbaldienne. Selon moi, il est possible de raisonner de la façon
suivante. Il faut d'abord se garder de confondre le
« Oh!» du troisième
alinéa, synonyme de :
surprise, avec les
« Ô » incantatoires des alinéas suivants. Par
ailleurs, si les mots ont un sens, la vision d'une
« viande
saignante » en lieu et place d'un drapeau, d'un soleil ou de tout autre objet est de
nature à produire un choc, un sentiment de dégoût ou d'horreur. Nous avons déjà dit qu'il fallait la considérer
avant tout comme une image mentale émanant d'un esprit alarmé. Si, donc, ce locuteur, dans l'incidente entre tirets du §3 (—
qui nous attaquent encore le cœur et la tête —) évoque ses craintes de retomber dans les errances du passé, c’est
précisément parce qu’il ressent en ce moment-même la poussée
intérieure d'une vision stupéfiante, choquante, mais
qui produit paradoxalement sur lui une impression de douceur. Dans ce
fantasme sensuel et violent, le narrateur reconnaît la marque de ses
anciennes colères et de ses utopies : ses « vieilles fanfares d’héroïsme »
résonnent encore dans son cœur, et c’est bien ce qui explique la
vision sanglante qui maintenant s’empare de lui.
Nous pouvons donc rétablir le lien logique
« manquant » entre le troisième et le quatrième alinéa, ainsi
que celui qui pourrait figurer entre le quatrième et le cinquième. Il
s'agit chaque fois d'un lien d'opposition :
[Je me crois] Remis des vieilles fanfares d'héroïsme —
qui nous attaquent encore le cœur et la tête —
loin des anciens assassins —
[Et pourtant] Oh ! [stupeur ! angoisse !] Le pavillon en viande saignante sur la
soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)
[Mais
aussi, quelles] Douceurs !
La plupart des commentateurs, me semble-t-il, ne lisent pas le texte
ainsi. Ils voient plutôt un rapport cause/conséquence, là où je crois
déceler un rapport d'opposition. Ils comprennent : parce que je suis
maintenant remis des vieilles fanfares etc., j'accède enfin à
« la plénitude du grand
songe » (la formule vient de la lettre à
Demeny du 15 mai 71). Autrement dit :
[Je suis désormais] Remis
des vieilles fanfares d'héroïsme —
qui nous attaquent encore le cœur et la tête —
loin des anciens assassins —
[Et je l'aperçois enfin :] Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la
soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)
[Quelles]
Douceurs !
Et c'est
pourquoi ils comprennent
« Barbare » comme
« un poème de la réussite ».
Bruno
Claisse, auteur de l’une des meilleures analyses de
« Barbare », à laquelle j'ai beaucoup emprunté, résume en
ces termes sa lecture du poème : « De fait, le poète
remis des « vieilles fanfares » apparaît dans « Barbare »
comme un malade qui a réussi à stopper sa dégénérescence. Cependant,
il se sent toujours assiégé par les risques de sclérose ».
« Barbare »
est donc pour Bruno Claisse un poème de la réussite, dans le projet
prêté à Rimbaud de régénérer sa capacité de révolte et son
énergie créatrice au contact du chaos polaire. Par une sorte de
sublimation de la Mer qu’il aurait trouvée chez Michelet, l’auteur
des Illuminations
placerait désormais son espoir dans « l’appropriation de la
violence polaire » (BC, ibid.,111) et « la transfusion du beau
sang rouge » des « enfants de la mer » (BC,
ibid.,109).
Pierre
Brunel, auquel j'emprunte aussi l'une des idées principales de cette
étude (le thème apocalyptique), n’est pas d’un avis très
différent : « Après le Déluge » était
un poème de l’échec appelant un recommencement,
« Barbare »
est un poème de la réussite menacée par les risques de
récidive. » (PB, ibid.,514)
Sans
entrer dans le commentaire approfondi qu’exigerait la mise en relation
entre « Barbare » et « Après le Déluge »
esquissée par Pierre Brunel dans cette phrase (nous réservons ce thème
pour notre conclusion), on constate la convergence
avec la thèse de l’auteur précédent sur un point essentiel :
« Barbare » serait l’évocation d’une convalescence. Les
« risques de récidive » (PB, ibid), les « risques de
sclérose » (BC, ibid.), clairement indiqués en effet par le
poème, ne sont pour ces deux critiques qu’une sorte de parenthèse où
Rimbaud exprimerait une crainte, crainte d’une rechute remettant en
cause le pas gagné. Mais, pour l’essentiel, le poème
attesterait la victoire remportée sur la maladie.
C'est
au contraire, selon moi, le récit d’une rechute.
|
|
c)
La répétition-variation de l'alinéa 3 au septième alinéa
L'alinéa 6 entreprend la description
émerveillée du cataclysme éruptif. Nous avons commenté cela. Au §7, la
pensée du poète se retourne à nouveau vers ce passé qu’il croyait
oublié, mais dont il est obligé de reconnaître la présence toujours
lancinante :
(« Loin
des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu’on entend, qu’on
sent., ») |
Symétrique
absolue du troisième alinéa, mais placée entre parenthèses, la phrase
nominale du septième alinéa commence par réaffirmer la lassitude des
anciennes passions : s’agit-il de la relation avec Verlaine ? y
a-t-il là une allusion à l'« auguste retraite » de 1872, celle
qu'évoque « Chanson de la plus haute tour » ? C'est
probable. Le groupe s'achève sur la mention de possibles récidives :
« qu’on entend, qu’on sent ». Le choix de cet emplacement
privilégié est-il intentionnel ? Ce n'est pas impossible, dans un
dispositif narratif manifestement réglé avec la plus extrême minutie !
Placée en fin d'alinéa, juste avant le paroxysme du cataclysme éruptif
(alors que la proposition équivalente du troisième alinéa, placée en
position d'incidente, passait presque inaperçue), cette reprise est mise
en valeur, elle renforce le sentiment d'un danger immédiat. Les
deux verbes de sensation, conjugués au présent (« qu’on entend, qu’on
sent, »)
semblent désigner une expérience en cours de déroulement. L’identification
de cette expérience actuelle comme une résurgence des errements du
passé n’est-elle pas de plus en plus claire ? Aux arguments déjà
présentés, ajoutons-en un dernier, d’ordre narratologique : lorsqu’un
récit envisage une complication, c’est que cette complication va jouer
un rôle dans l’histoire. Ici, la menace évoquée par les incises des
troisième et septième alinéas, le possible réveil des vieux démons
rimbaldiens (« qui nous attaquent encore le cœur et la tête »,
« qu'on entend, qu'on sent »), se matérialise dans l'apparition
du « pavillon en viande saignante » et le réveil des
forces de destruction enfouies au cœur de la terre. N’est-ce pas
Rimbaud lui-même qui, dans le prologue de la Saison en enfer,
parlait des Illuminations
comme de « petites lâchetés en retard » ? N’en
avons-nous pas un exemple parfait avec
« Barbare » ?
|
[14]
Alain Badiou,
« La méthode
Rimbaud », dans Conditions, Éditions du Seuil, 1992.
[15]
Jean-Pierre Richard, « Rimbaud ou la poésie du devenir », Poésie
et profondeur, Paris, Seuil, 1955, p. 214-215.
|
d)
La fin ouverte du poème
Le
dernier alinéa ramène le mot-refrain : « Le pavillon ... ».
Comme souvent chez Rimbaud, le poème s’achève sur une fin ouverte,
ambiguë. Trois points de suspension qui semblent signifier un
inachèvement, une frustration, un retour au point de départ, un
enfermement du poète dans le cercle vicieux de ces chutes et de ces
rechutes qui lui « attaquent encore le cœur et la tête ».
Cette clôture en forme de boucle me paraît conforme au goût marqué de
Rimbaud pour les fins déceptives, à ce qu'on pourrait appeler, avec
Alain Badiou,
sa rhétorique de l'interruption[14]. Pour cet auteur, la plupart
des poèmes de Rimbaud sont des épiphanies interrompues. Cette
définition convient parfaitement à
« Barbare ». Sauf que Rimbaud
y laisse quand même ouverte, par la brièveté et l'ambiguïté de sa
formule finale, la possibilité d'y voir un cri de victoire :
« Le
pavillon... » [enfin !]. Certains commentateurs sont
tentés par cette deuxième lecture. La première (l'interprétation
déceptive) est malgré tout plus conforme au sens général qui ressort
du texte et à ce que nous croyons avoir compris de la thématique
rimbaldienne. C'est, en tous cas, cette solution que choisit Jean-Pierre
Richard lorsqu'il écrit :
Le charme unique de
« Barbare », c’est qu’une douceur s’y rende presque physiquement sensible
sans y être pourtant existante. La barbarie rimbaldienne est une
gourmandise de l’irréel : mais elle est en même temps une tension pour
réaliser cet irréel, et cette tension, finalement insatisfaite, engendre
à son tour un malaise [...] Le chaos barbare reste figé dans une
discontinuité pathétique : l’avenir y demeure enfermé dans ses
limbes. [15]
Bien entendu,
comme un poème a toujours plus ou moins un caractère autotélique, c'est
à dire qu'il a son but en lui-même, que, même s'il rapporte un vécu,
son but est moins de le raconter que de le revivre en le transposant, qu'il
est donc à lui-même sa propre expérience, on peut décrire « Barbare »
comme une expérience réelle ou
« réussie » du ravissement
poétique. On pourrait penser que Rimbaud, considérant la littérature
(à la façon de Proust ou Mallarmé) comme le lieu de la vraie vie, le
moyen (unique) de surmonter l'insatisfaction essentielle de l'existence
humaine, a pu voir dans son poème une performance réelle du
« dégagement rêvé ». On pourrait ... si la lettre du poème ne
semblait pas dire le contraire ! On pourrait dire encore, à la
rigueur, que cette minuscule clausule ne change rien à l'affaire, qu'elle
n'est là que pour se conformer à un code rhétorique propre à l'auteur
: l'effet de bouclage final, la pointe sarcastique. Certes ! Mais ce
code rhétorique lui-même a un sens. Si Rimbaud a généralement besoin
d'un marqueur rhétorique de l'achèvement de la lecture et du retour à
la réalité, c'est qu'il tient à donner l'image de la lucidité face à
l'illusion lyrique. Rimbaud n'oublie jamais, et ne veut pas laisser son
lecteur oublier, qu'à côté du poème et hors de son atteinte il reste
une
« réalité rugueuse à étreindre » et un
« devoir à
chercher », un
« sol » sur lequel on finit toujours par
retomber (cf.
« Adieu », Une saison en enfer).
|
[16]
Il est amusant de voir Thibaudet, dans un article de 1922, utiliser cette même analogie
pour caractériser le projet poétique de Mallarmé :
« Mallarmé avait mis son idéal à réaliser non pas une oeuvre
parfaite, aussi vivante, aussi bienfaisante que possible, mais à
pousser le plus loin possible dans la direction de l'absolu la poésie
française, à atteindre une extrémité. Ainsi un explorateur qui,
laissant à d'autres les Amériques et les Eldorados, ne s'attacherait
qu'à planter un drapeau dans les glaces sur ce point mathématique
qu'est le pôle ».
Albert Thibaudet,
« Mallarmé et Rimbaud», Réflexions sur la
littérature, Gallimard, 2007, p.631.
[17] Jules Michelet, La Mer,
Livre troisième, « Conquête de la mer », Chapitre IV,
« Les mers des pôles » (1860).
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5)
Barbare,
»poème de la réussite»
(Brunel) ?
Refusant
de suivre ceux qui
décèlent dans ce poème l'idée d'une convalescence, d'un
ressourcement régénérateur du poète après la grave crise relatée dans Une
saison en enfer (peu ou prou, toute la critique : Claisse,
Steinmetz, Brunel, ...), j'ai essayé de démontrer que
« Barbare », au contraire, raconte probablement, du point de
vue du Rimbaud de 1872-1875, une rechute, une
recrudescence du mal. Nous y assistons, me semble-t-il, au retour en force des vieux démons rimbaldiens, condensés dans
la métaphore polysémique du « pavillon en viande saignante... »
sur fond de paysage polaire.
Il n'est pas impossible que Rimbaud ait
été frappé, en lisant Michelet ou Jules Verne, de la ressemblance
entre le destin du poète tel qu'il le définit dans la lettre du voyant
et celui de ces conquérants de l'impossible qu'étaient encore, au XIXe
siècle, les explorateurs du pôle Nord[16]. Michelet note avec emphase
dans La Mer l'étrange mystique de ces héros
de la conquête polaire : « Il
y a dans l'inconnu du Pôle, je ne sais quel attrait d'horreur sublime,
de souffrance héroïque. »[17] La métaphore du « pavillon en viande saignante... »
est-elle autre chose que cela : un emblème de l'horreur sublime, une
allégorie de l'Inconnu hors d'atteinte et destructeur pour celui qui
s'y laisse attirer ?
Le
sujet lyrique mis en scène par Une saison en enfer et, plus
généralement, par toute l'œuvre de Rimbaud, ne parvient pas à
renoncer à la Promesse, « cette promesse surhumaine faite à notre corps
et à notre âme créés » (« Matinée d’ivresse »).
C’est à dire au bonheur parfait sous tous les différents noms que Rimbaud
lui a donnés : « l'Inconnu», « le Nouveau », « le
dégagement rêvé », « la plénitude du Grand Songe », « l’Éternité »,
« Noël sur la terre », la « nouvelle
Harmonie », « le nouvel Amour », la
« satisfaction essentielle », etc. Mais,
simultanément, le
« je » qui parle dans le poème ne cesse de maudire cette
« gourmandise de l'irréel »
qu'il a en lui, il ne cesse de dénoncer cette aspiration au
bonheur comme une illusion, toujours déçue, qui n'engendre que la
souffrance mais dont il se montre incapable de se détacher. Elle est sa
« fatalité » :
« Le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon
ver » (« Alchimie
du verbe »). Et en effet, il y revient toujours : de poème en
poème, cette illusion est relancée,
« relevée »
(« relevez les Déluges »), reformulée dans tous les registres de l'espérance humaine : désir d'amour, désir de
révolution, désir irrationnel de salut (dans la liberté) :
« Je
ne suis pas prisonnier de ma raison. J'ai dit : Dieu. Je veux la
liberté dans le salut : comment la poursuivre ? »
(« Mauvais sang »). N'est-ce pas à un de ces rebonds vers la
chimère que nous assistons dans « Barbare » ?
Or, cette
passion de l'absolu, Rimbaud l'assimile de plus en plus, dans les
dernières années de sa période créatrice, à une addiction fatale, à une
folie, à un mal secret (d'où le
vocabulaire de la maladie employé dans
« Barbare » : on s'en
croit « remis », elle nous
« attaque » encore). C'est la
maladie de l'occident chrétien, le poison de l'idéalisme, que le
narrateur de la Saison accuse sa famille et les prêtres
de lui avoir instillé. Mais il en veut aussi aux poètes (dans la mesure
où ils se veulent « voyants »,
« voleurs de feu »),
ainsi qu'aux « mendiants » et
aux « bandits », comme le montre, dans
« L'Éclair », la
liste noire de ceux qui vivent »en querellant les apparences du
monde, saltimbanque, mendiant, artiste, bandit — prêtre ! ».
Il en a contre ces idéalistes, en leur genre, que sont les individus
asociaux, les révoltés, les bohèmes, ceux
que la littérature du temps (Vallès, Champfleury,...) appelait « les
réfractaires », « les irréguliers »,
« les excentriques ». Ce sont probablement les
mêmes qu'il peint comme des « maîtres-jongleurs » (ou
des
« drôles » ) dans
« Parade »,
et qu'il appelle, dans
« Adieu », les
« amis de la mort ». Il leur en veut de
les avoir aimés, d'avoir jalousé leur liberté et admiré leur courage, d'avoir partagé leurs chimères, d'avoir
été de leur troupe fougueuse et fantasque, au
point de les menacer maintenant de se venger d'eux :
Car
je puis dire que la victoire m'est acquise : les grincements de dents,
les sifflements de feu, les soupirs empestés se modèrent. Tous les
souvenirs immondes s'effacent. Mes derniers regrets détalent, —
des jalousies pour les mendiants, les brigands, les amis de la mort,
les arriérés de toutes sortes. — Damnés, si je me
vengeais !
C'est pourquoi l'on peut légitimement se demander si la référence
« barbare » a ici le sens d'un
« primitivisme
régénérateur » comme le pensent la plupart des critiques ou si,
comme je penche à le croire personnellement, elle ne serait pas plutôt, pour le
Rimbaud de 1872-1874, la représentation même du mal dont il souhaite se guérir, sans y
parvenir : l'utopie.
Rimbaud a l'âme batailleuse, on sait cela : c'est un
rebelle, un barbare. Le titre
de notre poème ne dit au fond rien d'autre. Le barbare, c'est lui ! C'est un portrait de l'artiste en
scandinave, en gaulois ou en nègre
que Rimbaud nous propose, une fois de plus (« J'ai de mes ancêtres
gaulois l'œil bleu blanc, la cervelle étroite, et la maladresse
dans la lutte[...] »). Mais, à la date où il écrit ce poème, Rimbaud est-il encore capable
de dresser de lui un tel autoportrait sans une certaine dose
d'ironie ? Comme tant d'autres de ses textes, « Barbare »
laisse deviner ce mélange de sensualité exacerbée et de violence qui
est la pente naturelle de son caractère, tendance qu'il connaît bien,
dont il se montre parfois fort las (dans Une saison en enfer
notamment), et dont il est fort capable de se moquer (voir la charge d'auto-ironie
contenue dans des textes comme « Qu'est-ce pour nous mon cœur... »,
« Honte »,
« Conte »,
« Parade »...). Aussi laisse-t-il
paraître, bien des fois, dans ses poèmes, la tentation de la table rase, l'envie de rompre
avec son passé et avec une certaine image de lui-même, celle du
barbare » précisément ... sans y parvenir :
Qu'est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang
Et de braise, et mille meurtres, et les longs cris
De rage, sanglots de tout enfer renversant
Tout ordre ; et l'Aquilon encor sur les débris
Et toute vengeance ? Rien !... —
Mais si, toute encor,
Nous la voulons [...] |
On aura noté, je pense, dans cette évocation de la Semaine Sanglante,
le thème du sang comme symbole d'un passé douloureux qu'on voudrait
oublier (« Qu'est-ce pour nous, mon cœur, [...] ? Rien
!...») mais qui nous attaque encore le cœur et la tête
(« —
Mais si, toute encor, / Nous la voulons...»).
« Barbare » n’est qu’une nouvelle variation sur ce
thème fondamental. Bien que désireux d’échapper aux
« vieilles fanfares » (celles du haschich, mais celui-ci
n'est chez Rimbaud qu'une métaphore pour évoquer ces drogues bien plus
perverses que sont les « visions », la « méthode »
poétique célébrée dans « Matinée d'ivresse ») aux « vieilles
flammes » de ses amours passées, le sujet lyrique du poème, exactement comme
celui de « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... », se laisse entraîner dans
une rêverie flamboyante et hallucinée que l'on peine à distinguer des « délires »
dont parle la Saison. Le poème suit une courbe ascendante
vers une cime émotionnelle (acumen
beatitudinis, dit plaisamment Bruno Claisse), située au neuvième
alinéa, où se superposent les horreurs de l’apocalypse et les
douceurs de l’orgasme. Voilà qui n'est pas sans rappeler aussi « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... » où
« la terre
fond » au milieu de
« tourbillons de feu furieux » et
engloutit les
« romanesques amis » lancés à l'assaut du
ciel (expression célèbre par laquelle Marx-Engels évoquaient
l'enthousiasme révolutionnaire des Communeux). Si l'on retient le motif de la folie
polaire comme étant l'opérateur caché de l'allégorie,
dans « Barbare », le
parallélisme des deux textes n'en est que plus évident : deux charges
héroïques vouées à l'échec (celle des Communeux, celle des
explorateurs du pôle), deux sacrifices inutiles mais sublimes ;
métaphoriquement, dans la mythologie personnelle de Rimbaud, deux
rêveries de la Force présentées comme des vestiges d'un passé dont
le poète se croyait détaché mais qui, en réalité, reste vivant dans
son
« cœur » et sa
« tête » (son
« esprit »
dans « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... »).
Quant aux pirouettes finales des deux poèmes, elles se
ressemblent tout à fait dans leur ironie (c'est du moins mon
interprétation), ou, si l'on préfère, dans leur ambiguïté voulue
(auto-affirmation ou auto-dérision ?) qui divise dans les deux cas
les vaillants exégètes. Pour moi, les trois petits points de « Barbare » sont l'équivalent de l'alexandrin écourté qui
sert de dénouement à « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... »
et le narrateur de « Barbare » pourrait
s'écrier lui aussi, après avoir vu son monde voler en éclats :
Ô malheur ! je me sens frémir, la vieille terre,
Sur moi de plus en plus à vous ! la terre fond,
Ce n'est rien ! j'y suis ! j'y suis toujours (sur la
terre... qui n'a pas fondu !).
Cela aurait,
au fond, le même sens que la chute du poème en prose telle qu'elle est
conçue, où le retour du « pavillon en viande saignante »
et les trois points de suspension sont chargés de suggérer un
inachèvement et la fatalité d’un recommencement. Car tout cela, bien
sûr, n'existe que dans l'imagination enfiévrée du sujet lyrique,
n'est que fantasme érotique masturbatoire et/ou fanfaronnade
révolutionnaire (la fonction érotique et masturbatoire de cette
rêverie de la Force, toujours liée au décor polaire, apparaît plus
clairement encore dans « Dévotion », et on peut probablement
étendre ce type d'interprétation au dernier alinéa de
« Métropolitain »). Si j'osais,
je dirais que « Barbare » est un remake sophistiqué de « Qu'est-ce pour nous, mon cœur... » où le
vertige de l'orgasme tend à remplacer l'extase de l'émeute, ou du
sacrifice —
« l'extase rouge » dont parle Verlaine dans « Birds in the night » :
Ô mais ! par instants,
j'ai l'extase rouge
Du premier chrétien, sous la dent rapace,
Qui
rit à Jésus témoin, sans que bouge
Un poil de sa chair, un nerf de
sa face ! |
Et
même... Il n'est pas si sûr que l'émeute soit absente de
cette histoire de pavillon ensanglanté !
|
|
6)
Un
poème de clôture pour Les Illuminations ?
Quelle que soit la part de l'aveu et du témoignage autobiographique
dans « Barbare » (et
tout porte à croire qu'elle est conséquente), il ne faut pas se
dissimuler la fonction ludique (au sens du jeu ou de l'enjeu littéraires)
d'une telle pièce. Rien ne serait plus faux que d'y voir, par exemple, la
narration d'un épisode vécu, d'une expérience visionnaire ou d'un
moment de crise bien défini de l'individu Arthur Rimbaud. Le poète semble surtout avoir
tenté ici une synthèse de ses thèmes. « Barbare »
est peut-être la formulation la plus dense, la plus haute en couleur, la
plus suggestive, de cette épopée de la quête utopique qui est au
centre de l'autofiction rimbaldienne. Jamais,
peut-être, aussi bien qu'ici, Rimbaud n'avait atteint ce qui est un des buts
constants de son travail poétique, en tant que virtuose de la métaphore
: élaborer des allégories polysémiques, étourdir le lecteur par la
multiplicité des pistes possibles, le mystifier par une énigme
apparemment insoluble. Rimbaud parvient aussi à une sorte de perfection dans
ce nouveau type de poème en prose alinéaire qu'il a inventé, fondé sur
les reprises, les parallélismes syntaxiques et l'utilisation presque
exclusive d'une syntaxe nominale. J'ai montré comment cette forme
contribue au mystère du texte par sa tendance à l'agrammaticalité, à
la parataxe, par les ellipses qu'elle suscite. Tout cela fait de « Barbare »,
tant sur le plan thématique que sur celui de la forme, une somme.
Dans
L’Art de Rimbaud, Michel Murat
lance l’hypothèse selon laquelle « Après le
Déluge » et « Barbare » seraient, dans l’intention de
Rimbaud, les poèmes destinés à encadrer le recueil des Illuminations
(MM, op.cit. 241-248). Cette hypothèse est indémontrable et le restera
probablement, mais elle est séduisante. Michel Murat justifie son
intuition par une confrontation
entre les deux textes (MM, op.cit. 264-265), dégageant ressemblances
formelles et effets de contrastes, dans le but de montrer dans
« Après le Déluge » un poème d’ouverture, et dans
« Barbare » une possible clôture du recueil. Il note que les
deux poèmes entrelacent un récit mythique aux dimensions cosmiques avec
une évocation de caractère autobiographique. Il remarque que les deux
poèmes ont en commun de proposer un retour de Rimbaud sur son passé, ce
qu’il appelle des récapitulations.
J'aimerais proposer deux arguments
supplémentaires à l'appui de cette hypothèse, arguments que Michel
Murat n’indique pas, me semble-t-il, et qui pourtant étayent
puissamment son propos.
À tous points de vue, « Après le
Déluge » est le poème des commencements (thème de la
Genèse, évocation de l’aube, narration de l’enfance, du premier
départ, des premières révoltes —
la Commune —, de la
découverte de l’amour — Eucharis —);
« Barbare » est le poème des fins (thème de l’Apocalypse,
« grand soir » de l’humanité, évocation crépusculaire des
« vieilles fanfares d’héroïsme », des « vieilles
flammes », « qui attaquent encore la tête et le cœur »,
c’est à dire des échecs et des rechutes dans l’illusion ; vision de
mort —
simultanément euphémisée et
ironisée par l’effet de la rêverie érotique).
|
[18] Bruno Claisse
a montré de
façon convaincante que Rimbaud pastiche ce poème, dans le dernier alinéa
de « Soir
historique ». Le cataclysme éruptif de « Barbare »
n'est pas d'une essence différente, même si, dans la lettre, la
ressemblance est moins frappante.
Bruno Claisse, « Soir historique et l'illusoire »,
Parade sauvage,
Colloque n°5, septembre 2004,
Musée-bibliothèque Arthur Rimbaud de Charleville-Mézières,
p.546-563.
|
Par ailleurs, il est à
noter que deux recueils poétiques de Hugo se terminent
par une apocalypse sui generis : Les Châtiments (« Lux »)
et La Légende des siècles (« Hors des
temps - La trompette du Jugement »). La Légende des siècles (1859), comme les Illuminations avec « Après
le Déluge », commence d'ailleurs par une allusion à la Genèse (« Le Sacre
de la femme »). Les Poèmes barbares de Leconte de Lisle
(1862) s'achèvent avec la pièce intitulée « Solvet
Seclum » qui est aussi un récit de fin du monde[18]. Nous sommes donc là, semble-t-il, devant un stéréotype littéraire,
qu'il ne serait pas étonnant de retrouver chez Rimbaud.
Le rapprochement avec la Légende des siècles paraît d'autant
plus pertinent que les poèmes prophétiques marquant la fin de ce recueil
ne sont pas sans avoir avoir
laissé quelques traces dans l’œuvre de Rimbaud. On a parfois signalé
« Pleine mer »,
premier des deux poèmes composant « Vingtième siècle »,
comme une source possible du « Bateau ivre ».
Corrélativement, le lecteur rimbaldien peut percevoir dans le second de
ces textes, « Plein Ciel », des images rappelant de
façon frappante certains passages d’ « Adieu »
(chapitre final d'Une
saison en enfer) : notamment celle du »navire sauveur». En
effet, tournant la tête vers le ciel après le naufrage du Léviathan,
c’est à dire du vieux monde, le narrateur hugolien aperçoit d’abord
un point qui vole :
« Dans l’espace, ce point se meut ; il
est vivant ;
Il va, descend, remonte ; il fait ce qu’il veut
faire ;
Il approche, il prend forme, il vient ; c’est une
sphère ;
C’est un inexprimable et surprenant vaisseau,
Globe
comme le monde et comme l’aigle oiseau ;
C’est un navire en
marche. Où ? Dans l’éther sublime ! »
L'apparition de
ce « monde » nouveau déclenche une divine musique :
« Une musique, un chant, sort de son tourbillon.
Ses cordages
vibrants et remplis d’aquilon
Semblent, dans le vide où tout sombre,
Une lyre. »
Ce navire ailé et lumineux (« de jour
vêtu »), cette « arche », porte vers les étoiles
« le destin de l’homme à la fin évadé » et parviendrait
à mêler « presque à Dieu l’âme du genre humain ». Il est
pour Hugo le double symbole du Progrès humain et du Salut chrétien. Il a
:
« Cette divine et chaste fonction
De composer là-haut l’unique
nation,
À la fois dernière et première,
De promener l’essor dans
le rayonnement,
Et de faire planer, ivre de firmament,
La liberté
dans la lumière ».
Il est évidemment le frère jumeau de celui que
Rimbaud décrit dans la dernière section de la Saison : « Quelquefois
je vois au ciel des plages sans fin couvertes de blanches nations en joie.
Un grand vaisseau d’or, au-dessus de moi, agite ses pavillons
multicolores sous les brises du matin. » On peut encore noter la
même allusion hugolienne dans »Mauvais sang» : »Le
chant raisonnable des anges s'élève du navire sauveur : c'est l'amour
divin.» La musique, le navire sauveur qui est aussi une sphère, un
nouveau monde ... tout cela n'est pas sans rapport non plus avec la fin de
« Barbare », semble-t-il !
L’intention
de Rimbaud, avec « Barbare », ne fut-elle pas
de
clore son recueil lui aussi sur une apocalypse, à la manière de Leconte
de Lisle et de Hugo, d'écrire son Apocalypse comme il avait jadis
écrit sa « Bohême » ?
Septembre
2007
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