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La Rivière de Cassis (mai 1872)

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             La Rivière de Cassis


La Rivière de Cassis roule ignorée
          En des vaux étranges :
La voix de cent corbeaux l'accompagne, vraie
          Et bonne voix d'anges :
Avec les grands mouvements des sapinaies
          Quand plusieurs vents plongent.


Tout roule avec des mystères révoltants
          De campagnes d'anciens temps;
De donjons visités, de parcs importants :
          C'est en ces bords qu'on entend
Les passions mortes des chevaliers errants :
          Mais que salubre est le vent.


Que le piéton regarde à ces claires-voies
:
          Il ira plus courageux.
Soldats des forêts que le Seigneur envoie,
          Chers corbeaux délicieux!
Faites fuir d'ici le paysan matois
          Qui trinque d'un moignon vieux.

 

          


Lexique

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vaux : vallées. 


sapinaies : mot inventé sur le modèle "châtaigneraie, saulaie, peupleraie, etc..." pour remplacer le terme propre : sapinières.

donjons : La plupart des commentateurs, à la suite du témoignage d'un ami de Rimbaud nommé Ernest Delahaye, admettent la possibilité de situer géographiquement le site décrit par le poème dans les Ardennes. La rivière couleur de cassis serait la Semoy qui se jette dans la Meuse au nord de Charleville, dessine ses méandres dans une vallée encaissée, entre des forêts de sapins, et longe les ruines du château de Bouillon (Godefroy de Bouillon, duc de Lorraine, fut le chef de la première croisade; il est le célèbre héros du poème épique du Tasse : Jérusalem délivrée). 


salubre : qui a une action favorable sur l'organisme, bon pour la santé.

matois : rusé, fin, fourbe. "Paysan matois" est l'unique exemple fourni par certains dictionnaires.


 

Interprétations

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La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

La rivière de Cassis :
           La majuscule pourrait faire penser à la ville proche de Marseille qui porte ce nom, mais les commentateurs sont généralement d'accord pour rejeter une telle hypothèse. Voir entre autres Étiemble : D'une majuscule et d'une virgule chez Rimbaud (op. cit. p. 20-27). Il faut comprendre ici : "la rivière couleur de cassis". Le cassis, en tant que nom commun, désigne le groseillier noir ou la liqueur sombre que l'on tire de ses fruits.
          En raison des similitudes entre La Rivière de Cassis et Les Corbeaux, Jean-Luc Steinmetz a pensé que cette couleur cassis pouvait évoquer le sang des "morts d'avant-hier", dont il est question dans Les Corbeaux (Rimbaud, Vers nouveaux et Chansons - Une saison en enfer, GF, 1989, p.178). L'idée a été reprise par Yves Reboul qui incline à traduire par "rivière de sang" et à y déceler une allusion à la Commune : "Sang des morts de la guerre, alors, en une sorte de reprise du Dormeur du val ? Peut-être mais plus vraisemblablement sang des morts de la Commune, parce qu'à adopter cette perspective, on voit aussitôt que le poème déploie les éléments d'une symbolique qui ne peut guère renvoyer qu'à l'épisode communeux." Et Reboul de citer les "mystères révoltants", les "chevaliers errants", les "parcs légendaires", caractérisés par lui d'"emblèmes imaginaires d'une société réactionnaire" (Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, 2009, p.86-86).
          Steve Murphy, faisant référence à une piste ouverte par Marc Ascione, ajoute à l'idée du sang le sens technique du mot "cassis" (bouche d'égout, rigole) dans le vocabulaire des ponts et chaussées (voir les sens 2 et 3 donnés par ce mot par le TLFI), d'autant qu'on trouve aussi dans le poème le terme "claire-voie" qui pourrait bien être tenu pour un synonyme de "cassis" : "La rivière de cassis serait simultanément une rivière (ou ruisseau) qui s'entrevoit à travers un cassis ou une claire voie et une rivière ressemblant à du cassis, mais dont la couleur provient du sang. Il s'agirait non pas d'une représentation réaliste, mais d'un tableau allégorique, montrant un paysage en pleine régression vers un stade moyenâgeux du développement historique, où les corbeaux, mais aussi le paysan, sont attirés par le carnage." (Rimbaud et la Commune, Classiques Garnier, 2009, p.836-341).

Avec les grands mouvements des sapinaies / Quand plusieurs vents plongent. :
          Steve Murphy, à la faveur d'une note de son ouvrage Stratégies de Rimbaud (p. 313, José Corti, 2004), propose pour ce poème une clé politique. Selon lui, le décor du texte serait "un paysage allégorique (à signification communarde)". Commentant les vers 5-6, il écrit : "il s'agit à la fois d'un passage descriptif (le mouvement produit par de grandes rafales de vent dans une forêt de sapins) et symbolique (des aquilons qui plongent étymologiquement comme des aigles — ou vautours, ou corbeaux — sur les cadavres que l'on a enfouis dans des sapins, cercueils des pauvres; il suffit de lire le poème d'inspiration très proche Les Corbeaux pour comprendre la pertinence de ce symbolisme et du sang-cassis qui coule, suscitant la concurrence des charognards, corbeaux cléricaux sans doute monarchistes et paysans vampiriques vraisemblablement bonapartistes".

révoltants
          Bernard Meyer, qui procure dans son ouvrage Sur les derniers vers (op. cit.) une analyse détaillée du poème, accorde une importance décisive à ce terme dans son commentaire. Il rappelle qu'en français courant, "révoltant" signifie "qui provoque l'indignation". Les réminiscences d'un passé médiéval suscitées par l'atmosphère mystérieuse du lieu provoqueraient donc chez le promeneur un brutal dégoût. Dégoût au rappel des mœurs violentes d'antan ("campagnes" pris au sens de campagnes militaires, guerres), de la richesse ostentatoire des nobles ("donjons", "parcs importants") et des "conditions de vie révoltantes des gens d'autrefois" (op.cit. p.47). Mais, heureusement, le vent salubre "soulage l'esprit du passant en purifiant les lieux des miasmes du passé" (op. cit. p.46). Telle est son interprétation. 
          Bernard Meyer note cependant que le sens latin de "revolvere" : rouler en arrière, revenir en arrière par la pensée, autoriserait une interprétation beaucoup plus simple : les "mystères révoltants / Des campagnes d'anciens temps" désigneraient seulement les mystères du passé qui reviennent hanter le paysage, les mystères revenants des campagnes du passé.
          Mais il est vrai que Rimbaud affectionne les effets de polysémie et qu'on ne peut pas ne pas entendre dans "révoltants" l'idée morale de révolte. Cette valeur sémantique peut cependant être comprise tout à fait à l'inverse de l'interprétation fournie par Bernard Meyer. Celui-ci résume d'ailleurs fort bien la thèse opposée à la sienne, thèse qu'il attribue notamment à Jean-Luc Steinmetz dans son édition des Vers nouveaux de Rimbaud chez Garnier-Flammarion, 1989  : "(...)on pourrait comprendre, écrit Bernard Meyer page 45 dans une note, que le vent, par ses bruits évocateurs, retrempe l'âme du marcheur dans l'atmosphère héroïque de l'ancienne chevalerie, qu'il lui donne accès aux sources épiques et que les différents éléments du site (les vents, les corbeaux, les sapinières, mais aussi les campagnes, les donjons, les parcs) forment comme une réserve isolée de grandeur ancienne au cœur de la trivialité paysanne moderne."  Recevant l'influence salubre de ces visions guerrières, qui pourraient rappeler le rôle tenu par les barbares dans Michel et Christine, le narrateur y puiserait la force de se révolter. Les "mystères (...) des campagnes d'anciens temps" pourraient donc être tenus pour "révoltants" non parce qu'ils provoquent une indignation à leur encontre mais parce qu'ils contribuent à révolter le promeneur contre la médiocrité du présent.

campagnes :
          Dans son édition des oeuvres complètes de Rimbaud à La Pochothèque (1999), Pierre Brunel rappelle le sens de "campagnes militaires" donné à ce terme par le critique littéraire Bouillane de Lacoste. C'est un des cas fréquents de polysémie volontaire que l'on peut observer dans l'œuvre de Rimbaud.

visités
         
Encore un terme équivoque : hier, les donjons étaient "visités" par les seigneurs du voisinage, par les ennemis quand ils s'emparaient du château; aujourd'hui ils sont visités par les promeneurs, et par les fantômes du passé qui continuent à les hanter. Bernard Meyer, dans son ouvrage Sur les derniers vers (op. cit.), préfère ce dernier sens : "donjons hantés", valeur sémantique suggérée par l'atmosphère mystérieuse imprégnant le poème.

importants :
          Cet adjectif serait bien plat s'il n'était pas employé par ironie, ce qui est sans doute le cas, comme dans ce passage des Premières Communions : " Eux qui sont destinés au chic des garnisons [les garçons du village] / Ils narguent au café les maisons importantes " (vers 35). On voit que pour Rimbaud, cet adjectif a un sens social; les parcs importants sont les parcs des grandes familles, des "gens importants", comme on dit au village avec une naïve considération.

  
Que le piéton regarde à ces claires-voies
: / Il ira plus courageux.
 
         
"La Rivière de cassis, écrit Étiemble (sans majuscule), évoque pour Rimbaud la féodalité, tout le passé légendaire des Ardennes : les quatre fils Aymon, les forêts. Quant aux claires-voies [...] il s'agit tout simplement des barrières à claire-voie qui permettent au piéton d'entrevoir des parcs, des donjons, de rêver au vieux temps" (op. cit. p.25). Bernard Meyer, dans son livre Sur les derniers vers (op. cit.1996), p.46-47, considère ces "claires-voies" comme "un élément du site qui n'a pas été évoqué". Quelle que soit la nature précise de cet élément, clôture ajourée, ouverture percée au bas d'un mur, fissure dans un mur en ruines, etc... , il constitue une brèche par où le regard du promeneur peut apercevoir l'intérieur d'une de ces bâtisses nobiliaires, vestiges des anciens temps, dont les mystères aiguisent l'envie et l'hostilité du manant. Quant au surcroît de "courage" tiré de cette contemplation, il l'attribue à la satisfaction ressentie devant les progrès enregistrés par la société moderne dans le domaine de la justice sociale : "il sera réconforté par le délabrement des anciennes enceintes, attestant que la nature a triomphé des affronts que lui ont jadis infligés les hommes; ou il se souviendra, en voyant ces vestiges, des conditions de vie révoltantes des gens d'autrefois, et la pensée de vivre une époque moins barbare le revigorera". Claude Jeancolas (Rimbaud, L'œuvre commentée, chez Textuel, p.228) opte pour une interprétation plus symbolique en écrivant : "Ces claires-voies sont les voies claires par lesquelles le piéton peut entrevoir le ciel et la lumière". Et il commente : "C'est une vraie vie à laquelle aspire Arthur et qu'il voudrait au monde. Ce sont des claires-voies, cette clarté entrevue qui donne courage au piéton et détermination dans sa quête de l'esprit." Pour Yves Reboul, "les claires-voies désignent évidemment la sapinaie avec ses fûts ; mais elles participent aussi de l'allégorie [politique, selon cet auteur] puisqu'à travers elles le piéton est invité à comprendre le sens de ce paysage, qui est aussi celui du poème" (Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, 2009, p.86-86).
 

Chers corbeaux délicieux :
           Rapprocher du poème Les Corbeaux (1871) :

Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs angélus se sont tus...
Sur la nature défleurie
Faites s'abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux. 

           Jacques Rivière, dans son Rimbaud (Kra, 1930, p.26), commente ainsi l'usage rimbaldien de l'adjectif "délicieux" : "Sa fureur est telle qu'elle le tient jusque dans le plaisir. Il faut entendre le son rageur, sifflant, ironique, indigné que prend le mot délicieux chez Rimbaud".
           Étiemble, pour sa part, analyse ainsi l'appel lancé aux corbeaux : "le piéton de la grand-route que fut Rimbaud prie les corbeaux de chasser du paysage idéal, et même idéalisé, le paysan matois / Qui trinque d'un moignon vieux. Rimbaud le communard n'avait qu'antipathie pour les culs-terreux de son pays, qu'il englobait dans le dégoût que lui imposait sa famille! "Quelle chierie; et quels monstres d'innocince (sic), ces paysans"." (op. cit. p. 25).

Qui trinque d'un moignon vieux :
          L'expression est énigmatique. Bernard Meyer (op.cit. p.50) analyse le terme "moignon" comme une métaphore descriptive permettant d'évoquer une "main grossière, raide et malhabile". Jean-Luc Steinmetz, dans son édition des Derniers vers chez G.F., propose de comprendre "trinquer" comme boiter. Antoine Fongaro, critiquant cette glose dans Matériaux pour lire Rimbaud (Presses Universitaires du Mirail-Toulouse, page 88, 1990), rappelle que "moignon était employé au sens de "main" dans le langage populaire de Paris, comme le prouve la phrase d'une des "commères de la rue de Thorigny" voyant Gavroche qui tient un pistolet : "Qu'est-ce qu'il a donc à son moignon? Un pistolet!" (Les Misérables, IV, XI, 2)".


 

Commentaire

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          Chaque strophe de ce poème est un sizain fondé sur une alternance de vers de onze syllabes (hendécasyllabes) et de vers plus courts (cinq syllabes dans la première, sept dans les deux suivantes). Le vers impair est rare dans la tradition poétique française, mais il est fréquent chez les contemporains de Rimbaud, en particulier chez Verlaine. Moins "rond" que l'octosyllabe ou l'alexandrin, proche de la prose, le vers impair permet chez Rimbaud une expression plus tendue, plus désinvolte. En fin de vers, le retour des mêmes sons (rimes ou assonances) maintient ce poème dans le champ de la prosodie régulière. L'affaiblissement fréquent de la rime en assonance ou en contre-assonance -étrange / anges / plongent  est largement compensé par l'insistance inaccoutumée sur les sons concernés dans le second quatrain par exemple, le son /ã/ revient six fois de suite en fin de vers, la rime /tã/ quatre fois .

Premier sizain : un site sombre et solitaire, animé par le mouvement et le bruit des éléments naturels.
         
Le sens (souligné par la ponctuation) divise ce premier sizain en trois distiques autonomes : le premier est consacré à la rivière; le second aux corbeaux; le troisième aux vents et aux arbres. Ces trois éléments du paysage sont en harmonie. Harmonie visuelle : la rivière est couleur de cassis, c'est-à-dire soit rouge parce qu'elle est identifiée à un ruisseau de sang, soit noire parce qu'elle reflète un ciel couvert ou parce qu'elle court sur un lit de cailloux (selon Verlaine) ou encore parce que son cours est encaissé entre des parois rocheuses (tel est peut-être le sens à donner à l'adjectif "étrange" dans l'expression "vaux étranges"); les oiseaux sont des corbeaux, des oiseaux noirs, des charognards ; les arbres, des sapins, suggèrent un vert sombre. Harmonie des mouvements : les trois verbes notent des mouvements vigoureux. La rivière "roule", c'est à dire dévale en tourbillonnant. Les corbeaux "accompagnent" la rivière. Les vents "plongent", en un déplacement du haut vers le bas qui évoque celui des oiseaux. La préposition "avec" relie les "grands mouvements des sapinaies" à celui des corbeaux accompagnant la rivière, une façon de mettre en parallèle les trois trajectoires et de les envelopper dans une sorte d'unité. Harmonie sonore enfin : le roulement de la rivière, la "voix de cent corbeaux", le bruit du vent qui n'est pas mentionné mais que le lecteur imagine sans peine, suggèrent un site où résonne la rumeur puissante des éléments conjuguée avec les cris des corbeaux. L'impression produite par ce paysage sur le narrateur n'est pas encore très précise : ce sera l'enjeu des strophes suivantes. Mais certains détails de la description fournissent des indices : impression de solitude ("ignorée"), de mystère ("étranges"). Le plus surprenant est la comparaison paradoxale des corbeaux, oiseaux charognards traditionnellement associés à l'idée de la mort, avec des anges: "vraie et bonne voix d'anges". Anges "vrais", véritables (c'est à dire pas ceux de la doctrine chrétienne qui sont des superstitions) et bienfaisants ("bons"). Mais Rimbaud est coutumier de ces inversions des valeurs (voir par exemple l'exaltation des barbares dans Michel et Christine; de la tempête dans Le Bateau ivre; de la destruction dans Qu'est-ce pour nous mon cœur...; de ces mêmes corbeaux dans Les Corbeaux). 

Deuxième sizain : des images d'un lointain passé se superposent dans l'esprit du promeneur au spectacle réel qu'il a sous les yeux.
          Au premier vers de ce deuxième sizain le verbe "rouler" est de nouveau employé mais il ne désigne plus seulement la puissance et le bruit de la rivière; il désigne "tout", c'est à dire la plongée du vent, le vol et les cris des corbeaux. Il suggère un mouvement enveloppant qui semble emporter l'esprit du narrateur dans un univers imaginaire ("mystères") aux couleurs du passé : "campagnes d'ancien temps" (autrement dit la campagne telle qu'elle était dans les époques anciennes), "donjons", "chevaliers" du moyen-âge. Il est l'instrument littéraire de la vision. Celle-ci procède par transfiguration des éléments réels du paysage : les "donjons" sont peut-être ceux du château de Bouillon, au bord de la Semoy (voir ci-dessus la rubrique "interprétations"); de même, c'est semble-t-il à travers les cris des corbeaux, les bruits de la rivière et du vent que l'on "entend" (vers10) les "passions mortes des chevaliers errants". Soulignons à ce propos la permanence des notations auditives dans le poème. C'est le programme des deux "lettres du voyant" de mai 1871 qui s'exécute ici : le poète "devra faire sentir, palper, écouter ses inventions" (lettre à Demeny),  il devra inventer un langage "accessible, un jour ou l'autre, à tous les sens" (Une saison en enfer). Reste à se demander pourquoi et dans quel sens ces "mystères" moyenâgeux sont "révoltants" (vers 7) ? Le narrateur, peut-on penser, puise dans ce rêve héroïque une vigueur nouvelle, à moins qu'il ne retire de la vision de ce lointain passé de croisades et de guerres (de "boucheries héroïques", disait Voltaire) la nécessité et la force de se révolter. Telle est l'influence "salubre" qui s'exerce sur lui, non seulement à travers la fraîcheur vivifiante du vent mais à travers la vision du paysage tout entier et des fantasmes qu'il libère.

Troisième sizain : la prière adressée aux corbeaux.
        
Notons d'abord que les vers 13 et 14 confirment l'idée que ce texte puisse constituer une sorte d'éloge de la révolte, d'une révolte "salubre" : c'est en effet un surcroît de "courage" (champ lexical de l'héroïsme) que "le piéton" peut espérer puiser dans son expérience actuelle, s'il "regarde à ces claires-voies". Le terme de "claires-voies" (vers13) est particulièrement difficile à interpréter. S'agit-il d'un nouvel élément du décor, une barrière séparant de la campagne les donjons et les parcs entrevus par le promeneur? S'agit-il de la rivière, vue à claire-voie à travers les arbres? S'agit-il encore d'une claire-voie toute symbolique, celle qui permet au "piéton" d'apercevoir un ruisseau de sang couler dans l'égout, comme on l'a dit ? Ou, comme on l'a dit aussi, celle qui permet au "voyant" de traverser les sombres apparences et de parvenir à la lumière ? Dans ce dernier sens le terme pourrait être compris comme un simple synonyme poétique de "vision" : que le piéton s'ouvre à cette vision et il ira plus courageux. Mais pour que la rêverie puisse se développer librement, encore faut-il préserver la tranquillité de ce site sauvage. Aussi le poète lance-t-il un appel à ces anges noirs que sont les corbeaux. S'adressant à eux en les gratifiant du titre d'envoyés de Dieu ("que le Seigneur envoie"), directement, à l'impératif, comme dans une prière, il leur demande de mettre en fuite "le paysan matois". Dans sa révolte, le poète prend à contre-pied les valeurs communément admises : ses chevaliers-servants sont des charognards, qu'il affecte ironiquement du qualificatif le plus doux : "corbeaux délicieux" (l'allongement gracieux sous la diérèse de l'adjectif dé/li/ci/eux/ renforce encore l'effet d'oxymore recherché avec cette alliance de mots). Le vocabulaire épique fait sa réapparition avec le mot "soldats" appliqué aux corbeaux. Le poète appelle de ses vœux une nouvelle croisade, une contre-croisade car dirigée vers l'intérieur, contre le paysan ardennais, symbole pour Rimbaud de ce que la société française peut produire de plus prosaïque et rébarbatif. Il est décrit comme "matois" (c'est à dire hypocrite et intéressé) et campé dans l'attitude du buveur qui trinque, figé dans son habitude comme dans une crampe ("qui trinque d'un moignon vieux") .

          C'est donc un fantasme belliqueux et le courage du refus que la rivière couleur de cassis a libérés dans l'esprit du "piéton", révolte psychologique et sociale dont une des facettes est ce ressentiment toujours si vivace chez Rimbaud contre les habitants de son pays natal.


 

Bibliographie

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D'une majuscule et d'une virgule chez Rimbaud, par Étiemble, dans Rimbaud, système solaire ou trou noir?, PUF, p. 20-27, 1984.

La Rivière de Cassis,  par Bernard Meyer, dans Sur les derniers vers, douze lectures de Rimbaud, pages 37-55, L'Harmattan, 1996.