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Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs

interprétations bibliographie
 
Notes

entête et titre
section I (v.1-24)
section II (v.25-60)
section III (v.61-88)
section IV (v.89-132)
section V (v.133-160)
lettre et signature 

 

 

 

 

 

 

 

 

         

 

                  

Notes section I (v.1-24)

 

Charleville, Ardennes, 15 août 1871


À Monsieur Théodore de Banville

Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs
 






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                       I
 
Ainsi, toujours, vers l'azur noir
Où tremble la mer des topazes,
Fonctionneront dans ton soir
Les Lys, ces clystères d'extases !
 
À notre époque de sagous,
Quand les Plantes sont travailleuses,
Le Lys boira les bleus dégoûts
Dans tes Proses religieuses !
 
Le lys de monsieur de Kerdrel,
Le Sonnet de mil huit cent trente,
Le Lys qu'on donne au Ménestrel
Avec l'œillet et l'amarante !
 
Des lys ! Des lys ! On n'en voit pas !
Et dans ton Vers, tel que les manches
Des Pécheresses aux doux pas,
Toujours frissonnent ces fleurs blanches !
 
Toujours, Cher, quand tu prends un bain,
Ta Chemise aux aisselles blondes
Se gonfle aux brises du matin

Sur les myosotis immondes !
 
L'amour ne passe à tes octrois
Que les Lilas, - ô balançoires !
Et les Violettes du Bois,
Crachats sucrés des Nymphes noires !
...

Notes section II (v.25-60)




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                    II

Ô Poètes, quand vous auriez
Les Roses, les Roses soufflées,
Rouges sur tiges de lauriers,
Et de mille octaves enflées !
 
Quand BANVILLE en ferait neiger,
Sanguinolentes, tournoyantes,

Pochant l'œil fou de l'étranger
Aux lectures mal bienveillantes !
 
De vos forêts et de vos prés,
Ô très paisibles photographes !
La Flore est diverse à peu près
Comme des bouchons de carafes !
 
Toujours les végétaux Français,
Hargneux, phtisiques, ridicules,
Où le ventre des chiens bassets
Navigue en paix, aux crépuscules ;
 
Toujours, après d'affreux desseins
De Lotos bleus ou d'Hélianthes,
Estampes roses, sujets saints
Pour de jeunes communiantes !
 
L'Ode Açoka cadre avec la
Strophe en fenêtre de lorette ;
Et de lourds papillons d'éclat
Fientent sur la Pâquerette.
 
Vieilles verdures, vieux galons !
Ô croquignoles végétales !
Fleurs fantasques des vieux Salons !
Aux hannetons, pas aux crotales,
 
Ces poupards végétaux en pleurs
Que Grandville eût mis aux lisières,
Et qu'allaitèrent de couleurs
De méchants astres à visières !
 
Oui, vos bavures de pipeaux
Font de précieuses glucoses !
Tas d'œufs frits dans de vieux chapeaux,
Lys, Açokas, Lilas et Roses !...

Notes section III (v.61-88)                 




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                    III
 
Ô blanc Chasseur, qui cours sans bas
À travers le Pâtis panique,
Ne peux-tu pas, ne dois-tu pas
Connaître un peu ta botanique ?
 
Tu ferais succéder, je crains,
Aux Grillons roux les Cantharides,
L'or des Rios au bleu des Rhins,
Bref, aux Norwèges les Florides
:
 
Mais, Cher, l'Art n'est plus, maintenant,
C'est la vérité, de permettre
À l'Eucalyptus étonnant
Des constrictors d'un hexamètre ;
 
Là !... Comme si les Acajous
Ne servaient, même en nos Guyanes,
Qu'aux cascades des sapajous,
Au lourd délire des lianes !
 
En somme, une Fleur, Romarin
Ou Lys, vive ou morte, vaut-elle
Un excrément d'oiseau marin ?
Vaut-elle un seul pleur de chandelle ?
 
Et j'ai dit ce que je voulais !
Toi, même assis là-bas, dans une
Cabane de bambous, volets
Clos, tentures de perse brune,
 
Tu torcherais des floraisons
Dignes d'Oises extravagantes !...

Poète ! ce sont des raisons
Non moins risibles qu'arrogantes !...
Notes section IV (v.89-132)




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                   IV 
 
Dis, non les pampas printaniers
Noirs d'épouvantables révoltes,
Mais les tabacs, les cotonniers !
Dis les exotiques récoltes !
 
Dis, front blanc que Phébus tanna,
De combien de dollars se rente
Pedro Velasquez, Habana ;
Incague la mer de Sorrente
 
Où vont les Cygnes par milliers ;
Que tes strophes soient des réclames
Pour l'abatis des mangliers
Fouillés des hydres et des lames !
 
Ton quatrain plonge aux bois sanglants
Et revient proposer aux Hommes
Divers sujets de sucres blancs,
De pectoraires et de gommes !
 
Sachons par Toi si les blondeurs
Des Pics neigeux, vers les Tropiques,
Sont ou des insectes pondeurs
Ou des lichens microscopiques !
 
Trouve, ô Chasseur, nous le voulons,
Quelques garances parfumées
Que la Nature en pantalons
Fasse éclore ! pour nos Armées !
 
Trouve, aux abords du Bois qui dort,
Les fleurs, pareilles à des mufles,
D'où bavent des pommades d'or
Sur les cheveux sombres des Buffles !
 
Trouve, aux prés fous, où sur le Bleu
Tremble l'argent des pubescences,
Des calices pleins d'Oeufs de feu
Qui cuisent parmi les essences !
 
Trouve des Chardons cotonneux
Dont dix ânes aux yeux de braises
Travaillent à filer les nœuds !
Trouve des Fleurs qui soient des chaises !
 
Oui, trouve au cœur des noirs filons
Des fleurs presque pierres, fameuses !
Qui vers leurs durs ovaires blonds
Aient des amygdales gemmeuses
!
 
Sers-nous, ô Farceur, tu le peux,
Sur un plat de vermeil splendide
Des ragoûts de Lys sirupeux
Mordant nos cuillers Alfénide !
Notes section V (v.133-160) 

 

 






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                  V
 
Quelqu'un dira le grand Amour,
Voleur des sombres Indulgences :
Mais ni Renan, ni le chat Murr
N'ont vu les Bleus Thyrses immenses !
 
Toi, fais jouer dans nos torpeurs,
Par les parfums les hystéries ;
Exalte-nous vers les candeurs
Plus candides que les Maries...
 
Commerçant ! colon ! médium !
Ta Rime sourdra, rose ou blanche,
Comme un rayon de sodium,
Comme un caoutchouc qui s'épanche !
 
De tes noirs Poèmes, Jongleur !
Blancs, verts, et rouges dioptriques,
Que s'évadent d'étranges fleurs
Et des papillons électriques !
 
Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !
Et les poteaux télégraphiques
Vont orner, lyre aux chants de fer,
Tes omoplates magnifiques !
 
Surtout, rime une version
Sur le mal des pommes de terre !
Et, pour la composition
De poèmes pleins de mystère
 
Qu'on doive lire de Tréguier
À Paramaribo, rachète
Des Tomes de Monsieur Figuier,
Illustrés ! chez Monsieur Hachette !

ALCIDE BAVA.
A. R.

14 juillet 1871.

Notes lettre et signature

 

 

 

     Monsieur et cher Maître,

     Vous rappelez-vous avoir reçu de province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés Credo in unam ? Vous fûtes assez bon pour répondre !
     C'est le même imbécile qui vous envoie les vers ci-dessus, signés Alcide Bava. Pardon.
     J'ai dix huit ans. J'aimerai toujours les vers de Banville.
     L'an passé je n'avais que dix-sept ans !
     Ai-je progressé ?

ALCIDE BAVA.
A. R.

Mon adresse :

 
M. Charles Bretagne,
Avenue de Mézières, à Charleville,
pour
A. RIMBAUD.

 

 

Interprétations

remonter bibliographie

 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.

 

À Monsieur Théodore de Banville / Ce qu'on dit au Poète... (entête et titre du poème)

Le poème est joint à une lettre datée du 15 août 1871. Nous ne le connaissons que par ce manuscrit découvert par Marcel Coulon en 1925 et publié pour la première fois dans son livre Au cœur de Verlaine et de Rimbaud (op.cit.).

Placée au-dessus du titre sur le premier feuillet de cette lettre, l'adresse à Banville revêt une signification ambiguë. Banville a pu la comprendre comme une dédicace, mais dans ce cas bien peu conformiste (le dédicataire est généralement mentionné en dessous du titre). Elle pourrait n'être qu'une simple entête épistolaire (cf. Murphy, op. cit. 1999, p.495-504). Intégrée au titre, enfin, elle tendrait à présenter le poème comme une sorte d'épître à Banville (Guyaux, Pléiade Rimbaud, 2009, p.860).

L'interprétation du titre n'est d'ailleurs, elle-même, pas facile non plus. Elle dépend largement de l'idée qu'on se fera du dispositif énonciatif du texte : qui parle et à qui ?

Qui est ce "Poète" (avec majuscule) auquel s'adresse ce discours "à propos de fleurs" ? Le mot "Poète" semble avoir, dans ce titre, la valeur d'une abstraction généralisante. L'utilisation d'un P plaide dans ce sens. Mais l'analyse montrera que Banville est bien souvent la première cible des ironies du texte. Même dans le deuxième mouvement (v.25-60) où les poètes sont interpellés à la deuxième personne du pluriel (contrairement aux quatre autres où le "tu" est dominant), c'est Banville qui est personnellement mis en cause au v.29 : "Quand BANVILLE en ferait neiger, etc.". Les allusions parodiques du texte (les intertextes repérés par la critique) évoquent parfois d'autres auteurs que Banville : Lamartine, Leconte de Lisle, José-Maria de Hérédia, notamment. Mais les références à Banville l'emportent sensiblement. 

Par ailleurs, la lettre qui suit le poème fait surgir d'autres questions.

Qui est donc cet Alcide Bava, qui se permet de tutoyer le Poète (alors que Rimbaud, dans sa lettre, vouvoie Banville, naturellement) et de lui administrer une leçon de poésie ? Alcide Bava n'est-il rien d'autre qu'un prête-nom pour Rimbaud ? Si Rimbaud a utilisé un nom d'emprunt, ce n'est visiblement pas pour se cacher, comme le montre la présence de cette double signature : Alcide Bava / A.R. ! Ce nom cacherait-il un message codé ? Rimbaud a-t-il voulu, en signant son poème d'un pseudonyme, indiquer que celui qui y parle ne coïncide pas nécessairement, pas entièrement en tout cas, avec lui-même ?
 

 

Nous parcourrons ici quelques-unes des gloses que nous a léguées une longue et riche tradition critique dans l'espoir qu'elles aideront le lecteur à répondre à toutes ces questions. Voir notamment, en fin de page, notre note sur cette mystérieuse signature.

Je n'ai pas toujours été en mesure de citer les noms des critiques qui ont signalé pour la première fois telle référence intertextuelle ou telle glose. La première tâche des commentateurs a été de repérer les références littéraires. Citons sur ce plan les études de Jacques Gengoux (op.cit. 1947), Jean-Bertrand Barrère (op.cit. 1977), Peter S.Hambly (op. cit. 1988). Ces contributions ont été essentielles s'agissant d'un poème aux implications intertextuelles évidentes. Quant à Agnès Rosenstiehl, elle a mis en lumière, dans ses trois travaux publiés (op. cit. 1981, 1986 et 1991), ce que le texte de Rimbaud devait à "l'air du temps", à l'information scientifique vulgarisée qu'il pouvait avoir trouvée dans La Revue pour tous ou Le magasin pittoresque. Les éditions courantes reprennent souvent les suggestions de ces chercheurs. Dans la production critique récente, signalons enfin les analyses particulièrement détaillées et éclairantes de Steve Murphy (op. cit. 2004 et 2009). J'y ai beaucoup puisé et les cite à plusieurs reprises.

 

SECTION I

 

Ainsi, toujours, vers (v.1)

La critique a diagnostiqué depuis longtemps dans cette attaque du texte une parodie du Lac de Lamartine : "Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages [...]". Cette pièce des Méditations poétiques (1820) étant célébrissime, véritable emblème du Romantisme, tout lecteur de l'époque de Rimbaud percevait forcément l'allusion.

Mais la parodie vise-t-elle seulement l'auteur du Lac ? Tout montre le contraire, dès cette première strophe. Si l'on comprend bien la portée du mot "toujours", Alcide Bava s'étonne (puisqu'on trouve un "!" à la fin de la phrase) que les "lys" (qu'il compare de façon méprisante, dans le v.4, aux "clystères" servant aux lavements) "fonctionnent" (v.3) "toujours" comme générateurs d'"extases" poétiques. "Toujours", c'est-à-dire aujourd'hui, dans la poésie contemporaine. Et demain, encore, peut-être, puisque le verbe "fonctionner" est au futur. Banville ne pouvait que se sentir visé : si l'on commande une recherche lexicale du mot "lys" dans l'excellent site Banville de Peter Edwards, http://www.mta.ca/banville/, on trouve que cet auteur a utilisé le mot "lys" dans 192 poèmes différents.

 

azur noir (v.1)

"Azur noir" rime avec "ton soir". La formule vise le "soir" des poètes, leurs crépuscules. C'est le premier cliché ciblé par Alcide Bava dans sa diatribe : le ciel nocturne, décor et objet de tant de rêveries dans la poésie romantique, celle de Hugo notamment. Ce ciel constellé d'étoiles dont Banville fait le cadre par excellence de l'évasion poétique quand il définit la "chanson lyrique" dans la préface de ses Odes funambulesques :

"Lyrique, parce qu'on mourra de dégoût si l'on ne prend pas, de-ci de-là, un grand bain d'azur, et si l'on ne peut quelquefois, pour se consoler de tant de médiocrités, rouler échevelés dans les étoiles"

 

topazes (v.2)

Topaze : Pierre semi-précieuse, transparente et brillante, le plus souvent d'un jaune vif. Synon. vx chrysolithe (TLFI). Conformément à cette définition, les topazes pourraient désigner dans ce vers les reflets jaunes et brillants du soleil à la surface de la mer (la mer des topazes = la mer scintillante).

Mais cette métaphore n'est pas qu'un procédé descriptif. Elle constitue surtout ici une allusion satirique au goût des romantiques, et surtout des parnassiens, pour les évocations orientales et les images précieuses. Dans une pièce satirique de ses Binettes rimées (1868) intitulée Glorieux pantoum, qui raille gentiment Théodore de Banville (notamment son attrait pour les formes savantes comme le "pantoum", d'origine orientale), Eugène Vermersch exploite ces mêmes topazes, et les fait rimer, comme Rimbaud, avec "extases". Célébrant sur le mode burlesque "les grands poètes", l'auteur écrit  :

Gloire aux mélodieux chanteurs !
Leurs lèvres jettent des topazes.
Sur le fauteuil brodé de fleurs
Bück fait un rêve plein d'extases.

Rimbaud s'est-il souvenu de ce poème, paru seulement trois ans avant la rédaction du sien ? C'est plus que probable. D'autant que les correspondances, comme nous le verrons dans les notes ultérieures, ne se limitent pas à ce seul exemple. Et ce lien entre les deux textes n'échappa certainement pas au destinataire !

 

ton soir (v.3)

Voir supra la note sur azur noir.

 

Les Lys (v.4)

Parmi toutes les fleurs citées (roses, œillet, amarante, myosotis, lilas, violette) comme symboles conventionnels du bucolisme romantique et parnassien, le "lys" revient avec insistance (6 fois dans la première section du poème). C'est que les lys, "ces fleurs blanches" (v.16) sont traditionnellement associés à l'idée de pureté. Cette connotation éthico-religieuse aggrave certainement leur cas aux yeux de Rimbaud (cf., plus loin, note sur les "pécheresses au doux pas" v.16). Banville, certes, célébrait volontiers le lys : il suffira au lecteur de googliser Banville+lys pour en obtenir confirmation. Mais les sarcasmes de Rimbaud à l'égard du lys (voir aussi son poème zutique intitulé Lys, parodie d'Armand Silvestre) ne l'empêchent pas, à l'occasion, d'en exploiter l'aura poétique (cf. Ophélie ou le premier quatrain de Mémoire). 

 

clystères d'extases (v.4)

CLYSTÈRE (n. m.) Médicament liquide qu'on introduit dans le corps par le fondement, à l'aide d'une seringue ou d'un clysopompe. Prendre un clystère. Donner un clystère. Rendre un clystère. On dit plus ordinairement aujourd'hui LAVEMENT. Dictionnaire de L'Académie française.

Les extases poétiques suscitées par les lys sont comparées à celles que peut procurer l'administration d'un lavement, ou cette autre sorte d'injection délicieuse qu'est l'acte vénérien.

Rimbaud a exploité dans un autre poème, faisant partie de l'Album zutique, l'équivoque suggérée par l'analogie de forme entre fleur de lys et organe sexuel :

Lys

O balançoirs ! ô lys ! clysopompes d’argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
L’Aurore vous emplit d’un amour détergent !
Une douceur de ciel beurre vos étamines !

Armand Silvestre.
A.R.                                                                                   

 

sagous (v.5)

Sagou : fécule alimentaire qu'on retire de certains palmiers (sagoutiers). On appelle aussi "sagou blanc" l'extrait de racine de manioc dont on fabrique le "tapioca", fécule alimentaire fort usitée jadis et naguère chez nous pour épaissir nos potages. Une de ces "Plantes [...] travailleuses", utiles et modernes, donc.


tes Proses religieuses (v.8)

La prose romantique était très souvent imprégnée de religiosité. C'est notamment le cas de Graziella, le roman de Lamartine auquel il sera fait allusion au vers 96.

 

Monsieur de Kerdrel (v.9)

Vincent Audren de Kerdrel (1815 Lorient - 1899 Paris), érudit et homme politique breton, a été élu à plusieurs reprises comme député dans les rangs royalistes (d'où le rapprochement avec la fleur de lys, symbole de la monarchie française). Il était en outre quelque peu poète.

 

Le sonnet de mil huit cent trente (v.10)

Allusion à la redécouverte du sonnet (cher à Banville) par Sainte-Beuve, Musset, Nerval et autres romantiques, forme vieille qu'Alcide Bava assimile à ces autres archaïsmes, la fleur de lys des monarchistes (M. de Kerdrel) et les Jeux Floraux de Toulouse, dont la tradition remonte au temps des "ménestrels". Les récompenses remises par cette société littéraire revêtent la forme de cinq fleurs d'or ou d'argent : la violette, l'églantine, le souci, l'amarante et le lys.

 

on n'en voit pas (v.13)

On n'en voit pas : ils ne tiennent guère de place dans la vie réelle, ils ne servent qu'en poésie (symboles de pureté ? celle des premières communiantes p.ex.?).

 

dans ton vers, tel que les manches / Des Pécheresses aux doux pas (v.14-5)

Allusion probable aux premières communiantes, citées au v.44. Le lys est traditionnellement associé aux célébrations de l'église catholique (mariages, premières communions). "Pécheresses" évoque plutôt la "communion solennelle" dont le rituel (brassards ou habits blancs) entend marquer l'état de pureté des enfants (de 12 à 14 ans) qui célèbrent leur première communion. C'est l'image de communiantes aux bras chargés de lys qui explique très certainement la comparaison de Rimbaud : toujours, dans les vers du Poète, ces fleurs blanches frissonnent, comme elles frissonnent entre les manches des filles, le jour de leur première communion.

 

toujours frissonnent ces fleurs blanches (v.16)

La quintuple reprise de "toujours" (v.1, 16, 17, 37, 41) révèle le leitmotiv de ce début de texte : la lassitude à l'égard d'une poétique périmée. Une poétique dont les lys et leur blancheur symbole de pureté sont le symbole.

 

quand tu prends un bain (v.17)

"quand tu prends un bain ... aux brises du matin" : Alcide Bava ironise sans doute sur l'image du "grand bain d'azur" parmi les "forêts de fleurs" utilisée par Banville pour représenter l'inspiration et l'activité poétiques dans la préface des Odes funambulesques. C'est Jacques Gengoux qui, le premier, a suggéré ce rapprochement (La Pensée poétique de Rimbaud, 1950, p.295).

Banville, dans cette préface, plaide pour une esthétique de la fantaisie, de l'imagination, voire de l'évasion, et c'est par là qu'il justifie les registres recherchés dans son recueil : ceux de "la chanson bouffonne et la chanson lyrique."

"Lyrique, explique-t-il, parce qu'on mourra de dégoût si l'on ne prend pas, de-ci de-là, un grand bain d'azur, et si l'on ne peut quelquefois, pour se consoler de tant de médiocrités, rouler échevelés dans les étoiles ; bouffonne... tout simplement, mon Dieu ! parce qu'il se passe autour de nous des choses très drôles." 

 

Ta Chemise aux aisselles blondes / Se gonfle aux brises du matin (v.18-19)

Selon Gengoux, Rimbaud aurait pu se souvenir ici de la manière dont Théophile Gautier décrit Banville, en poète ravi, dans son Rapport sur les progrès de la poésie (1868) : "il voltige au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent sa draperie aux couleurs changeantes." (op.cit. p.154). Dans la transposition rimbaldienne de ce portrait, la notation plus que réaliste des "aisselles blondes" (c'est-à-dire, glose Steve Murphy, "coloriée par la transpiration", op.cit. 2004 p.162) torpille l'envolée lyrique de l'auteur d'Émaux et Camées.

 

myosotis immondes (v.20)

Pourquoi Bava trouve-t-il les myosotis "immondes" ? "C'est, nous dit Marcel Coulon, en raison de leur provocante signification sentimentale" (op.cit. p.135). Louis Forestier dit la chose un peu différemment : "Immondes car les myosotis sont la fleur du souvenir, thème rebattu à l'époque romantique" (op.cit. p.452). Agnès Rosenstiehl  précise que la hargne toute particulière d'Alcide Bava à l'égard du myosotis pourrait s'expliquer par la célèbre légende germanique d'où vient l'autre nom de la fleur : le "ne m'oubliez pas", nom qui a prévalu dans la quasi totalité des langues européennes  (Vergissmeinnicht, forget-me-not, no-me-olvides, nontiscordardime, etc.). Dans cette légende médiévale, un chevalier partant pour la croisade tombe dans le Rhin en voulant cueillir une petite fleur bleue pour sa dame. Au moment de se noyer, entraîné par le poids de son armure, il lance la fleur vers sa dame en criant « Ne m'oubliez pas ! ». Parmi les fleurs, argumente l'auteur(e), le myosotis détient "le titre de champion de la mièvrerie" (op.cit. 1986, p.143). Opinion peut-être partagée, en effet, par l'auteur des Sœurs de charité et de Mes petites amoureuses.

 

L'amour ne passe à tes octrois (v.21)

Dans ce vers, nous dit Anne-Emmanuelle Berger, "le déflorateur stigmatise l'éthique sexuelle répressive, corollaire de la poétique idéaliste et de l'ordre politique que celle-ci cautionne" (Le Banquet de Rimbaud, Champ Vallon, 1992, p.75).

 

Et les Violettes du Bois, / Crachats sucrés des Nymphes noires ! (v.23-24)

Ces Nymphes noires cracheuses de violettes, absolument inconnues des manuels de mythologie, sont une belle invention, de tonalité fantastique, je trouve. Les nymphes, comme chacun sait, étaient dans la mythologie les divinités de la nature. La comparaison des violettes, ces petites fleurs si poétiques dont la prolifération annonce le printemps, avec des crachats de déesses est bien dans le style d'Alcide Bava. La couleur noire des nymphes découle sans doute ici de la couleur sombre des violettes. Quant à l'adjectif "sucrés", il est de tradition chez les critiques d'en attribuer l'idée au traitement que les confiseurs toulousains font subir, depuis, dit-on, le Moyen-Âge, à cette malheureuse fleur. Trempée dans un sirop de sucre candi, enrobée de gomme arabique et saupoudrée de sucre glace, de sucre cristallisé, la violette est finalement transformée en bonbon à sucer ... et, dirait sans doute Bava, bonne à cracher.

 

SECTION II

 

Et de mille octaves enflées (v.28)

Allusion probable à l'octosyllabe (même si vous leur consacriez des octosyllabes par milliers, vos roses resteraient monotones comme "des bouchons de carafe").

 

Quand BANVILLE en ferait neiger, / Sanguinolentes, tournoyantes, (v.29-30)

Le nom de Banville est écrit dans le manuscrit en lettres minuscules sensiblement plus grosses que les autres, ce que les éditeurs signalent en imprimant le mot en lettres majuscules. On déduit de ce procédé d'insistance que Banville est ici particulièrement visé. Les commentateurs ont pensé à une possible allusion au goût de Banville pour les images de neige, souvent associées à des images de roses, dans la description du teint de la peau (généralement dans des textes qui célèbrent la beauté féminine). On a mentionné plus particulièrement le poème des Stalactites intitulé La Symphonie de Neige. Dans cette pièce, "la rose / Fière de son bouton suave, encor tout blanc, / Déjà pâmée, attend que l'Aurore l'arrose / Et que l'enfant au dard la teigne de son sang.".

 

Ô très paisibles photographes ! (v.34)

Les trois premiers quatrains de la section II constituent ensemble une longue phrase dont la troisième strophe constitue la proposition principale. Elle en contient le groupe sujet ("la flore" − de vos forêts et de vos prés −) et le groupe verbal ("est diverse à peu près / Comme des bouchons de carafe ", v.35-36). Les deux strophes précédentes correspondent pour l'essentiel à des subordonnées. Dans ce dispositif syntaxique, le v.34 a pour fonction de rappeler, au sein de la troisième strophe, le lointain groupe nominal apposé rejeté en tête de phrase mais indispensable à la compréhension de l'ensemble : "Ô Poètes" (v.25).

On peut se demander pourquoi Rimbaud apostrophe les poètes en les traitant de "photographes". C'est sans doute que dans son esprit, la photographie, comme la botanique conventionnelle des poètes, n'est qu'une reproduction de la nature. Une reproduction de la nature qu'ils ont sous les yeux : "Toujours les végétaux Français" (v.37). Une reproduction inlassable des mêmes espèces, sans imagination et sans diversité, d'où la comparaison avec ces objets purement fonctionnels, à la conception uniforme, que sont les "bouchons de carafe" (v.35-36). Dans Méditation poétique et littéraire, l'un de ces nombreux poèmes des Odes funambulesques où il exprime son mépris pour le mercantilisme contemporain et sa nostalgie du romantisme de 1830, Banville avait déjà utilisé la rime "bouchon de carafe::photographe", invention cocasse par son parti-pris de prosaïsme et de modernité.

 

Où le ventre des chiens bassets / Navigue en paix, aux crépuscules (v.39-40)

Idée amusante pour ridiculiser les "végétaux français" que de les confronter (et même, implicitement, les comparer, par l'adjectif "hargneux") à des "chiens bassets" dont la mention éveille immanquablement des connotations dévalorisantes. Les "chiens bassets", commente Steve Murphy, "seuls chiens dont les pattes sont assez courtes pour disparaître sous la végétation française, semblent ainsi flotter comme des navires sur la mer" (op. cit. 2004, p.154). En outre, la réduction syndecdochique de ces animaux à leur ventre, associée à la rime ridicule / crépuscules, produit un effet trivial assez suggestif. 

 

desseins (v.41)

Rimbaud a écrit "desseins". Les éditeurs ont longtemps corrigé "desseins" en "dessins", allant parfois jusqu'à considérer la graphie rimbaldienne comme une "faute évidente" (Bouillane de Lacoste, A.R. Poésies, Mercure de France, 1939, 1947, p.165). Les éditeurs récents, par contre, rétablissent la graphie du manuscrit. Steve Murphy justifie la chose ainsi : "Si l'on ne saurait prouver que Rimbaud n'a pas commis un lapsus, il est bien plus probable qu'il propose ici une superposition sémantique, la proximité d'une constellation de termes à dénotations ou à connotations picturales ["estampes, toujours les mêmes", "vieux salons", "Grandville", "photographe"] faisant surgir du signifiant dessein une idée virtuelle qui ne reçoit pas d'expression graphique directe. On peut voir dans affreux desseins un cliché où le substantif entraîne, par automatisme, un adjectif négatif (cf. noirs desseins qui a peut-être inspiré la superposition rimbaldienne) − automatisme du type exploré par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues." (op.cit. 1999, p.503). Voir aussi, ci-dessous, note sur Hélianthes.

 

Lotos (v.42)

Le lotus (ou lotos) bleu faisait partie des fleurs exotiques chantées par les Parnassiens. Pour se faire une idée de cette littérature, on pourra lire Le mystère du Lotus, de Catulle Mendès, dans la première série du Parnasse contemporain (1866).

 

Hélianthes (v.42)

"Les affreux "dessins d'hélianthes", glose Agnès Rosenstiehl, font peut-être allusion à l'étonnant dessin d'hélianthe en prière dessiné par Grandville dans les "Fleurs animées", de même que les fleurs effectivement "mises au lisières" aux robes de ses femmes-fleurs." (op.cit. 1886, p.141).

Cette hypothèse audacieuse aurait le mérite d'expliquer pourquoi l'hélianthe est associé ici aux images pieuses ("Estampes roses, sujets saints") et rejoint le lys dans l'évocation des premières communiantes, qui intervient à deux reprises dans le texte. Car il me semble que les "Pécheresses au doux pas" du v.15, dont les manches blanches frissonnent comme des lys, ne sont rien d'autre que les "premières communiantes" mentionnées au v.44. Ceci dit, comme on le verra ci-dessous, la représentation Grandvillienne d' Helianthus annuus, c'est-à-dire du tournesol, est loin de représenter une première communiante. Représente-t-elle le mal ? les noirs desseins qu'il faut confesser au Très-haut (voir ci-dessus, note sur desseins ?) :


L'Ode Açoka cadre avec la / Strophe en fenêtre de lorette (v.45-46)

La séquence Açoka-cadre n'annonce rien de très flatteur. Calembour ou Kakemphaton ? Cacaphonie à coup sûr. La présence d'un proclitique à la rime du v.45 contribue à la cocasserie du passage.

André Guyaux (op.cit. p.863) rappelle que "la fleur indienne d'angsoka (ou açoka), cliché de l'exotisme botanique du XIXe siècle" connaît de multiples occurrences dans l'œuvre de Gautier (Barcarolle, Mlle de Maupin, Fortunio, La belle Jenny) et dans celle de Leconte de Lisle (Bhagavat, Le colibri). Louis-Xavier de Ricard en a fait le titre d'un poème (L'açoka). J.-L. Steinmetz rapporte une information due à C.-A. Hackett selon laquelle le journal satirique Le Hanneton, en 1866, s'en prenait au poète parnassien Catulle Mendès avec ces mots : "Trop d'açokas, monsieur Mendès, trop, beaucoup trop" (op. cit. p.263).

Pour rendre compte de la suite de cette étrange phrase, la critique a supposé que Rimbaud s'y était souvenu d'une pièce des Odes funambulesques intitulée L'amour à Paris. Banville y peint, parmi les plaisirs de la capitale, ceux qu'on trouve auprès de ces femmes légères autrefois appelées petits rats, grisettes ou lorettes (du nom de la rue Notre-Dame de Lorette, à Paris) :

Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner: Turlurette ! [...] 
La grisette ! Il revoit la petite fenêtre.
Les rayons souriants du jour qui vient de naître,
A leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,
Dorent les liserons et les pois de senteur.

Cette phrase des vers 45- 46 cherche donc sans doute à brocarder une poésie (la parnassienne) aussi  fade dans "l'ode açoka" (l'exotisme oriental ou antique) que dans la "strophe en fenêtre de lorette" (la chronique parisienne), aussi prudhommesque dans la préciosité esthétisante de l'art pour l'art que dans le badinage fantaisiste.

 

fientent (v.48)

À nouveau, la dérision scatologique. Voir aussi v.39-40, 79, 96.

 

vieux galons (v.49)

Gengoux signale, dans le Dictionnaire du XIXe siècle, cette définition aujourd'hui reprise par le TLFI :

Vieux habits, vieux galons (cri des fripiers qui parcourent les rues pour acheter ou vendre les vieux habits et galons). Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux à vendre ! (BALZAC, Le Père Goriot, 1835).
 

vieux Salons (v.51)

Allusion aux salons de peinture, généralement réservés à l'art académique. Fleurs et bouquets y figuraient parmi les thèmes de prédilection.

 

croquignoles (v.50)

Définition du TLFI - Petit gâteau léger, dur et croquant [...] Par métaphore : petite chose insignifiante, futilité [...] La documentation atteste le verbe transitif croquignoler [...] Tu sauras que je me délasse de mes travaux en croquignolant un petit roman dans le genre antique (BALZAC, Corresp., 1819, p. 37).

 

Aux hannetons, pas aux crotales (v.52)

Voir la note sur Grandville.

 

poupards (v.53)

Poupards : poupons, bébés. Le passage v.52-v.56 semble inspiré par les gravures de Grandville qui représentaient des végétaux personnifiés, entourés d'animaux et d'insectes, eux aussi humanisés. D'où peut-être l'allusion du vers 52 aux "hannetons". Ces figures humaines étaient-elles parfois des "poupards en pleurs" (des enfants en larmes) ? On pense aussi aux angelots de l'imagerie religieuse, à ces cupidons que Rimbaud moquait dans sa lettre à Demeny du 10 juin 1871 ("douces vignettes pérennelles où batifolent les cupidons"). La référence enfantine semble se poursuivre dans les vers suivants avec la mention des "lisières" (v.54), la notion d'"allaiter" (v.55) et peut-être avec les "méchants astres à visières" (v.56) où certains critiques ont perçu une référence maternelle. Voir notes suivantes.

 

Grandville (v.54)

Grandville (1843-1847), auteur de livres aux gravures mièvres, que Rimbaud n'aimait pas : "Dites-moi un peu s'il y a jamais eu quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? " (lettre à Izambard du 25 août 1870). Certains de ces livres comme Les Fleurs animées, Les étoiles, personnifiaient astres et végétaux : le lys est une jeune fille en robe blanche, un emblème fleurdelisé au côté :

La tubéreuse et la jonquille forment un couple d'amants, l'héliante est une jeune fille en prière, le chardon est une femme courtisée par un âne, la violette, l'étoile du marin sont encore des jeunes filles, le myrte est un cupidon (d'où peut-être dans le vers précédent le mot "poupards"), etc. Les personnages végétaux des Fleurs animées figuraient souvent en compagnie d'insectes familiers. D'où peut-être le v. 52 qui, pour différencier les "végétaux Français" et les fleurs exotiques, associe les uns aux "hannetons", les autres aux "crotales". 

 

lisières (v.54)

Rimbaud aime manifestement la rime lisière :: visière que l'on trouve aussi dans Les Assis :

Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières,
Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés,
De vrais petits amours de chaises en lisière
Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;

Le mot "lisière", dans son premier sens, désigne la bordure d'un tissu ou, par analogie, la bordure d'un terrain, d'une forêt. Mais il existe un autre sens, dont j'emprunte la définition au TLFI :

"Étroite bande de tissu ; ensemble de bandes d'étoffe, cordons attachés autrefois par derrière aux vêtements des petits enfants pour les soutenir quand ils commençaient à marcher. Conduire à la lisière. 'Les marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières / Seraient dans le danger moins bégayants que vous' (HUGO, Légende, t. 6)."

On constate que dans les deux passages où Rimbaud emploie le mot, il est effectivement question de bambins : "petits amours de chaises" issus des amours monstrueuses entre les assis et leurs "sièges fécondés", "poupards végétaux en pleurs" à la manière de Grandville. C'est donc sans doute l'idée d'enfant en bas âge qui entraîne dans les deux cas celle des "lisières". Ceci dit, dans les deux cas aussi, Rimbaud peut avoir joué sur la polysémie du mot. Dans Les Assis, ces chaises nouveau-nées sont destinées à "border" de fiers bureaux. Dans notre poème, c'est nettement moins évident : Rimbaud a-t-il pensé la lisière d'un bois ? C'est ce que pense Jacques Gengoux, qui note : "Avec le jeu de mots : aux lisières du bois et eût rangé parmi les poupons" (op. cit. p.157).

 

qu'allaitèrent de couleurs (v.55)

Les astres allaitent, c'est-à-dire nourrissent de leur pâle lumière, de leur lumière laiteuse, les "poupards végétaux" dont Grandville les entoure. Cette image, selon Georges Kliebenstein, puise en profondeur dans l'imaginaire personnel du poète. Rimbaud, explique ce critique, associe volontiers dans son œuvre le lait et les astres : cf. les "flueurs / D'astres lactés" ("L'Homme juste"), le "Poème / De la Mer, infusé d'astres, et lactescent" ("Le Bateau ivre"). L'image implicite serait ici celle de la Voie lactée. Or, c'est Hercule, selon les Grecs, qui créa la voie lactée, le jour de sa naissance, en régurgitant brutalement dans le ciel le lait de sa mère (ou plutôt de sa fausse mère, Héra). Littéralement, on peut dire que ce jour-là Hercule, dont le premier nom était Alcide (en grec Alkeídes, dérivé d'alkế, « force, vigueur »), bava le lait de sa mère. Le syntagme "Alcide Bava" doit donc se comprendre, selon Kliebenstein, moins comme pseudonyme (prénom + nom) que "comme une micro-phrase sujet-verbe (au passé simple, temps des grands mythes), c'est-à-dire comme la mention elliptique mais directe d'un 'mythème' célébrissime". "Tout se joue ici dans l'attraction-répulsion de/devant la mère (la fausse mère rejette l'enfant, l'enfant régurgite son lait) et dans la vive tension entre l'étiologie triviale (l'énorme hoquet d'un nourrisson) et la poésie magique du ciel lacté" (op.cit. p.157-158). Tel serait le "scénario onomastique" implicitement contenu dans le pseudonyme Alcide Bava utilisé par Rimbaud pour signer Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs. Il rend compte à la fois de ces deux dégoûts constitutifs de l'identité du poète, celui de la mère qui l'a (qu'il a) rejeté(e) et celui de la poésie sentimentale qu'il rejette. Car "baver", c'est aussi, dans un sens second, "médire", parler en mal de quelque chose ou de quelqu'un. Et c'est bien ce que fait Alcide-Arthur Rimbaud dans ce poème dédié à BAVEr sur BAnVillE et sur la poésie "fadasse" (Lettre à Izambard du 13 mai 1871).

 

méchants astres à visières (v.56)

Peut-être une allusion à l'imagerie naïve représentant les astres avec un visage humain ("visières" = les yeux, tout simplement. Cf.TLFI), notamment dans les albums de Grandville. Rimbaud ne les appréciait guère comme il le confie à Izambard dans sa lettre du 25 aoüt 1870. D'où peut-être l'adjectif "méchants", dans le sens archaïque de l'adjectif : minable, sans valeur. Steve Murphy se demande si ces visières ne pourraient pas représenter les anneaux de Saturne (op.cit. p.165-166). Georges Kliebenstein, en relation avec son exégèse du pseudonyme choisi par Rimbaud (Alcide Bava, voir note précédente) voit, dans ces "astres à visières" colorant d'une lumière laiteuse leurs "poupards" végétaux, de méchantes figures maternelles. Il donne à "méchants" son sens habituel et interprète le mot "visières" comme un synonyme de casque ou de casquette. Il rappelle à ce propos le jugement de Rimbaud sur sa mère dans sa lettre du 28 août 1871 : "aussi inflexible que soixante-treize administrations à casquette de plomb". 

 

vos bavures de pipeaux (v.57)

Steve Murphy (op.cit. 2009, p.240) rappelle à propos de cette formule la manière dont Jacoby, rédacteur en chef du Progrès des Ardennes, aurait refusé les poèmes de Rimbaud et Delahaye, à l'automne 1870 : "Quand l'ennemi ne sera plus sur notre sol, nous aurons peut-être le temps de prendre nos pippeaux [sic] et de chanter les arts de la paix. Mais aujourd'hui, nous avons autre chose à faire" (voir G.Dardart, "Arthur Rimbaud et le Progrès des Ardennes : un rendez-vous manqué", Parade sauvage, n°14, 1997). Le berger jouant de sa flûte est une représentation traditionnelle du poète. Les "bavures de pipeaux" dont il est question ici visent-elles le bavasseries fadasses des romantiques et de BAnVille ? Voir notre note sur Alcide Bava.

 

Ô blanc Chasseur (v.60)

Dans la préface des Odes funambulesques, Banville compare son art de satiriste à celui d'un chasseur d'Indiens "Navajos en frac" parcourant la "prairie parisienne", "grand désert dont la Banque de France et la Monnaie sont les oasis".

 

SECTION III

 

le Pâtis panique (v.61-62)

Rimbaud associe volontiers les mots pour obtenir des effets allitératifs ("açokas cadre", "pampas printaniers", "pâtis panique", etc.). Sans toutefois sacrifier le sens, même quand celui-ci n'est pas immédiat.

Le mot "panique" peut surprendre ici car il n'est généralement employé comme adjectif qu'avec un substantif signifiant "terreur" (une peur panique). Le TLFI nous rappelle à ce propos que l'adjectif "panique" vient du grec , qui signifiait étymologiquement « de Pan » et s'était spécialisé dans l'idée de peur parce que le dieu Pan, dieu de la Nature (et de la totalité, de la Nature tout entière), passait pour produire les bruits entendus dans les montagnes et les vallées. Quelques écrivains français, cependant, l'ont utilisé dans un sens faisant référence à son étymologie, sans aucune idée de terreur (ou alors cette terreur sacrée confinant à la joie que l'homme peut éprouver devant la surabondance de la vie) :

Partout une divine plénitude et un gonflement mystérieux faisaient deviner l'effort panique et sacré de la sève en travail (...). La grande harmonie diffuse s'épanouissait (HUGO, Les Travailleurs de la mer, 1866, p.448).
 
Ces gestes profonds qui font bondir au coeur comme un sentiment panique de la permanence de la vie
(GRACQ, Le Rivage des Syrtes, 1951, p.76).
 
L'énorme joie panique dans laquelle passe la joie de l'univers
(GREEN, Journal, 1957, p.292).

C'est ainsi que Rimbaud l'utilise, pour évoquer l'enthousiasme dionysiaque ou "panique" de son "blanc Chasseur", la force primitive de la Nature (pâtis = pâturage, prairie). On trouve à peu près la même idée dans le v.117 avec l'expression : "aux prés fous".

 

Tu ferais succéder, je crains / aux Grillons roux les Cantharides, / L'or des Rios au bleu des Rhins, / Bref, aux Norwèges les Florides. (v.65-68)

Sans doute faut-il comprendre que les poètes comme Banville, ignorants (ou insoucieux) de la botanique et de la géographie, énumèrent (font se "succéder") noms d'animaux, de fleuves et de pays avec comme seul souci la couleur locale, l'effet pittoresque ou exotique, "sans s'astreindre à une démarche logique, scientifique" (Steve Murphy, op.cit. 2004, p.164).

On a essayé, de façon peu convaincante, selon moi, d'énoncer des principes d'opposition réglant chacune de ces trois paires lexicales (chaud/froid ? doux/violent ? nord/sud ?). Mais pourquoi pas, au contraire, l'absence de principe ? l'aléatoire absolu ?

Agnès Rosenstiehl note que, parmi les Parnassiens, Leconte de Lisle pouvait être particulièrement visé par cette critique de l'"exotisme tous azimuths" : "Dans les Poèmes barbares, Leconte de Lisle chante les 'Nornes' du 'Pôle', 'Au prompt soleil du Nord', puis promène sa lyre jusqu'à 'l'âpre neige des Andes' en passant par le 'Niagara', pour finir par arpenter l'Inde de façon documentée." (op.cit. 1991, p.1070-1071).

 

l'Eucalyptus étonnant (v.71)

Agnès Rosenstiehl, qui a prospecté dans les revues de vulgarisation scientifique de l'époque pour y trouver d'éventuelles correspondances avec les formules du poème, cite ces lignes du Magasin pittoresque : "Les plus grands arbres connus découverts dans l'île de Van Diemen : on les nomme gommiers des marais ; ce sont probablement des eucalyptus ... Longueur totale 90 mètres [...]. A un mètre du sol, 31 mètres de circonférence". Et elle conclut : "Tous ces mètres rendent certes l'eucalyptus étonnant mais surtout l''hexamètre' grotesque" (op. cit. 1986, p.132). 

 

Des constrictors d'un hexamètre (v.72)

En toute rigueur, l'hexamètre est une notion de métrique latine sans rapport avec l'alexandrin mais le TLFI nous apprend que ce terme a été employé pour désigner l'alexandrin. Littré en donne un exemple emprunté à Voltaire. Rimbaud l'emploie aussi avec le sens d'alexandrin dans la lettre accompagnant notre poème : "Vous rappelez-vous avoir reçu de province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres mythologiques intitulés Credo in unam ?" Bava, donc, ironise ici sur cette autre "vieillerie poétique" chère à son destinataire que constitue l'alexandrin, long comme un boa constrictor et, pour cette raison, ennuyeux. 

 

Comme si les Acajous / Ne servaient, même en nos Guyanes, / Qu'aux cascades des sapajous, / Au lourd délire des lianes (v.73-76)

Bava s'en prend ici à l'exotisme parnassien : il reproche aux poètes de n'envisager l'acajou, cette essence si utile aux ébénistes, que comme un terrain de jeu pour les singes. Rimbaud avait lu à coup sûr, dans le deuxième recueil du Parnasse contemporain (octobre 1869-juillet 1871), Le Rêve du jaguar, où Leconte de Lisle décrit les acajous envahis de perroquets, d'araignées et de singes se balançant parmi les lianes :

Sous les noirs acajous, les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.

Dans ce même deuxième recueil du Parnasse contemporain, il avait sans aucun doute repéré la reprise par Hérédia du même motif exotique. C'est dans le texte intitulé La Détresse d'Atahualpa, long poème d'inspiration épique que José-Maria de Hérédia reprendra presque sans retouches dans Les Trophées, sous le titre : Les conquérants de l'or.

Plus loin, de toutes parts élancés, des halliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
Pillant les monbins mûrs et les buissons d'icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis et macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous
Par les figuiers géants et les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
Innombrables, de l'aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant et gambadant,
Tout le long de la mer les suivaient.

 

Un excrément d'oiseau marin (v.79)

À l'époque de Rimbaud, on se battait pour la possession de ces îles désertes du Pacifique, au large du Pérou, que des générations d'oiseaux marins avaient couvertes de leurs excréments sur plusieurs mètres d'épaisseur (cf. la "guerre du guano" en 1863). Ces déjections de Cormorans, Pélicans et autres espèces, considérées comme d'excellents fertilisants naturels, exportées vers les États-Unis, l'Angleterre ou la France, ont permis à quelques hommes d'affaire d'amasser de colossales fortunes, au XIXe siècle.

 

un seul pleur de chandelle (v.80)

Différentes substances sont utilisées pour la fabrication des chandelles au cours du XIXe siècle : le suif (gras de mouton ou de bœuf), le spermaceti (ou blanc de baleine), la stéarine, une matière résultant de la transformation de gras animal et végétal inventée vers les années 1830. Une chandelle était donc un produit industriel relativement coûteux, et méritant bien plus l'admiration du poète que les fleurs, selon Bava.

 

Et j'ai dit ce que je voulais ! (v.81)

Il semble que cette sorte d'aparté, rédigé en style très oral et interrompant la continuité rhétorique du discours, soit là pour annoncer la fin d'une argumentation : j'ai dit ce que j'avais sur le cœur, j'ai fait les critiques que j'avais à faire. Elle clôt, à peu de choses près, la section III et, surtout, ce qu'on pourrait appeler la première partie du poème, sa partie "critique", qui couvre les trois premières sections. Les sections IV et V seront consacrées à l'exposé en positif des principes poétiques nouveaux préconisés par Alcide Bava.

 

Toi, même assis là-bas, dans une / Cabane de bambous, volets / Clos, tentures de perse brune, — // Tu torcherais des floraisons / Dignes d'Oises extravagantes !... (v.82-86)

Steve Murphy note en marge de son analyse d'Oraison du soir ("Le sexe des anges : Oraison du soir", Le Sens et la mesure, hommage à Benoît de Cornulier, Champion, 2003, p.221-243) : "Dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, le poète se trouve en train de "torche[r]" des écoulements qui débordent ("extravagantes"), dans une "cabane" dont on n'a pas de mal à comprendre la finalité, ce qui explique sans doute métonymiquement les "tentures de perse brune" - couleur symptomatique ou effet des activités du torcheur." Dans son commentaire de Ce qu'on dit... (op.cit.), il note de même : "Le Poète est la source d'une petite rivière extravagante (extra + vagare : "errer au dehors"), rivière fécale qui déborde et qui l'oblige à s'asseoir ("assis"), à s'accroupir dans sa "cabane de bambous", se servant dans ses cabinets, comme Gargantua, de tout ce qui tombe sous la main pour se torcher, d'où la couleur de la perse (cf. les "cieux bruns d'Oraison du soir)." (op.cit. 2004, p.159).  

On a vu par ailleurs dans ces vers un faisceau d'indices suggérant une référence à cet extrait d'une pièce des Odes funambulesques intitulée L'amour à Paris que nous avons déjà exploité pour commenter les vers 45-46 :

Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner: Turlurette !
Et, l'œil dans le ciel bleu, ce naturel naïf
Évacue un sonnet imité de Baïf.

Il s'agit d'un poète "naïf", animé d'un irrésistible besoin de s'épancher dans un "sonnet", activité littéraire dont Banville se moque en la désignant du verbe évacuer. Alcide Bava, lui, accuse son Poète d'être bien capable de torcher "des "floraisons dignes d'Oises extravagantes". On remarque d'abord que les deux auteurs utilisent la même imagerie scatologique, la seule différence étant que l'un raille la logorrhée des poètes galants, l'autre celle des amateurs de lyrisme floral. Mais tous deux, analogie troublante, évoquent une même rivière : l'Oise ! Tous deux opposent (ou superposent) à cette région de l'Oise proche de Paris une contrée exotique ("Saharas", "indigène" ; "cabane de bambous", "là-bas") correspondant au goût bien connu des poètes pour l'évasion exotique. Le message de Bava à Banville semble être que même en pleine nature tropicale ("là-bas"), les "volets" étant "clos", il serait capable de torcher ("tu torcherais") les mêmes évocations ineptes de toujours, consacrées aux "végétaux français" (v.37), ceux qui bordent le cours "extra + vagant" (c'est-à-dire capricieux) de l'Oise. Mais l'adjectif "extravagant" vise évidemment aussi les obsessions florales du poète.

 

SECTION IV

 

Dis (v.89)

L'enchaînement des impératifs "sachons"(105), "sers-nous"(129), "fais jouer"(140), "exalte-nous"(142), "rime"(156), "rachète"(161) et surtout "dis"(89, 92) et "trouve" (109, 113, 117, 121, 125) montre qu'on est passé, dans cette deuxième partie du poème, de la poésie qu'on rejette à celle qu'au contraire on prône.

 

pampas (v.89)

Le mot, qui désigne les vastes plaines herbeuses de l'Amérique du Sud, est normalement féminin mais on a constaté que Louis Figuier, cité par Rimbaud au v.159, emploie le mot au masculin. D'où, peut-être, l'accord insolite des adjectifs "printaniers" et "noirs". Il va de soi que l'adjectif "noir" a ici un sens moral, les "pampas" sont "noirs", pour cet admirateur de la colonisation qu'est Alcide Bava, parce qu'ils sont agités d'"épouvantables révoltes".

 

épouvantables révoltes (v.90)

De quelles révoltes les pampas d'Amérique du Sud sont-elles secouées, pour Rimbaud ? Sans doute, explique Steve Murphy, s'agit-il des révoltes indiennes contre le colon européen. À l'appui de cette explication, il cite le Dictionnaire universel Larousse : "Mais les pampas ont une population bien plus terrible [que les Gauchos] dans les restes des tribus indiennes, qui continuent à faire aux Européens une guerre acharnée".

Conformément, donc, à son idéologie pro-coloniale, Bava demande au Poète de célébrer les planteurs de "tabacs", "les cotonniers", les "exotiques récoltes" au lieu de décrire les révoltes indigènes comme les romantiques ont pu être tentés de le faire. On se souvient que Chateaubriand, dans Les Natchez (1826) conte les aventures de René, de la jeune Indienne Céluta et du vieux sachem Chactas, avec, comme fond de tableau, un soulèvement des Indiens d'Amérique contre leurs conquérants d'Europe. Lamartine et Hugo, quant à eux, se sont intéressés au soulèvement des esclaves noirs d'Haïti, dirigé par Toussaint Louverture. José-Maria de Hérédia chante La détresse d'Atahualpa, organisateur de la résistance des Incas à l'envahisseur espagnol, dans un long poème du second volume du Parnasse contemporain. Souvenons-nous enfin que Rimbaud, dans sa lettre du 25 août 1870, confie à Izambard qu'il vient de lire un "roman intéressant", Costal l'indien. Cette œuvre de Gabriel Ferry (1809-1852), typique d'une certaine représentation pittoresque du Nouveau-Monde, des luttes d'indépendance contre les colonisateurs européens et des révolutions qui l'agitent, est sous-titré : "scènes de la Guerre de l'indépendance du Mexique". Il en avait certainement lu d'autres, dans le genre. Pour plus d'informations sur Costal l'indien et, plus généralement, sur le roman d'aventures du XIXe siècle, voir le site Le Roman d'aventures de Matthieu Letourneux.   

 

incague la mer de Sorrente (v.96)

"Voilà, à l'adresse de la baie de Naples lamartinienne, une gentillesse du genre de celle qui décore, à l'adresse de l'idéalisme banvillien, le quatrième vers de la première strophe de notre poème. Mais celle-ci ne vaut pas l'autre" (Marcel Coulon, op.cit. 1925).

Sorrente est une ville du sud de l'Italie, près de Pompéi, dans la baie de Naples, popularisée par le best-seller de Lamartine, son roman Graziella (1852). Cet appel à conchier la mer de Sorrente constitue donc une allusion impertinente à Graziella et/ou au poème Le premier regret, publié dans Les Harmonies poétiques et religieuses (1830) et que Lamartine a fait figurer en épilogue de Graziella :

Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus aux pieds de l'oranger ...

                                                             etc.

Banville aussi chante "Sorrente aux blondes grèves" dans un poème des Stalactites. Mais Rimbaud aura pu trouver chez le même Banville (dans Les Odes funambulesques) une évocation railleuse de la contrée touristique de "Sorrente" et de la mode dont elle était l'objet à l'époque romantique (on notera que les lys sont associés à cette satire) :

(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d'une angélique miss
Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys!)

                 (La belle Véronique).

Rimbaud, bien sûr, connaissait ces vers, et s'en inspire. Mais, selon son inclination personnelle, il renchérit dans le sarcasme par le choix d'un terme scatologique, assorti même, peut-être, d'un calembour : incague la mer+de (Sorrente).

Dans Les Amours jaunes (1873) Tristan Corbière raille à son tour le cliché lamartinien, sous le titre : Le fils de Lamartine et de Graziella

 

les Cygnes par milliers (v.97)

Le cygne est une représentation traditionnelle du poète, de l'artiste (Fénelon est le Cygne de Cambrai, Virgile le Cygne de Mantoue, Rossini le Cygne de Pezzarre). Les cygnes abondent dans la poésie de Lamartine qu'on trouve d'ailleurs appelé lui-même le Cygne de Mâcon ou le cygne de Saint-Point. Dans Le premier regret, le cygne, symbole de pureté, représente l'amante mourante (Graziella), dans Le poète mourant, il représente le poète. Banville, comme le signale Gengoux (op.cit. p.151) évoque "les hommes-cygnes" dans son poème Les Cariatides.

Agnès Rosenstiehl signale que Leconte de Lisle chante "des cygnes noirs par milliers" dans Un coucher de soleil (Poèmes barbares). (op.cit. 1991, p.1073).

 

mangliers / fouillés des hydres et des lames (v.99-100)

Les Mangliers ou Palétuviers font partie de la mangrove, forêt propre au littoral des pays chauds, dont les plantes, aux racines aériennes, cycliquement immergées et couvertes de coquillages, se développent dans la zone de balancement des marées. D'où l'expression : "fouillés des hydres et des lames". On les abattait à certains endroits pour la construction, en les débardant notamment par voie d'eau (par trains de bois flotté).

 

bois sanglants (v.101)

L'adjectif "sanglants" pourrait faire allusion à des arbres exotiques de couleur rouge comme l'acajou ou cette variété d'eucalyptus qu'on appelle "gommier". Mais il a sans doute pensé aussi, vu les "sujets" d'inspiration scientifique que Bava conseille aux poètes dans ce quatrain (gommes, sucres et sirops), aux divers exsudats que l'industrie tire de la sève (du sang) des arbres et des plantes. Rimbaud connaissait sûrement, par exemple, le "sirop de gomme", mélange de sucre et de gomme arabique, que l'on servait au XIXe siècle avec l'absinthe. Théodore de Banville y fait allusion dans un poème des Odes funambulesques : Monsieur Coquardeau. Chant royal : "Dans ton salon, qu'ornent des Mazeppas / On boit du lait et du sirop de gomme, etc." Le mot "pectoraire" n'existe pas en français : Rimbaud l'a sans doute forgé sur "pectoral" qui évoque les sirops pour la toux (souvent à base d'eucalyptus).

 

les blondeurs / Des Pics neigeux (v.105-106)

Gengoux (op. cit. p.160) mentionne à propos de cette strophe 105-108 un problème dont La Revue pour tous (revue que l'on sait connue de Rimbaud puisqu'il y publia Les Étrennes des Orphelins en janvier 1870) se serait fait l'écho en janvier 1869 : le problème des neiges rouges ou roses. Cette coloration insolite était-elle due au pollen de certaines plantes, à des débris de roches ou à "un petit végétal élémentaire, de la famille des algues, nommé le Protocacius nivalis" ? 

 

pour nos Armées (v.112)

Les pantalons de l'armée française étaient alors rouge garance. On notera la bizarrerie syntaxique malicieuse de la phrase qui précède. Il aurait déjà été assez amusant d'écrire : "quelques garances parfumées que la nature à fait éclore pour les pantalons de nos armées" (variante rimbaldienne du providentialisme de Pangloss : "Les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes") Mais Bava va plus loin encore en demandant que la nature fasse éclore "en pantalons" (c'est-à-dire : dés l'origine sous forme de pantalons) les garances dont nos Armées ont besoin. Un peu plus loin dans le poème, Rimbaud imagine un même "accident de féerie scientifique" (Angoisse), un même raccourci saisissant de la chaîne de transformation industrielle, lorsqu'il demande au poète "des fleurs qui soient des chaises" (v.124).

 

Les fleurs, pareilles à des mufles, / D'où bavent des pommades d'or / Sur les cheveux sombres des Buffles ! (v.114-116)

Rien de plus classique que de comparer le calice d'une fleur à une gueule, surtout lorsque ce calice a une forme allongée comme celui du muflier autrement appelé gueule-de-loup, gueule-de-lion ou mufle-de-veau (TLFI). La suite est plus insolite, mais Agnès Rosenstiehl cite un passage des Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre (contigu à un paragraphe du même ouvrage recopié par Rimbaud dans son "cahier des dix ans") qui démontre qu'Alcide Bava n'est pas le premier à avoir observé une sorte de liquide s'échappant du calice des fleurs :

"Ayant examiné au microscope des fleurs de thym, j'y distinguai avec surprise de superbes amphores à long col  [...] du goulot desquelles semblaient sortir des lingots d'or fondu."

Ces "amphores" sont sans doute des étamines, ces "lingots" peut-être des anthères (enveloppes du pollen, souvent jaunes) et cet "or fondu" la poussière séminale, c'est-à-dire la poudre jaune des grains de pollen se déversant hors des anthères de la fleur. La formulation de Bernardin de Saint-Pierre est plus jolie que : "d'où bavent des pommades d'or". Mais quand on s'appelle Bava ... et puisqu'il s'agit de la semence issue de l'étamine, c'est-à-dire de "l'organe mâle de la reproduction chez les végétaux supérieurs ou angiospermes" (Wikipedia)...! Les "buffles", enfin, qui sont probablement là avant tout pour l'analogie sonore, ont en effet des sortes de cheveux susceptibles de se couvrir de pollen quand leurs propriétaires broutent paisiblement le pré.

Mais les mots "pommades" et "cheveux" sont là, bien sûr, pour éveiller certaines connotations : les cheveux pommadés obsèdent Rimbaud (cf. Vénus Anadyomène, Les poètes de sept ans, Mes petites amoureuses), ainsi que la bave. Anne-Emmanuelle Berger a cru pouvoir reconnaître dans ce type d'obsessions une véritable "poétique du dégoût" et "l'expression d'un érotisme polymorphe caractérisé par la prédominance de pulsions primaires orales et anales", ou encore d'"une libido infantile ou perverse dont les dérèglements empêchent le relèvement de l'idole" (Le Banquet de Rimbaud. Recherches sur l'oralité, Champ Vallon, 1992, p.86).

Dans la logique du quatrain précédent, Antoine Adam pense qu'Alcide Bava attend ici du Poète "qu'il cherche des fleurs avec lesquelles on fabriquera de nouveaux cosmétiques"" (op. cit. p.909). 

 

pubescences (v.118)

En botanique, "pubescent" se dit d'un végétal couvert d'un duvet de poils fins et courts. Il n'est pas certain qu'il faille chercher ici un référent précis. Le choix du terme s'explique surtout par la constante érotisation de la nature chez Rimbaud. Dans Soleil et chair, il parle du moment où "la terre est nubile", dans Les poètes de sept ans, de la "Prairie amoureuse" aux "pubescences d'or". Le contexte immédiat du mot dans le poème (les fleurs "d'où bavent des pommades d'or", les "calices pleins d'Oeufs de feu") semble consacré à l'évocation de l'activité reproductive des plantes. Une image appelle l'autre.

 

Des calices pleins d'Oeufs de feu / Qui cuisent parmi les essences (v.119-120)

Je ne sais pas ce qu'on peut appeler des "œufs de feu" dans un calice de fleur et je n'ai pas trouvé de gloses très convaincante. On remarquera malgré tout que le mot "œuf" est de la même famille qu'"ovaire", "ovule", couramment employés en botanique. Il est d'ailleurs question d'ovaires floraux au vers 127. On peut se demander si Rimbaud ne suit pas grosso modo l'ordre logique d'un exposé sur la reproduction florale : l'organe mâle bavant sa pommade d'or, la poussière pollinique (v.113-116) ; puis l'organe femelle, l'ovaire situé à la base du calice, où se déroule le processus de fécondation, processus comparé à une cuisson (v.117-120) ; fécondation au cours de laquelle l'ovule se transforme en graines : "durs ovaires blonds", "amygdales gemmeuses" (v.124-128). Le mot "essences" évoque l'exploitation cosmétique, pharmaceutique ou industrielle des essences végétales.

 

Chardons cotonneux / Dont dix ânes aux yeux de braises / Travaillent à filer les nœuds (v.121-123)

L'âne est connu pour son regard doux, voire langoureux. D'où peut-être l'expression "yeux de braises". Mais quel rapport avec les chardons ?

Rimbaud fait peut-être allusion au Cirsium eriophorum, autrement appelé Cirse porte-coton ou Chardon laineux ou encore Chardon des ânes, parce qu'il est brouté par ces animaux. Grandville, d'ailleurs, dans ses Fleurs animées, représente le chardon comme une femme-fleur courtisée par un âne en redingote :

 

Mais on ne sache pas que ces chardons cotonneux aient quelque chose à voir avec l'industrie textile, thème pourtant suggéré par l'évocation des "dix ânes" occupés à "filer les nœuds" des dits chardons.

Peut-être, donc, Rimbaud pense-t-il plutôt au Dipsacus fullonum ou cardère sauvage, aussi nommé chardon à foulon. Un foulon est un bâtiment (le plus souvent un moulin à eau, mais sans doute en exista-t-il à traction animale dans un lointain passé) où l'on foulait les draps. Les bractées épineuses du cardère servaient autrefois à démêler les fibres textiles dans l'industrie lainière pour la finition à la main des draps et des laines. Au XIXe siècle, les machines à lainer comportaient encore des peignes en cardères. Mais, comme on le voit, ce n'est pas le végétal lui-même qui est "cotonneux", dans ce cas.

Tout cela reste bien mystérieux ! Alcide Bava aurait-il eu besoin de connaître un peu mieux sa botanique ? Ah ! s'il avait connu Wikipedia !

L'âne, par ailleurs, est connu comme un animal lubrique. C'est en tout cas pour cette caractéristique qu'il intervient à plusieurs reprises dans les poèmes de Rimbaud (Remembrances du vieillard idiot, Bottom). Comme il est ici question de "filer les nœuds", on s'est demandé ..., on s'est demandé ... Mais oui, voyons !

 

des fleurs qui sont des chaises (124)

Rimbaud a-t-il pensé aux sièges en rotin, variété de canne issue d'un palmier grimpant (Calamus rotang) que l'on trouve surtout en Malaisie et en Indonésie ?

 

Oui, trouve au cœur des noirs filons / Des fleurs presque pierres, fameuses ! — / Qui vers leurs durs ovaires blonds / Aient des amygdales gemmeuses (v.125-128)

Agnès Rosenstiehl, sans en tirer de conclusion péremptoire, cite cette description de la vanille dans Le Magasin pittoresque (1850, p.24) : "Dans l'Amérique méridionale, il serait facile de soumettre la vanille à une culture régulière... Elle appartient à la brillante famille des orchidées... [fameuse] La corolle, fort belle, est blanche dedans, verdâtre en dehors. L'anthère est divisée en deux loges qui renferment chacune une masse pollinique granuleuse... [amygdales gemmeuses] l'ovaire est oblong [ovaires blonds] le fruit est une sorte de silique à cavité remplie d'une pulpe dans laquelle sont répandues de petites semences noires et globuleuses [au coeur des noirs filons]"

"Il s'agit de fleurs fossilisées dans le charbon, estime Steve Murphy, les fossiles et dinosaures devant leur importance au fait que la paléontologie commençait à devenir un passe-temps populaire, mais surtout à la valeur de ces découvertes dans le débat entre l'Église et uns Science qui voulait s'en affranchir" (op.cit. 2004, p.165).

Mais il s'agit sans doute de fleurs qui "n'existent pas" (Barbare), fossilisées dans le charbon (comme dit Murphy) et qui cachent dans le secret de leur anatomie des graines qui sont des gemmes (comme le suggère Rosenstiehl), fabriquées dans l'imagination d'Alcide Bava par combinaison d'éléments disparates. La comparaison de ces "gemmes" avec des "amygdales" s'explique sans doute par la comparaison antérieure du calice floral avec une gueule d'animal : les fleurs pareilles à des mufles (v.114).

 

farceur (v.129)

"Quand Rimbaud appelle le poète Farceur, nous comprenons bien qu'il ne parle pas en son nom. C'est le bourgeois utilitaire qui voit dans le poète un farceur." Antoine Adam, à qui nous devons ce commentaire (op.cit. p.909), a sans doute raison. Cependant, Banville n'aurait pas récusé le qualificatif, lui qui avait coutume de traiter le poète en saltimbanque, en funambule, en jongleur. Mais il est vrai que c'était par autodérision.

 

des ragoûts de lys sirupeux (v.131)

Les lys eux-mêmes doivent devenir sous la plume du poète "moderne" une denrée comestible : comme le discours de l'esclavagiste chez Montesquieu ("De l'esclavage des nègres"), le discours du poète utilitariste rimbaldien finit par tourner à la "farce", à l'absurde, dévoilant par là l'ironie de la posture énonciative (si c'était nécessaire). Cette tendance à la loufoquerie culminera dans les deux dernières strophes du texte avec la recommandation adressée au poète de rimer "une version / sur le mal des pommes de terre" et d'aller puiser ses idées dans les ouvrages de botanique de "Monsieur Figuier". 

 

Mordant nos cuillers Alfénide (v.132)

Ce groupe de mots doit être rapporté au pronom personnel "nous", trois vers plus haut ("Sers-nous ... mordant nos cuillers..."). "Bava déploie des termes de l'industrie chimique, écrit Steve Murphy, comme lorsqu'il montre les lecteurs de la poésie "Mordant [leurs] cuillers Alfénide !", l'alliage moderne, inventé par Halphen étant comme un ersatz de cuillers en argent" (op. cit. 2004, p.166-167).

 

SECTION V

 

Quelqu'un dira le grand Amour, (v.133)

Les vers 133-134 sont peut-être les plus controversés du poème.

Jacques Gengoux, pour commencer par le plus ancien des commentateurs s'étant exprimé sur le sujet, estime que cette formule célèbre la haute poésie, la quête du Voyant, les poètes de l'avenir ou les poètes visionnaires :

"Quelqu'un dira le Grand Amour ... Quelqu'un ? le vrai Dieu sans doute, Baudelaire et surtout Rimbaud, et tous ceux qui, dans cette génération, lui appartiennent en vérité, "douloureux et pris de vision". Car Renan, la recherche pseudo scientifique [...], ni le Chat Murr, les belles légendes de [...] Hoffmann, n'ont vu les bleus Thyrses immenses" (op.cit. 1947, p.36).

Mais Suzanne Bernard y voit plutôt une formule ironique évoquant l’Amour du Christ (ou de Dieu) pour les hommes :

"Le 'grand Amour' nous amène à des railleries sur la poésie mystique et entraîne l'idée des 'Indulgences', puis l'allusion à 'Renan' dont il semble que Rimbaud a connu les ouvrages ([...] au moins la Vie de Jésus)" (op. cit. 1960, p.419).

Antoine Adam, sans nommer la coupable, s'insurge :

"Par un contresens inconcevable, certains ont vu là une raillerie sur la poésie mystique. Il faut dire au contraire : Quelqu'un, et ce sera Rimbaud, maintiendra la poésie dans ce monde voué à l'Utile. Ce ne sera pas en restant fidèle aux routines de la poésie descriptive. Ce sera en affirmant le grand Amour, qui sauvera les hommes. Et comme Prométhée voleur de feu, il volera au ciel les Indulgences libératrices" (op. cit. 1972, p.910).

Marcel Ruff se veut plus prudent mais au fond tranche dans le même sens. Alcide Bava attaquerait Renan et Hoffmann. Il défendrait contre eux la vraie poésie :

"Avouons que ces quatre vers (133-136) ne sont pas d'une parfaite clarté et sont interprétés de diverses façons. Le seul point assuré est que Renan et Hoffmann y sont attaqués par opposition avec la vraie poésie." (op. cit. p.159).

Les études et éditions récentes, sauf erreur de ma part, évitent la difficulté.

   Premier problème : la formule "le grand Amour" équivaut-elle, dans ce passage, à cette notion du nouvel amour ou de l'amour réinventé qui sert parfois à Rimbaud pour définir l'objet de sa quête (cf. Délires I, À une raison, Génie ...) ? 

Le “grand Amour” peut-il représenter, dans la bouche du très prosaïque Bava, cet Inconnu qui constitue pour le Voyant le but ultime de son entreprise poétique ? Peut-il signifier autre chose ici qu'une référence ironique au Christ, incarnation de l’Amour divin (l'Amour trompeur de Jésus, dont le nouvel amour rimbaldien est l'inversion subversive et laïcisée) ? On ne voit pas comment ce champion de l'Art pour le Progrès qu’est Alcide Bava pourrait annoncer à Banville l'avènement du nouvel amour, la venue prochaine d'un poète qui, comme dit Adam, saurait “maintenir la poésie (“la vraie poésie” dit Ruff) dans ce monde voué à l'Utile". On ne voit pas comment ni pourquoi il lui révèlerait le futur triomphe de l'option poétique opposée à celle que lui, Bava, défend !

On prêterait plus volontiers à cet esprit positif une idéologie libérale et anticléricale, à l'image d'un Renan. D'où, peut-être, comme on va le voir, le conseil adressé aux poètes de se détourner de la question de Dieu et du salut, but illusoire comme le savent bien Renan et le Chat Murr. Qu’ils s’occupent plutôt à fabriquer des paradis artificiels avec le secours des plantes et de la chimie moderne !

   Deuxième difficulté : le futur “Quelqu’un dira” doit-il nécessairement être analysé comme un futur prophétique, sur le modèle : “Je dirai quelque jour vos naissances latentes” (Voyelles) ? N’est-il pas possible de conférer à ce futur une valeur hypothétique, sur le modèle : on dira ce qu’on voudra mais… ? 

La construction en opposition des strophes 133-136 et 137-140 ("Quelqu'un dira..." / "Toi, fais jouer...") se prête à une telle lecture :

·         "Quelqu'un dira le grand Amour ..." (v.133). On pourrait paraphraser : "Laisse à d'autres (à un autre ?) la célébration du “grand Amour” ... "

·         Mais (sous entendu) toi
ou 
Toi, par contre
, …

    "Toi, fais jouer dans nos torpeurs, / Par les parfums les hystéries..." (v.137). On pourrait paraphraser : "Enivre-nous plutôt de "parfums" (et autres paradis artificiels)". 

C’est à cette solution que je me range tout en étant bien conscient de sa fragilité.

 

voleur des sombres Indulgences (v.134)

Sans aucun doute les "Indulgences" sont-elles dites "sombres" parce qu'elles sont (ou ont été) l'objet d'un sombre trafic.

La présence de l'adjectif "sombres" rend difficile l'interprétation fournie ci-dessus par Antoine Adam : on ne voit pas pourquoi le "voleur de feu" irait voler au ciel de "sombres Indulgences"... que ce critique, d'ailleurs, transforme abusivement en "Indulgences libératrices". Le voyant attendrait-il donc sa libération de l'Indulgence divine, qu'elle lui soit octroyée ou qu'il ait à la voler ? Tout cela n'a guère de sens.

Le rappel du trafic des "Indulgences" vendues à des âmes crédules par le clergé catholique pour le rachat de leurs fautes, pendant le Moyen-âge et la Renaissance, conforte l'interprétation religieuse de l'expression "le grand Amour". On achetait l'indulgence du Sauveur pour obtenir de son grand Amour la chance d'accéder un jour au Paradis. Promesses de charlatans, bien entendu, d’où le mot “voleur”. Dieu, Jésus, l'Église, sont accusés implicitement d'être des voleurs, en souvenir de la pratique des "Indulgences". 

 

Renan (v.135)

Écrivain français né à Tréguier en 1823, mort à Paris en 1892. Historien, philosophe, philologue, linguiste, il écrit de tout, de littérature, de politique ou d'archéologie, de science ou de religion.  On le connaissait notamment, à l'époque de Rimbaud, pour son Histoire des origines du Christianisme (1863-1881) et sa Vie de Jésus (1863), ouvrages marqués par une approche rationaliste du fait religieux. Il était, à ce titre, la bête noire des cléricaux. Voir sa représentation par le caricaturiste Gill, muni d'une queue de diablotin et chevauchant un balai de sorcière au dessus des feux de l'enfer.

Renan (Gill, La Lune, 1867)

S'il faut en croire l'article de Wikipédia :

"Ses rapports avec la religion sont complexes. Il la critique comme système de pensée tout en affirmant son importance comme facteur d'unification des sociétés humaines ainsi que le danger de s'en détourner trop hâtivement. Dans L'Avenir de la science, il résume la situation en disant : « Quand je suis à la ville, je me moque de celui qui va à la messe ; mais quand je suis à la campagne, je me moque au contraire de celui qui n'y va pas »".

Il est probable que Rimbaud n'ignorait rien de tout ça et on imagine assez bien son Alcide Bava conçu sur ce modèle.

 

Le chat Murr (v.135)

Le chat Murr, dernière œuvre, inachevée, d'E.T.A. Hoffmann, entremêle un récit d'inspiration autobiographique (l'histoire du maître de chapelle Kreisler, artiste d'une haute spiritualité, au cœur sensible et douloureux) et un roman d'apprentissage parodique (l'histoire de Murr, qui est un peu son contre-modèle). Murr est un chat savant, poète et philosophe, épris de science et fort prétentieux. Ses écrits se signalent par un ton pédant qui tient de la bouffonnerie. Gourmand et jouisseur, il célèbre dans ses poèmes, sur le ton de la plus haute mystique, l’extase sensuelle que lui procurent les bons morceaux dont son maître le régale ou le plaisir de s’étirer sur un coussin : "Croyez-moi sur parole, dit à Murr son ami Muzius, toutes vos études solitaires ne sont bonnes à rien du tout, sont plutôt nuisibles même. Car vous restez un philistin, et il n'y a rien sur terre de plus ennuyeux, de plus laid qu'un philistin savant." (Hoffmann, Le Chat Murr, L'Imaginaire Gallimard, p.224).
 


 

André Guyaux signale la présence, en épigraphe d'un poème des Stalactites, La dernière pensée de Weber, d'une longue citation du Chat Murr, évocation d'une nature paradisiaque où l'âme se fond en s'éteignant (Pléiade 2009).

Plusieurs commentateurs pensent que Renan et le chat Murr sont pour Rimbaud des "figures antonymiques" (Murphy, 2009, p.243). On se souvient de la formulation de Gengoux déjà citée : "Car Renan, la recherche pseudo scientifique [...], ni le Chat Murr, les belles légendes de [...] Hoffmann, n'ont vu les bleus Thyrses immenses" (op.cit. 1947, p.36). Pour ces critiques, Renan s'oppose au Chat Murr comme la Raison à l'Imagination, le domaine scientifique à celui de la littérature fantastique. Il est vrai que Banville, en faisant rimer "amour" et "chat Murr" dans La ville enchantée (Odes funambulesques), exploitait surtout la connotation féerique du personnage d'Hoffmann. Mais le roman d'Hoffmann n'a rien d'une "belle légende" et Murr est moins, dans l'œuvre de l'écrivain allemand, un être de féerie qu'une caricature de l'esprit bourgeois. Murr est l'antithèse de son maître, le kapellmeister Johannès Kreisler, compositeur à l'humeur changeante et asociale, génie musical dont la créativité est contrecarrée par une sensibilité excessive, qui est l'alter ego d'Hoffmann. Quant à Hoffmann, il était par exemple pour Baudelaire (et probablement donc aussi pour Rimbaud) le type même du poète prométhéen, de l'imaginatif douloureux et mystique. Cf. ce passage de Choix de maximes consolantes sur l'amour (1846), œuvre de jeunesse de l'auteur des Fleurs du mal :

"Vous tous qui nourrissez quelque vautour insatiable, — vous poètes hoffmaniques que l'harmonica fait danser dans les régions du cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la nature elle-même donne des extases dangereuses, — que l'amour vous soit un calmant."

La plupart des éditeurs, plus prudents, se contentent de signaler l'emprunt à Banville de la rime amour :: chat Murr et semblent penser que Rimbaud ne cite le personnage d'Hoffmann que pour le plaisir du pastiche. C'est possible, mais il n'est pas impossible non plus que Rimbaud ait connu l'œuvre d'Hoffmann et en fasse une utilisation plus conséquente que ne le croient certains de ses commentateurs. Dans cette hypothèse, loin d'opposer les deux personnages, il aurait pu vouloir établir un parallélisme entre le "chat Murr" et "Renan", en les opposant ensemble à la figure du "poète hoffmanique", chantre du "grand Amour", célébré par Banville dans son épigraphe de La dernière pensée de Weber.

 

Thyrses (v.136)

Dans la mythologie grecque, les "thyrses", bâtons ornés de feuilles de lierre ou de vigne et surmontés d'une pomme de pin, étaient les attributs de Dionysos et de ses bacchantes. Les deux adjectifs : "Bleus Thyrses immenses", ajoutent au symbole païen l'imagerie chrétienne du ciel, séjour de Dieu et localisation conventionnelle de son paradis. 

Les vers 135-136 exposent, selon moi, le scepticisme d'un esprit positif (dont Bava serait le type) à l'égard des rêveries idéalistes, que l'Absolu y soit envisagé de façon chrétienne, le "Grand Amour", ou sous la forme poétique et païenne du "Thyrse". Si Bava note que Renan et le Chat Murr n’ont pas accès à cette transcendance, ce n’est certes pas pour leur en faire le reproche mais plutôt pour exhorter le Poète à en tirer les conséquences. On pourrait paraphraser : "D'autres chanteront s'ils le veulent Dieu et son Paradis, mais ni Renan ni le Chat Murr ne les ont vus". Autrement dit : aucun de ces deux grands savants ne croit à ces fadaises. Pour Bava, leur semblable, cela montre bien que le Poète moderne a mieux à faire qu'à se mêler de métaphysique.

Telle n'est pas la lecture admise par la plupart des critiques qui, implicitement, entendent ici la voix de Rimbaud critiquant les lenteurs de la Science au regard des âmes poétiques éprises d'absolu. Certains commentateurs voient dans les Thyrses la plus haute expression de la Poésie, conformément à l'usage de ce symbole dans un poème en prose de Baudelaire où il désigne le génie artistique (cf. Le Thyrse). Ni Renan, ni le chat Murr, glose Agnès Rosenstiehl, "n'atteint le but que Rimbaud s'est fixé : voir les Thyrses immenses des mystères de Dionysos, qui exigent une initiation et provoquent la transe poétique" (op.cit. 1991, p.1073). Ainsi, les "bleus Thyrses immenses" n'inspireraient pas à l'acide Bava les mêmes "bleus dégoûts" que l'Azur des poètes !

Steve Murphy, bien qu'il définisse par ailleurs le poème comme la prosopopée d'un idéologue bourgeois, recueille  cette tradition d'interprétation sans la mettre vraiment en cause. L'idée du locuteur serait, selon lui, que "le poète irait plus loin que la pensée de Renan ou que celle, très différente, du Chat Murr d'Hoffmann" (Murphy, 2009, p.243). L'idée de Rimbaud est assurément que le poète doit aller plus loin que la pensée de Renan. Mais le locuteur, si ce locuteur est Bava, ne saurait partager cette défiance à l'égard du scientisme ! Bien sûr, l'on peut reconnaître ici les idées de Rimbaud, mais ce n'est que par antiphrase. La discussion pourrait paraître oiseuse. Elle ne l'est pas au vu de la conclusion acrobatique qu'une prémisse contestable paraît imposer au critique :

"Le Poète [selon Bava] doit être un Voyant au service du capital et il sera récompensé notamment par le fait de voir ces 'Bleus Thyrses immenses' dont l'humour provient en partie des associations phalliques du mot thyrse (cf. le poème en prose de Baudelaire qui exploite cette assimilation traditionnelle)." (ibid. 243).

Ce concept de "Voyant au service du capital" n'est-il pas un tantinet paradoxal ?

 

les hystéries (v.138)

Comme l'indique Suzanne Bernard (op. cit. p.420), on trouve la même rime "hystéries :: Maries" dans Les Premières Communions. C'est de la transe mystique, de l'hystérie religieuse, qu'il s'agit dans ce dernier poème. Implicitement, donc, Alcide Bava paraît demander au poète moderne de substituer aux anciennes hystéries trouvées dans l'exaltation du "grand Amour" (de l'Amour divin) ces nouvelles sources d'extase que sont les produits modernes pourvoyeurs d'ivresses, idée euphémisée à travers les mots "parfums" et "torpeurs".

On se rappelle, chez Baudelaire, l'omniprésence du thème du parfum conçu comme l'agent privilégié du ravissement des sens : "Comme d'autres esprits voguent sur la musique, / Le mien, ô mon amour ! nage sur ton parfum" (La Chevelure). De même, Théophile Gautier, dans Le Club des Hachichins (1846), évoque la béatitude paradisiaque par des sensations olfactives ("monde aromal"). Rimbaud mentionnera aussi les parfums dans Matinée d'ivresse : "Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de parfums."  Pour Bava, donc, sans doute, c'est le rôle du poète moderne de célébrer ces "paradis artificiels" mais aussi de rivaliser avec eux par la "sorcellerie évocatoire" de ses vers.

Il y a là, assure Bava, le principe d'exaltations nouvelles, plus sublimes (si l'on prend le mot "candeurs" au sens de pureté, spiritualité) ou plus naïves (si on prend le mot "candeurs" au sens de l'adjectif "candide") que le culte de la Vierge Marie. Mais le sujet repenti d'Une saison en enfer portera un jugement sévère sur ces substituts modernes de l'extase mystique :

"N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et l'ignorance ! et les dévouements ! − Tout cela est-il assez loin de la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ? Pourquoi un monde moderne, si de pareils poisons s'inventent !"

Cette (auto) critique commence-t-elle à poindre dans Ce qu'on dit au Poète ... à travers le portrait satirique d'Alcide Bava ? On pourrait se le demander.

 

médium (p.141)

Le poète selon Bava est à la fois "jongleur" (v.145) et "médium" (v.141). Les deux mots ensemble rendent bien compte de la mission dévolue au poète dans le cadre de pensée qui est celui d'Alcide Bava. Il lui est demandé de refléter dans ses vers la féerie du monde moderne (c'est le côté "jongleur") en célébrant la fée électricité ("papillons électriques"), les charmes de la physique ("blancs, verts et rouges dioptriques"), les ressources de la chimie ("rayon de sodium"), les utilités de la botanique (le "caoutchouc"). Ce faisant, il devient en quelque sorte le prêtre (le "médium") d'un culte nouveau, celui de la Science, susceptible de remplacer les anciennes mysticités par de nouvelles drogues ("Toi, fais jouer dans nos torpeurs, / Par les parfums les hystéries") plus puissantes, plus sublimes, que les croyances du passé ("Exalte-nous vers des candeurs / Plus candides que les Maries...").

 

jongleur (v.145)

Le manuscrit montre que Rimbaud a ajouté un "s" à "jongleur", puis l'a supprimé. Sans doute a-t-il décidé d'abord de respecter la règle interdisant de faire rimer des mots terminés par s, x ou z, avec des mots graphiquement terminés par une autre lettre. Dans un second temps, il a dû juger cette discipline superfétatoire et préjudiciable à l'intelligibilité du texte. À l'évidence "jongleur" désigne le Poète singulier qu'Alcide Bava tutoie dans cette partie du texte (dans la section II, par contre, Alcide Bava s'adresse aux Poètes, collectivement). Steve Murphy signale que c'est la seconde fois, dans son œuvre, que Rimbaud viole cette règle scrupuleusement respectée par les Parnassiens (l'infraction précédente se trouvant au premier quatrain de Mes petites amoureuses). Dans sa production de l'année 1872, on sait que Rimbaud ne se souciera plus guère de cette règle.

Pour le sens, voir ci-dessus à médium.

 

C'est le siècle d'enfer (v.149)

On a entendu dans cette formule un écho de l'expression "siècle de fer" utilisée par Banville dans un de ses poèmes. Rimbaud, en effet, avait pu lire dans le deuxième recueil du Parnasse contemporain, paru en douze livraisons du 20 octobre 1869 à juillet 1871, la Ballade de sa fidélité à la poésie. Dans ce poème, Théodore de Banville proclamait bien haut son ressentiment contre le monde moderne, "siècle de fer" où "tout se vend", et son vœu de rester un humble "ouvrier" [du vers], "pareil à ceux qui florissaient en Grèce", c'est-à-dire de rester fidèle à la Poésie ("l'amour du laurier").

Siècle de fer, crève de sécheresse ;
Frappe et meurtris l'Ange à la blonde tresse.
Moi, je me sens le cœur d'un ouvrier
Pareil à ceux qui florissaient en Grèce.
Pourquoi je vis ? Pour l'amour du laurier.

Le détournement par Rimbaud-Bava de l'expression banvillienne "siècle de fer" doit être attribuée à une intention polémique (C'est le prétendu "siècle d'enfer"). Poussant à son paroxysme la provocation à l'égard de Banville en saluant l'avènement de ce que ce dernier appelle un "siècle de fer", Alcide Bava exulte : "Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !". Puis, v.150-151, en engageant "le Poète" à tirer profit de cette "lyre aux chants de fer" que lui offrent les "poteaux télégraphiques", il prend l'exact contre-pied de l'antimodernisme de Banville dans la ballade ci-dessus citée.

Ce faisant, il se range sous le drapeau des Modernes, promoteurs d'une poésie du Progrès. Ce courant littéraire a connu un semblant d'existence au tournant du siècle avec Maxime du Camp (Les Chants modernes, 1855). Entreprise immédiatement combattue par Leconte de Lisle qui, dans la préface aux Poèmes et Poésies (1855) avait condamné "les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie électrique". D'où ce jugement de Steve Murphy sur le discours d'Alcide Bava : "On peut y voir une version paroxystique de Maxime Du Camp dont les Chants modernes avaient suscité, par leur éloge des inventions industrielles et commerciales du temps, l’hilarité de beaucoup de ses confrères." (Steve Murphy, op.cit. 2009, p.18, n.5.

Sur Maxime du Camp, on consultera avec intérêt la communication de Jean-Pierre Bertrand : "La poésie à vapeur : Les Chants modernes de Maxime du Camp", Colloque "Le poème fait signe", 2 octobre 2004 : http://www.fabula.org/colloques/document394.php

 

lyre aux chants de fer (v.151)

Les fils télégraphiques, cordes de la lyre moderne ! Steve Murphy voit dans ce passage du poème (150-160) une critique implicite de l'élitisme parnassien. En réaction contre la verbosité des poètes romantiques qui recherchaient une communication de masse, les poètes parnassiens privilégient la qualité, condamnant leurs œuvres à une diffusion restreinte. En donnant comme instruction au poète de mettre à profit les poteaux électriques et d'étendre son lectorat jusqu'à Paramaribo, Alcide Bava prendrait fait et cause pour une littérature populaire, de large diffusion (comme celle de la maison Hachette), une littérature assumant une fonction d'éducation auprès du peuple, telle que la concevait l'élite progressiste bourgeoise de l'époque (op. cit. 2004, p. 168-174).

 

Tes omoplates magnifiques (v.152)

Agnès Rosenstiehl (op.cit. 1991, p.1074) glose la chose ainsi : "omoplates : le terme volontairement prosaïque produit un effet terrible : la vision du malheureux Poète avec des poteaux télégraphiques plantés dans le dos en guise d'ailes magnifiques est vraiment irrésistible !"

 

Le mal des pommes de terre (v.154)

Pour farfelue qu'elle puisse paraître, l'idée de poétiser sur le mal des pommes de terre a peut-être été suggérée à Rimbaud par un épisode réel de la vie parisienne. Une fâcheuse épidémie ayant atteint ces tubercules, l'acteur Sainville s'illustra, en 1845, dans une pièce de théâtre intitulée Les pommes de terre malades. Gautier en parle dans Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans (1859).

 

Qu'on doive lire de Tréguier / À Paramaribo (v.158)

Paramaribo était la capitale de la Guyane hollandaise. La critique s'accorde généralement à penser qu'il y a dans ces mots une allusion ironique à une formule de Banville dans une pièce des Exilés (1867) qui rend hommage au poète Auguste Brizeux :

Longtemps les jeunes paysannes
Répèteront tes vers, de Tréguier jusqu'à Vannes!

Alcide Bava, en somme, fait miroiter au Poète qui adopterait ses conceptions littéraires une célébrité nettement moins étroite que celle dont Banville gratifie le poète breton.

 

Monsieur Figuier (v.159)

Auteur de nombreux ouvrages de vulgarisations scientifique. Notamment : Les Merveilles de la science (6 volumes, 1867-1869). Cf. Louis Figuier dans Wikipédia.

 

Monsieur Hachette (v.160)

Hachette : la vulgarisation scientifique était une spécialité de cet éditeur. Banville le nomme également à la rime dans Ballade des travers de ce temps (Odes funambulesques) et fait rimer le mot avec "achète". 

 

Alcide Bava (en guise de conclusion)

La critique s'est demandé quel sens dissimulait ce nom.

  • Jacques Bienvenu (op.cit) a émis l'hypothèse intéressante d'une réminiscence du sonnet dédié par Baudelaire à Théodore de Banville, lors de la publication des Stalactites, en 1842 : À Théodore de Banville. Baudelaire développait dans ce poème une allégorie alambiquée du Poète, maudit dès sa naissance par ses propres dons, sous la forme d'une version nouvelle de la fameuse légende de la Tunique de Nessus. Le précoce Banville (il n'avait que dix-neuf ans lors de la publication des Cariatides) y était implicitement comparé au précoce Hercule qui, dès sa naissance, avait réalisé son premier exploit. Mais selon Baudelaire, ce modèle mythologique de tous les enfants précoces aurait été vaincu par la tunique trempée dans "les baves subtiles / Des monstrueux reptiles / Que le petit Hercule étranglait au berceau". Or, comme le rappelle Jacques Bienvenu, Hercule était aussi connu sous le nom d'Alcide, le fort (en grec Alkeídes, dérivé d'alkế, « force, vigueur »).
     

  • On a vu ci-dessus, dans la note concernant le v.55, le rapprochement proposé par George Kliebenstein (op.cit.) avec un autre épisode de la légende d'Hercule. Cette astucieuse interprétation converge, au fond, avec la précédente, dans la mesure où elle revient à faire du nom d'Alcide Bava un pseudonyme, chargé de sens, renvoyant à Rimbaud lui-même.
     

  • André Guyaux, dans un article disponible en ligne : Ce qu'on dit au poète..., Quelques remarques sur l'ironie chez Rimbaud, émet l'hypothèse inverse d'une référence à Banville. Il remarque que :

"Le jeu des signatures plaçant les initiales de l’auteur réel sous la signature fictive :

Alcide Bava
A. R.

offre une curieuse analogie avec la pratique que Rimbaud adoptera dans l’Album zutique, où les mêmes initiales A. R., désignant l’auteur du poème, le parodiste, figurent habituellement en dessous du nom de l’auteur parodié."

et se demande :

"Faut-il comprendre cette analogie comme un indice et retrouver sous le nom d’« Alcide Bava » l’identité déformée d’un auteur parodié, Bava renvoyant à Banville en une fiction allitérative, volontairement maladroite, et calembourique ? Si c’est le cas, que devient la lecture qui fait de ce pseudonyme une petite phrase, — encore une, ironique elle aussi : Alcide, autre nom d’Hercule, dont les prouesses au berceau sont légendaires, a bavé, comme font les enfants, faute d’articuler dans la langue adulte ? Narcissisme de l’autodépréciation, insolence encore ? Car les bavures sont des vers ! Et le baveux petit Alcide glisse allusivement des « bavures » au v. 87 du poème et crée des fleurs qui « bavent » « pareilles à des mufles » un peu plus loin, au v. 115, et qui sont des parodies de la pépinière banvilienne."

L'hypothèse cocasse Bava = Banville est suggestive, car cet Alcide BAVa qui bave sur BAnVille (le Banville lamartinien, héritier de la "pépinière" romantique et nostalgique de 1830) n'est après tout pas tellement différent de cet autre BAnVille, l'auteur des Odes funambulesques, le satirique des Occidentales. Un poète qui se veut novateur et iconoclaste, qui, sur la lancée de Victor Hugo, prétend mettre "un bonnet rouge au vieux dictionnaire", et qui n'est pas si éloigné de ce modèle de "farceur" ou de "jongleur" futuriste, chantre des progrès de la technique et de l'expansion coloniale, dont la deuxième partie du texte ébauche le portrait. Au point qu'on se demande parfois, en effet, si BAVa ne fut pas, dans l'esprit de Rimbaud, l'autre BAnVille : le poète prudhommesque, au fond très à l'aise dans son siècle tout en le persiflant, qu'était Théodore de Banville ; moderne en diable mais bourgeois, ô combien ! ; chantre quasi officiel, en maintes occasions, et pensionné, du Second Empire ! Dans cette hypothèse, Rimbaud renverrait dos à dos deux propositions poétiques distinctes émanant des Parnassiens et de Banville lui-même, la veine néo-romantique (exotisme et lyrisme floral) et la veine fantaisiste (ou funambulesque) !

 

Au delà de la question du nom (Alcide Bava) se pose, naturellement, celle du sens du poème. Ce texte, nous dit Steve Murphy, a dû apparaître à Banville "comme un objet pragmatiquement retors, désinvolte et fabriqué pour désorienter, en premier lieu, le destinataire privilégié qu'il était" (op.cit. p.181). Il a, en tout cas, passablement désorienté la critique qui, souvent, a eu le tort de se concentrer sur la question de savoir si l'hommage l'emportait ou pas sur la parodie dans les intentions de Rimbaud à l'égard de Banville. Question difficile à trancher, mais qui n'est de toute façon pas fondamentale, l'important résidant dans l'élucidation du discours ici tenu sur la poésie.

  • À ce paradoxe : un poème contre la poésie qui se révèle "un des plus admirables de Rimbaud", Yves Bonnefoy a tenté d'apporter, dés son Rimbaud par lui-même de 1961, une explication essentialiste (platonicienne ou mallarméenne) qu'il a reprise et développée dans son article de 1976 (op.cit.). Le manifeste de poésie utilitaire exposé par Rimbaud sous le nom d'Alcide Bava n'aurait qu'une fonction polémique visant à désintégrer le réel (sous ce masque de "stérile beauté" dont l'affuble la convention poétique) pour en atteindre "la substance". Car ce discours opérant la dégradation "de l'être en utile" et du "lyrisme en commerce", la dissolution du "tangible" en sucs, glucoses, résines de végétaux travailleurs, vomissures, épanchement universel de sèves, ne fait au fond rien d'autre que d'accomplir "le dérèglement de la vieille approche sensorielle" nécessaire à l'expérience du Voyant :

"Les sucs, venant d'un au-delà de la forme, nous font penser à l'être qui se révèle." (op.cit. 1961, p.54-55 / 2009, p.116-118)

"De la négation de la qualité, de la destruction des formes, de l'intuition brutale de la substance, il [Rimbaud] est sûr que surgit une lumière orageuse, un éclair jamais vu encore dans le ciel trop étroit de la poésie." (op.cit. 1961, p.54-55 / 2009, p.116-118)

Bava ne représenterait donc que superficiellement l'archétype du bourgeois utilitariste, il serait l'instrument providentiel de l'entreprise poétique dans ce qu'elle a de plus quintessencié.

  • Une approche sensiblement différente consiste à voir dans le poème l'œuvre d'un Rimbaud satiriste, désireux de renvoyer dos à dos deux propositions poétiques rivales émanant de ses contemporains. Position bien résumée par Pierre Brunel, par exemple :

"Ce qu'on dit au Poète à propos de fleurs n'est pas un texte ambigu, mais une parodie double, qui cherche à faire coup double" (A.R. ou l'éclatant désastre, Champ vallon, 1983, p.67).

Une démarche concordante est à l'œuvre dans l'étude récente de Steve Murphy. Alcide Bava, nous dit ce critique, est "un Du Camp qui aurait subi une mutation funambulesque" (op.cit. p.183). Un mixte, donc, de Maxime Du Camp et d'un certain Banville. Face à ce partisan "bourgeois" de l'Art pour le Progrès, et soumis à sa diatribe, on devine l'archétype parnassien, adonné à une poétique "ornementale" et "passéiste", l'adepte de l'Art pour l'Art (183-184). Un mixte, donc, de Leconte de Lisle et d'un certain Banville. "Mais Banville, ajoute Murphy, n'était pas obligé de se sentir visé par la critique du passéisme du poète. Il pouvait se dire qu'il ressemblait médiocrement au Poète invectivé par Bava" (185). Rimbaud, manifestement, ne saurait s'identifier ni aux uns ni aux autres : l'ironie constante du texte le montre bien et cette ironie est ce qui nous permet de percevoir dans le texte une troisième voix, celle de Rimbaud :

"La perspective de Rimbaud s'infère ainsi de manière triangulaire : il accepte la critique du dégagement passéiste de l'Art pour l'Art, mais il admet tout autant la mise en cause parnassienne de la poésie du Progrès dont Maxime du Camp avait été le héraut" (185)

La perspective rimbaldienne viserait donc à "opérer le dépassement dialectique des deux positions" (186) et à faire deviner en creux (car elle reste malgré tout "implicite", 186) la possibilité d'une troisième voie : "la poésie pour la révolution" (185).

 

Difficile de ne pas adhérer à cette exégèse ! Je craindrais seulement, en ce qui me concerne, qu'elle ne laisse imaginer au lecteur un Rimbaud rationnel et serein, assuré dans ses critiques et confiant dans la voie qu'il s'est tracée.

Car, d'une part, "la poésie pour la révolution" : qu'est-ce que c'est ? Rimbaud en a certes une petite idée qu'il a exposée dans sa lettre à Demeny (donner "plus [...] que la notation de sa marche au Progrès" ; inventer une langue qui serait "de l'âme pour l'âme" ; définir "la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dans l'âme universelle", ...). Mais tout cela laisse bien des questions ouvertes. Serait-ce que "la poésie pour la révolution" puisse être autre chose qu'une poésie pour le Progrès ? Et le concept d'une "langue qui serait de l'âme pour l'âme", n'est-il pas encore terriblement romantique ? Autrement dit, le dépassement recherché par Rimbaud débouche sur un chemin qui n'existe pas et qui reste entièrement à frayer.

D'autre part, Rimbaud, ni-Bava-ni-Banville si l'on veut, tient aussi de l'un et de l'autre, indissolublement. Le "progrès" non négligeable qu'il vient de réaliser dans la voie d'une modernité poétique en composant Ce qu'on dit au poète..., Rimbaud le doit au moins en partie au style funambulesque imité de Banville (et il le sait ! sa lettre le prouve !). Quant au côté Du Camp de Bava, on y reconnaît sans peine la fascination rimbaldienne pour les "accidents de féerie scientifique" (Angoisse).

Ainsi, quand Rimbaud prend congé de Banville et Bava en les abreuvant de sarcasmes, c'est lui-même qu'il "ringardise" (comme on dit familièrement aujourd'hui). C'est lui-même qu'il renvoie au passé, et tente de dépasser. Il y a donc là, pour Rimbaud, en réalité, une situation très confuse et très inconfortable, pleine de paradoxes, pleine d'ambiguïtés, contrairement à ce que dit Pierre Brunel. Car, sous le patronage ridicule d'Alcide Bava, c'est Rimbaud lui-même qui trouve à se renouveler, atteint des sommets de fantaisie et de drôlerie. C'est sa propre modernité poétique qui se cherche ... et se trouve (quoique très provisoirement : quelques mois plus tard, en 1872, Rimbaud, pratiquera déjà une toute autre manière poétique). Enfin, c'est sa propre foi dans le Progrès que Rimbaud professe en la reniant. 

 

 

Bibliographie

remonter interprétations
 
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