La
Rivière de Cassis
La Rivière de Cassis roule ignorée
En des vaux
étranges :
La voix de cent corbeaux l'accompagne, vraie
Et bonne
voix d'anges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
Quand
plusieurs vents plongent.
Tout roule avec des mystères révoltants
De
campagnes d'anciens temps;
De donjons visités, de parcs importants :
C'est en
ces bords qu'on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
Mais que
salubre est le vent.
Que le piéton regarde à ces claires-voies :
Il ira plus
courageux.
Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
Chers
corbeaux délicieux!
Faites fuir d'ici le paysan matois
Qui trinque
d'un moignon vieux.
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La Rivière de Cassis est
d'abord un paysage (strophe 1). Une campagne sombre que l'on rencontre
avec quelques variantes dans plusieurs poèmes de l'année 1872 (Larme,
Mémoire, Michel et Christine) : ciel couvert, forêt, rivière,
orage, vieilles bâtisses (donjons, remparts). La plupart des
commentateurs, à la suite du témoignage d'un ami de Rimbaud nommé
Ernest Delahaye, admettent la possibilité de situer dans les Ardennes le
lieu décrit par La Rivière de Cassis. La rivière couleur de
cassis serait la Semoy qui se jette dans la Meuse au nord de Charleville,
dessine ses méandres dans une vallée encaissée, entre des forêts de
sapins, et longe les ruines du château de Bouillon (Godefroy de Bouillon,
duc de Lorraine, fut le chef de la première croisade). C'est un vol de
corbeaux qui semble être l'âme du paysage : une âme obscure et
tourmentée qui emporte dans son sillage la rêverie du poète. Cette
rêverie prend d'abord l'allure d'une évocation médiévale (strophe
2). De cette plongée dans le passé surgissent le souvenir des
chevaliers, des guerres, et dans l'esprit du narrateur-promeneur une
humeur belliqueuse qui prend pour cible le "paysan matois",
incarnation − sans doute − de tout ce que Rimbaud n'aime pas dans sa
patrie ardennaise. Contre cet ennemi, qui menace sa solitude, le poète
en appelle aux corbeaux qui sont ses anges noirs (la comparaison
est explicite dans la première strophe) ou encore les "soldats des
forêts que le Seigneur envoie" (strophe 3). Cette inversion du
symbole chrétien (les anges sont traditionnellement affectés de la
couleur blanche, indice de pureté, et considérés comme les légions
de Dieu dans sa lutte contre le Mal) est une idée bien caractéristique
de la révolte rimbaldienne.
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