Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs (1871)
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C'est en 1925 seulement qu'un critique littéraire (Marcel Coulon) découvre dans une lettre adressée à Théodore de Banville le poème intitulé : Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs. L'envoi est signé sans ambiguïté par l'auteur, dont les initiales A.R. apparaissent à deux reprises, à la fin du poème et à la fin de la lettre. Mais celui-ci a fait précéder son monogramme du nom d'Alcide Bava, patronyme issu d'une famille peu recommandable (baver, bavasser... ) dont la phonétique n'est pas sans rappeler celle du destinataire (BAVa / BAnVille) ! Rimbaud propose là un principe de lecture différent de celui qui prévaut dans la poésie lyrique où la voix entendue est assignée par convention au poète, c'est-à-dire à l'auteur. Dans ce poème, au contraire, il nous invite à considérer un personnage inventé comme celui qui parle dans le texte. Au lecteur de se demander quel type de relation entretient l'auteur réel avec cet auteur fictif : identité de vues ou opinions discordantes, et dans quelle mesure ? Ce qui ajoute à l'attrait proprement poétique le piment de la devinette. Un réquisitoire contre une poétique périmée On a défini à juste titre Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs comme une sorte d'Art poétique. Dans la première partie (sections I, II, III), Alcide Bava dresse un réquisitoire contre une poétique périmée. Il exprime sa lassitude à l'égard d'un lyrisme floral utilisant "toujours" (l'adverbe est répété cinq fois : v.1, 16, 17, 37, 41) les mêmes images : les roses pleuvant en neige, v.29 ; la blancheur des lys, v.13-16 ; les Açokas et autres fleurs exotiques, v.45 ; etc. Comme Rimbaud dans la lettre à Demeny du 15 mai 1871, mais sans les nommer, en se contentant de les dénoncer au lecteur par le jeu des allusions impertinentes, de la parodie, de la dérision scatologique (v. 39-40, 48, 79, 96), il fait le procès des "premiers romantiques" (Lamartine, par exemple, aux v.1, 96) et même des "seconds" (Leconte de Lisle, et surtout Banville). Mais si
Rimbaud et Bava ne font qu'un, on s'en doute, lorsqu'il s'agit de porter la critique
contre les conventions du Romantisme, telles qu'on les trouvait encore chez les Parnassiens, cette identité se
fissure quand, dans la seconde partie du texte (sections IV et V), Bava entreprend d'édicter pour les poètes une doctrine
alternative, fondée sur l'adaptation aux valeurs de la société
bourgeoise. En effet, ce manifeste assez désopilant de poésie utilitariste tourne vite à
la bouffonnerie, voire à l'absurde, faisant soupçonner une certaine
duplicité de la part de l'auteur. Prenant l'exact contre-pied de Banville, qui n'a que mépris pour ce qu'il appelle "ce siècle de fer" (dans Ballade de sa fidélité à la poésie, une des dix ballades publiées par Banville, en novembre 1869, dans le deuxième recueil du Parnasse contemporain), Bava exulte : "Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !" (v.149). Le Poète, selon lui, doit se faire le chantre du "Siècle" sur sa "lyre aux chants de fer". Le Siècle, c'est-à-dire : "les plantes travailleuses", les "insectes pondeurs", "l'abatis des mangliers", les "poteaux télégraphiques", ... et puis, bien sûr, "commerçant(s)" et "colon(s)", planteurs de "tabac" et "cotonniers", avec leurs "exotiques récoltes" et, surtout, leurs "rente(s)".
On serait donc tenté de conclure que Rimbaud, ni Banville, ni Bava, renvoie dos à dos deux options poétiques rivales émanant du champ littéraire contemporain... Et d'arbitrer les hésitations de la critique à la manière de Pierre Brunel (A.R. ou l'éclatant désastre, Champ vallon, 1983, p.67), en disant :
Un "dépassement dialectique de deux positions" Alcide Bava, précise Steve Murphy, est "un Du Camp qui aurait subi une mutation funambulesque" (Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p.183). Un mixte, donc, de Maxime Du Camp (promoteur, dans ses Chants modernes, d'un Art pour le Progrès) et d'un certain Banville (celui des Odes funambulesques). Quant au "Poète" fustigé par Alcide Bava pour sa poétique "ornementale" et "passéiste", ce serait un adepte de l'Art pour l'Art (ibid. 183-184) : un mixte de Leconte de Lisle et du Banville néoromantique (ou parnassien). Manifestement, Rimbaud ne saurait s'identifier ni aux uns ni aux autres. L'ironie constante du poème le démontre et cette ironie est ce qui nous laisse percevoir dans le texte une troisième voix, celle de l'auteur :
La perspective rimbaldienne viserait donc à "opérer le dépassement dialectique des deux positions" (186) et à faire deviner en creux, car elle reste malgré tout "implicite" (186), la possibilité d'une troisième voie : "la poésie pour la révolution" (185).
Difficile de ne pas adhérer à cette convaincante exégèse ! Je craindrais seulement un peu, en ce qui me concerne, qu'elle ne laisse imaginer au lecteur un Rimbaud entièrement rationnel, absolu dans ses critiques et confiant dans la voie qu'il s'est tracée. Car, d'une part, "la poésie pour la révolution" : qu'est-ce que c'est ? Rimbaud en a certes une petite idée qu'il a exposée dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny : donner "plus [...] que la notation de sa marche au Progrès" ; définir "la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle" ; inventer une langue qui serait "de l'âme pour l'âme" (et non pas de l'Art pour l'Art)... Mais ce programme laissait probablement pour lui bien des questions ouvertes. Serait-ce que "la poésie pour la révolution" puisse être autre chose qu'une poésie pour le Progrès ? Et ce concept d'une "langue qui serait de l'âme pour l'âme", n'est-il pas encore terriblement romantique ? Autrement dit, le dépassement recherché par Rimbaud débouche sur un chemin qui n'existe pas ou, du moins, qui n'existe que dans l'effort héroïque consenti pour l'inventer. D'autant que la République versaillaise a récemment mis sous l'éteignoir "les fantaisies, admirables, de Vallès et de Vermersch au Cri du Peuple" (lettre du 17 avril 1871), ruiné (pour un temps du moins) tout espoir de révolution sociale et anéanti dans l'esprit du jeune homme (si c'était nécessaire) toute foi naïve dans une "marche au Progrès" continue et irréversible. D'autre part, Rimbaud, ni-Bava-ni-Banville si l'on veut, tient aussi de l'un et de l'autre. Le "progrès" non négligeable qu'il réalise dans la voie d'une modernité poétique en 1871 (avec Ce qu'on dit au poète... et plusieurs autres pièces où il expérimente un ton, un vocabulaire et des procédés de versification assez voisins), Rimbaud le doit au moins en partie au style funambulesque imité de Banville. Et il le sait ! sa lettre le prouve ! Quant au côté Du Camp d'Alcide Bava, on y reconnaît sans peine la fascination rimbaldienne pour les "accidents de féerie scientifique" (Angoisse). Ainsi, quand Rimbaud ferraille contre Banville et Bava sur ce ton de "lyrisme panique" qui caractérise Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs, d'après Yves Bonnefoy (Rimbaud, Seuil, 1961, p.54), c'est certains aspects de lui-même qu'il tente de dépasser. Il y a là, assurément, pour le jeune poète, une situation en porte-à-faux, pleine d'ambiguïtés, quoi qu'en dise Pierre Brunel, pleine de paradoxes. Car, sous le patronage ridicule d'Alcide Bava, c'est sa propre foi dans le Progrès que Rimbaud professe en la reniant. C'est sa propre modernité qui se cherche dans cette satire de la modernité. C'est sa poésie qui trouve à se renouveler, en atteignant des sommets de drôlerie et d'... "admirable fantaisie". Cette humeur carnavalesque à laquelle le Rimbaud de 1870-1871 donne volontiers le nom de fantaisie est au fond ce en quoi se résume la proposition révolutionnaire du texte. Ce n'est pas si mal ! le poète ne sait peut-être pas encore tout à fait ce qu'il veut, ce qu'il peut, mais il sait ce qu'il ne veut pas ! Geste critique et autocritique à la fois, la "fantaisie" sème un désordre ludique parmi les stéréotypes de pensée et les conventions d'écriture. Dans ce sens, sa fonction est en effet politique et révolutionnaire. Janvier 2011
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