La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
Barbare : voir note
sur "les barbares" dans L'orgie
parisienne.
les
saisons :
Bruno Claisse (op. cit. 108) rappelle
l'usage particulier que Rimbaud fait de ce terme. Par exemple dans Bannières
de mai : "Je veux bien que les saisons m'usent / À toi
Nature je me rends"; au début d' Adieu (Une saison
en enfer) : "L'automne, déjà ! — Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, — loin des gens qui meurent sur les saisons."
Dans les deux cas les "saisons" sont associées à l'usure du
temps, à la condition mortelle de l'homme. Même dans sa correspondance,
elles sont l'ennemi : "Et merde aux saisons!" (Lettre à
Delahaye de Jumphe 72). 
Le
pavillon en viande saignante :
Pierre Piret (op. cit. p.110), prend soin
de rappeler les différents sens du mot "pavillon" en français.
Voici la liste qu'il propose :
- étymologiquement : papillon
- tente militaire
- étoffe de soie blanche qui recouvre le
tabernacle, le ciboire
- ornement extérieur à l'écu, en forme de
tente, qui enveloppe les armoiries d'un souverain
- construction légère, abri
- corps de bâtiments qui se distingue de
l'édifice dont il fait partie
- extrémité évasée (d'un instrument à vent,
d'un phonographe)
- partie visible de l'oreille externe
- drapeau, étendard, gonfanon
- ensemble des facettes taillées sur la culasse
d'une pierre en bijouterie
Les
commentateurs retiennent généralement deux éléments de ce riche champ
sémantique : l'idée de tente (et les sèmes qui lui sont liés :
fonction d'abri, forme évasée) ou l'idée de drapeau, l'une et l'autre
assorties de connotations métaphoriques (un ciel, un volcan, le soleil,
des baleines baignant dans leur sang ...) et de valeurs symboliques
diverses : érotiques, politiques, psychologiques.
L'idée de tente, la forme évasée :
Commentant la lettre "i" du sonnet des Voyelles
("I, rouge, sang craché etc."), dans son Rimbaud de la
collection Poètes d'aujourd'hui (Seghers, 1949) Claude-Edmonde
Magny apportait allusivement un éclairage sexuel sur Barbare
: "le sang des menstrues et des accouchements (voir le pavillon en
viande saignante des Illuminations) qui apporte la vie, certes,
mais reste en même temps toujours atroce et répugnant" (p.32-33).
Albert Py, dans son édition des Illuminations
(Droz-Minard, 1969) écrit : "À la fin du poème, c'est une grande
figure de femme qu'on voit peu à peu se dégager du chaos, associée à
l'image des grottes arctiques, si bien qu'on se demande si le
pavillon de viande saignante n'était pas une fantaisie érotique, un
mystérieux abri rouge, et si Rimbaud, remonté loin au-delà des jours et
des saisons, ne se berce pas dans une rêverie prénatale".
Un retour à l'origine, en quelque sorte, qui ne
serait pas sans évoquer le titre du fameux tableau de Gustave Courbet : L'origine
du monde (et le tableau lui-même, bien entendu).
Jean-Luc Steinmetz, dans un article de 1973
("Ici, maintenant Les Illuminations", Littérature n°11, p.43)
voyait dans le "pavillon" un "vagin" et, à propos des "larmes blanches,
bouillantes", parlait d'"éjaculer dans le sexe maternel".
Antoine
Fongaro, qui rappelle ces jugements, argumente dans le même sens (op.
cit. 2004, p.300).
Albert Henry propose une autre
interprétation : "Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques
: c'est le volcan en éruption dressant son cône embrasé sur la
surface des mers mouvantes de reflets, la lave incandescente dévalant sur
ses flancs. Ce volcan, Rimbaud le voit comme une tente ronde et conique,
dite pavillon, mais qui au lieu d'être faite de coutil, le serait de
viande saignante, ceci en accord avec la couleur de la lave en feu" (op.
cit. 1998, p.145) Mais,
malgré ses réticences évidentes, Albert Henry ne nie pas tout à fait
que Barbare entre dans une série de poèmes des Illuminations
où le monde polaire apparaît à plusieurs reprises comme le "champ
où se déroule la bataille amoureuse —
ou peut-être, plutôt, le combat ontologique et métaphysique" (op.
cit. 1998, p.144)
Sergio Sacchi (op. cit. p.251-253),
rapportant une glose d'Olivier Bivort (op. cit. p. 42-44)
interprète le pavillon etc. comme une représentation
métaphorique du ciel crépusculaire, embrasé par le soleil couchant.
Selon lui, "le pavillon des cieux" est "une métaphore
absolument traditionnelle", ainsi que l'assimilation du rouge du
couchant au rouge du sang. Le circonstant : "sur la soie des
mers" décrit le reflet du spectacle céleste sur la surface des
eaux. "Ce crépuscule noyé dans son sang, ajoute Sacchi, fait penser
à une gigantesque explosion de violence, laissant les traces
ensanglantées de l'univers physique lui-même; une véritable apocalypse,
mettant aux prises des énergies démesurées, inhumaines" (252).
Pierre Piret, dans une conférence prononcée en 1991
(publiée en 1994, op.cit), propose lui aussi l'idée du soleil se reflétant sur la surface des eaux, mais
il interprète le mot pavillon d'une manière différente : "Le ciel,
le soleil (couchant ou levant) se mirent dans l'eau, y ondulent comme un
pavillon au vent [...] le pavillon, identifié au soleil, se donne à voir
comme un fragment de feu, ce qui reviendra dans la suite du texte :
l'hypothèse permet en outre de proposer une justification à la curieuse
composition de ce pavillon — comme le soleil, la viande est vie
(étymologie : vivenda, de vivere : "vivre") et le
sang est chaleur et matrice de vie" (p.110). Il rapproche cette image
du fameux vers de Baudelaire où sont associées les idées du sang et du
soleil couchant : "Le soleil s'est noyé dans son sang qui se
fige" (p.111)
On aurait envie d'y ajouter le quatrain du Bateau
ivre où Rimbaud semble reprendre, en plus horrible, l'image
baudelairienne du soleil noyé dans son sang, en y ajoutant l'idée de sa projection sur
une mer frissonnante :
J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs
mystiques,
Illuminant de longs figements de volets,
Ainsi que des
acteurs de drames très antiques
La mer roulant au loin ses frissons de
volets! |
Plus loin , dans son analyse (op. cit. p.112), Pierre Piret prend en compte
l'érotisation progressive de cette image matricielle du poème, en citant
notamment un vers d'Apollinaire qui associe à cette image un symbolisme sexuel
: "Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre / Maternel qui
saignait lentement sur le ciel" (Merlin et la vieille femme).
L'idée de drapeau :
Pour Bruno Claisse, dans la première étude qu'il
a consacrée au poème, la
quête d'une nouvelle vigueur, d'une seconde naissance, d'une
régénérescence, porterait l'imagination rimbaldienne vers les
régions arctiques : "En vue de la régénération, le pôle arctique
[... offre] les médications les plus énergiques. La première, c'est la
transfusion du "beau sang rouge" que la mer offre en
surabondance à tous ses enfants [...]", thème que Rimbaud aurait
trouvé développé dans La Mer, de Michelet. "L'image
rimbaldienne du pavillon en viande saignante trouve dans ces
textes de Michelet son explication la plus plausible [...] le pavillon
rouge sang évoque les chairs sanguinolentes des baleines blessées par
les Esquimaux ou les cétacés carnivores : leur masse colossale ressemble
à un drapeau géant déployé en permanence sur le Grand-Nord" (op.
cit. 1988, p.109-110). Par cette analyse, il rejoint Margaret Davies qui
supposait cette métaphore inspirée à Rimbaud par une lecture de Moby
Dick (Pierre Brunel, op. cit. p.500). Mais Bruno Claisse (op. cit.
p.111) accepte parfaitement une interprétation polysémique de l'image :
"si, chez Rimbaud, révolution sociale et révolution de l'amour vont
de pair, on ne s'étonnera pas que le pavillon de viande saignante exprime
un fantasme érotique tout autant que révolutionnaire" (à cause du
drapeau rouge, "couleur du sang des ouvriers" comme dit la
chanson) et même peut-être qu'il
puisse contenir une évocation parodique du Sacré-Cœur de Jésus
saignant pour les hommes (op. cit. 1988, p.113-115).
"Je le verrais plutôt, écrit Pierre
Brunel, comme une oriflamme, au sens que Littré donne à ce mot
("petit étendard fait de tissu de soie de couleur rouge tirant sur
l'orangé, que nos anciens rois allaient recevoir des mains de l'abbé de
Saint-Denis, en partant pour la guerre"). [...] Une expédition
maritime d'un genre nouveau parvient au pôle [... ] nouvel avatar du
"grand vaisseau d'or" évoqué dans l'Adieu d'Une
saison en enfer" (op. cit. 507-512). Pierre Brunel précise
quelques pages plus loin la valeur symbolique qu'il accorde à cette
expédition imaginaire et à son étendard : "il a la couleur du sang
cru, il est l'emblème d'une cruauté régénératrice"
(p.512). Jean-Pierre Richard (op. cit. p. 214), sans accorder à
l'image un sens aussi précis, opte lui aussi pour un drapeau rouge :
"Quoi de surprenant à voir le rouge d'un drapeau saigner sur
la surface soyeuse d'une mer et se métamorphoser en viande, puisque
Rimbaud rêve cette soie elle-même comme une chair humide et fleurie
?" (!).
Yves Reboul voit essentiellement dans Barbare un
"congé poétique", congé donné par Rimbaud à son ancien moi, tout
particulièrement à ses sympathies communardes. Dans ce cadre d'analyse,
le "pavillon" est le drapeau rouge des révolutionnaires, symbole
fantomatique d'un passé dont le locuteur se détache (même s'il s'y
rattache encore quelques restes d'affection déclinante comme le montre
sa brève réapparition à la fin du poème) :
« Ce
pavillon en viande saignante, c’est bien entendu le drapeau rouge dont
le locuteur, depuis le lieu fictivement retiré d’où il nous parle, fait
le rêve, ancien chez lui (les vieilles fanfares) mais aussitôt
réduit à néant, de le voir déployé jusqu’aux extrémités du monde − et
donc jusqu’aux mers glacées qui recouvrent le pôle arctique. » (op. cit.
p.367-368)
Pourquoi : « aussitôt réduit à néant » ? À cause de la parenthèse :
« elles n’existent pas ».
« Car le
locuteur peut bien rêver de voir ce pavillon déployé jusque sur les mers
polaires, son rêve n’en est pas moins immédiatement frappé d’inanité par
la parenthèse négatrice elles n’existent pas, même si celle-ci,
syntaxiquement parlant, ne porte au sens strict que sur les fleurs
arctiques. » (p.369)
Jean-Luc Steinmetz (op. cit.) a proposé depuis longtemps une
glose du « pavillon » par Jules Verne qui aurait le mérite
supplémentaire d'expliquer cette référence polaire servant d’arrière
plan à tant de « bravoures » (Dévotion) de tous ordres, dans les
Illuminations. Ce serait le pavillon d’étamine rouge que les
explorateurs britanniques tentaient, à la fin du XIXe siècle,
de faire flotter sur le pôle septentrional de la planète, sans y
parvenir et au péril de leur vie. Reboul, qui ne retient pas du
tout cette explication, note malgré tout dans Littré, au mot « sur »,
l’exemple suivant : « le pavillon anglais domine sur les mers » (p.367),
preuve, au moins, que l’association « pavillon + anglais » était dans
l’air du temps. Un autre intérêt de cette source, si on la retenait,
serait de suggérer une polyvalence du symbole du pavillon. Pourquoi, en
effet, en lisant le
récit de la fin sanglante du Capitaine Hatteras, enveloppé dans
son drapeau d'étamine rouge, ou la mort de Némo dans L’île
mystérieuse qui, elle aussi, intervient en pleine éruption
volcanique et en zone polaire (ou en lisant Michelet qui, dans La Mer
consacre un chapitre entier à l’héroïsme suicidaire des explorateurs des
pôles), Rimbaud n’aurait-il pas été frappé de cette correspondance entre
divers drapeaux rouges, entre les explorateurs anglais et les
« assassins » de Matinée d'ivresse (auxquels Barbare fait
manifestement référence dans son troisième alinéa), entre ces diverses
catégories de conquérants de l’impossible : les poètes, les
révolutionnaires, les explorateurs polaires. Rimbaud aurait pu sentir
dans ce rapprochement le moyen d’une équivoque subtile bien dans
l’esprit de sa poétique de l’énigme. Que de vraisemblance, finalement,
dans cet intertexte vernien qui pouvait paraître, au départ,
artificiel ! Et, surtout, combien plus satisfaisante l’idée que le poème
ait pu se construire autour d’un symbole polyvalent de la quête de
l’Inconnu où Rimbaud aurait souhaité rassembler en une image unique ces
trois passions (au sens évangélique du terme) : poésie,
exploration, révolution.
Bruno Claisse a consacré en 2012 un nouvel article à
Barbare. Il y propose une interprétation nouvelle du "pavillon" comme
symbole du sexe masculin. Le
"chaos de glace et de nuit du pôle", explique-t-il, apparaît dans plusieurs illuminations
comme le théâtre de la bataille amoureuse ("Dévotion",
"Métropolitain"). Il en va de même dans Barbare,
où les allusions érotiques ne manquent pas (notamment à la fin du
poème). Quel peut donc être dans ce contexte le sens métaphorique
du "pavillon" ?
"L'intertexte arctique
(Métropolitain, Dévotion) ainsi que le matériel métaphorique
propre à la langue érotique contemporaine, répondent d'eux-mêmes, en
nous faisant lire « le pavillon en viande saignante » comme un triomphe
de la « force » virile ; il suffit de rappeler le sens de deux
expressions de la langue érotique contemporaine — « l'étendard
d'amour » phallique, dit encore « la
viande crue » (Delvau) —,
dont le poète a pu librement s'inspirer : de là, qui plus est, une
« viande » non pas tant « sanglante » (c'est à dire désignant un état
[comme « l'étendard sanglant » de la Marseillaise] ) que
« saignante » (donc indiquant un saignement), car cette « viande » est
une chair à la fois vivante et à vif, tant la pulsion vers « la voix
féminine », malgré son irréalisme, est intense. Quant au
pôle, il a lui-même été associé depuis longtemps, par toute une
tradition libertine (Charles Sorel, Andréa de Nerciat, etc.), au corps
féminin [cf.
Louis de Landes, p.288], du fait de l'aimantation que celui-ci
exerce sur la « force » virile, dont il est le pôle." (op. cit. 2012
p.70).
Ce sens sexuel, qui peut
paraître d'abord aléatoire, est renforcé, sinon clairement validé, à la fin
du poème avec l'apparition des « larmes blanches, bouillantes » qui ne sont
rien d'autre que le saignement de la « force ».
La solution
polysémique ou synthétique :
Dans un texte intitulé "Illuminations obscures - singularités
sémantiques-", Steve Murphy propose une approche polysémique
combinant l'image du drapeau rouge, du soleil (ou de l'aurore) et du sexe
féminin. Il commence par regretter que les traducteurs en langue anglaise
rendent généralement "pavillon" par "flag" alors que le mot "pavillion"
existe en anglais. Puis, il affirme que le symbole du drapeau rouge "possède
des connotations à la fois sanguines et solaires, ces deux sèmes étant
indéniablement motivés dans ce texte, comme ailleurs dans les
Illuminations. Le couchant du soleil s'accompagne conventionnellement de
métaphores visuelles portant sur le sang. Ici, il peut s'agir du lever d'un
nouveau soleil. Le drapeau serait teint du sang communard versé dans les
abattoirs de la Semaine sanglante [...] Cette interprétation nous paraît
d'autant moins arbitraire que dans la propagande républicaine et communarde,
le soleil représente la République, la Sociale, la Commune. Tel est
également le sens symbolique du soleil dans de nombreux poèmes de Rimbaud (Chant
de guerre parisien, L'Orgie parisienne, Accroupissements, Les Assis, Les
Pauvres à l'église, Les Mains de Jeanne-Marie, L'Homme juste ...).
Simultanément, [...] ce paysage que l'on a pu qualifier d'"orgasmique"
semble justifier l'intuition de plusieurs commentateurs (Claude-Edmonde
Magny, Jean-Luc Steinmetz, R.G. Cohn ...) selon laquelle le pavillon en
viande saignante sur la soie des mers serait une évocation de la matrice
maternelle, et de la menstruation, avec équivoque homonymique sur mers
[...] Beaucoup de la force de ce pavillon disparaît lorsqu'on n'adopte
qu'une lecture : matrice, soleil, drapeau, sans envisager une lecture moins
plurielle que synthétique" (op.cit. p.27-28).

la soie des mers
:
La soie, comme métaphore évoquant une surface
liquide ondulante et moirée, se trouvait déjà utilisée dans le début
de Mémoire pour décrire une rivière. Et, en outre,
associée à l'idée de drapeaux (oriflammes):
L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance;
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;
l'ébat des anges; − Non ... le courant d'or en marche [...] |
On retrouve la
soie associée à l'idée de l'eau dans l'expression "source de
soie" que Rimbaud utilise dans Nocturne Vulgaire.
- Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes, - et les Solymes, - et les bêtes féroces et les armées, - (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
- Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues... |
D'après
Bruno Claisse (op. cit. 2000, p. 117), il y aurait là un souvenir
des Goncourt, commentant L'embarquement pour Cythère de Watteau :
"toute cette soie nuée et tendre [la soie des vêtements des
personnages du tableau] dans le liquide rayonnant [se reflétant à la
surface de l'eau]" (Edmond et Jules Goncourt, L'Art du XVIII°
siècle). Rimbaud connaissait d'autant plus sûrement les écrits de
ses contemporains concernant le XVIII° siècle que Verlaine s'était
documenté sur la question au moment où il rédigeait ses Fêtes
Galantes. En relation avec l'atmosphère théâtrale, ou plutôt
"opéradique" (l'adjectif est aussi des Goncourt), qui règne
dans Nocturne Vulgaire, Bruno Claisse souligne le caractère
artificiel, onirique, irréel, de ces paysages à la Watteau, et se
demande si la "source de soie" ne ferait pas plus précisément
allusion à ces machines de théâtre "dépliant leurs gazes
colorées et lamées sur des tambours lumineux en rotation" pour
créer des effets d'eau. On voit bien, en effet, ce qui pouvait séduire
l'auteur du Bateau ivre dans de telles machines (voir note
précédente).
Ceci dit, Bernard Meyer (dans Sur
les derniers vers, L'Harmattan, 1996, p.145-165) voyait déjà
dans l'expression "braises de satin" du poème L'Éternité
une métaphore textile désignant le reflet du soleil couchant sur
la surface de la mer :
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
[...]
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Là pas d'espérance,
Nul orietur,
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
[...] |
On voit
qu'on est, avec Barbare, dans une problématique très
voisine à tous points de vue de celle de L'Éternité :
thème du salut, métaphore du soleil couchant comparé à une matière en
combustion se mêlant à l'élément liquide, et présenté comme un
symbole tragique du destin humain (la seule éternité, c'est la mer
mêlée au soleil, la braise du soleil sur le satin des mers, c'est à
dire la jouissance de l'instant, c'est à dire le supplice de la chair
vouée à la mort, avec tout ce que cette révélation peut avoir de
tragique pour celui qui a cru jadis à la Promesse chrétienne").
arctiques :
Tous les commentateurs rappellent la présence du
Grand Nord dans plusieurs poèmes des Illuminations. Le "pôle" est toujours associé à une idée de
rudesse et de désordre : dans "Génie", Rimbaud évoque le
"désert de neige" du "pôle tumultueux" ; dans
"Après le Déluge", il parle du "chaos de glaces et de
nuit du pôle". Dans "Dévotion" et
"Métropolitain", le milieu polaire apparaît comme "le
champ où se déroule la bataille amoureuse" (Albert Henry,
op.cit.). Il
en symbolise l'intensité poétique (parfums, lumières et couleurs) et
la violence.
Jean-Luc Steinmetz rappelle que les
contemporains de Rimbaud ont rêvé de la conquête des pôles :
"Jules Verne, notamment, n'aura de cesse de faire parvenir ses héros
dans de tels lieux extrêmes, et quelques-uns de ses romans devancent la
découverte qui put en être faite. Le capitaine Hatteras se dirige
invariablement vers le Nord en proie à sa 'septentriomanie' (le
livre date de 1864, le Pôle Nord ne sera atteint qu'en 1909 par Peary).
Quant au Pôle Sud, un autre ouvrage des Voyages extraordinaires en
montre brièvement la conquête lorsque le capitaine Nemo touche, le 21
mars 1868, ce bout du monde. Vingt mille lieues sous les mers
paraît en 1869 et il est fort probable que Rimbaud lut ce volume [...]
Lorsque Nemo touche le Pôle Sud (antarctique), il y plante un pavillon
noir sur lequel s'étale la lettre N (que l'on n'aille pas voir ici le
rappel du N de napoléon III, dit Badinguet par les ennemis du régime,
mais plutôt le N de Nemo et de toute négation, le N de l'anarchie, dont
Nemo, dégoûté des hommes, se réclame après avoir voulu les sauver).
Ce pavillon est formé d'une étoffe soyeuse : l'étamine (soie des mers -
fleurs, si l'on admet que métonymiquement l'étamine peut renvoyer à la
fleur). Auparavant, les aventuriers sont passés près d'une zone
volcanique, car — ce
que rappelle Nemo à son interlocuteur le professeur Aronnax — deux
volcans en activité se dressent sur ces glaces, l'Erebus et le Terror.
Faut-il en outre rappeler que Nemo signifie 'personne' ? Autrement dit,
'il n'existe pas'." (op. cit. p.73).
(elles n'existent pas.)
:
Les commentateurs se demandent si le pronom
féminin pluriel "elles" se réfère seulement aux "fleurs
arctiques", aux fleurs ET aux mers, voire à l'ensemble de l'image
véhiculée par l'alinéa.
Dans son article De la "source de
soie" à la "soie des mers" (op. cit. 2000, p.119), Bruno
Claisse écrit : "le pronom féminin pluriel ("elles")
réfère à deux féminins pluriels coordonnés (donc INDISSOCIABLES), qui
précèdent immédiatement ("des mers et des fleurs arctiques"),
mais, par là, au terme, lui-même féminin, qui les commande en facteur
commun et compte donc aussi pour un pluriel : "la soie des mers et
(la soie) des fleurs arctiques". De fait, ce ne sont pas tant les
mers et les fleurs arctiques qui n'existent pas (pour les mers, ce serait
un non-sens), que la triade formée par "la soie" et sa double
complémentation".
Mais Bruno Claisse, dans le cadre de son
interprétation de Barbare comme plongée régénératrice
dans l'univers sauvage et vivifiant du pôle (voir note sur le "pavillon"),
décèle une opposition entre l'artificialité esthétisante de la
"soie des mers" et la salubre barbarie du "pavillon en
viande saignante". Selon lui, cette incidente ne condamne qu'une
littérature à la mode, un "mode d'écriture" :
"l'écriture du goncourtisme" (op. cit. 2000, p.119, note 55).
Contrairement à lui, on peut considérer que la "parenthèse
critique" : "elles n'existent pas" frappe d'irréalité
l'ensemble de l'image, et constitue de la part de Rimbaud, au seuil de son
poème, un avertissement donné au lecteur et une mise à distance
ironique de la vision développée par le texte.
"vieilles fanfares";
"anciens assassins" :
Ces termes (ainsi que ceux qui semblent en
reprendre le sens au paragraphe 7 : "vieilles flammes",
"vieilles retraites") ont donné lieu à deux interprétations
absolument divergentes : une interprétation littérale tendant à conférer un sens
politique et historique au poème, celle de Hermann H. Wetzel, une interprétation métaphorique par
l'intertextualité interne et par la biographie qui est celle d'André
Guyaux.
Hermann H. Wetzel regroupe ces termes dans
ce qu'il appelle "l'isotopie repoussée du militaire" (op.cit.
p.137). Ils évoquent pour lui "cet héroïsme pathologique ('remis
des') des entreprises héroïques passées qui n'étaient
qu'assassinats" (ibid.)
Le texte, selon ce critique, met en
opposition ce lexique militaire, symbole d'un passé rejeté, et
"l'image utopique" constituée par le pavillon, symbole
d'"un état utopique encore non-réalisé ('elles n'existent pas')
mais déjà 'vu' par le poète". (p.136). Cette
interprétation colle évidemment assez bien avec l'image d'un Rimbaud
communard, enragé, à qui l'auteur prête "la certitude que
l'harmonie universelle ne se fera que par un procédé sanglant, barbare,
non pas en réconciliant les éléments sociaux, mais en les amalgamant,
en les fondant dans une matière unique et inséparable par la force de
l'amour." (p.140). Mais
colle-t-elle vraiment avec la lettre du texte ?
L'énonciateur ne se décrit-il pas "remis" d'une maladie qui
l'a affecté lui-même dans le passé (on ne se dit pas "remis"
de la maladie des autres, normalement) ? Faut-il donc comprendre qu'il a
manifesté jadis un "héroïsme pathologique" ? Dans quel
sens ? Au sens militaire du mot ? Notre critique ne le précise
malheureusement pas.
"Barbare est le seul texte des Illuminations,
écrit André Guyaux, qui semble renvoyer de façon précise à un autre
texte : fanfares et assassins, accompagnés d'une
référence au passé, nous reporteraient à Matinée d'ivresse,
où l'on trouvait aussi l'emploi de la première personne du pluriel
désignant, comme ici peut-être, une première personne du
singulier". (op. cit. p. 194).
Dans Matinée d'ivresse, le mot fanfare
désigne à deux reprises l'état d'euphorie qui accompagne
l'"ivresse" (on interprète souvent le poème comme l'évocation
poétique d'une expérience de haschich) : "O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique !
..." [...] "la fanfare tournant, nous serons rendus à l'ancienne inharmonie".
Le mot assassins est interprété souvent comme un à-peu-près
pour "hashichins", consommateurs de haschich : "Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu
nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
/ Voici le temps des Assassins."
Comme le suggère André Guyaux, la présence du
"nous" semble indiquer une référence autobiographique.
Antoine Fongaro, par ailleurs, indique
dans un article sur "Matinée d'ivresse" que le mot assassins
"ne saurait être réduit à son étymologie haschichins, et
désigne, au delà des preneurs de drogue, les démolisseurs de l'ordre
établi [...] C.A. Hackett, ajoute-t-il, me semble avoir vu juste
quand il écrit, après avoir rappelé l'étymologie par Haschichins :
Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte, les Assassins ne
seraient-ils pas, dans l'esprit de Rimbaud, les poètes, qui ont la
mission de détruire notre civilisation en vue de la refaire ? (Rimbaud,
Oeuvres poétiques, collection de l'Imprimerie Nationale, 1986, p.342 a)."
(Antoine Fongaro, De la lettre à l'esprit, Champion, 2004, p.166).
Ce point de vue est confirmé par la comparaison entre
les Communards et les membres de la secte persane des Haschichins ou
Assassins que l'on peut trouver dans
Barbares et bandits, recueil d'articles de Paul de Saint-Victor (1871). De
même que le "Vieux de la montagne", chef charismatique de la secte des
Haschischins droguait ses disciples pour leur insuffler le courage de
commettre leurs attentats-suicides, de même les chefs communards
incitaient leurs hommes à s'enivrer pour aller mourir sur les barricades
:
Qu'est-ce que la Commune dans le vrai et pur
sens du mot ? Ce qu'il y a de plus local et de plus intime dans la grande
patrie ; un groupe dans un peuple, une famille agrandie. De ce foyer de la
cité, les démagogues du 18 mars avaient fait un caravansérail de
condottieri. L'Internationale, cette franc-maçonnerie du crime, dont le
drapeau n'a d'autre couleur que celle du sang, trônait et régnait à l'Hôtel-de-Ville.
Elle avait recruté les routiers et les malandrins de l'Europe entière. Des
faussaires polonais, des bravi garibaldiens, des pandours slaves, des agents
prussiens, des flibustiers yankees, cavalcadaient en tête de ses bataillons,
plus chamarrés et plus galonnés que l’état-major de Soulouque. Paris était
devenu l'égout collecteur de la lie et de l'écume des deux mondes. Il
expiait par le cosmopolitisme du crime le cosmopolitisme de corruption dont
il s'était fait si longtemps le centre. Ce « cabaret de l'Europe », comme on
l'appelait élégamment autrefois, n'était plus que son tapis-franc, un
tapis-franc fétide et sinistre, plein de rixes et de fureurs, où
ruisselaient pêle-mêle le vin et le sang.
Car l’ivrognerie était l’aliment de cette révolution crapuleuse. Une vapeur
d'alcool flottait sur l'effervescence de sa plèbe. La bouteille fut un des «
instruments de règne » de la Commune. Elle abrutissait avec le vin et
l'eau-de-vie les bandes imbéciles qu'elle expédiait à la mort, comme le
Vieux de la Montagne hallucinait ses séides avec le haschisch. Ses
bataillons marchaient en titubant au combat. Il y avait du delirium tremens
dans la furie de leur résistance. Ils tombaient ivres-morts sous les balles
et sous les obus.
En conclusion,
"fanfare" et "assassins" pourraient bien représenter dans le poème, pour
reprendre la formule de Wetzel, "l'isotopie repoussée" du
révolutionnaire plutôt que celle "du militaire". C'est en tout cas
de cette façon qu'Yves Reboul comprend le texte :
"Le sens en
coule de source : c’est précisément parce que ces fanfares, celles de la
geste révolutionnaire, lui attaquent encore l’esprit et le cœur qu’il reste
tenté d’imaginer le drapeau rouge flottant jusqu’aux limites du monde — les
mers arctiques en l’occurrence ; mais c’est parce qu’il sait aussi que cela
n’existe [...] pas qu’il s’en trouve désormais remis,
au point de jeter sur ce passé-là le regard distancié qui définit sa posture
dans le poème." (p.369)
Resterait à se demander si Rimbaud se dit
définitivement "remis" de son attirance pour la révolution ou si celle-ci
n'est que momentanément (et bien
vainement) repoussée, comme au début de "Qu'est-ce pour nous mon
coeur ...", où "l'Esprit" tente d'abord de prendre ses distances à l'égard
d'un enthousiasme révolutionnaire dévastateur dont le "Cœur", lui, ne
saurait se départir. 
Oh,
le pavillon etc. :
Hermann H. Wetzel interprète
ce "Oh" comme un terme d'admiration : "Sa deuxième
apparition [du pavillon] est introduite par un "Oh !"
admiratif qui, avec l'exclamation "Douceurs !" du
paragraphe suivant, signale un développement heureux." (op. cit.
p.134). La plupart des critiques semblent partager ce point de vue.
Le retour du "pavillon en viande
saignante" dans le 4e
alinéa, avec la valeur obsessionnelle que cette reprise lui donne, avec
le surplus émotionnel conféré par l'interjection ("Oh!"),
pose nécessairement la question du statut de cette étrange image dans le
texte. Une solution de paresse consisterait à considérer cette
reprise comme un simple effet de refrain. D'autant que l'image est ici
insérée dans une phrase capitale, où viennent d'être mentionnés les
efforts du narrateur pour se dégager de ses "fanfares" (ou
"fanfaronnades" —
suggère astucieusement Pierre Brunel — psychédéliques; voir note précédente). Malgré l'absence de tout lien
explicite entre le 3° et le 4° alinéa —
bel exemple d'ellipse
rimbaldienne —,
le lecteur attentif devine une relation causale. Mais laquelle? Le
narrateur a-t-il la vision d'un "pavillon en viande
saignante" parce qu'il s'est dégagé des vieilles fanfares et des
anciens assassins? Ou, au contraire, parce que ses anciens fantasmes lui "attaquent encore le cœur et la tête". Il y a là,
entre le 3° et le 4° alinéa, un vide sémantique que les
divers lecteurs ne remplissent pas de la même façon.
Pour Albert Henry, par exemple (Contributions
à la lecture de Rimbaud, Académie royale de Belgique, 1998), le
"pavillon barbare en viande saignante" est une vision :
"Personne ne conteste que nous avons affaire dans Barbare
à un univers de visionnaire" (p.145). C'est "un paysage
symbolique en rouge majeur", transposition de l'"ardeur inouïe
qui emporte" le poète vers le "rêve d'un grand amour
féminin" (p.146-147). "C'est une tempête psychologique qui a
suscité son idéogramme d'incantation, sa réplique symbolique"
(p.305). Autrement dit, pour Albert Henry, l'image centrale du poème
représente une nouvelle vision du "nouvel amour", donc
implicitement : une rechute dans les anciens délires de la "lettre
du voyant" et de l'"Alchimie du verbe".
Sans le dire aussi nettement, il assimile "le pavillon" a une de
ces échappées dans l'imaginaire dont Rimbaud vient d'avouer qu'elles lui
"attaquent encore le cœur et la tête". Il rattache
sémantiquement le 4° alinéa au membre de phrase entre tirets de
l'alinéa précédent.
Cette interprétation met en colère Pierre
Brunel (Éclats de la violence, Corti, 2004, pages 506-507) :
"On est dans l'ère et dans l'aire du métaphysique. Barbare se
situe dans un au-delà de la vue et de la vision, un au-delà du
Voyant — comme, pris globalement l'ensemble des Illuminations.
"Personne ne conteste que nous avons affaire dans Barbare
à un univers de visionnaire", écrit Albert Henry. Je m'inscris
pourtant en faux contre une telle affirmation, et je fais entendre une
fausse note dans cette belle unanimité. Le Rimbaud de Barbare
est en rupture de ban avec les visions" [...] "la volonté se
bande contre les vieilles fanfares d'héroïsme" [...]
"le rejet est des plus nets : la guérison, encore incomplète,
suppose un tel éloignement" (par rapport aux "vieilles
fanfares" et aux "anciens assassins"). Autrement dit, pour
Pierre Brunel : puisque Rimbaud vient d'affirmer être guéri de ses
anciennes folies, l'expérience rapportée par Barbare
ne saurait être une de ces prétendues visions dont son œuvre
antérieure était remplie. Il s'agit d'une expérience nouvelle, dont il
nous dit qu'elle est d'ordre métaphysique. Que peut représenter, pour
Pierre Brunel, une telle expérience métaphysique ? Une méditation ? une
révélation spirituelle? une conversion? un acte
de foi? En tout cas, sur le plan de la lecture du texte, l'interprétation
de Pierre Brunel revient à considérer "— qui nous attaquent encore le cœur et la tête
—" comme une incidente sans
implication sur le sens profond du poème.
Telle est aussi l'opinion nettement formulée d'Yves
Reboul :
« Nul
verbe n’est conjugué ici, à l’exception d’une parenthèse apparaissant
deux fois en fonction négatrice – « (elles n’existent pas) » - et de
deux relatives en situation d’incises, qui modulent le texte sans lui
être essentielles » (p.362) On ne peut plus clairement indiquer le rôle
somme toute anecdotique de ces relatives dans l’économie du récit.
L'auteur n'en considère pas moins l'image du pavillon comme un « rêve »
(p.367), une « rêverie » (p.374), « une chose vue (même fantasmatique) »
(p.362). Mais, comme Pierre Brunel, il pense que Rimbaud rejette
fermement ce rêve dans lequel il ne voit que la manifestation d'un passé
révolu. Et cela au profit d'un autre rêve, d'une nouvelle et plus
féconde vision de la vie et du monde, qu'il est dans la mission de la
deuxième partie du texte d'exposer.
Les
brasiers, pleuvant aux rafales de
givre,[...]
(et toute la suite du texte):
Cette antithèse de la glace et du feu, dans un
paysage défini comme "polaire" ou "arctique" rappelle
nécessairement d'autres poèmes, pour le lecteur familier des Illuminations
:
Matinée
d'ivresse :
Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de
flamme et de glace.
Dévotion
:
Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme
les dix mois de la nuit rouge, - (son coeur ambre et spunk), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce
chaos polaire.
Métropolitain
:
Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums
pourpres du soleil des pôles, - ta force.
Après le
Déluge :
Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos
de glaces et de nuit du pôle.
Albert Henry, qui signale ces rapprochements (op. cit.
1998 p.143-144), ne se risque
guère à les interpréter et se contente de noter : "L'essentiel,
d'ailleurs, sur le plan de la création, c'est que ce monde polaire en
vienne à faire partie, à une époque donnée, de la collection de
paysages d'imagination et d'évasion où le poète s'est mis, un jour, à
puiser". Ce décor polaire semble représenter de façon
privilégiée, dans certains textes des Illuminations, le "champ
où se déroule la bataille amoureuse —
ou peut-être, plutôt, le combat ontologique et métaphysique" (p.144)
Pour Bruno Claisse (op. cit. 1988, p. 111-113), c'est
un besoin de se régénérer après l'épuisement des "vieilles
fanfares" et des "vieilles flammes", qui entraîne
l'imagination de Rimbaud vers les paysages du Grand Nord. Il y serait à
la recherche d'une "médication imaginaire" par
"l'appropriation de la violence polaire, par la magie d'un contact
avec les déchaînements arctiques - climatiques et volcaniques, surtout -
contact destiné à nettoyer les dernières traces de l'usure
vitale". Après une substantielle analyse du travail métaphorique de
Rimbaud autour du thème de la violence polaire dans les alinéas 6, 8 et
9 de Barbare, Bruno Claisse constate la progressive érotisation de
la description au cours du texte. Selon lui, cette érotisation manifeste
"que l'excès de force, dans cette fin de poème, cesse
d'être l'unique apanage de la nature; la mer arctique, en particulier,
lui a communiqué "l'alacrité vive et féconde, la flamme de sauvage
amour dont elle palpite elle-même" (Michelet, La Mer). C'est
pourquoi, selon un mouvement d'imagination à la puissance seconde,
l'élément marin n'est plus que l'occasion de projeter les formes
du corps désiré, le corps de celle qu'il nommera, dans Dévotion,
"Circeto". De surcroît, il associe la voix féminine aux
rugissements des volcans et aux vents qui mugissent dans les grottes,
l'assimilation de la femme au volcan et à la grotte étant elle-même des
plus courantes dans toute la tradition érotique. Quant aux larmes
blanches et bouillantes, par lesquelles le poète manifeste dans
l'extase sa force retrouvée - on connaît le sens rimbaldien secret des
larmes blanches (sur ce point voir Antoine Fongaro, op. cit.) - elles
sont l'analogue des brasiers [...] de givre de la nature arctique
où, par l'union des contraires, était signifiée la vitalité polaire.
Les bouillonnements de blancheur sont donc à mettre au compte de
ce qu'on pourrait appeler, dans Barbare, l'harmonie de
l'intense."
le cœur
terrestre éternellement carbonisé pour nous :
Mikael Riffaterre (op. cit. p.237) a
proposé une glose astucieuse pour "carbonisé". Rimbaud,
sachant sans doute que le diamant est du carbone pur cristallisé, aurait
joué sur l'homophonie carbone/carbonisé pour créer l'image d'un
enfantement de ces pierres précieuses par le feu central de la terre (ce
qui n'est pas du tout le cas, scientifiquement parlant). C'est Sergio
Sacchi (op. cit. p.249) qui résume cette glose : "Après avoir
proposé une interprétation métaphorique du "cœur terrestre
carbonisé" (selon lui "a hyperbole of flaming passion")
Riffaterre prend ce même verbe dans sa valeur étymologique. Une même
racine relie en effet le magma central (le "cœur carbonisé")
aux cristaux de carbone : le dernier terme de la série, pourtant
chatoyante, indissociable, "la pluie du vent de diamants" semble
enfin s'imposer comme le produit fondamental du "cœur
terrestre"".
Pour Yves Reboul, le
« cœur
terrestre éternellement carbonisé pour nous » est une figure christique
(profane, voire anti-chrétienne, comme le "génie" dont il est question
dans une autre célèbre prose des Illuminations). Rimbaud
résumerait dans cette figure l'idéal qui, à cette étape de sa maturation
spirituelle, s'impose à lui comme une nouvelle solution de vie. Selon ce
commentateur, la « seconde partie du texte », celle qui s’ouvre au
cinquième alinéa, s'oppose radicalement à la précédente centrée sur
l'image passéiste du « pavillon ». Elle instaure un climat d'euphorie
lié à la révélation de ce nouvel espace ouvert au rêve : le monde réel,
« l’immensité de l’univers » dont parle Génie, célébrés à travers
la figure du « cœur terrestre » dans laquelle il faut voir « une
allégorie de la Vie et de l’Univers lui-même » (p.373), bientôt relayée
par une imagerie sexuelle, sorte d’épanouissement orgastique, qui a la
même signification : « car le sexe est partie prenante de cette
générosité, de cette vie infinie (Génie) du monde que
symbolise le cœur terrestre » (p.374). Il y a là d’abord, nous
dit Reboul, une véritable « morale du plaisir amoureux » (cf. le motif
de « la voix féminine », p.377), et plus encore : un sentiment de
gratitude envers la vie et le le monde, célébré comme un espace ouvert à
l’homme et propice à la satisfaction érotique (voire, au bonheur), clé
d’un avenir réconcilié, sorte de dévotion païenne qui s’oppose en tous
points à cette libido morbide de la révolte dont le « pavillon » était
le symbole.
Cette théorie d'un texte divisé en deux parties de ton
et de sens opposés est évidemment contestable. Une autre lecture du
poème consiste à y observer un glissement continu d’une image dans
l’autre (le drapeau / l’orage cosmique / le paroxysme érotique),
l’installation progressive d’une seule et même vision, une modification
progressive de la couleur affective (de la mélancolie à la joie), une
montée régulière du plaisir vers l’orgasme dont l’explosion du « cœur
terrestre » constitue la figuration poétique (on connaît le sens
érotique fréquent du mot « cœur » chez Rimbaud, cf. Dévotion :
« son cœur, ambre et spunk… », etc.).

retraites,
flammes :
Plusieurs commentateurs signalent le
rapprochement possible avec l'expression "auguste retraite" dans
Chanson de la plus haute tour. Dans ce poème, on considère
généralement que Rimbaud fait allusion à l'exil volontaire et
héroïque ("auguste") qu'il aurait consenti au printemps 1872,
pour permettre à Verlaine de se réconcilier avec sa femme Mathilde (voir
dans cette anthologie, la page consacrée à Chanson
de la plus haute tour). Pierre Brunel écrit : "Il
n'est pas interdit d'entendre ici le ressentiment à l'égard de Verlaine,
si la retraite est la retraite sentimentale et si la flamme
a le sens métaphorique d'amour. Et, en un autre sens, Verlaine peut être
compté au nombre des "anciens assassins". Mais une telle
interprétation facile doit elle-même être vite effacée. Barbare
se situe aussi au-delà de toute biographie." (op. cit. p. 507) 
brasiers
:
André Guyaux
signale que le mot "brasiers" (répété aux 6° et 8°
alinéas) remplace sur le manuscrit le mot "fournaises", qui a
été biffé à deux reprises (op. cit. p.195).
les larmes blanches,
bouillantes :
Antoine Fongaro analyse dans son article L'avant
dernier paragraphe de Barbare l'obscénité voilée
qui se manifeste dans le 9° alinéa du poème. De la part d'un auteur,
argumente-t-il, qui a écrit Un cœur sous une soutane,
dix-huit pièces de l'Album zutique, les trois sonnets des Stupra,
plus au moins une Illumination reconnue unanimement comme un
texte obscène (H), on ne peut pas négliger la possibilité
d'interpréter certains termes du 9° alinéa de Barbare
comme des métaphores obscènes. C'est notamment le cas de l'expression :
"les larmes blanches, bouillantes". Le sens obscène d'une telle
expression "est une banalité dans la littérature érotique, il
suffira de citer un vers du poème La Branleuse, dans Les
Joyeusetés galantes de Glatigny.
Jaillir des nœuds
pressés le foutre en larmes blanches."
Rimbaud
utilise l'image dans son Sonnet du trou du cul de l'Album
zutique, rédigé à deux mains avec Verlaine.
Des filaments pareils à des
larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse, |
"Quand aux volcans
et aux grottes, il serait vain de les chercher en quelque point du
globe. Ce sont des métaphores usuelles dans les textes libertins du
XVIII° siècle pour désigner le sexe féminin" (op. cit. 2004,
p.302). 
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