La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
À Monsieur
Théodore de Banville / Ce qu'on dit au Poète... (entête et
titre du poème)
Le poème est joint à une lettre datée du
15 août 1871. Nous ne le connaissons que par ce manuscrit découvert par
Marcel Coulon en 1925 et publié pour la première fois dans
son livre Au cœur de Verlaine et de Rimbaud (op.cit.).
Placée
au-dessus du titre sur le premier feuillet de cette lettre, l'adresse à Banville
revêt une signification ambiguë. Banville a pu la comprendre
comme une dédicace, mais dans ce cas bien peu conformiste (le
dédicataire est généralement mentionné en dessous du titre). Elle
pourrait n'être qu'une
simple entête épistolaire (cf. Murphy, op. cit. 1999,
p.495-504). Intégrée au titre, enfin, elle tendrait à présenter
le poème comme une sorte d'épître à
Banville (Guyaux, Pléiade Rimbaud, 2009, p.860).
L'interprétation du titre n'est d'ailleurs,
elle-même, pas facile non plus. Elle dépend
largement de l'idée qu'on se fera du dispositif énonciatif du texte
: qui parle et à qui ?
Qui est ce "Poète"
(avec majuscule) auquel s'adresse ce discours "à propos de fleurs" ? Le mot "Poète"
semble avoir, dans ce titre, la valeur d'une abstraction
généralisante. L'utilisation d'un
P plaide dans ce sens. Mais l'analyse montrera que Banville est
bien souvent la première cible des ironies du texte. Même dans le deuxième mouvement
(v.25-60) où les poètes sont interpellés à la deuxième personne
du pluriel (contrairement aux quatre autres où le "tu" est
dominant), c'est Banville qui est personnellement mis en
cause au v.29 : "Quand BANVILLE en
ferait neiger, etc.". Les
allusions parodiques du texte (les intertextes repérés par la
critique) évoquent parfois d'autres auteurs que Banville :
Lamartine, Leconte de Lisle, José-Maria de Hérédia, notamment.
Mais les références à Banville l'emportent sensiblement.
Par ailleurs,
la lettre qui suit le poème fait surgir d'autres
questions.
Qui est donc cet
Alcide Bava, qui se permet de tutoyer le Poète (alors que
Rimbaud, dans sa lettre, vouvoie Banville, naturellement) et de lui
administrer une leçon de poésie ? Alcide Bava n'est-il rien d'autre
qu'un prête-nom pour Rimbaud ? Si Rimbaud a utilisé un nom
d'emprunt, ce n'est visiblement pas pour se cacher, comme le montre
la présence de cette double signature : Alcide Bava / A.R. ! Ce nom
cacherait-il un message codé ? Rimbaud a-t-il voulu, en signant son
poème d'un pseudonyme, indiquer que celui qui y parle ne coïncide
pas nécessairement, pas entièrement en tout cas, avec lui-même ?
Nous parcourrons ici quelques-unes des gloses que nous a léguées une longue et riche tradition
critique dans l'espoir qu'elles aideront le lecteur à répondre à
toutes ces
questions. Voir notamment, en fin de page, notre
note sur cette mystérieuse signature.
Je n'ai pas toujours été en mesure de citer les noms
des critiques qui ont signalé pour la première fois telle référence
intertextuelle ou telle glose. La première tâche des commentateurs a
été de repérer les références littéraires. Citons sur ce plan les
études de Jacques Gengoux (op.cit.
1947), Jean-Bertrand Barrère (op.cit. 1977), Peter S.Hambly
(op. cit. 1988). Ces contributions ont été essentielles s'agissant
d'un poème aux implications intertextuelles évidentes. Quant à Agnès Rosenstiehl, elle a
mis en lumière, dans ses trois travaux publiés (op. cit. 1981, 1986 et 1991),
ce que le texte de Rimbaud devait à "l'air du temps", à
l'information scientifique vulgarisée qu'il pouvait avoir trouvée
dans La Revue pour tous ou Le magasin pittoresque. Les
éditions courantes reprennent souvent les suggestions de ces
chercheurs. Dans la production critique récente, signalons enfin les
analyses particulièrement détaillées et éclairantes de Steve Murphy
(op. cit. 2004 et 2009). J'y ai beaucoup puisé et les cite à
plusieurs reprises.
SECTION I
Ainsi, toujours, vers (v.1)
La critique a
diagnostiqué depuis longtemps dans cette attaque du texte une
parodie du
Lac de Lamartine :
"Ainsi, toujours poussés vers
de nouveaux rivages [...]". Cette pièce des
Méditations poétiques (1820) étant célébrissime, véritable
emblème du Romantisme, tout lecteur de l'époque de Rimbaud percevait
forcément l'allusion.
Mais la parodie vise-t-elle seulement l'auteur du Lac ? Tout
montre le contraire, dès cette première strophe. Si l'on comprend
bien la portée du mot "toujours", Alcide Bava s'étonne (puisqu'on
trouve un "!" à la fin de la phrase) que les "lys" (qu'il
compare de façon méprisante, dans le v.4, aux "clystères" servant aux lavements)
"fonctionnent" (v.3) "toujours" comme générateurs d'"extases"
poétiques. "Toujours", c'est-à-dire aujourd'hui, dans la poésie
contemporaine. Et demain, encore, peut-être, puisque le verbe
"fonctionner" est au futur. Banville ne pouvait que se sentir visé :
si l'on commande une recherche lexicale du mot "lys" dans
l'excellent site Banville de Peter Edwards,
http://www.mta.ca/banville/, on trouve que cet auteur a utilisé
le mot "lys" dans 192 poèmes différents.
azur noir (v.1)
"Azur noir" rime
avec "ton soir". La formule vise le "soir" des poètes, leurs
crépuscules. C'est le premier cliché ciblé par Alcide Bava dans sa
diatribe : le ciel nocturne,
décor et objet de tant de rêveries dans la poésie romantique, celle
de Hugo notamment. Ce ciel constellé d'étoiles dont Banville fait
le cadre par excellence de l'évasion poétique quand il définit la
"chanson lyrique" dans la préface de ses Odes funambulesques :
"Lyrique,
parce qu'on mourra de dégoût si l'on ne prend pas,
de-ci de-là, un grand bain d'azur, et si l'on ne peut quelquefois,
pour se consoler de tant de médiocrités, rouler échevelés dans
les étoiles"
topazes (v.2)
Topaze :
Pierre semi-précieuse, transparente et brillante, le plus souvent
d'un jaune vif. Synon. vx chrysolithe (TLFI).
Conformément à cette définition, les topazes pourraient désigner
dans ce vers les reflets jaunes et brillants du soleil à la surface
de la mer (la mer des topazes = la mer scintillante).
Mais cette métaphore n'est pas qu'un procédé descriptif. Elle constitue
surtout ici une allusion satirique au goût des romantiques, et surtout
des parnassiens, pour les évocations orientales et les images
précieuses. Dans une pièce satirique de ses Binettes rimées
(1868) intitulée
Glorieux pantoum, qui raille gentiment
Théodore de Banville (notamment son attrait pour les formes savantes
comme le "pantoum", d'origine orientale), Eugène Vermersch exploite
ces mêmes topazes, et les fait rimer, comme Rimbaud, avec "extases".
Célébrant sur le mode burlesque "les grands poètes", l'auteur écrit
:
Gloire aux
mélodieux chanteurs ! Leurs lèvres jettent des topazes. Sur le fauteuil brodé de fleurs Bück fait un rêve plein d'extases.
Rimbaud s'est-il souvenu de ce poème, paru seulement trois ans avant
la rédaction du sien ? C'est plus que probable. D'autant que les
correspondances, comme nous le verrons dans les notes ultérieures,
ne se limitent pas à ce seul exemple. Et ce lien entre les deux
textes n'échappa certainement pas au destinataire !
ton soir (v.3)
Voir supra la note
sur azur noir.
Les Lys (v.4)
Parmi toutes les
fleurs citées (roses, œillet, amarante, myosotis, lilas, violette)
comme symboles conventionnels du bucolisme romantique et parnassien, le
"lys" revient avec insistance (6 fois dans la première section
du poème). C'est que les lys, "ces fleurs blanches" (v.16) sont
traditionnellement associés à l'idée de pureté. Cette connotation éthico-religieuse aggrave
certainement leur cas aux yeux de Rimbaud (cf.,
plus loin, note sur les "pécheresses au
doux pas" v.16). Banville, certes, célébrait volontiers le
lys : il suffira au lecteur de googliser Banville+lys
pour en obtenir confirmation. Mais les sarcasmes de Rimbaud à l'égard du lys (voir
aussi son poème zutique intitulé
Lys,
parodie d'Armand Silvestre) ne l'empêchent pas, à l'occasion, d'en
exploiter l'aura poétique (cf.
Ophélie ou le
premier quatrain de
Mémoire).
clystères d'extases (v.4)
CLYSTÈRE (n. m.) Médicament liquide
qu'on introduit dans le corps par le fondement, à l'aide d'une
seringue ou d'un clysopompe. Prendre un clystère. Donner un
clystère. Rendre un clystère. On dit plus ordinairement
aujourd'hui LAVEMENT. Dictionnaire de L'Académie française.
Les extases poétiques suscitées par
les lys sont comparées à celles que peut procurer l'administration
d'un lavement, ou cette autre sorte d'injection délicieuse qu'est
l'acte vénérien.
Rimbaud a exploité
dans un autre poème, faisant partie de l'Album zutique,
l'équivoque suggérée par l'analogie de forme entre fleur de lys et
organe sexuel :
Lys
O
balançoirs ! ô lys ! clysopompes d’argent !
Dédaigneux des travaux, dédaigneux des famines !
L’Aurore vous emplit d’un amour détergent !
Une douceur de ciel beurre vos étamines !
Armand Silvestre.
A.R.
sagous (v.5)
Sagou : fécule
alimentaire
qu'on retire de certains palmiers (sagoutiers). On appelle aussi "sagou blanc"
l'extrait de racine de manioc dont on fabrique le "tapioca",
fécule alimentaire fort usitée jadis et naguère chez nous pour
épaissir nos
potages. Une
de ces "Plantes [...] travailleuses", utiles et modernes, donc.
tes Proses religieuses (v.8)
La prose romantique
était très souvent imprégnée de religiosité. C'est notamment le cas
de Graziella, le roman de Lamartine auquel il sera fait
allusion au vers 96.
Monsieur de Kerdrel (v.9)
Vincent Audren de Kerdrel (1815
Lorient - 1899 Paris), érudit et homme politique breton, a été
élu à plusieurs reprises comme député dans les rangs royalistes
(d'où le rapprochement avec la fleur de lys, symbole de la monarchie française). Il était en outre quelque
peu poète.
Le sonnet de mil huit cent trente
(v.10)
Allusion à la redécouverte du sonnet (cher à Banville) par
Sainte-Beuve, Musset,
Nerval et autres romantiques, forme vieille qu'Alcide Bava assimile à
ces autres archaïsmes, la fleur de lys des monarchistes (M. de Kerdrel)
et les
Jeux Floraux de Toulouse, dont la tradition remonte au temps
des "ménestrels". Les récompenses remises par cette
société littéraire revêtent la forme de cinq fleurs d'or ou
d'argent : la violette, l'églantine, le souci, l'amarante et le lys.
on n'en voit pas (v.13)
On n'en voit pas :
ils ne tiennent guère de place dans la vie réelle, ils ne servent
qu'en poésie (symboles de pureté ? celle des premières communiantes
p.ex.?).
dans ton vers, tel que les manches
/ Des Pécheresses aux doux pas
(v.14-5)
Allusion probable aux
premières communiantes, citées au v.44. Le lys est
traditionnellement associé aux célébrations de l'église catholique
(mariages, premières communions). "Pécheresses" évoque plutôt la
"communion solennelle" dont le rituel (brassards ou habits blancs)
entend marquer l'état de pureté des enfants (de 12 à 14 ans) qui
célèbrent leur première communion.
C'est
l'image de communiantes aux
bras chargés de lys qui explique très certainement la comparaison de
Rimbaud : toujours, dans les vers du Poète, ces fleurs blanches
frissonnent, comme elles frissonnent entre les manches des filles,
le jour de leur première communion.
toujours frissonnent ces fleurs blanches (v.16)
La quintuple reprise de "toujours" (v.1, 16, 17, 37, 41) révèle le
leitmotiv de ce début de texte : la lassitude à l'égard d'une poétique
périmée. Une poétique dont les lys et leur blancheur symbole de pureté
sont le symbole.
quand tu prends un bain (v.17)
"quand tu prends un bain ... aux
brises du matin" : Alcide Bava ironise
sans doute sur l'image du "grand
bain d'azur" parmi les "forêts de fleurs" utilisée par
Banville pour représenter l'inspiration et l'activité poétiques dans la
préface des Odes funambulesques.
C'est Jacques Gengoux qui, le premier, a suggéré ce rapprochement
(La Pensée poétique de Rimbaud, 1950, p.295).
Banville, dans cette préface, plaide pour
une esthétique de la fantaisie, de l'imagination, voire de l'évasion, et
c'est par là qu'il justifie les registres recherchés dans son recueil :
ceux de "la chanson bouffonne et la chanson lyrique."
"Lyrique,
explique-t-il, parce qu'on mourra de dégoût si l'on ne prend pas,
de-ci de-là, un grand bain d'azur, et si l'on ne peut quelquefois,
pour se consoler de tant de médiocrités, rouler échevelés dans
les étoiles ; bouffonne... tout simplement, mon Dieu ! parce
qu'il se passe autour de nous des choses très drôles."
Ta Chemise aux aisselles blondes
/ Se gonfle aux brises du matin (v.18-19)
Selon Gengoux, Rimbaud aurait pu se
souvenir ici de la manière dont Théophile Gautier décrit Banville, en
poète ravi, dans son
Rapport sur les progrès de la poésie (1868) : "il voltige
au-dessus des fleurs de la prairie, enlevé par des souffles qui gonflent
sa draperie aux couleurs changeantes." (op.cit. p.154). Dans la transposition
rimbaldienne de ce portrait, la notation plus que réaliste des
"aisselles blondes" (c'est-à-dire, glose Steve Murphy, "coloriée
par la transpiration", op.cit. 2004 p.162) torpille l'envolée lyrique de
l'auteur d'Émaux et Camées.
myosotis immondes (v.20)
Pourquoi Bava trouve-t-il les myosotis
"immondes" ? "C'est, nous dit Marcel Coulon, en raison de leur
provocante signification sentimentale" (op.cit. p.135). Louis Forestier
dit la chose un peu différemment : "Immondes car les myosotis sont la fleur du
souvenir, thème rebattu à l'époque romantique" (op.cit. p.452). Agnès Rosenstiehl précise que la hargne toute particulière
d'Alcide Bava à l'égard du myosotis pourrait s'expliquer par la célèbre
légende germanique d'où vient l'autre nom de la fleur : le "ne m'oubliez pas", nom
qui a prévalu dans la quasi totalité des langues européennes (Vergissmeinnicht,
forget-me-not, no-me-olvides, nontiscordardime, etc.). Dans cette
légende médiévale, un
chevalier partant pour la croisade tombe dans le Rhin en voulant
cueillir une petite fleur bleue pour sa dame. Au moment de se noyer, entraîné par le poids de son armure,
il lance la fleur vers sa dame en criant « Ne m'oubliez pas ! ». Parmi
les fleurs, argumente l'auteur(e), le myosotis détient
"le titre de champion de la mièvrerie" (op.cit. 1986, p.143).
Opinion peut-être partagée, en effet, par l'auteur des Sœurs de
charité et de Mes petites amoureuses.
L'amour ne passe à tes octrois (v.21)
Dans ce vers, nous dit Anne-Emmanuelle
Berger, "le déflorateur stigmatise l'éthique sexuelle répressive,
corollaire de la poétique idéaliste et de l'ordre politique que celle-ci
cautionne" (Le Banquet de Rimbaud, Champ Vallon, 1992, p.75).
Et les Violettes du Bois, /
Crachats sucrés des Nymphes noires ! (v.23-24)
Ces Nymphes noires cracheuses de
violettes, absolument inconnues des manuels de mythologie, sont une
belle invention, de tonalité fantastique, je trouve. Les nymphes, comme
chacun sait, étaient dans la mythologie les divinités de la nature. La
comparaison des violettes, ces petites fleurs si poétiques dont la
prolifération annonce le printemps, avec des crachats de déesses est
bien dans le style d'Alcide Bava. La couleur noire des nymphes découle
sans doute ici de la couleur sombre des violettes. Quant à l'adjectif
"sucrés", il est de tradition chez les critiques d'en attribuer l'idée
au traitement que les confiseurs toulousains font subir, depuis, dit-on,
le Moyen-Âge, à cette malheureuse fleur. Trempée dans un sirop de sucre
candi, enrobée de gomme arabique et saupoudrée de sucre glace, de sucre
cristallisé, la violette est finalement transformée en bonbon à sucer
... et, dirait sans doute Bava, bonne à cracher.
SECTION II
Et de
mille octaves enflées (v.28)
Allusion probable à l'octosyllabe (même si
vous leur consacriez des octosyllabes par milliers, vos roses
resteraient monotones comme "des bouchons de carafe").
Quand BANVILLE en ferait neiger,
/
Sanguinolentes, tournoyantes, (v.29-30)
Le nom de Banville est écrit dans le
manuscrit en lettres minuscules sensiblement plus grosses que les
autres, ce que les éditeurs signalent en imprimant le mot en lettres
majuscules. On déduit de ce procédé d'insistance que Banville est ici
particulièrement visé. Les commentateurs ont pensé à une possible
allusion au goût de Banville pour les images de neige, souvent associées
à des images de roses, dans la description du teint de la peau
(généralement dans des textes qui célèbrent la beauté féminine). On a
mentionné plus particulièrement le poème des Stalactites intitulé
La
Symphonie de Neige. Dans cette pièce, "la rose / Fière de son bouton
suave, encor tout blanc, / Déjà pâmée, attend que l'Aurore l'arrose / Et
que l'enfant au dard la teigne de son sang.".
Ô très paisibles photographes ! (v.34)
Les trois premiers quatrains de la section
II constituent ensemble une longue phrase dont la troisième strophe
constitue la proposition principale. Elle en contient le groupe sujet
("la flore" − de vos forêts et de vos prés −) et le groupe verbal ("est
diverse à peu près / Comme des bouchons de carafe ", v.35-36). Les deux
strophes précédentes correspondent pour l'essentiel à des subordonnées.
Dans ce dispositif syntaxique, le v.34 a pour fonction de rappeler, au
sein de la troisième strophe, le lointain groupe nominal apposé rejeté
en tête de phrase mais indispensable à la compréhension de l'ensemble :
"Ô Poètes" (v.25).
On peut se demander pourquoi Rimbaud
apostrophe les poètes en les traitant de "photographes". C'est sans
doute que dans son esprit, la photographie, comme la botanique
conventionnelle des poètes, n'est qu'une reproduction de la nature. Une
reproduction de la nature qu'ils ont sous les yeux : "Toujours les
végétaux Français" (v.37). Une reproduction inlassable des mêmes
espèces, sans imagination et sans diversité, d'où la comparaison avec
ces objets purement fonctionnels, à la conception uniforme, que sont les
"bouchons de carafe" (v.35-36). Dans
Méditation poétique et littéraire, l'un de ces nombreux poèmes des
Odes funambulesques où il exprime son mépris pour le
mercantilisme contemporain et sa nostalgie du romantisme de 1830,
Banville avait déjà utilisé la rime "bouchon de carafe::photographe",
invention cocasse par son parti-pris de prosaïsme et de modernité.
Où le ventre des chiens bassets
/ Navigue en paix, aux crépuscules (v.39-40)
Idée amusante pour ridiculiser les
"végétaux français" que de les confronter (et même, implicitement, les
comparer, par l'adjectif "hargneux") à des "chiens bassets" dont la
mention éveille immanquablement des connotations dévalorisantes. Les
"chiens bassets", commente Steve Murphy, "seuls chiens dont les
pattes sont assez courtes pour disparaître sous la végétation française,
semblent ainsi flotter comme des navires sur la mer" (op. cit. 2004,
p.154). En outre, la réduction syndecdochique de ces animaux à leur
ventre, associée à la rime ridicule / crépuscules, produit un
effet trivial assez suggestif.
desseins
(v.41)
Rimbaud a écrit "desseins". Les éditeurs
ont longtemps corrigé "desseins" en "dessins", allant parfois jusqu'à
considérer la graphie rimbaldienne comme une "faute évidente" (Bouillane
de Lacoste, A.R. Poésies, Mercure de France, 1939, 1947,
p.165). Les éditeurs récents, par contre, rétablissent la graphie du
manuscrit. Steve Murphy justifie la chose ainsi : "Si l'on ne
saurait prouver que Rimbaud n'a pas commis un lapsus, il est bien plus
probable qu'il propose ici une superposition sémantique, la proximité
d'une constellation de termes à dénotations ou à connotations picturales
["estampes, toujours les mêmes", "vieux salons", "Grandville",
"photographe"] faisant surgir du signifiant dessein une idée
virtuelle qui ne reçoit pas d'expression graphique directe. On peut voir
dans affreux desseins un cliché où le substantif entraîne, par
automatisme, un adjectif négatif (cf. noirs desseins qui a
peut-être inspiré la superposition rimbaldienne) − automatisme du type
exploré par Flaubert dans son Dictionnaire des idées reçues." (op.cit.
1999, p.503). Voir aussi, ci-dessous, note sur
Hélianthes.
Lotos (v.42)
Le lotus (ou lotos) bleu faisait partie
des fleurs exotiques chantées par les Parnassiens. Pour se faire une
idée de cette littérature, on pourra lire
Le mystère du Lotus, de Catulle Mendès, dans la
première série du Parnasse contemporain (1866).
Hélianthes
(v.42)
"Les affreux "dessins d'hélianthes", glose
Agnès Rosenstiehl, font peut-être allusion à l'étonnant dessin
d'hélianthe en prière dessiné par Grandville dans les "Fleurs animées",
de même que les fleurs effectivement "mises au lisières" aux robes de
ses femmes-fleurs." (op.cit. 1886, p.141).
Cette hypothèse audacieuse aurait le
mérite d'expliquer pourquoi l'hélianthe est associé ici aux images
pieuses ("Estampes roses, sujets saints") et rejoint le lys dans
l'évocation des premières communiantes, qui intervient à deux reprises
dans le texte. Car il me semble que les "Pécheresses au doux pas" du
v.15, dont les manches blanches frissonnent comme des lys, ne sont rien
d'autre que les "premières communiantes" mentionnées au v.44. Ceci dit,
comme on le verra ci-dessous, la représentation Grandvillienne d' Helianthus annuus,
c'est-à-dire du tournesol, est loin de représenter une première
communiante. Représente-t-elle le mal ? les noirs desseins qu'il
faut confesser au Très-haut (voir ci-dessus, note sur
desseins ?) :
L'Ode Açoka cadre avec la
/ Strophe en fenêtre de lorette (v.45-46)
La séquence Açoka-cadre n'annonce rien de
très flatteur. Calembour ou Kakemphaton ? Cacaphonie à coup sûr.
La présence d'un proclitique à la rime du v.45 contribue à la cocasserie
du passage.
André Guyaux (op.cit. p.863)
rappelle que "la fleur indienne d'angsoka (ou açoka), cliché de
l'exotisme botanique du XIXe siècle" connaît de multiples
occurrences dans l'œuvre de Gautier (Barcarolle,
Mlle de Maupin, Fortunio, La belle Jenny) et dans celle de Leconte de
Lisle (Bhagavat,
Le
colibri). Louis-Xavier de Ricard en a fait le titre d'un poème (L'açoka).
J.-L. Steinmetz rapporte une information due à C.-A. Hackett
selon laquelle le journal satirique Le Hanneton, en 1866, s'en
prenait au poète parnassien Catulle Mendès avec ces mots : "Trop d'açokas,
monsieur Mendès, trop, beaucoup trop" (op. cit. p.263).
Pour rendre compte de la suite de cette
étrange phrase, la critique a supposé que Rimbaud s'y était souvenu
d'une pièce des
Odes funambulesques intitulée
L'amour
à Paris. Banville y peint, parmi les plaisirs de la capitale, ceux
qu'on trouve auprès de ces femmes légères autrefois appelées petits
rats, grisettes ou lorettes (du nom de la rue Notre-Dame de Lorette, à
Paris) :
Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner: Turlurette ! [...]
La grisette ! Il revoit la petite fenêtre.
Les rayons souriants du jour qui vient de naître,
A leur premier réveil, comme un cadre enchanteur,
Dorent les liserons et les pois de senteur.
Cette phrase des vers 45- 46 cherche
donc sans doute
à brocarder une poésie (la parnassienne) aussi fade dans
"l'ode açoka" (l'exotisme oriental ou antique) que dans la "strophe
en fenêtre de lorette" (la chronique parisienne),
aussi prudhommesque dans la préciosité esthétisante de l'art pour l'art que dans
le badinage fantaisiste.
fientent
(v.48)
À nouveau, la dérision scatologique. Voir aussi
v.39-40, 79, 96.
vieux galons (v.49)
Gengoux signale,
dans le Dictionnaire du XIXe siècle, cette
définition aujourd'hui reprise par le TLFI :
Vieux
habits, vieux galons (cri des fripiers
qui parcourent les rues pour acheter ou vendre les vieux habits
et galons). Vieux habits, vieux galons, vieux chapeaux à
vendre ! (BALZAC, Le Père Goriot, 1835).
vieux Salons (v.51)
Allusion aux salons
de peinture, généralement réservés à l'art académique. Fleurs et
bouquets y figuraient parmi les thèmes de prédilection.
croquignoles
(v.50)
Définition du TLFI -
Petit gâteau léger, dur et croquant [...] Par métaphore :
petite chose insignifiante, futilité [...] La documentation atteste
le verbe transitif croquignoler [...] Tu sauras que je me
délasse de mes travaux en croquignolant un petit roman dans le genre
antique (BALZAC, Corresp., 1819, p. 37).
Aux
hannetons, pas aux crotales (v.52)
Voir la note sur
Grandville.
poupards
(v.53)
Poupards : poupons,
bébés. Le passage v.52-v.56 semble inspiré par les gravures de
Grandville qui représentaient des végétaux personnifiés, entourés
d'animaux et d'insectes, eux aussi humanisés. D'où peut-être
l'allusion du vers 52 aux "hannetons". Ces figures humaines
étaient-elles parfois des "poupards en pleurs" (des enfants en
larmes) ? On pense aussi aux angelots de l'imagerie religieuse, à
ces cupidons que Rimbaud moquait dans sa
lettre à Demeny du 10
juin 1871 ("douces vignettes pérennelles où batifolent les
cupidons"). La référence enfantine semble se
poursuivre dans les vers suivants avec la mention des "lisières"
(v.54), la notion d'"allaiter" (v.55)
et peut-être avec les "méchants astres à visières" (v.56) où
certains critiques ont perçu une référence maternelle. Voir notes
suivantes.
Grandville (v.54)
Grandville
(1843-1847), auteur de livres aux gravures
mièvres, que Rimbaud n'aimait pas : "Dites-moi un peu s'il y a jamais eu
quelque chose de plus idiot que les dessins de Grandville ? " (lettre
à Izambard du 25 août 1870). Certains de ces livres comme Les Fleurs animées, Les étoiles,
personnifiaient astres
et végétaux :
le lys est une jeune fille en robe blanche, un emblème
fleurdelisé au côté :
La tubéreuse et la jonquille forment un couple d'amants, l'héliante
est une jeune fille en prière,
le chardon est une femme courtisée par un âne,
la violette,
l'étoile du marin sont encore des jeunes filles,
le myrte est un cupidon (d'où peut-être dans le vers précédent
le mot "poupards"), etc. Les personnages végétaux des
Fleurs animées figuraient souvent en compagnie d'insectes
familiers. D'où peut-être le v. 52 qui, pour différencier les
"végétaux Français" et les fleurs exotiques, associe les uns aux
"hannetons", les autres aux "crotales".
lisières (v.54)
Rimbaud aime
manifestement la rime lisière :: visière que l'on trouve
aussi dans Les Assis :
Quand l'austère sommeil a baissé leurs visières, Ils rêvent sur leur bras de sièges fécondés, De vrais petits amours de chaises en lisière Par lesquelles de fiers bureaux seront bordés ;
Le mot "lisière", dans
son premier sens, désigne la bordure d'un tissu ou, par analogie, la
bordure d'un terrain, d'une forêt. Mais il existe un autre sens,
dont j'emprunte la définition au TLFI :
"Étroite bande de
tissu ; ensemble de bandes d'étoffe, cordons attachés autrefois
par derrière aux vêtements des petits enfants pour les soutenir
quand ils commençaient à marcher. Conduire à la lisière. 'Les
marmots nus qu'on porte ou qu'on mène aux lisières / Seraient
dans le danger moins bégayants que vous' (HUGO, Légende,
t. 6)."
On constate que dans
les deux passages où Rimbaud emploie le mot, il est effectivement
question de bambins : "petits amours de chaises" issus des amours
monstrueuses entre les assis et leurs "sièges fécondés", "poupards
végétaux en pleurs" à la manière de Grandville. C'est donc sans
doute l'idée d'enfant en bas âge qui entraîne dans les deux cas
celle des "lisières". Ceci dit, dans les deux cas aussi, Rimbaud
peut avoir joué sur la polysémie du mot. Dans Les Assis, ces
chaises nouveau-nées sont destinées à "border" de fiers bureaux.
Dans notre poème, c'est nettement moins évident : Rimbaud a-t-il
pensé la lisière d'un bois ? C'est ce que pense Jacques
Gengoux, qui note : "Avec le jeu de mots : aux lisières du bois
et eût rangé parmi les poupons" (op. cit. p.157).
qu'allaitèrent de couleurs (v.55)
Les astres allaitent,
c'est-à-dire nourrissent de leur pâle lumière, de leur lumière
laiteuse, les "poupards végétaux" dont Grandville les entoure. Cette
image, selon Georges Kliebenstein, puise en profondeur dans
l'imaginaire personnel du poète. Rimbaud, explique ce critique,
associe volontiers dans son œuvre le lait et les astres : cf. les "flueurs
/ D'astres lactés" ("L'Homme juste"), le "Poème / De la Mer, infusé
d'astres, et lactescent" ("Le Bateau ivre"). L'image implicite
serait ici celle de la Voie lactée. Or, c'est Hercule, selon les
Grecs, qui créa la voie lactée, le jour de sa naissance, en
régurgitant brutalement dans le ciel le lait de sa mère (ou plutôt
de sa fausse mère, Héra). Littéralement, on peut dire que ce jour-là
Hercule, dont le premier nom était Alcide (en grec
Alkeídes, dérivé d'alkế, « force, vigueur »), bava
le lait de sa mère. Le syntagme "Alcide Bava" doit donc se
comprendre, selon Kliebenstein, moins comme pseudonyme (prénom + nom)
que "comme une micro-phrase sujet-verbe (au passé simple, temps des
grands mythes), c'est-à-dire comme la mention elliptique mais
directe d'un 'mythème' célébrissime". "Tout se joue ici dans l'attraction-répulsion
de/devant la mère (la fausse mère rejette l'enfant, l'enfant
régurgite son lait) et dans la vive tension entre l'étiologie
triviale (l'énorme hoquet d'un nourrisson) et la poésie magique du
ciel lacté" (op.cit. p.157-158). Tel serait le "scénario
onomastique" implicitement contenu dans le pseudonyme Alcide Bava
utilisé par Rimbaud pour signer Ce qu'on dit au poète à propos de
fleurs. Il rend compte à la fois de ces deux dégoûts
constitutifs de l'identité du poète, celui de la mère qui l'a (qu'il
a) rejeté(e) et celui de la poésie sentimentale qu'il rejette. Car
"baver", c'est aussi, dans un sens second, "médire", parler en mal
de quelque chose ou de quelqu'un. Et c'est bien ce que fait Alcide-Arthur Rimbaud dans ce poème dédié à BAVEr sur BAnVillE et
sur la poésie "fadasse" (Lettre
à Izambard du 13 mai 1871).
méchants astres à visières
(v.56)
Peut-être une allusion à l'imagerie
naïve représentant les astres avec un visage humain ("visières" =
les yeux,
tout simplement. Cf.TLFI),
notamment dans les albums de Grandville. Rimbaud ne les appréciait
guère comme il le confie à Izambard dans sa
lettre du
25 aoüt 1870. D'où peut-être l'adjectif "méchants", dans le sens
archaïque de l'adjectif : minable, sans valeur. Steve Murphy
se demande si ces visières ne pourraient pas représenter les anneaux
de Saturne (op.cit. p.165-166). Georges Kliebenstein, en
relation avec son exégèse du pseudonyme choisi par Rimbaud (Alcide
Bava, voir note précédente) voit, dans ces "astres à visières"
colorant d'une lumière laiteuse leurs "poupards" végétaux, de
méchantes figures maternelles. Il donne à "méchants" son sens
habituel et interprète le mot "visières" comme un synonyme de casque
ou de casquette. Il rappelle à ce propos le jugement de Rimbaud sur
sa mère dans sa
lettre du
28 août 1871 : "aussi inflexible que soixante-treize
administrations à casquette de plomb".
vos bavures de pipeaux (v.57)
Steve Murphy (op.cit. 2009, p.240)
rappelle à propos de cette formule la manière dont Jacoby, rédacteur en
chef du Progrès des Ardennes, aurait refusé les poèmes de Rimbaud
et Delahaye, à l'automne 1870 : "Quand l'ennemi ne sera plus sur notre
sol, nous aurons peut-être le temps de prendre nos pippeaux [sic] et de
chanter les arts de la paix. Mais aujourd'hui, nous avons autre chose à
faire" (voir G.Dardart, "Arthur Rimbaud et le Progrès des Ardennes :
un rendez-vous manqué", Parade sauvage, n°14, 1997). Le berger jouant de sa flûte est une
représentation traditionnelle du poète. Les "bavures de pipeaux" dont il
est question ici visent-elles le bavasseries fadasses des romantiques et
de BAnVille ? Voir notre note sur Alcide Bava.
Ô blanc Chasseur
(v.60)
Dans la
préface des Odes funambulesques, Banville compare son art de satiriste à celui
d'un chasseur d'Indiens "Navajos en frac" parcourant la "prairie
parisienne", "grand désert dont la Banque de France et la
Monnaie
sont les oasis".
SECTION III
le Pâtis
panique (v.61-62)
Rimbaud associe
volontiers les mots pour obtenir des effets allitératifs ("açokas
cadre", "pampas printaniers", "pâtis panique", etc.). Sans toutefois
sacrifier le sens, même quand celui-ci n'est pas immédiat.
Le mot "panique" peut
surprendre ici car il n'est généralement employé comme adjectif
qu'avec un substantif signifiant "terreur" (une peur panique). Le
TLFI nous rappelle à ce propos que l'adjectif "panique" vient du
grec
, qui signifiait étymologiquement « de Pan » et s'était spécialisé
dans l'idée de peur parce que le dieu Pan, dieu de la Nature (et de
la totalité, de la Nature tout entière), passait pour produire les
bruits entendus dans les montagnes et les vallées. Quelques
écrivains français, cependant, l'ont utilisé dans un sens faisant
référence à son étymologie, sans aucune idée de terreur (ou alors
cette terreur sacrée confinant à la joie que l'homme peut éprouver
devant la surabondance de la vie) :
Partout
une divine plénitude et un gonflement mystérieux faisaient
deviner l'effort panique et sacré de la sève en travail (...).
La grande harmonie diffuse s'épanouissait
(HUGO, Les Travailleurs de la mer, 1866, p.448).
Ces gestes profonds qui font bondir au coeur comme un sentiment
panique de la permanence de la vie (GRACQ, Le Rivage des
Syrtes, 1951, p.76).
L'énorme joie panique dans laquelle passe la joie de l'univers
(GREEN, Journal, 1957, p.292).
C'est ainsi que
Rimbaud l'utilise, pour évoquer l'enthousiasme dionysiaque ou
"panique" de son "blanc Chasseur", la force primitive de la Nature
(pâtis = pâturage, prairie). On trouve à peu près la même idée dans
le v.117 avec l'expression : "aux prés fous".
Tu
ferais succéder, je crains / aux Grillons roux les Cantharides, /
L'or des Rios au bleu des Rhins, /
Bref, aux Norwèges les Florides.
(v.65-68)
Sans doute faut-il comprendre que les poètes
comme Banville, ignorants (ou insoucieux) de la botanique et de la
géographie, énumèrent (font se "succéder") noms d'animaux, de fleuves et
de pays avec comme seul souci la couleur locale, l'effet pittoresque ou exotique,
"sans s'astreindre à une démarche logique, scientifique" (Steve
Murphy, op.cit. 2004, p.164).
On a essayé, de façon peu convaincante,
selon moi, d'énoncer des principes d'opposition réglant chacune de ces
trois paires lexicales (chaud/froid ? doux/violent ? nord/sud ?). Mais
pourquoi pas, au contraire, l'absence de principe ? l'aléatoire absolu ?
Agnès Rosenstiehl note que, parmi les
Parnassiens, Leconte de Lisle pouvait être particulièrement visé par
cette critique de l'"exotisme tous azimuths" : "Dans les Poèmes
barbares, Leconte de Lisle chante les 'Nornes' du 'Pôle', 'Au prompt
soleil du Nord', puis promène sa lyre jusqu'à 'l'âpre neige des Andes'
en passant par le 'Niagara', pour finir par arpenter l'Inde de façon
documentée." (op.cit. 1991, p.1070-1071).
l'Eucalyptus étonnant (v.71)
Agnès Rosenstiehl,
qui a prospecté dans les revues de vulgarisation scientifique de
l'époque pour y trouver d'éventuelles correspondances avec les
formules du poème, cite ces lignes du Magasin pittoresque :
"Les plus grands arbres connus découverts dans l'île de Van Diemen :
on les nomme gommiers des marais ; ce sont probablement des
eucalyptus ... Longueur totale 90 mètres [...]. A un mètre du sol,
31 mètres de circonférence". Et elle conclut : "Tous ces mètres
rendent certes l'eucalyptus étonnant mais surtout l''hexamètre'
grotesque" (op. cit. 1986, p.132).
Des
constrictors d'un hexamètre (v.72)
En toute rigueur,
l'hexamètre est une notion de métrique latine sans rapport avec
l'alexandrin mais le TLFI nous apprend que ce terme a été employé
pour désigner l'alexandrin. Littré en donne un exemple emprunté à
Voltaire. Rimbaud l'emploie aussi avec le sens d'alexandrin dans la
lettre accompagnant notre poème : "Vous rappelez-vous avoir reçu de
province, en juin 1870, cent ou cent cinquante hexamètres
mythologiques intitulés Credo in unam ?" Bava, donc, ironise ici sur cette autre "vieillerie
poétique" chère à son destinataire que constitue l'alexandrin, long
comme un boa constrictor et, pour cette raison, ennuyeux.
Comme
si les Acajous /
Ne servaient, même en nos Guyanes, /
Qu'aux cascades des sapajous, / Au lourd délire des
lianes (v.73-76)
Bava s'en prend ici à
l'exotisme parnassien : il reproche aux poètes de n'envisager
l'acajou, cette essence si utile aux ébénistes, que comme un terrain
de jeu pour les singes. Rimbaud avait lu à coup sûr, dans le
deuxième recueil du Parnasse contemporain (octobre
1869-juillet 1871),
Le Rêve du jaguar, où Leconte de Lisle décrit les acajous
envahis de perroquets, d'araignées et de singes se balançant parmi
les lianes :
Sous les noirs
acajous, les lianes en fleur,
Dans l’air lourd, immobile et saturé de mouches,
Pendent, et, s’enroulant en bas parmi les souches,
Bercent le perroquet splendide et querelleur,
L’araignée au dos jaune et les singes farouches.
Dans ce même
deuxième recueil du Parnasse contemporain, il avait sans
aucun doute repéré la reprise par Hérédia du même motif exotique.
C'est dans le texte intitulé
La Détresse d'Atahualpa, long poème d'inspiration épique que
José-Maria de Hérédia reprendra presque sans retouches dans Les
Trophées, sous le titre :
Les conquérants de l'or.
Plus loin, de
toutes parts élancés, des halliers,
Des gorges, des ravins, des taillis, par milliers,
Pillant les monbins mûrs et les buissons d'icaques,
Les singes de tout poil, ouistitis et macaques,
Sakis noirs, capucins, trembleurs et carcajous
Par les figuiers géants et les hauts acajous,
Sautant de branche en branche ou pendus par leurs queues,
Innombrables, de l'aube au soir, durant des lieues,
Avec des gestes fous hurlant et gambadant,
Tout le long de la mer les suivaient.
Un excrément d'oiseau marin (v.79)
À l'époque de Rimbaud,
on se battait pour la possession de ces îles désertes du Pacifique,
au large du Pérou, que des générations d'oiseaux marins avaient
couvertes de leurs excréments sur plusieurs mètres d'épaisseur (cf.
la "guerre du guano" en 1863). Ces déjections de Cormorans, Pélicans
et autres espèces, considérées comme d'excellents fertilisants
naturels, exportées vers les États-Unis, l'Angleterre ou la France,
ont permis à quelques hommes d'affaire d'amasser de colossales
fortunes, au XIXe siècle.
un seul pleur de chandelle (v.80)
Différentes substances
sont utilisées pour la fabrication des chandelles au cours du XIXe
siècle : le suif (gras de mouton ou de bœuf), le spermaceti (ou
blanc de baleine), la stéarine, une matière résultant de la
transformation de gras animal et végétal inventée vers les années
1830. Une chandelle était donc un produit industriel relativement
coûteux, et méritant bien plus l'admiration du poète que les fleurs,
selon Bava.
— Et j'ai dit ce que je voulais !
(v.81)
Il semble que cette
sorte d'aparté, rédigé en style très oral et interrompant la
continuité rhétorique du discours, soit là pour annoncer la fin
d'une argumentation : j'ai dit ce que j'avais sur le cœur,
j'ai fait les critiques que j'avais à faire. Elle clôt, à peu de
choses près, la section III et, surtout, ce qu'on pourrait appeler
la première partie du poème, sa partie "critique", qui couvre les
trois premières sections. Les sections IV et V seront consacrées à
l'exposé en positif des principes poétiques nouveaux préconisés par
Alcide Bava.
Toi, même assis là-bas, dans une /
Cabane de bambous,
— volets / Clos, tentures de perse brune,
— // Tu torcherais des floraisons /
Dignes d'Oises extravagantes !... (v.82-86)
Steve Murphy
note en marge de son analyse d'Oraison du soir ("Le sexe des anges :
Oraison du soir", Le Sens et la mesure, hommage à Benoît de Cornulier,
Champion, 2003, p.221-243) : "Dans Ce qu'on dit au poète à propos de
fleurs, le poète se trouve en train de "torche[r]" des
écoulements qui débordent ("extravagantes"), dans une "cabane" dont
on n'a pas de mal à comprendre la finalité, ce qui explique sans
doute métonymiquement les "tentures de perse brune" - couleur
symptomatique ou effet des activités du torcheur." Dans son commentaire
de Ce qu'on dit... (op.cit.), il note de même : "Le
Poète est la source d'une petite rivière extravagante (extra + vagare : "errer au dehors"), rivière fécale qui déborde et qui
l'oblige à s'asseoir ("assis"), à s'accroupir dans sa "cabane de
bambous", se servant dans ses cabinets, comme Gargantua, de tout ce
qui tombe sous la main pour se torcher, d'où la couleur de la perse
(cf. les "cieux bruns d'Oraison du soir)." (op.cit. 2004,
p.159).
On a vu par
ailleurs dans ces vers
un faisceau d'indices suggérant une référence à cet extrait d'une pièce des
Odes funambulesques intitulée
L'amour
à Paris que nous avons déjà exploité pour commenter les vers
45-46 :
Dans ces pays lointains situés à dix lieues,
Où l'Oise dans la Seine épanche ses eaux bleues,
Parmi ces Saharas récemment découverts,
Quand l'indigène ému voit passer dans nos vers
Ces mots déjà caducs : rat, grisette ou lorette,
Il se cabre, on l'entend fredonner: Turlurette !
Et, l'œil dans le ciel bleu, ce naturel naïf
Évacue un sonnet imité de Baïf.
Il s'agit d'un poète
"naïf", animé d'un irrésistible besoin de s'épancher dans un
"sonnet", activité littéraire dont Banville se moque en la désignant
du verbe évacuer. Alcide Bava, lui, accuse son Poète d'être
bien capable de torcher "des "floraisons dignes d'Oises
extravagantes". On remarque d'abord que les deux auteurs utilisent
la même imagerie scatologique, la seule différence étant que l'un
raille la logorrhée des poètes galants, l'autre celle des amateurs
de lyrisme floral. Mais tous deux, analogie troublante, évoquent une
même rivière : l'Oise ! Tous deux opposent (ou superposent) à cette
région de l'Oise proche de Paris une contrée exotique ("Saharas",
"indigène" ; "cabane de bambous", "là-bas") correspondant au goût
bien connu des poètes pour l'évasion exotique. Le message de Bava à
Banville semble être que même en pleine nature tropicale ("là-bas"),
les "volets" étant "clos", il serait capable de torcher ("tu
torcherais") les mêmes évocations ineptes de toujours, consacrées
aux "végétaux français" (v.37), ceux qui bordent le cours "extra +
vagant" (c'est-à-dire capricieux) de l'Oise. Mais l'adjectif
"extravagant" vise évidemment aussi les obsessions florales du
poète.
SECTION IV
Dis (v.89)
L'enchaînement des
impératifs "sachons"(105), "sers-nous"(129), "fais jouer"(140),
"exalte-nous"(142), "rime"(156), "rachète"(161) et surtout "dis"(89,
92) et "trouve" (109, 113, 117, 121, 125) montre qu'on est passé,
dans cette deuxième partie du poème, de la poésie qu'on rejette à
celle qu'au contraire on prône.
pampas (v.89)
Le mot, qui désigne
les vastes plaines herbeuses de l'Amérique du Sud, est normalement
féminin mais on a constaté que Louis Figuier, cité par Rimbaud au
v.159, emploie le mot au masculin. D'où, peut-être, l'accord
insolite des adjectifs "printaniers" et "noirs". Il va de soi que
l'adjectif "noir" a ici un sens moral, les "pampas" sont "noirs",
pour cet admirateur de la colonisation qu'est Alcide Bava, parce
qu'ils sont agités d'"épouvantables révoltes".
épouvantables révoltes (v.90)
De quelles révoltes
les pampas d'Amérique du Sud sont-elles secouées, pour Rimbaud ?
Sans doute, explique Steve Murphy, s'agit-il des révoltes
indiennes contre le colon européen. À l'appui de cette explication,
il cite le Dictionnaire universel Larousse : "Mais les pampas
ont une population bien plus terrible [que les Gauchos] dans les
restes des tribus indiennes, qui continuent à faire aux Européens
une guerre acharnée".
Conformément, donc, à
son idéologie pro-coloniale, Bava demande au Poète de célébrer les
planteurs de "tabacs", "les cotonniers", les "exotiques récoltes" au
lieu de décrire les révoltes indigènes comme les romantiques ont pu
être tentés de le faire. On se souvient que Chateaubriand, dans
Les Natchez
(1826) conte les aventures de René, de la jeune Indienne Céluta et
du vieux sachem Chactas, avec, comme fond de tableau, un soulèvement
des Indiens d'Amérique contre leurs conquérants d'Europe.
Lamartine et Hugo, quant à eux, se sont intéressés au soulèvement
des esclaves noirs d'Haïti, dirigé par Toussaint Louverture.
José-Maria de Hérédia chante La détresse d'Atahualpa,
organisateur de la résistance des Incas à l'envahisseur espagnol,
dans un long poème du second volume du Parnasse contemporain. Souvenons-nous enfin que Rimbaud, dans sa
lettre du
25 août 1870, confie à Izambard qu'il vient de lire un "roman
intéressant", Costal l'indien. Cette œuvre de Gabriel Ferry
(1809-1852), typique d'une certaine représentation pittoresque du
Nouveau-Monde, des luttes d'indépendance contre les colonisateurs
européens et des révolutions qui l'agitent, est sous-titré : "scènes
de la Guerre de l'indépendance du Mexique". Il en avait certainement
lu d'autres, dans le genre. Pour plus d'informations sur Costal
l'indien et, plus généralement, sur le roman d'aventures du XIXe
siècle, voir le site
Le
Roman d'aventures de Matthieu Letourneux.
incague la mer de Sorrente
(v.96)
"Voilà, à l'adresse de la baie de Naples
lamartinienne, une gentillesse du genre de celle qui décore, à
l'adresse de l'idéalisme banvillien, le quatrième vers de la
première strophe de notre poème. Mais celle-ci ne vaut pas l'autre"
(Marcel Coulon, op.cit. 1925).
Sorrente est une ville
du sud de l'Italie, près de Pompéi, dans la baie de Naples,
popularisée par le best-seller de Lamartine, son roman Graziella (1852). Cet
appel à conchier la mer de Sorrente constitue
donc une
allusion impertinente à Graziella et/ou au poème
Le
premier regret,
publié dans
Les Harmonies poétiques et religieuses
(1830) et que Lamartine a fait
figurer en épilogue de Graziella :
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses flots bleus
aux pieds de l'oranger ...
etc.
Banville aussi chante "Sorrente aux
blondes grèves" dans
un poème des Stalactites. Mais Rimbaud aura pu trouver
chez le même Banville (dans Les Odes funambulesques) une
évocation railleuse de la contrée touristique de "Sorrente" et de la mode dont elle était
l'objet à l'époque romantique (on
notera que les lys sont associés à cette satire) :
(Elle jetait au vent sa tête fulgurante,
Pareille à la toison d'une angélique miss
Dont l'aile des steam-boats à la mer de Sorrente
Emporte avec fierté les cargaisons de lys!)
(La belle Véronique).
Rimbaud, bien sûr,
connaissait ces vers, et s'en inspire. Mais, selon son inclination
personnelle, il renchérit dans le sarcasme par le choix d'un terme
scatologique, assorti même, peut-être, d'un calembour : incague la
mer+de (Sorrente).
Dans Les Amours
jaunes (1873) Tristan Corbière raille à son tour le cliché
lamartinien, sous le titre :
Le fils de Lamartine et de Graziella
les
Cygnes par milliers (v.97)
Le cygne est une représentation
traditionnelle du poète, de l'artiste (Fénelon est le Cygne de
Cambrai, Virgile le Cygne de Mantoue, Rossini le Cygne de
Pezzarre). Les cygnes abondent dans la poésie de Lamartine qu'on
trouve d'ailleurs appelé lui-même le Cygne de Mâcon ou le
cygne de Saint-Point. Dans
Le premier regret, le cygne, symbole de pureté, représente l'amante
mourante (Graziella), dans
Le poète mourant, il représente le poète. Banville, comme le signale
Gengoux (op.cit. p.151) évoque "les hommes-cygnes" dans son poème
Les Cariatides.
Agnès Rosenstiehl
signale que Leconte de Lisle chante "des cygnes noirs par milliers"
dans Un coucher
de soleil (Poèmes barbares). (op.cit. 1991, p.1073).
mangliers / fouillés des hydres et des lames (v.99-100)
Les Mangliers ou
Palétuviers font partie de la
mangrove, forêt propre au littoral des pays chauds, dont les
plantes, aux racines aériennes, cycliquement immergées et couvertes
de coquillages, se développent dans la zone de balancement des
marées. D'où l'expression : "fouillés des hydres et des lames". On
les abattait à certains endroits pour la construction, en les
débardant notamment par voie d'eau (par trains de bois flotté).
bois
sanglants (v.101)
L'adjectif "sanglants"
pourrait faire allusion à des arbres exotiques de couleur rouge
comme l'acajou ou cette variété d'eucalyptus qu'on appelle
"gommier". Mais il a sans doute pensé aussi, vu les "sujets"
d'inspiration scientifique que Bava conseille aux poètes dans ce
quatrain (gommes, sucres et sirops), aux divers exsudats que
l'industrie tire de la sève (du sang) des arbres et des plantes.
Rimbaud connaissait sûrement, par exemple, le "sirop de gomme",
mélange de sucre et de gomme arabique, que l'on servait au XIXe
siècle avec l'absinthe. Théodore de Banville y fait allusion dans un
poème des Odes funambulesques :
Monsieur Coquardeau. Chant royal : "Dans ton salon,
qu'ornent des Mazeppas / On boit du lait et du sirop de gomme, etc."
Le mot "pectoraire" n'existe pas en français : Rimbaud l'a sans
doute forgé sur "pectoral" qui évoque les sirops pour la toux
(souvent à base d'eucalyptus).
les blondeurs
/ Des Pics neigeux (v.105-106)
Gengoux (op.
cit. p.160) mentionne à propos de cette strophe
105-108 un problème dont La Revue pour tous (revue que l'on sait connue de Rimbaud
puisqu'il y publia Les Étrennes des Orphelins en janvier 1870) se
serait fait l'écho en janvier 1869 : le problème des neiges rouges ou roses.
Cette coloration insolite était-elle due au pollen de certaines
plantes, à des débris de roches ou à "un petit végétal élémentaire,
de la famille des algues, nommé le Protocacius nivalis" ?
pour nos
Armées (v.112)
Les pantalons de
l'armée française étaient alors rouge garance. On notera la
bizarrerie syntaxique malicieuse de la phrase qui précède. Il aurait
déjà été assez amusant d'écrire : "quelques garances parfumées que
la nature à fait éclore pour les pantalons de nos armées" (variante
rimbaldienne du providentialisme de Pangloss : "Les
nez ont été
faits pour porter des lunettes,
aussi avons-nous des
lunettes") Mais
Bava va plus loin encore en demandant que la nature fasse éclore "en
pantalons" (c'est-à-dire : dés l'origine sous forme de pantalons)
les garances dont nos Armées ont besoin. Un peu plus loin dans le
poème, Rimbaud imagine un même "accident de féerie
scientifique" (Angoisse), un même raccourci saisissant de la chaîne
de transformation industrielle, lorsqu'il demande au poète "des fleurs qui soient des chaises"
(v.124).
Les fleurs, pareilles à des mufles, /
D'où bavent des pommades d'or /
Sur les cheveux sombres des Buffles ! (v.114-116)
Rien de plus classique que de comparer
le calice d'une fleur à une gueule, surtout lorsque ce calice a une
forme allongée comme celui du muflier autrement appelé
gueule-de-loup, gueule-de-lion ou mufle-de-veau (TLFI).
La suite est plus insolite, mais Agnès Rosenstiehl cite un
passage des Études de la nature de Bernardin de Saint-Pierre
(contigu à un paragraphe du même ouvrage recopié par Rimbaud dans
son "cahier des dix ans") qui démontre qu'Alcide Bava n'est pas le
premier à avoir observé une sorte de liquide s'échappant du calice des
fleurs :
"Ayant examiné au
microscope des fleurs de thym, j'y distinguai avec surprise de
superbes amphores à long col [...] du goulot desquelles
semblaient sortir des lingots d'or fondu."
Ces "amphores" sont sans doute des
étamines, ces "lingots" peut-être des anthères (enveloppes du
pollen, souvent jaunes) et cet "or fondu" la poussière séminale,
c'est-à-dire la poudre jaune des grains de pollen se déversant hors des anthères de la
fleur. La formulation de Bernardin de Saint-Pierre est
plus jolie que : "d'où bavent des pommades d'or". Mais quand
on s'appelle Bava ... et puisqu'il s'agit de la semence issue de
l'étamine, c'est-à-dire de "l'organe mâle de la reproduction chez
les végétaux supérieurs ou angiospermes" (Wikipedia)...! Les
"buffles", enfin, qui sont probablement là avant tout pour l'analogie sonore, ont
en effet des sortes de cheveux susceptibles de se couvrir de pollen quand
leurs propriétaires broutent paisiblement le pré.
Mais les mots "pommades" et "cheveux"
sont là, bien sûr, pour éveiller certaines connotations : les
cheveux pommadés obsèdent Rimbaud (cf. Vénus Anadyomène,
Les poètes de sept ans, Mes petites amoureuses), ainsi
que la bave. Anne-Emmanuelle Berger a cru pouvoir reconnaître
dans ce type d'obsessions une véritable "poétique du dégoût"
et "l'expression d'un érotisme polymorphe caractérisé par la
prédominance de pulsions primaires orales et anales", ou encore
d'"une libido infantile ou perverse dont les dérèglements empêchent
le relèvement de l'idole" (Le
Banquet de Rimbaud. Recherches sur l'oralité, Champ Vallon,
1992, p.86).
Dans la logique du quatrain précédent,
Antoine Adam pense qu'Alcide Bava attend ici du Poète "qu'il
cherche des fleurs avec lesquelles on fabriquera de nouveaux
cosmétiques"" (op. cit. p.909).
pubescences (v.118)
En botanique, "pubescent" se dit
d'un végétal couvert d'un duvet de poils fins et courts. Il n'est
pas certain qu'il faille chercher ici un référent précis. Le choix
du terme s'explique surtout par la constante érotisation de la
nature chez Rimbaud. Dans Soleil et chair, il parle du moment
où "la terre est nubile", dans Les poètes de sept ans, de la
"Prairie amoureuse" aux "pubescences d'or". Le contexte immédiat du
mot dans le poème (les fleurs "d'où bavent des pommades d'or", les
"calices pleins d'Oeufs de feu") semble consacré à l'évocation de
l'activité reproductive des plantes. Une image appelle l'autre.
Des calices pleins d'Oeufs de feu
/ Qui cuisent parmi les essences (v.119-120)
Je ne sais pas ce
qu'on peut appeler des "œufs de feu" dans un calice de fleur
et je n'ai pas trouvé de gloses très convaincante. On remarquera
malgré tout que le mot "œuf" est de la même famille qu'"ovaire",
"ovule", couramment employés en botanique. Il est d'ailleurs
question d'ovaires floraux au vers 127. On peut se demander si
Rimbaud ne suit pas grosso modo l'ordre logique d'un exposé sur la
reproduction florale : l'organe mâle bavant sa pommade d'or, la
poussière pollinique (v.113-116) ; puis l'organe femelle, l'ovaire
situé à la base du calice, où se déroule le processus de
fécondation, processus comparé à
une cuisson (v.117-120) ; fécondation au cours de laquelle l'ovule
se transforme en graines : "durs ovaires blonds", "amygdales
gemmeuses" (v.124-128). Le mot "essences" évoque l'exploitation
cosmétique, pharmaceutique ou industrielle des essences végétales.
Chardons
cotonneux / Dont dix ânes aux yeux de braises / Travaillent à filer
les nœuds (v.121-123)
L'âne est connu
pour son regard doux, voire langoureux. D'où peut-être l'expression
"yeux de braises". Mais quel rapport avec les chardons ?
Rimbaud fait peut-être
allusion au Cirsium eriophorum, autrement appelé Cirse
porte-coton ou Chardon laineux ou encore
Chardon des ânes, parce qu'il est brouté par ces animaux.
Grandville, d'ailleurs, dans ses Fleurs animées, représente le
chardon comme une femme-fleur courtisée par un âne en redingote :
Mais
on ne sache pas que ces chardons cotonneux aient quelque chose à
voir avec l'industrie textile, thème pourtant suggéré par
l'évocation des "dix ânes" occupés à "filer les nœuds" des dits
chardons.
Peut-être, donc,
Rimbaud pense-t-il plutôt au
Dipsacus fullonum ou
cardère sauvage, aussi nommé
chardon à foulon. Un foulon est un bâtiment (le plus souvent un
moulin à eau, mais sans doute en exista-t-il à traction animale dans
un lointain passé) où l'on foulait les draps. Les bractées épineuses
du cardère servaient autrefois à démêler les fibres
textiles dans l'industrie lainière pour la finition à la main des
draps et des laines. Au XIXe siècle,
les machines à lainer comportaient encore des peignes en cardères.
Mais, comme on le voit, ce n'est pas le végétal lui-même qui est
"cotonneux", dans ce cas.
Tout cela reste bien
mystérieux ! Alcide Bava aurait-il eu besoin de connaître un peu
mieux sa botanique ? Ah ! s'il avait connu
Wikipedia !
L'âne, par
ailleurs, est connu comme un animal lubrique. C'est en tout cas pour
cette caractéristique qu'il intervient à plusieurs reprises dans les
poèmes de Rimbaud (Remembrances
du vieillard idiot,
Bottom). Comme il est ici question de "filer les nœuds", on
s'est demandé ..., on s'est demandé ... Mais oui, voyons !
des fleurs qui sont
des chaises (124)
Rimbaud a-t-il pensé
aux sièges en rotin, variété de canne issue d'un palmier
grimpant (Calamus rotang) que l'on trouve surtout en Malaisie
et en Indonésie ?
Oui, trouve au cœur des noirs filons /
Des fleurs presque pierres,
— fameuses !
— / Qui vers leurs durs ovaires blonds /
Aient des amygdales gemmeuses (v.125-128)
Agnès Rosenstiehl,
sans en tirer de conclusion péremptoire, cite cette description de
la vanille dans Le Magasin pittoresque (1850, p.24) : "Dans
l'Amérique méridionale, il serait facile de soumettre la vanille à
une culture régulière... Elle appartient à la brillante famille des
orchidées... [fameuse] La corolle, fort belle, est blanche
dedans, verdâtre en dehors. L'anthère est divisée en deux loges qui
renferment chacune une masse pollinique granuleuse... [amygdales
gemmeuses] l'ovaire est oblong [ovaires blonds] le fruit
est une sorte de silique à cavité remplie d'une pulpe dans laquelle
sont répandues de petites semences noires et globuleuses [au
coeur des noirs filons]"
"Il s'agit de fleurs
fossilisées dans le charbon, estime Steve Murphy, les
fossiles et dinosaures devant leur importance au fait que la
paléontologie commençait à devenir un passe-temps populaire, mais
surtout à la valeur de ces découvertes dans le débat entre l'Église
et uns Science qui voulait s'en affranchir" (op.cit. 2004, p.165).
Mais il s'agit sans
doute de fleurs qui "n'existent pas" (Barbare), fossilisées
dans le charbon (comme dit Murphy) et qui cachent dans le secret de
leur anatomie des graines qui sont des gemmes (comme le suggère
Rosenstiehl), fabriquées dans l'imagination d'Alcide Bava par
combinaison d'éléments disparates. La comparaison de ces "gemmes"
avec des "amygdales" s'explique sans doute par la comparaison
antérieure du calice floral avec une gueule d'animal :
les fleurs pareilles à
des mufles (v.114).
farceur (v.129)
"Quand Rimbaud appelle
le poète Farceur, nous comprenons bien qu'il ne parle pas en son
nom. C'est le bourgeois utilitaire qui voit dans le poète un
farceur." Antoine Adam, à qui nous devons ce commentaire
(op.cit. p.909), a sans doute raison. Cependant, Banville n'aurait
pas récusé le qualificatif, lui qui avait coutume de traiter le
poète en saltimbanque, en funambule, en jongleur. Mais il est vrai
que c'était par autodérision.
des ragoûts de lys sirupeux (v.131)
Les lys eux-mêmes doivent
devenir sous la plume du poète "moderne" une denrée comestible : comme
le discours de l'esclavagiste chez Montesquieu ("De l'esclavage des
nègres"), le discours du poète utilitariste rimbaldien finit par tourner
à la "farce", à l'absurde, dévoilant par là l'ironie de la posture
énonciative (si c'était nécessaire). Cette tendance à la loufoquerie
culminera dans les deux dernières strophes du texte avec la
recommandation adressée au poète de rimer "une version / sur le mal
des pommes de terre" et d'aller puiser ses idées dans les ouvrages
de botanique de "Monsieur Figuier".
Mordant nos cuillers Alfénide (v.132)
Ce groupe
de mots doit être rapporté au pronom personnel "nous", trois vers
plus haut ("Sers-nous ... mordant nos cuillers..."). "Bava
déploie des termes de l'industrie chimique, écrit Steve Murphy,
comme lorsqu'il montre les lecteurs de la poésie "Mordant [leurs]
cuillers Alfénide !", l'alliage moderne, inventé par Halphen étant
comme un ersatz de cuillers en argent" (op. cit. 2004, p.166-167).
SECTION V
Quelqu'un dira le grand Amour,
(v.133)
Les
vers 133-134 sont peut-être les plus controversés du poème.
Jacques Gengoux,
pour commencer par le plus ancien des commentateurs s'étant exprimé
sur le sujet, estime que cette formule célèbre la haute poésie, la
quête du Voyant, les poètes de l'avenir ou les poètes visionnaires :
"Quelqu'un dira le Grand Amour ... Quelqu'un ? le vrai Dieu sans
doute, Baudelaire et surtout Rimbaud, et tous ceux qui, dans cette
génération, lui appartiennent en vérité, "douloureux et pris de
vision". Car Renan, la recherche pseudo scientifique [...], ni le
Chat Murr, les belles légendes de [...]
Hoffmann, n'ont vu les bleus Thyrses immenses" (op.cit.
1947, p.36).
Mais
Suzanne Bernard y voit plutôt une formule ironique évoquant
l’Amour du Christ (ou de Dieu) pour les hommes :
"Le
'grand Amour' nous amène à des railleries sur la poésie mystique et
entraîne l'idée des 'Indulgences', puis l'allusion à 'Renan' dont il
semble que Rimbaud a connu les ouvrages ([...] au moins la Vie de
Jésus)" (op. cit. 1960, p.419).
Antoine Adam,
sans nommer la coupable, s'insurge :
"Par
un contresens inconcevable, certains ont vu là une raillerie sur la
poésie mystique. Il faut dire au contraire : Quelqu'un, et ce sera
Rimbaud, maintiendra la poésie dans ce monde voué à l'Utile. Ce ne
sera pas en restant fidèle aux routines de la poésie descriptive. Ce
sera en affirmant le grand Amour, qui sauvera les hommes. Et comme
Prométhée voleur de feu, il volera au ciel les Indulgences
libératrices" (op. cit. 1972, p.910).
Marcel Ruff
se
veut plus prudent mais au fond tranche dans le même sens. Alcide
Bava attaquerait Renan et Hoffmann. Il défendrait contre eux la
vraie poésie :
"Avouons que ces quatre vers (133-136) ne sont pas d'une parfaite
clarté et sont interprétés de diverses façons. Le seul point assuré
est que Renan et Hoffmann y sont attaqués par opposition avec la
vraie poésie." (op. cit. p.159).
Les
études et éditions récentes, sauf erreur de ma part, évitent la
difficulté.
Premier problème : la formule "le grand Amour" équivaut-elle, dans
ce passage, à cette notion du nouvel amour ou de l'amour
réinventé qui sert parfois à Rimbaud pour définir l'objet de sa quête
(cf.
Délires I,
À une raison, Génie
...) ?
Le “grand Amour” peut-il représenter, dans la bouche du très
prosaïque
Bava, cet Inconnu qui constitue pour le Voyant le but ultime
de son entreprise poétique ? Peut-il signifier
autre chose ici qu'une référence ironique au Christ, incarnation de
l’Amour divin (l'Amour trompeur de Jésus, dont le nouvel
amour rimbaldien est l'inversion subversive et laïcisée) ? On ne voit pas
comment ce champion de l'Art pour le Progrès qu’est Alcide Bava pourrait annoncer à Banville
l'avènement du nouvel amour, la venue prochaine d'un poète qui, comme dit
Adam, saurait
“maintenir la poésie (“la vraie poésie” dit Ruff) dans ce
monde voué à l'Utile". On ne voit pas comment ni pourquoi il
lui révèlerait
le futur triomphe de l'option poétique opposée à celle que lui,
Bava, défend !
On prêterait plus volontiers à cet esprit positif une idéologie
libérale et anticléricale, à l'image d'un Renan. D'où, peut-être,
comme on va le voir, le
conseil adressé aux poètes de se détourner de la question de Dieu et
du salut, but illusoire comme le savent bien Renan et le Chat Murr.
Qu’ils s’occupent plutôt à fabriquer des paradis artificiels avec le
secours des plantes et de la chimie moderne !
Deuxième difficulté : le futur “Quelqu’un dira” doit-il
nécessairement être analysé comme un futur prophétique, sur le
modèle : “Je dirai quelque jour vos naissances latentes” (Voyelles) ?
N’est-il pas possible de conférer à ce futur une valeur
hypothétique, sur le modèle : on dira ce qu’on voudra mais… ?
La
construction en opposition des strophes 133-136 et 137-140
("Quelqu'un dira..." / "Toi, fais jouer...") se prête à une telle
lecture :
·
"Quelqu'un
dira le grand Amour ..." (v.133). On pourrait paraphraser : "Laisse
à d'autres (à un autre ?) la célébration du “grand Amour” ... "
·
Mais
(sous entendu) toi …
ou
Toi, par contre, …
"Toi,
fais jouer dans nos torpeurs, / Par les parfums les hystéries..."
(v.137). On pourrait paraphraser : "Enivre-nous plutôt de "parfums"
(et autres paradis artificiels)".
C’est à cette solution que je me range tout en étant bien conscient
de sa fragilité.
voleur des sombres Indulgences (v.134)
Sans
aucun doute les "Indulgences" sont-elles dites "sombres" parce
qu'elles sont (ou ont été) l'objet d'un sombre trafic.
La
présence de l'adjectif "sombres" rend difficile l'interprétation
fournie ci-dessus par Antoine Adam : on ne voit pas pourquoi
le "voleur de feu" irait voler au ciel de "sombres Indulgences"...
que ce critique, d'ailleurs, transforme abusivement en "Indulgences
libératrices". Le voyant attendrait-il donc sa libération de
l'Indulgence divine, qu'elle lui soit octroyée ou qu'il ait à la
voler ? Tout cela n'a
guère de sens.
Le
rappel du trafic des "Indulgences" vendues à des âmes crédules par
le clergé catholique pour le rachat de leurs fautes, pendant le
Moyen-âge et la Renaissance, conforte l'interprétation religieuse de
l'expression "le grand Amour". On achetait l'indulgence du Sauveur
pour obtenir de son grand Amour la chance d'accéder un jour au
Paradis. Promesses de charlatans, bien entendu, d’où le mot
“voleur”. Dieu, Jésus, l'Église, sont accusés implicitement d'être
des voleurs, en souvenir de la pratique des "Indulgences".
Renan (v.135)
Écrivain français né à Tréguier en 1823, mort à Paris en 1892.
Historien, philosophe, philologue, linguiste, il écrit de tout, de
littérature, de politique ou d'archéologie, de science ou de
religion. On le connaissait notamment, à l'époque de Rimbaud, pour
son Histoire des origines du Christianisme (1863-1881) et sa
Vie de Jésus (1863), ouvrages marqués par une approche
rationaliste du fait religieux. Il était, à ce titre, la bête noire
des cléricaux. Voir sa représentation par le caricaturiste Gill,
muni d'une queue de diablotin et chevauchant un balai de sorcière au
dessus des feux de l'enfer.
Renan (Gill, La Lune, 1867)
S'il
faut en croire l'article de
Wikipédia :
"Ses
rapports avec la religion sont complexes. Il la critique comme
système de pensée tout en affirmant son importance comme facteur
d'unification des sociétés humaines ainsi que le danger de s'en
détourner trop hâtivement. Dans L'Avenir de la science, il
résume la situation en disant : « Quand je suis à la ville, je me
moque de celui qui va à la messe ; mais quand je suis à la campagne,
je me moque au contraire de celui qui n'y va pas »".
Il
est probable que Rimbaud n'ignorait rien de tout ça et on imagine
assez bien son Alcide Bava conçu sur ce modèle.
Le chat Murr (v.135)
Le chat Murr, dernière œuvre, inachevée, d'E.T.A. Hoffmann, entremêle un récit
d'inspiration autobiographique (l'histoire du maître de chapelle Kreisler,
artiste d'une haute spiritualité, au cœur sensible et douloureux) et un roman d'apprentissage
parodique (l'histoire de Murr,
qui est un peu son contre-modèle). Murr est un
chat savant, poète et philosophe, épris de science et fort
prétentieux. Ses écrits se signalent par un ton pédant qui tient de
la bouffonnerie. Gourmand et jouisseur, il célèbre dans ses poèmes,
sur le ton de la plus haute mystique, l’extase sensuelle que lui
procurent les bons morceaux dont son maître le régale ou le plaisir
de s’étirer sur un coussin : "Croyez-moi sur parole, dit à Murr
son ami Muzius, toutes vos études solitaires ne sont
bonnes à rien du tout, sont plutôt nuisibles même. Car vous restez
un philistin, et il n'y a rien sur terre de plus ennuyeux, de plus
laid qu'un philistin savant." (Hoffmann, Le Chat Murr,
L'Imaginaire Gallimard, p.224).
André Guyaux
signale la présence, en épigraphe d'un poème des Stalactites,
La dernière pensée de Weber,
d'une longue citation du Chat Murr, évocation d'une nature
paradisiaque où l'âme se fond en s'éteignant (Pléiade 2009).
Plusieurs commentateurs pensent que Renan et le chat Murr sont pour
Rimbaud des "figures antonymiques" (Murphy, 2009, p.243). On
se souvient de la formulation de Gengoux déjà citée : "Car
Renan, la recherche pseudo scientifique [...], ni le Chat Murr, les
belles légendes de [...] Hoffmann, n'ont vu les bleus Thyrses
immenses" (op.cit. 1947, p.36). Pour ces critiques, Renan s'oppose
au Chat Murr comme la Raison à l'Imagination, le domaine
scientifique à celui de la littérature fantastique. Il est vrai que
Banville, en faisant rimer "amour" et "chat Murr" dans
La ville enchantée
(Odes funambulesques), exploitait surtout la connotation
féerique du personnage d'Hoffmann. Mais le roman d'Hoffmann n'a rien
d'une "belle légende" et Murr est moins, dans
l'œuvre de l'écrivain allemand, un être de féerie qu'une caricature
de l'esprit bourgeois. Murr est l'antithèse de son maître, le
kapellmeister Johannès Kreisler,
compositeur à l'humeur
changeante et asociale, génie musical dont la créativité est
contrecarrée par une sensibilité excessive, qui est l'alter ego
d'Hoffmann. Quant à
Hoffmann, il était par exemple pour Baudelaire (et probablement donc
aussi pour Rimbaud) le type même du poète prométhéen, de
l'imaginatif douloureux et mystique. Cf. ce passage de Choix de
maximes consolantes sur l'amour (1846), œuvre de jeunesse de
l'auteur des Fleurs du mal :
"Vous
tous qui nourrissez quelque vautour insatiable, — vous poètes
hoffmaniques que l'harmonica fait danser dans les régions du
cristal, et que le violon déchire comme une lame qui cherche le
cœur, — contemplateurs âpres et goulus à qui le spectacle de la
nature elle-même donne des extases dangereuses, — que l'amour
vous soit un calmant."
La plupart des éditeurs, plus prudents, se
contentent de signaler l'emprunt à Banville de la rime amour ::
chat Murr et semblent penser que
Rimbaud ne cite le personnage d'Hoffmann que pour le plaisir du
pastiche. C'est possible, mais il n'est pas impossible non
plus que Rimbaud ait connu l'œuvre d'Hoffmann et en fasse une
utilisation plus conséquente que ne le croient certains de ses
commentateurs. Dans cette hypothèse,
loin d'opposer les deux personnages, il aurait pu vouloir établir un
parallélisme entre le
"chat Murr" et "Renan", en les opposant ensemble
à la figure du "poète hoffmanique", chantre du "grand Amour",
célébré par Banville dans son épigraphe de
La dernière pensée de Weber.
Thyrses (v.136)
Dans
la mythologie grecque, les "thyrses", bâtons ornés de feuilles de
lierre ou de vigne et surmontés d'une pomme de pin, étaient les
attributs de Dionysos et de ses bacchantes. Les deux adjectifs : "Bleus
Thyrses immenses", ajoutent au symbole païen l'imagerie chrétienne du ciel, séjour de Dieu et
localisation conventionnelle de son paradis.
Les
vers 135-136 exposent, selon moi, le scepticisme d'un esprit positif
(dont Bava serait le type) à l'égard des rêveries idéalistes, que
l'Absolu y soit envisagé de façon chrétienne, le "Grand Amour", ou
sous la forme poétique et païenne du "Thyrse". Si Bava note que
Renan et le Chat Murr n’ont pas accès à cette transcendance, ce
n’est certes pas pour leur en faire le reproche mais plutôt pour exhorter le
Poète à en tirer les conséquences. On pourrait paraphraser :
"D'autres chanteront s'ils le veulent Dieu et son Paradis,
mais ni Renan ni le Chat Murr ne les ont vus". Autrement dit : aucun de ces deux grands savants ne
croit à ces fadaises. Pour Bava, leur
semblable, cela montre bien que le Poète moderne a mieux à faire
qu'à se mêler de
métaphysique.
Telle n'est pas la
lecture admise par la plupart des
critiques qui, implicitement,
entendent ici la voix de Rimbaud critiquant les lenteurs de la
Science au regard des âmes poétiques éprises d'absolu.
Certains commentateurs voient dans les Thyrses la plus haute
expression de la Poésie, conformément à l'usage de ce symbole dans
un poème en prose de Baudelaire où il désigne le génie artistique
(cf.
Le Thyrse).
Ni Renan, ni le chat Murr, glose Agnès Rosenstiehl,
"n'atteint le but que Rimbaud s'est fixé : voir les Thyrses
immenses des mystères de Dionysos, qui exigent une initiation et
provoquent la transe poétique" (op.cit. 1991, p.1073).
Ainsi, les "bleus Thyrses immenses" n'inspireraient pas à l'acide
Bava les mêmes "bleus dégoûts" que l'Azur des poètes !
Steve Murphy, bien qu'il définisse par ailleurs le poème
comme
la prosopopée d'un idéologue bourgeois, recueille
cette tradition d'interprétation sans la mettre vraiment en cause. L'idée du locuteur serait, selon
lui, que "le poète irait
plus loin que la pensée de Renan ou que celle, très différente, du
Chat Murr d'Hoffmann" (Murphy, 2009, p.243). L'idée de
Rimbaud est assurément que le poète doit aller plus loin que la
pensée de Renan. Mais le locuteur, si ce locuteur est Bava, ne
saurait partager cette défiance à l'égard du scientisme ! Bien sûr,
l'on peut reconnaître ici les idées de Rimbaud, mais ce n'est que
par antiphrase. La discussion pourrait paraître oiseuse. Elle
ne l'est pas au vu de la conclusion acrobatique qu'une prémisse
contestable paraît imposer au critique :
"Le
Poète [selon Bava] doit être un Voyant au service du capital et il
sera récompensé notamment par le fait de voir ces 'Bleus Thyrses
immenses' dont l'humour provient en partie des associations
phalliques du mot thyrse (cf. le poème en prose de Baudelaire
qui exploite cette assimilation traditionnelle)." (ibid. 243).
Ce
concept de "Voyant au service du capital" n'est-il pas un tantinet
paradoxal ?
les hystéries (v.138)
Comme l'indique Suzanne Bernard (op. cit. p.420), on trouve
la même rime "hystéries :: Maries" dans Les Premières Communions.
C'est de la transe mystique, de l'hystérie religieuse, qu'il s'agit
dans ce dernier poème. Implicitement, donc, Alcide Bava paraît
demander au poète moderne de substituer aux anciennes hystéries
trouvées dans l'exaltation du "grand Amour" (de l'Amour divin) ces
nouvelles sources d'extase que sont les produits modernes
pourvoyeurs d'ivresses, idée euphémisée à travers les mots "parfums"
et "torpeurs".
On
se rappelle, chez Baudelaire, l'omniprésence du thème du parfum
conçu comme l'agent privilégié du ravissement des sens : "Comme
d'autres esprits voguent sur la musique, / Le mien, ô mon amour !
nage sur ton parfum" (La Chevelure). De même, Théophile
Gautier, dans
Le Club des Hachichins
(1846), évoque la béatitude paradisiaque par des sensations
olfactives ("monde aromal"). Rimbaud mentionnera aussi les parfums
dans
Matinée d'ivresse
: "Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant
nous saisir sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une
débandade de parfums." Pour Bava, donc, sans doute, c'est le rôle
du poète moderne de célébrer ces "paradis artificiels" mais aussi de
rivaliser avec eux par la "sorcellerie évocatoire" de ses vers.
Il y
a là, assure Bava, le principe d'exaltations nouvelles, plus
sublimes (si l'on prend le mot "candeurs" au sens de pureté,
spiritualité) ou plus naïves (si on prend le mot "candeurs" au sens
de l'adjectif "candide") que le culte de la Vierge Marie. Mais le
sujet repenti d'Une saison en enfer portera un jugement
sévère sur ces substituts modernes de l'extase mystique :
"N'est-ce pas parce que nous cultivons la brume ! Nous mangeons la
fièvre avec nos légumes aqueux. Et l'ivrognerie ! et le tabac ! et
l'ignorance ! et les dévouements ! − Tout cela est-il assez loin de
la pensée de la sagesse de l'Orient, la patrie primitive ?
Pourquoi un monde moderne,
si de pareils
poisons s'inventent !"
Cette (auto) critique commence-t-elle à poindre dans Ce qu'on dit
au Poète ... à travers le portrait satirique d'Alcide Bava ? On
pourrait se le demander.
médium (p.141)
Le poète selon Bava
est à la fois "jongleur" (v.145) et "médium" (v.141). Les deux mots
ensemble rendent bien compte de la mission dévolue au poète dans le
cadre de pensée qui est celui d'Alcide Bava. Il lui est demandé de
refléter dans ses vers la féerie du monde moderne (c'est le côté
"jongleur") en célébrant la fée électricité ("papillons
électriques"), les charmes de la physique ("blancs, verts et rouges
dioptriques"), les ressources de la chimie ("rayon de sodium"), les
utilités de la botanique (le "caoutchouc"). Ce faisant, il devient
en quelque sorte le prêtre (le "médium") d'un culte nouveau, celui
de la Science, susceptible de remplacer les anciennes mysticités par
de nouvelles drogues ("Toi, fais jouer dans nos torpeurs, / Par les
parfums les hystéries") plus puissantes, plus sublimes, que les
croyances du passé ("Exalte-nous vers des candeurs / Plus candides
que les Maries...").
jongleur (v.145)
Le manuscrit montre
que Rimbaud a ajouté un "s" à "jongleur", puis l'a supprimé. Sans
doute a-t-il décidé d'abord de respecter la règle interdisant de
faire rimer des mots terminés par s, x ou z, avec des mots
graphiquement terminés par une autre lettre. Dans un second temps,
il a dû juger cette discipline superfétatoire et préjudiciable à
l'intelligibilité du texte. À l'évidence "jongleur" désigne le Poète
singulier qu'Alcide Bava tutoie dans cette partie du texte (dans la
section II, par contre, Alcide Bava s'adresse aux Poètes,
collectivement). Steve Murphy signale que c'est la seconde
fois, dans son œuvre, que Rimbaud viole cette règle scrupuleusement
respectée par les Parnassiens (l'infraction précédente se trouvant
au premier quatrain de
Mes petites
amoureuses). Dans sa production de l'année 1872, on sait que
Rimbaud ne se souciera plus guère de cette règle.
Pour le sens, voir
ci-dessus à médium.
C'est le siècle d'enfer (v.149)
On a entendu dans
cette formule un écho de l'expression "siècle de fer" utilisée par
Banville dans un de ses poèmes. Rimbaud, en effet, avait pu lire
dans le
deuxième recueil du Parnasse contemporain, paru en douze
livraisons du 20 octobre 1869 à juillet 1871, la Ballade de sa
fidélité à la poésie. Dans ce poème, Théodore de Banville
proclamait bien haut son ressentiment contre le monde moderne,
"siècle de fer" où "tout se vend", et son vœu de rester un humble
"ouvrier" [du vers], "pareil à ceux qui florissaient en Grèce",
c'est-à-dire de rester fidèle à la Poésie ("l'amour du laurier").
Siècle de fer, crève de
sécheresse ;
Frappe et meurtris l'Ange à la blonde tresse.
Moi, je me sens le cœur d'un ouvrier
Pareil à ceux qui florissaient en Grèce.
Pourquoi je vis ? Pour l'amour du laurier.
Le détournement par Rimbaud-Bava de
l'expression banvillienne "siècle de fer" doit être attribuée à une
intention polémique (C'est le prétendu "siècle d'enfer").
Poussant à son paroxysme la provocation à l'égard de Banville en
saluant l'avènement de ce que ce dernier appelle un "siècle de fer",
Alcide Bava exulte : "Voilà ! c'est le Siècle d'enfer !". Puis,
v.150-151, en engageant "le Poète" à tirer profit de cette "lyre aux
chants de fer" que lui offrent les "poteaux télégraphiques", il prend
l'exact contre-pied de l'antimodernisme de Banville dans la ballade
ci-dessus citée.
Ce faisant, il se range sous le
drapeau des Modernes, promoteurs d'une poésie du Progrès. Ce courant
littéraire a connu un semblant d'existence au tournant du siècle
avec Maxime du Camp (Les Chants modernes,
1855). Entreprise immédiatement combattue par Leconte de Lisle qui,
dans la préface aux Poèmes et Poésies (1855) avait condamné
"les hymnes et les odes inspirées par la vapeur et la télégraphie
électrique". D'où ce jugement de Steve Murphy sur le
discours d'Alcide Bava : "On peut y voir une version paroxystique de
Maxime Du Camp dont les Chants modernes avaient suscité, par leur
éloge des inventions industrielles et commerciales du temps,
l’hilarité de beaucoup de ses confrères." (Steve Murphy, op.cit.
2009, p.18, n.5.
Sur Maxime du Camp,
on consultera avec intérêt la communication de Jean-Pierre Bertrand
: "La poésie à vapeur : Les Chants modernes de Maxime du
Camp", Colloque "Le poème fait signe", 2 octobre 2004 :
http://www.fabula.org/colloques/document394.php
lyre aux chants de fer (v.151)
Les fils télégraphiques, cordes de
la lyre moderne ! Steve Murphy voit dans ce passage du poème
(150-160) une critique implicite de l'élitisme parnassien. En
réaction contre la verbosité des poètes romantiques qui
recherchaient une communication de masse, les poètes parnassiens
privilégient la qualité, condamnant leurs œuvres à une diffusion
restreinte. En donnant comme instruction au poète de mettre à profit
les poteaux électriques et d'étendre son lectorat jusqu'à
Paramaribo, Alcide Bava prendrait fait et cause pour une littérature
populaire, de large diffusion (comme celle de la maison Hachette),
une littérature assumant une fonction d'éducation auprès du peuple,
telle que la concevait l'élite progressiste bourgeoise de l'époque
(op. cit. 2004, p. 168-174).
Tes omoplates magnifiques
(v.152)
Agnès Rosenstiehl (op.cit.
1991, p.1074) glose la chose ainsi : "omoplates : le terme
volontairement prosaïque produit un effet terrible : la vision du
malheureux Poète avec des poteaux télégraphiques plantés dans le dos
en guise d'ailes magnifiques est vraiment irrésistible !"
Le mal des pommes de terre (v.154)
Pour farfelue qu'elle puisse
paraître, l'idée de poétiser sur le mal des pommes de terre a peut-être été suggérée à Rimbaud par un
épisode
réel de la vie parisienne. Une fâcheuse épidémie ayant atteint ces
tubercules, l'acteur
Sainville s'illustra, en 1845, dans une pièce de théâtre intitulée
Les pommes de terre malades. Gautier en parle dans Histoire de l'art dramatique en France depuis vingt-cinq ans (1859).
Qu'on doive lire de Tréguier
/ À Paramaribo (v.158)
Paramaribo était la capitale de la
Guyane hollandaise. La critique s'accorde généralement à penser
qu'il y a dans ces mots une allusion ironique à une formule de
Banville dans une
pièce des Exilés (1867) qui rend hommage au poète Auguste
Brizeux :
Longtemps les jeunes paysannes
Répèteront tes vers, de Tréguier jusqu'à Vannes!
Alcide Bava, en somme, fait
miroiter au Poète qui adopterait ses conceptions littéraires une
célébrité nettement moins étroite que celle dont Banville gratifie
le poète breton.
Monsieur Figuier (v.159)
Auteur de nombreux ouvrages de
vulgarisations scientifique. Notamment :
Les Merveilles de la science
(6 volumes, 1867-1869).
Cf.
Louis Figuier dans Wikipédia.
Monsieur Hachette (v.160)
Hachette : la vulgarisation scientifique était une spécialité
de cet éditeur. Banville le nomme également à la rime dans
Ballade
des travers de ce temps (Odes
funambulesques) et fait rimer le mot avec "achète".
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