Barbare (Les Illuminations, 1873-1875)

interprétations bibliographie

Barbare

1    Bien après les jours et les saisons, et les êtres et les pays,
2    Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas.)
3    Remis des vieilles fanfares d'héroïsme qui nous attaquent encore le cœur et la tête loin des anciens assassins
4    Oh ! Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n'existent pas)
5    Douceurs !
6    Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre, Douceurs ! les feux à la pluie du vent de diamants jetée par le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous. Ô monde !   
7    (Loin des vieilles retraites et des vieilles flammes, qu'on entend, qu'on sent,)
8     Les brasiers et les écumes. La musique, virement des gouffres et choc des glaçons aux astres.
9     Ô Douceurs, ô monde, ô musique ! Et là, les formes, les sueurs, les chevelures et les yeux, flottant. Et les larmes blanches, bouillantes, ô douceurs ! et la voix féminine arrivée au fond des volcans et des grottes arctiques.  
10     Le pavillon... 

 


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 

Barbare  : voir note sur "les barbares" dans L'orgie parisienne.


les saisons
:
     Bruno Claisse (op. cit. 108) rappelle l'usage particulier que Rimbaud fait de ce terme. Par exemple dans Bannières de mai : "Je veux bien que les saisons m'usent / À toi Nature je me rends"; au début d' Adieu (Une saison en enfer) : "L'automne, déjà ! Mais pourquoi regretter un éternel soleil, si nous sommes engagés à la découverte de la clarté divine, loin des gens qui meurent sur les saisons." Dans les deux cas les "saisons" sont associées à l'usure du temps, à la condition mortelle de l'homme. Même dans sa correspondance, elles sont l'ennemi : "Et merde aux saisons!" (Lettre à Delahaye de Jumphe 72).

 

Le pavillon en viande saignante :

     Pierre Piret (op. cit. p.110), prend soin de rappeler les différents sens du mot "pavillon" en français. Voici la liste qu'il propose :
     - étymologiquement : papillon
     - tente militaire
     - étoffe de soie blanche qui recouvre le tabernacle, le ciboire
     - ornement extérieur à l'écu, en forme de tente, qui enveloppe les armoiries d'un souverain
     - construction légère, abri
     - corps de bâtiments qui se distingue de l'édifice dont il fait partie
     - extrémité évasée (d'un instrument à vent, d'un phonographe)
     - partie visible de l'oreille externe
     - drapeau, étendard, gonfanon
     - ensemble des facettes taillées sur la culasse d'une pierre en bijouterie

     Les commentateurs retiennent généralement deux éléments de ce riche champ sémantique : l'idée de tente (et les sèmes qui lui sont liés : fonction d'abri, forme évasée) ou l'idée de drapeau, l'une et l'autre assorties de connotations métaphoriques (un ciel, un volcan, le soleil, des baleines baignant dans leur sang ...) et de valeurs symboliques diverses : érotiques, politiques, psychologiques.

L'idée de tente, la forme évasée :

   Commentant la lettre "i" du sonnet des Voyelles ("I, rouge, sang craché etc."), dans son Rimbaud de la collection Poètes d'aujourd'hui (Seghers, 1949) Claude-Edmonde Magny apportait allusivement un éclairage sexuel sur Barbare : "le sang des menstrues et des accouchements (voir le pavillon en viande saignante des Illuminations) qui apporte la vie, certes, mais reste en même temps toujours atroce et répugnant" (p.32-33).
     Albert Py
, dans son édition des Illuminations (Droz-Minard, 1969) écrit : "À la fin du poème, c'est une grande figure de femme qu'on voit peu à peu se dégager du chaos, associée à l'image des grottes arctiques, si bien qu'on se demande si le pavillon de viande saignante n'était pas une fantaisie érotique, un mystérieux abri rouge, et si Rimbaud, remonté loin au-delà des jours et des saisons, ne se berce pas dans une rêverie prénatale".
     Un retour à l'origine, en quelque sorte, qui ne serait pas sans évoquer le titre du fameux tableau de Gustave Courbet : L'origine du monde (et le tableau lui-même, bien entendu).
     Jean-Luc Steinmetz, dans un article de 1973 ("Ici, maintenant Les Illuminations", Littérature n°11, p.43) voyait dans le "pavillon" un "vagin" et, à propos des "larmes blanches, bouillantes", parlait d'"éjaculer dans le sexe maternel".
 
      Antoine Fongaro, qui rappelle ces jugements, argumente dans le même sens (op. cit. 2004, p.300).
      Albert Henry
propose une autre interprétation : "Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques : c'est le volcan en éruption dressant son cône embrasé sur la surface des mers mouvantes de reflets, la lave incandescente dévalant sur ses flancs. Ce volcan, Rimbaud le voit comme une tente ronde et conique, dite pavillon, mais qui au lieu d'être faite de coutil, le serait de viande saignante, ceci en accord avec la couleur de la lave en feu"
(op. cit. 1998, p.145) Mais, malgré ses réticences évidentes, Albert Henry ne nie pas tout à fait que Barbare entre dans une série de poèmes des Illuminations où le monde polaire apparaît à plusieurs reprises comme le "champ où se déroule la bataille amoureuse — ou peut-être, plutôt, le combat ontologique et métaphysique" (op. cit. 1998, p.144)
   Sergio Sacchi (op. cit. p.251-253), rapportant une glose d'Olivier Bivort (op. cit. p. 42-44) interprète le pavillon etc. comme une représentation métaphorique du ciel crépusculaire, embrasé par le soleil couchant. Selon lui, "le pavillon des cieux" est "une métaphore absolument traditionnelle", ainsi que l'assimilation du rouge du couchant au rouge du sang. Le circonstant : "sur la soie des mers" décrit le reflet du spectacle céleste sur la surface des eaux. "Ce crépuscule noyé dans son sang, ajoute Sacchi, fait penser à une gigantesque explosion de violence, laissant les traces ensanglantées de l'univers physique lui-même; une véritable apocalypse, mettant aux prises des énergies démesurées, inhumaines" (252).
   Pierre Piret, dans une conférence prononcée en 1991 (publiée en 1994, op.cit), propose lui aussi  l'idée du soleil se reflétant sur la surface des eaux, mais il interprète le mot pavillon d'une manière différente : "Le ciel, le soleil (couchant ou levant) se mirent dans l'eau, y ondulent comme un pavillon au vent [...] le pavillon, identifié au soleil, se donne à voir comme un fragment de feu, ce qui reviendra dans la suite du texte : l'hypothèse permet en outre de proposer une justification à la curieuse composition de ce pavillon — comme le soleil, la viande est vie (étymologie : vivenda, de vivere : "vivre") et le sang est chaleur et matrice de vie" (p.110). Il rapproche cette image du fameux vers de Baudelaire où sont associées les idées du sang et du soleil couchant : "Le soleil s'est noyé dans son sang qui se fige" (p.111) 
     On aurait envie d'y ajouter le quatrain du Bateau ivre où Rimbaud semble reprendre, en plus horrible, l'image baudelairienne du soleil noyé dans son sang, en y ajoutant l'idée de sa projection sur une mer frissonnante :

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,
Illuminant de longs figements de volets,
Ainsi que des acteurs de drames très antiques
La mer roulant au loin ses frissons de volets!

      Plus loin , dans son analyse (op. cit. p.112), Pierre Piret prend en compte l'érotisation progressive de cette image matricielle du poème, en citant notamment un vers d'Apollinaire qui associe à cette image un symbolisme sexuel : "Le soleil ce jour-là s'étalait comme un ventre / Maternel qui saignait lentement sur le ciel" (Merlin et la vieille femme).

L'idée de drapeau :

   Pour Bruno Claisse, dans la première étude qu'il a consacrée au poème, la quête d'une nouvelle vigueur, d'une seconde naissance, d'une régénérescence, porterait l'imagination rimbaldienne vers les régions arctiques : "En vue de la régénération, le pôle arctique [... offre] les médications les plus énergiques. La première, c'est la transfusion du "beau sang rouge" que la mer offre en surabondance à tous ses enfants [...]", thème que Rimbaud aurait trouvé développé dans La Mer, de Michelet. "L'image rimbaldienne du pavillon en viande saignante trouve dans ces textes de Michelet son explication la plus plausible [...] le pavillon rouge sang évoque les chairs sanguinolentes des baleines blessées par les Esquimaux ou les cétacés carnivores : leur masse colossale ressemble à un drapeau géant déployé en permanence sur le Grand-Nord" (op. cit. 1988, p.109-110). Par cette analyse, il rejoint Margaret Davies qui supposait cette métaphore inspirée à Rimbaud par une lecture de Moby Dick (Pierre Brunel, op. cit. p.500). Mais Bruno Claisse (op. cit. p.111) accepte parfaitement une interprétation polysémique de l'image : "si, chez Rimbaud, révolution sociale et révolution de l'amour vont de pair, on ne s'étonnera pas que le pavillon de viande saignante exprime un fantasme érotique tout autant que révolutionnaire" (à cause du drapeau rouge, "couleur du sang des ouvriers" comme dit la chanson) et même peut-être qu'il puisse contenir une évocation parodique du Sacré-Cœur de Jésus saignant pour les hommes (op. cit. 1988, p.113-115).    

   "Je le verrais plutôt, écrit Pierre Brunel, comme une oriflamme, au sens que Littré donne à ce mot ("petit étendard fait de tissu de soie de couleur rouge tirant sur l'orangé, que nos anciens rois allaient recevoir des mains de l'abbé de Saint-Denis, en partant pour la guerre"). [...] Une expédition maritime d'un genre nouveau parvient au pôle [... ] nouvel avatar du "grand vaisseau d'or" évoqué dans l'Adieu d'Une saison en enfer" (op. cit. 507-512). Pierre Brunel précise quelques pages plus loin la valeur symbolique qu'il accorde à cette expédition imaginaire et à son étendard : "il a la couleur du sang cru, il est l'emblème d'une cruauté régénératrice" (p.512). Jean-Pierre Richard (op. cit. p. 214), sans accorder à l'image un sens aussi précis, opte lui aussi pour un drapeau rouge : "Quoi de surprenant à voir le rouge d'un drapeau saigner  sur la surface soyeuse d'une mer et se métamorphoser en viande, puisque Rimbaud rêve cette soie elle-même comme une chair humide et fleurie ?" (!).
   Yves Reboul voit essentiellement dans Barbare un "congé poétique", congé donné par Rimbaud à son ancien moi, tout particulièrement à ses sympathies communardes. Dans ce cadre d'analyse, le "pavillon" est le drapeau rouge des révolutionnaires, symbole fantomatique d'un passé dont le locuteur se détache (même s'il s'y rattache encore quelques restes d'affection déclinante comme le montre sa brève réapparition à la fin du poème) :
« Ce pavillon en viande saignante, c’est bien entendu le drapeau rouge dont le locuteur, depuis le lieu fictivement retiré d’où il nous parle, fait le rêve, ancien chez lui (les vieilles fanfares) mais aussitôt réduit à néant, de le voir déployé jusqu’aux extrémités du monde − et donc jusqu’aux mers glacées qui recouvrent le pôle arctique. » (op. cit. p.367-368) Pourquoi : « aussitôt réduit à néant » ? À cause de la parenthèse : « elles n’existent pas ». « Car le locuteur peut bien rêver de voir ce pavillon déployé jusque sur les mers polaires, son rêve n’en est pas moins immédiatement frappé d’inanité par la parenthèse négatrice elles n’existent pas, même si celle-ci, syntaxiquement parlant, ne porte au sens strict que sur les fleurs arctiques. » (p.369)
   Jean-Luc Steinmetz (op. cit.) a proposé depuis longtemps une glose du « pavillon » par Jules Verne qui aurait le mérite supplémentaire d'expliquer cette référence polaire servant d’arrière plan à tant de « bravoures » (Dévotion) de tous ordres, dans les Illuminations. Ce serait le pavillon d’étamine rouge que les explorateurs britanniques tentaient, à la fin du XIXe siècle, de faire flotter sur le pôle septentrional de la planète, sans y parvenir et au péril de leur vie. Reboul, qui ne retient pas du tout cette explication, note malgré tout dans Littré, au mot « sur », l’exemple suivant : « le pavillon anglais domine sur les mers » (p.367), preuve, au moins, que l’association « pavillon + anglais » était dans l’air du temps. Un autre intérêt de cette source, si on la retenait, serait de suggérer une polyvalence du symbole du pavillon. Pourquoi, en effet, en lisant le récit de la fin sanglante du Capitaine Hatteras, enveloppé dans son drapeau d'étamine rouge, ou la mort de Némo dans L’île mystérieuse qui, elle aussi, intervient en pleine éruption volcanique et en zone polaire (ou en lisant Michelet qui, dans La Mer consacre un chapitre entier à l’héroïsme suicidaire des explorateurs des pôles), Rimbaud n’aurait-il pas été frappé de cette correspondance entre divers drapeaux rouges, entre les explorateurs anglais et les « assassins » de Matinée d'ivresse (auxquels Barbare fait manifestement référence dans son troisième alinéa), entre  ces diverses catégories de conquérants de l’impossible : les poètes, les révolutionnaires, les explorateurs polaires. Rimbaud aurait pu sentir dans ce rapprochement le moyen d’une équivoque subtile bien dans l’esprit de sa poétique de l’énigme. Que de vraisemblance, finalement, dans cet intertexte vernien qui pouvait paraître, au départ, artificiel ! Et, surtout, combien plus satisfaisante l’idée que le poème ait pu se construire autour d’un symbole polyvalent de la quête de l’Inconnu où Rimbaud aurait souhaité rassembler en une image unique ces trois passions (au sens évangélique du terme) : poésie, exploration, révolution.
   Bruno Claisse a consacré en 2012 un nouvel article à Barbare. Il y propose une interprétation nouvelle du "pavillon" comme symbole du sexe masculin.
Le "chaos de glace et de nuit du pôle", explique-t-il, apparaît dans plusieurs illuminations comme le théâtre de la bataille amoureuse ("Dévotion", "Métropolitain"). Il en va de même dans Barbare, où les allusions érotiques ne manquent pas (notamment à la fin du poème). Quel peut donc être dans ce contexte le sens métaphorique du "pavillon" ?

"L'intertexte arctique (Métropolitain, Dévotion) ainsi que le matériel métaphorique propre à la langue érotique contemporaine, répondent d'eux-mêmes, en nous faisant lire « le pavillon en viande saignante » comme un triomphe de la « force » virile ; il suffit de rappeler le sens de deux expressions de la langue érotique contemporaine — « l'étendard d'amour » phallique, dit encore « la viande crue » (Delvau) —, dont le poète a pu librement s'inspirer : de là, qui plus est, une « viande » non pas tant « sanglante » (c'est à dire désignant un état [comme « l'étendard sanglant » de la Marseillaise] ) que « saignante » (donc indiquant un saignement), car cette « viande » est une chair à la fois vivante et à vif, tant la pulsion vers « la voix féminine », malgré son irréalisme, est intense. Quant au pôle, il a lui-même été associé depuis longtemps, par toute une tradition libertine (Charles Sorel, Andréa de Nerciat, etc.), au corps féminin [cf. Louis de Landes, p.288], du fait de l'aimantation que celui-ci exerce sur la « force » virile, dont il est le pôle." (op. cit. 2012 p.70).

Ce sens sexuel, qui peut paraître d'abord aléatoire, est renforcé, sinon clairement validé, à la fin du poème avec l'apparition des « larmes blanches, bouillantes » qui ne sont rien d'autre que le saignement de la « force ».

 

La solution polysémique ou synthétique :
   Dans un texte intitulé "Illuminations obscures - singularités sémantiques-", Steve Murphy propose une approche polysémique combinant l'image du drapeau rouge, du soleil (ou de l'aurore) et du sexe féminin. Il commence par regretter que les traducteurs en langue anglaise rendent généralement "pavillon" par "flag" alors que le mot "pavillion" existe en anglais. Puis, il affirme que le symbole du drapeau rouge "possède des connotations à la fois sanguines et solaires, ces deux sèmes étant indéniablement motivés dans ce texte, comme ailleurs dans les Illuminations. Le couchant du soleil s'accompagne conventionnellement de métaphores visuelles portant sur le sang. Ici, il peut s'agir du lever d'un nouveau soleil. Le drapeau serait teint du sang communard versé dans les abattoirs de la Semaine sanglante [...] Cette interprétation nous paraît d'autant moins arbitraire que dans la propagande républicaine et communarde, le soleil représente la République, la Sociale, la Commune. Tel est également le sens symbolique du soleil dans de nombreux poèmes de Rimbaud (Chant de guerre parisien, L'Orgie parisienne, Accroupissements, Les Assis, Les Pauvres à l'église, Les Mains de Jeanne-Marie, L'Homme juste ...). Simultanément, [...] ce paysage que l'on a pu qualifier d'"orgasmique" semble justifier l'intuition de plusieurs commentateurs (Claude-Edmonde Magny, Jean-Luc Steinmetz, R.G. Cohn ...) selon laquelle le pavillon en viande saignante sur la soie des mers serait une évocation de la matrice maternelle, et de la menstruation, avec équivoque homonymique sur mers [...] Beaucoup de la force de ce pavillon disparaît lorsqu'on n'adopte qu'une lecture : matrice, soleil, drapeau, sans envisager une lecture moins plurielle que synthétique" (op.cit. p.27-28).

 
la soie des mers :
     La soie, comme métaphore évoquant une surface liquide ondulante et moirée, se trouvait déjà utilisée dans le début de Mémoire pour décrire une rivière. Et, en outre, associée à l'idée de drapeaux (oriflammes): 

L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance;
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

l'ébat des anges; − Non ... le courant d'or en marche [...] 
  

     On retrouve la soie associée à l'idée de l'eau dans l'expression "source de soie" que Rimbaud utilise dans Nocturne Vulgaire

- Ici, va-t-on siffler pour l'orage, et les Sodomes, - et les Solymes, - et les bêtes féroces et les armées, - (Postillon et bêtes de songe reprendront-ils sous les plus suffocantes futaies, pour m'enfoncer jusqu'aux yeux dans la source de soie).
- Et nous envoyer, fouettés à travers les eaux clapotantes et les boissons répandues, rouler sur l'aboi des dogues...

     D'après Bruno Claisse (op. cit. 2000, p. 117), il y aurait là un souvenir des Goncourt, commentant L'embarquement pour Cythère de Watteau : "toute cette soie nuée et tendre [la soie des vêtements des personnages du tableau] dans le liquide rayonnant [se reflétant à la surface de l'eau]" (Edmond et Jules Goncourt, L'Art du XVIII° siècle). Rimbaud connaissait d'autant plus sûrement les écrits de ses contemporains concernant le XVIII° siècle que Verlaine s'était documenté sur la question au moment où il rédigeait ses Fêtes Galantes. En relation avec l'atmosphère théâtrale, ou plutôt "opéradique" (l'adjectif est aussi des Goncourt), qui règne dans Nocturne Vulgaire, Bruno Claisse souligne le caractère artificiel, onirique, irréel, de ces paysages à la Watteau, et se demande si la "source de soie" ne ferait pas plus précisément allusion à ces machines de théâtre "dépliant leurs gazes colorées et lamées sur des tambours lumineux en rotation" pour créer des effets d'eau. On voit bien, en effet, ce qui pouvait séduire l'auteur du Bateau ivre dans de telles machines (voir note précédente). 
     Ceci dit, Bernard Meyer (dans Sur les derniers vers, L'Harmattan, 1996, p.145-165) voyait déjà dans l'expression "braises de satin" du poème L'Éternité une métaphore textile désignant le reflet du soleil couchant sur la surface de la mer :

Elle est retrouvée.
Quoi ? L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil. 

[...]

Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin. 

Là pas d'espérance,
Nul orietur,
Science avec patience,
Le supplice est sûr.

[...]

      On voit qu'on est, avec Barbare, dans une problématique très voisine à tous points de vue de celle de L'Éternité : thème du salut, métaphore du soleil couchant comparé à une matière en combustion se mêlant à l'élément liquide, et présenté comme un symbole tragique du destin humain (la seule éternité, c'est la mer mêlée au soleil, la braise du soleil sur le satin des mers, c'est à dire la jouissance de l'instant, c'est à dire le supplice de la chair vouée à la mort, avec tout ce que cette révélation peut avoir de tragique pour celui qui a cru jadis à la Promesse chrétienne").

arctiques :
     Tous les commentateurs rappellent la présence du Grand Nord dans plusieurs poèmes des Illuminations.
Le "pôle" est toujours associé à une idée de rudesse et de désordre : dans "Génie", Rimbaud évoque le "désert de neige" du "pôle tumultueux" ; dans "Après le Déluge", il parle du "chaos de glaces et de nuit du pôle". Dans "Dévotion" et "Métropolitain", le milieu polaire apparaît comme "le champ où se déroule la bataille amoureuse" (Albert Henry, op.cit.). Il en symbolise l'intensité poétique (parfums, lumières et couleurs) et la violence.
     Jean-Luc Steinmetz rappelle que les contemporains de Rimbaud ont rêvé de la conquête des pôles : "Jules Verne, notamment, n'aura de cesse de faire parvenir ses héros dans de tels lieux extrêmes, et quelques-uns de ses romans devancent la découverte qui put en être faite. Le capitaine Hatteras se dirige invariablement vers le Nord en proie à sa 'septentriomanie' (le livre date de 1864, le Pôle Nord ne sera atteint qu'en 1909 par Peary). Quant au Pôle Sud, un autre ouvrage des Voyages extraordinaires en montre brièvement la conquête lorsque le capitaine Nemo touche, le 21 mars 1868, ce bout du monde. Vingt mille lieues sous les mers paraît en 1869 et il est fort probable que Rimbaud lut ce volume [...] Lorsque Nemo touche le Pôle Sud (antarctique), il y plante un pavillon noir sur lequel s'étale la lettre N (que l'on n'aille pas voir ici le rappel du N de napoléon III, dit Badinguet par les ennemis du régime, mais plutôt le N de Nemo et de toute négation, le N de l'anarchie, dont Nemo, dégoûté des hommes, se réclame après avoir voulu les sauver). Ce pavillon est formé d'une étoffe soyeuse : l'étamine (soie des mers - fleurs, si l'on admet que métonymiquement l'étamine peut renvoyer à la fleur). Auparavant, les aventuriers sont passés près d'une zone volcanique, car
— ce que rappelle Nemo à son interlocuteur le professeur Aronnax — deux volcans en activité se dressent sur ces glaces, l'Erebus et le Terror. Faut-il en outre rappeler que Nemo signifie 'personne' ? Autrement dit, 'il n'existe pas'." (op. cit. p.73).

(elles n'existent pas.) :
     Les commentateurs se demandent si le pronom féminin pluriel "elles" se réfère seulement aux "fleurs arctiques", aux fleurs ET aux mers, voire à l'ensemble de l'image véhiculée par l'alinéa. 
     Dans son article De la "source de soie" à la "soie des mers" (op. cit. 2000, p.119), Bruno Claisse écrit : "le pronom féminin pluriel ("elles") réfère à deux féminins pluriels coordonnés (donc INDISSOCIABLES), qui précèdent immédiatement ("des mers et des fleurs arctiques"), mais, par là, au terme, lui-même féminin, qui les commande en facteur commun et compte donc aussi pour un pluriel : "la soie des mers et (la soie) des fleurs arctiques". De fait, ce ne sont pas tant les mers et les fleurs arctiques qui n'existent pas (pour les mers, ce serait un non-sens), que la triade formée par "la soie" et sa double complémentation". 
    Mais Bruno Claisse, dans le cadre de son interprétation de Barbare comme plongée régénératrice dans l'univers sauvage et vivifiant du pôle (voir note sur le "pavillon"), décèle une opposition entre l'artificialité esthétisante de la "soie des mers" et la salubre barbarie du "pavillon en viande saignante". Selon lui, cette incidente ne condamne qu'une littérature à la mode, un "mode d'écriture" : "l'écriture du goncourtisme" (op. cit. 2000, p.119, note 55). Contrairement à lui, on peut considérer que la "parenthèse critique" : "elles n'existent pas" frappe d'irréalité l'ensemble de l'image, et constitue de la part de Rimbaud, au seuil de son poème, un avertissement donné au lecteur et une mise à distance ironique de la vision développée par le texte.

 

"vieilles fanfares"; "anciens assassins" :
     Ces termes (ainsi que ceux qui semblent en reprendre le sens au paragraphe 7 : "vieilles flammes", "vieilles retraites") ont donné lieu à deux interprétations absolument divergentes : une interprétation littérale tendant à conférer un sens politique et historique au poème, celle de Hermann H. Wetzel, une interprétation métaphorique par l'intertextualité interne et par la biographie qui est celle d'André Guyaux.
     Hermann H. Wetzel regroupe ces termes dans ce qu'il appelle "l'isotopie repoussée du militaire" (op.cit. p.137). Ils évoquent pour lui "cet héroïsme pathologique ('remis des') des entreprises héroïques passées qui n'étaient qu'assassinats" (ibid.) 
Le texte, selon ce critique, met en opposition ce lexique militaire, symbole d'un passé rejeté, et "l'image utopique" constituée par le pavillon, symbole d'"un état utopique encore non-réalisé ('elles n'existent pas') mais déjà 'vu' par le poète". (p.136). Cette interprétation colle évidemment assez bien avec l'image d'un Rimbaud communard, enragé, à qui l'auteur prête "la certitude que l'harmonie universelle ne se fera que par un procédé sanglant, barbare, non pas en réconciliant les éléments sociaux, mais en les amalgamant, en les fondant dans une matière unique et inséparable par la force de l'amour." (p.140). Mais colle-t-elle vraiment avec la lettre du texte ? L'énonciateur ne se décrit-il pas "remis" d'une maladie qui l'a affecté lui-même dans le passé (on ne se dit pas "remis" de la maladie des autres, normalement) ? Faut-il donc comprendre qu'il a manifesté jadis un "héroïsme pathologique" ? Dans quel sens ? Au sens militaire du mot ? Notre critique ne le précise malheureusement pas.
     "Barbare est le seul texte des Illuminations, écrit André Guyaux, qui semble renvoyer de façon précise à un autre texte : fanfares et assassins, accompagnés d'une référence au passé, nous reporteraient à Matinée d'ivresse, où l'on trouvait aussi l'emploi de la première personne du pluriel désignant, comme ici peut-être, une première personne du singulier". (op. cit. p. 194). 
     Dans Matinée d'ivresse, le mot fanfare désigne à deux reprises l'état d'euphorie qui accompagne l'"ivresse" (on interprète souvent le poème comme l'évocation poétique d'une expérience de haschich) : "O mon Bien ! O mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! Chevalet féerique ! ..." [...] "la fanfare tournant, nous serons rendus à l'ancienne inharmonie".
     Le mot assassins est interprété souvent comme un à-peu-près pour "hashichins", consommateurs de haschich : "Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours. / Voici le temps des Assassins."
    Comme le suggère André Guyaux, la présence du "nous" semble indiquer une référence autobiographique.
     Antoine Fongaro, par ailleurs, indique dans un article sur "Matinée d'ivresse" que le mot assassins "ne saurait être réduit à son étymologie haschichins, et désigne, au delà des preneurs de drogue, les démolisseurs de l'ordre établi [...] C.A. Hackett, ajoute-t-il, me semble avoir vu juste quand il écrit, après avoir rappelé l'étymologie par Haschichins : Mais à la fin, menaçante et triomphale, de ce texte, les Assassins ne seraient-ils pas, dans l'esprit de Rimbaud, les poètes, qui ont la mission de détruire notre civilisation en vue de la refaire ? (Rimbaud, Oeuvres poétiques, collection de l'Imprimerie Nationale, 1986, p.342 a)." (Antoine Fongaro, De la lettre à l'esprit, Champion, 2004, p.166).
     Ce point de vue est confirmé par la comparaison entre les Communards et les membres de la secte persane des Haschichins ou Assassins que l'on peut trouver dans Barbares et bandits, recueil d'articles de Paul de Saint-Victor (1871). De même que le "Vieux de la montagne", chef charismatique de la secte des Haschischins droguait ses disciples pour leur insuffler le courage de commettre leurs attentats-suicides, de même les chefs communards incitaient leurs hommes à s'enivrer pour aller mourir sur les barricades :

Qu'est-ce que la Commune dans le vrai et pur sens du mot ? Ce qu'il y a de plus local et de plus intime dans la grande patrie ; un groupe dans un peuple, une famille agrandie. De ce foyer de la cité, les démagogues du 18 mars avaient fait un caravansérail de condottieri. L'Internationale, cette franc-maçonnerie du crime, dont le drapeau n'a d'autre couleur que celle du sang, trônait et régnait à l'Hôtel-de-Ville. Elle avait recruté les routiers et les malandrins de l'Europe entière. Des faussaires polonais, des bravi garibaldiens, des pandours slaves, des agents prussiens, des flibustiers yankees, cavalcadaient en tête de ses bataillons, plus chamarrés et plus galonnés que l’état-major de Soulouque. Paris était devenu l'égout collecteur de la lie et de l'écume des deux mondes. Il expiait par le cosmopolitisme du crime le cosmopolitisme de corruption dont il s'était fait si longtemps le centre. Ce « cabaret de l'Europe », comme on l'appelait élégamment autrefois, n'était plus que son tapis-franc, un tapis-franc fétide et sinistre, plein de rixes et de fureurs, où ruisselaient pêle-mêle le vin et le sang.

Car l’ivrognerie était l’aliment de cette révolution crapuleuse. Une vapeur d'alcool flottait sur l'effervescence de sa plèbe. La bouteille fut un des « instruments de règne » de la Commune. Elle abrutissait avec le vin et l'eau-de-vie les bandes imbéciles qu'elle expédiait à la mort, comme le Vieux de la Montagne hallucinait ses séides avec le haschisch. Ses bataillons marchaient en titubant au combat. Il y avait du delirium tremens dans la furie de leur résistance. Ils tombaient ivres-morts sous les balles et sous les obus.

Barbares et Bandits. La Prusse et la Commune,
par Paul de Saint-Victor, Paris, Calmann-Lévy, 1871
Chapitre intitulé : « L’Orgie rouge », p.248-249

     En conclusion, "fanfare" et "assassins" pourraient bien représenter dans le poème, pour reprendre la formule de Wetzel, "l'isotopie repoussée" du révolutionnaire plutôt que celle "du militaire". C'est en tout cas de cette façon qu'Yves Reboul comprend le texte :

"Le sens en coule de source : c’est précisément parce que ces fanfares, celles de la geste révolutionnaire, lui attaquent encore l’esprit et le cœur qu’il reste tenté d’imaginer le drapeau rouge flottant jusqu’aux limites du monde — les mers arctiques en l’occurrence ; mais c’est parce qu’il sait aussi que cela n’existe [...] pas qu’il s’en trouve désormais remis, au point de jeter sur ce passé-là le regard distancié qui définit sa posture dans le poème." (p.369)

Resterait à se demander si Rimbaud se dit définitivement "remis" de son attirance pour la révolution ou si celle-ci n'est que momentanément (et bien vainement) repoussée, comme au début de "Qu'est-ce pour nous mon coeur ...", où "l'Esprit" tente d'abord de prendre ses distances à l'égard d'un enthousiasme révolutionnaire dévastateur dont le "Cœur", lui, ne saurait se départir.

 

Oh, le pavillon etc. :
      Hermann H. Wetzel interprète ce "Oh" comme un terme d'admiration : "Sa deuxième apparition [du pavillon] est introduite par un "Oh !" admiratif qui, avec l'exclamation "Douceurs !" du paragraphe suivant, signale un développement heureux." (op. cit. p.134). La plupart des critiques semblent partager ce point de vue.  
      Le retour du "pavillon en viande saignante" dans le 4e alinéa, avec la valeur obsessionnelle que cette reprise lui donne, avec le surplus émotionnel conféré par l'interjection ("Oh!"), pose nécessairement la question du statut de cette étrange image dans le texte. Une solution de paresse consisterait à considérer cette reprise comme un simple effet de refrain. D'autant que l'image est ici insérée dans une phrase capitale, où viennent d'être mentionnés les efforts du narrateur pour se dégager de ses "fanfares" (ou "fanfaronnades" — suggère astucieusement Pierre Brunel — psychédéliques; voir note précédente). Malgré l'absence de tout lien explicite entre le 3° et le 4° alinéa bel exemple d'ellipse rimbaldienne , le lecteur attentif devine une relation causale. Mais laquelle? Le narrateur a-t-il la vision d'un "pavillon en viande saignante" parce qu'il s'est dégagé des vieilles fanfares et des anciens assassins? Ou, au contraire, parce que ses anciens fantasmes lui "attaquent encore le cœur et la tête". Il y a là, entre le 3° et le 4° alinéa, un vide sémantique que les divers lecteurs ne remplissent pas de la même façon.
     Pour Albert Henry, par exemple (Contributions à la lecture de Rimbaud, Académie royale de Belgique, 1998), le "pavillon barbare en viande saignante" est une vision : "Personne ne conteste que nous avons affaire dans Barbare à un univers de visionnaire" (p.145). C'est "un paysage symbolique en rouge majeur", transposition de l'"ardeur inouïe qui emporte" le poète vers le "rêve d'un grand amour féminin" (p.146-147). "C'est une tempête psychologique qui a suscité son idéogramme d'incantation, sa réplique symbolique" (p.305). Autrement dit, pour Albert Henry, l'image centrale du poème représente une nouvelle vision du "nouvel amour", donc implicitement : une rechute dans les anciens délires de la "lettre du voyant" et de l'"Alchimie du verbe". Sans le dire aussi nettement, il assimile "le pavillon" a une de ces échappées dans l'imaginaire dont Rimbaud vient d'avouer qu'elles lui "attaquent encore le cœur et la tête". Il rattache sémantiquement le 4° alinéa au membre de phrase entre tirets de l'alinéa précédent.  
     Cette interprétation met en colère Pierre Brunel (Éclats de la violence, Corti, 2004, pages 506-507) : "On est dans l'ère et dans l'aire du métaphysique. Barbare se situe dans un au-delà de la vue et de la vision, un au-delà du Voyant  comme, pris globalement l'ensemble des Illuminations. "Personne ne conteste que nous avons affaire dans Barbare à un univers de visionnaire", écrit Albert Henry. Je m'inscris pourtant en faux contre une telle affirmation, et je fais entendre une fausse note dans cette belle unanimité. Le Rimbaud de Barbare est en rupture de ban avec les visions" [...] "la volonté se bande contre les vieilles fanfares d'héroïsme" [...] "le rejet est des plus nets : la guérison, encore incomplète, suppose un tel éloignement" (par rapport aux "vieilles fanfares" et aux "anciens assassins"). Autrement dit, pour Pierre Brunel : puisque Rimbaud vient d'affirmer être guéri de ses anciennes folies, l'expérience rapportée par Barbare ne saurait être une de ces prétendues visions dont son œuvre antérieure était remplie. Il s'agit d'une expérience nouvelle, dont il nous dit qu'elle est d'ordre métaphysique. Que peut représenter, pour Pierre Brunel, une telle expérience métaphysique ? Une méditation ? une révélation spirituelle? une conversion? un acte de foi? En tout cas, sur le plan de la lecture du texte, l'interprétation de Pierre Brunel revient à considérer "
qui nous attaquent encore le cœur et la tête " comme une incidente sans implication sur le sens profond du poème.
     Telle est aussi l'opinion nettement formulée d'Yves Reboul :
« Nul verbe n’est conjugué ici, à l’exception d’une parenthèse apparaissant deux fois en fonction négatrice – « (elles n’existent pas) » - et de deux relatives en situation d’incises, qui modulent le texte sans lui être essentielles » (p.362) On ne peut plus clairement indiquer le rôle somme toute anecdotique de ces relatives dans l’économie du récit. L'auteur n'en considère pas moins l'image du pavillon comme un « rêve » (p.367), une « rêverie » (p.374), « une chose vue (même fantasmatique) » (p.362). Mais, comme Pierre Brunel, il pense que Rimbaud rejette fermement ce rêve dans lequel il ne voit que la manifestation d'un passé révolu. Et cela au profit d'un autre rêve, d'une nouvelle et plus féconde vision de la vie et du monde, qu'il est dans la mission de la deuxième partie du texte d'exposer.
   

Les brasiers, pleuvant aux rafales de givre,[...] (et toute la suite du texte):
     Cette antithèse de la glace et du feu, dans un paysage défini comme "polaire" ou "arctique" rappelle nécessairement d'autres poèmes, pour le lecteur familier des Illuminations :

Matinée d'ivresse :
Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

Dévotion :
Ce soir à Circeto des hautes glaces, grasse comme le poisson, et enluminée comme les dix mois de la nuit rouge, - (son coeur ambre et spunk), - pour ma seule prière muette comme ces régions de nuit et précédant des bravoures plus violentes que ce chaos polaire.

Métropolitain :
Le matin où avec Elle, vous vous débattîtes parmi les éclats de neige, les lèvres vertes, les glaces, les drapeaux noirs et les rayons bleus, et les parfums pourpres du soleil des pôles, - ta force.

Après le Déluge :
Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle.

     Albert Henry, qui signale ces rapprochements (op. cit. 1998 p.143-144), ne se risque guère à les interpréter et se contente de noter : "L'essentiel, d'ailleurs, sur le plan de la création, c'est que ce monde polaire en vienne à faire partie, à une époque donnée, de la collection de paysages d'imagination et d'évasion où le poète s'est mis, un jour, à puiser". Ce décor polaire semble représenter de façon privilégiée, dans certains textes des Illuminations, le "champ où se déroule la bataille amoureuse — ou peut-être, plutôt, le combat ontologique et métaphysique" (p.144)
    Pour Bruno Claisse (op. cit. 1988, p. 111-113), c'est un besoin de se régénérer après l'épuisement des "vieilles fanfares" et des "vieilles flammes", qui entraîne l'imagination de Rimbaud vers les paysages du Grand Nord. Il y serait à la recherche d'une "médication imaginaire" par "l'appropriation de la violence polaire, par la magie d'un contact avec les déchaînements arctiques - climatiques et volcaniques, surtout - contact destiné à nettoyer les dernières traces de l'usure vitale". Après une substantielle analyse du travail métaphorique de Rimbaud autour du thème de la violence polaire dans les alinéas 6, 8 et 9 de Barbare, Bruno Claisse constate la progressive érotisation de la description au cours du texte. Selon lui, cette érotisation manifeste "que l'excès de force, dans cette fin de poème, cesse d'être l'unique apanage de la nature; la mer arctique, en particulier, lui a communiqué "l'alacrité vive et féconde, la flamme de sauvage amour dont elle palpite elle-même" (Michelet, La Mer). C'est pourquoi, selon un mouvement d'imagination à la puissance seconde, l'élément marin n'est plus que l'occasion de projeter les formes du corps désiré, le corps de celle qu'il nommera, dans Dévotion, "Circeto". De surcroît, il associe la voix féminine aux rugissements des volcans et aux vents qui mugissent dans les grottes, l'assimilation de la femme au volcan et à la grotte étant elle-même des plus courantes dans toute la tradition érotique. Quant aux larmes blanches et bouillantes, par lesquelles le poète manifeste dans l'extase sa force retrouvée - on connaît le sens rimbaldien secret des larmes blanches (sur ce point voir Antoine Fongaro, op. cit.) - elles sont l'analogue des brasiers [...] de givre de la nature arctique où, par l'union des contraires, était signifiée la vitalité polaire. Les bouillonnements de blancheur sont donc à mettre au compte de ce qu'on pourrait appeler, dans Barbare, l'harmonie de l'intense."

 

le cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous :
     Mikael Riffaterre (op. cit. p.237) a proposé une glose astucieuse pour "carbonisé". Rimbaud, sachant sans doute que le diamant est du carbone pur cristallisé, aurait joué sur l'homophonie carbone/carbonisé pour créer l'image d'un enfantement de ces pierres précieuses par le feu central de la terre (ce qui n'est pas du tout le cas, scientifiquement parlant). C'est Sergio Sacchi (op. cit. p.249) qui résume cette glose : "Après avoir proposé une interprétation métaphorique du "cœur terrestre carbonisé" (selon lui "a hyperbole of flaming passion") Riffaterre prend ce même verbe dans sa valeur étymologique. Une même racine relie en effet le magma central (le "cœur carbonisé") aux cristaux de carbone : le dernier terme de la série, pourtant chatoyante, indissociable, "la pluie du vent de diamants" semble enfin s'imposer comme le produit fondamental du "cœur terrestre"".
     Pour Yves Reboul, le
« cœur terrestre éternellement carbonisé pour nous » est une figure christique (profane, voire anti-chrétienne, comme le "génie" dont il est question dans une autre célèbre prose des Illuminations). Rimbaud résumerait dans cette figure l'idéal qui, à cette étape de sa maturation spirituelle, s'impose à lui comme une nouvelle solution de vie. Selon ce commentateur, la « seconde partie du texte », celle qui s’ouvre au cinquième alinéa, s'oppose radicalement à la précédente centrée sur l'image passéiste du « pavillon ». Elle instaure un climat d'euphorie lié à la révélation de ce nouvel espace ouvert au rêve : le monde réel, « l’immensité de l’univers » dont parle Génie, célébrés à travers la figure du « cœur terrestre » dans laquelle il faut voir « une allégorie de la Vie et de l’Univers lui-même » (p.373), bientôt relayée par une imagerie sexuelle, sorte d’épanouissement orgastique, qui a la même signification : « car le sexe est partie prenante de cette générosité, de cette vie infinie (Génie) du monde que symbolise le cœur terrestre » (p.374). Il y a là d’abord, nous dit Reboul, une véritable « morale du plaisir amoureux » (cf. le motif de « la voix féminine », p.377), et plus encore : un sentiment de gratitude envers la vie et le le monde, célébré comme un espace ouvert à l’homme et propice à la satisfaction érotique (voire, au bonheur), clé d’un avenir réconcilié, sorte de dévotion païenne qui s’oppose en tous points à cette libido morbide de la révolte dont le « pavillon » était le symbole.
     Cette théorie d'un texte divisé en deux parties de ton et de sens opposés est évidemment contestable. Une autre lecture du poème consiste à y observer un glissement continu d’une image dans l’autre (le drapeau / l’orage cosmique / le paroxysme érotique), l’installation progressive d’une seule et même vision, une modification progressive de la couleur affective (de la mélancolie à la joie), une montée régulière du plaisir vers l’orgasme dont l’explosion du « cœur terrestre » constitue la figuration poétique (on connaît le sens érotique fréquent du mot « cœur » chez Rimbaud, cf. Dévotion : « son cœur, ambre et spunk… », etc.).  

 

retraites, flammes :
     Plusieurs commentateurs signalent le rapprochement possible avec l'expression "auguste retraite" dans Chanson de la plus haute tour. Dans ce poème, on considère généralement que Rimbaud fait allusion à l'exil volontaire et héroïque ("auguste") qu'il aurait consenti au printemps 1872, pour permettre à Verlaine de se réconcilier avec sa femme Mathilde (voir dans cette anthologie, la page consacrée à Chanson de la plus haute tour). Pierre Brunel écrit : "Il n'est pas interdit d'entendre ici le ressentiment à l'égard de Verlaine, si la retraite est la retraite sentimentale et si la flamme a le sens métaphorique d'amour. Et, en un autre sens, Verlaine peut être compté au nombre des "anciens assassins". Mais une telle interprétation facile doit elle-même être vite effacée. Barbare se situe aussi au-delà de toute biographie." (op. cit. p. 507) 

     

brasiers : 
     André Guyaux signale que le mot "brasiers" (répété aux 6° et 8° alinéas) remplace sur le manuscrit le mot "fournaises", qui a été biffé à deux reprises (op. cit. p.195).

 

les larmes blanches, bouillantes :
     Antoine Fongaro analyse dans son article L'avant dernier paragraphe de Barbare l'obscénité voilée qui se manifeste dans le 9° alinéa du poème. De la part d'un auteur, argumente-t-il, qui a écrit Un cœur sous une soutane, dix-huit pièces de l'Album zutique, les trois sonnets des Stupra, plus au moins une Illumination reconnue unanimement comme un texte obscène (H), on ne peut pas négliger la possibilité d'interpréter certains termes du 9° alinéa de Barbare comme des métaphores obscènes. C'est notamment le cas de l'expression : "les larmes blanches, bouillantes". Le sens obscène d'une telle expression "est une banalité dans la littérature érotique, il suffira de citer un vers du poème La Branleuse, dans Les Joyeusetés galantes de Glatigny.

Jaillir des nœuds pressés le foutre en larmes blanches."

    Rimbaud utilise l'image dans son Sonnet du trou du cul de l'Album zutique, rédigé à deux mains avec Verlaine.

Des filaments pareils à des larmes de lait
Ont pleuré, sous le vent cruel qui les repousse,

     "Quand aux volcans et aux grottes, il serait vain de les chercher en quelque point du globe. Ce sont des métaphores usuelles dans les textes libertins du XVIII° siècle pour désigner le sexe féminin" (op. cit. 2004, p.302).
     


 

 

Bibliographie

remonter interprétations
 
Le Thème de la voyance dans Après le Déluge, Métropolitain et Barbare, par Margaret Davies, Revue des Lettres Modernes, Série Rimbaud n°1, p. 34-39, 1972.
Explication française : Rimbaud, Illuminations, Barbare, par Pierre Clément, dans L'Information littéraire, n°4, pages 178-181, septembre-octobre 1974.
Barbare, par le professeur Paul Jay MINN, Rimbaud vivant n°5, p.17-24, 1974.
L'avant-dernier paragraphe de Barbare, par Antoine Fongaro, dans Studi Francesi, janvier-avril 1975 (repris dans De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p. 299-304).
Rimbaud, Barbare (Illuminations), par Xavier Darcos, dans L'École des Lettres, II, n°9, 1975-1976, p.9-13.
"Interpretation and Undecidability", par Michael Riffaterre, New literary history, vol. 12, n°2, p.227-242, Winter 1981. Repris dans Arthur Rimbaud, Harold Bloom's Modern Critical Views, Chelsea House Publishers, New York, 1988, p.115-128.
Un texte opaque et son interprétation socio-historique : Barbare, de Rimbaud, par Hermann Wetzel, dans Poésie et société, Actes du colloque de Wuppertal (13-15 avril 1981), Romantisme n° 39, p.127-141, 1er trimestre 1983.
  >> Ce texte peut être lu en ligne sur le site : Persée
 
Barbare, par André Guyaux, dans Illuminations, texte établi par André Guyaux, pages 192-198, 1985.
Barbare et le "nouveau corps amoureux", par Bruno Claisse, dans Rivista de letterature moderne e comparate, XVI, 2, 1988 (repris dans Rimbaud ou "le dégagement rêvé", Bibliothèque sauvage, 1990, p. 107-115).
Steve Murphy, "Illuminations obscures - singularités sémantiques-", Rimbaud. Le poème en prose et la tradition poétique, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1988, p.19-31.
Pour une traduction de Barbare, par Mario Matucci, dans Parade Sauvage n°6, p.129-132, juin 1989.
Barbare, une lecture, par Yoshikazu Nakaji, dans Parade Sauvage n°8, p.117-125, septembre 1991.
Barbare (Organisation et Sens), par Albert Henry, dans L'alchimie du verbe d'Arthur Rimbaud, a cura de Sergio Sacchi, coll. Pegaso n°4, p.121-126, 1992 (repris dans Contributions à la lecture de Rimbaud, Académie royale de Belgique, p. 143-149, 1998).
Rimbaud : pavillon barbare et tissage textuel, par Olivier Bivort, dans Metafore rovesciate (...), Biblioteca dei Quaderni del Novecento francese, p.41-55, 1993.
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Quelques enluminures pour Barbare, par Pierre Piret, dans Parade Sauvage n°11, p.107-112, décembre 1994.
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"À propos de l’Illumination « Barbare » d’Arthur Rimbaud", par Laurence Bougault, Revue Romane, 34.1, p. 61-86. 1999.
De la "source de soie" (Nocturne vulgaire) à "la soie des mers" (Barbare) : le fin mot de l'histoire?, par Bruno Claisse, dans Parade Sauvage n°16, pages 101-129. Notamment les pages 119-121. Mai 2000
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Barbare, par Michel Murat, dans L'Art de Rimbaud, p.241-248, p. 264-265, p. 360-365, Corti, 2002.
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"La vision allégorique rimbaldienne", par David Ducoffre, Parade sauvage, Colloque n°5, 2005, p.483-516 (les pages 498-511 de cet article traitent de Barbare).
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"Traduire Barbare", par Jay Paul MINN, Rimbaud vivant n°46, p.129-131, juin 2007.
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Antoine Fongaro, "La fin de Barbare", Parade sauvage n°25, 2014, p.243-257.