|
Arthur
Rimbaud, le poète
>
Anthologie commentée >
Les poèmes
d'ADV/Sommaire >
Tableau des modifications
|
Les poèmes d'Alchimie du
verbe
TABLEAU DES
MODIFICATIONS
|
Mode d'emploi
Ce tableau est essentiellement composé de
citations et de résumés des commentaires émis par les auteurs
consultés pour la
bibliographie. C'est une sorte de panorama critique, poème par
poème. Il complète la bibliographie en ce qui concerne les
modifications de détail apportées par R. à ses textes de 1872.
J'ajoute cependant à l'occasion quelques observations ou
considérations personnelles.
Je place les poèmes d'Alchimie du verbe
sur un fond grisé pour bien indiquer que les commentaires ne portent
que sur eux. Les versions manuscrites antérieures (deux colonnes de
gauche) ne sont là qu'à titre de comparaison et ne sont pas
étudiées.
J'utilise la couleur verte et les crochets en certaines occasions
pour mettre en évidence les passages supprimés ou les additions
marginales opérées par Rimbaud dans certains manuscrits. Mais c'est aussi explicitement
signalé au cas par cas.
Je
divise les notes en deux parties : 1.Inflexions sémantiques,
2.Remaniements formels.
Quand le document cité dans les
commentaires vient d'un auteur mentionné
une seule fois dans la bibliographie, je signale éventuellement la
page pour les documents d'une certaine longueur mais je laisse le
lecteur retrouver par lui-même la référence. Quand un auteur
apparaît plusieurs fois dans la bibliographie, j'ajoute la date du
document concerné.
|
|
|
|
Archives Forain /
Richepin
|
Archives Verlaine
1872-1873
|
Alchimie du verbe
|
Loin des oiseaux, des
troupeaux, des villageoises...
|
Larme
Loin des
oiseaux, des troupeaux, des villageoises,
Je buvais, accroupi dans quelque bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert.
Que pouvais-je
boire dans cette jeune Oise,
Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert.
Que tirais-je à la gourde de colocase ?
Quelque liqueur d'or, fade et qui fait suer.
Tel, j'eusse
été mauvaise enseigne d'auberge.
Puis l'orage changea le ciel, jusqu'au soir.
Ce furent des pays noirs, des lacs, des perches,
Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.
L'eau des bois
se perdait sur des sables vierges,
Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...
Or ! tel qu'un pêcheur d'or ou de coquillages,
Dire que je n'ai pas eu souci de boire !
Mai 1872 |
|
Loin des oiseaux des
troupeaux des villageoises
je buvais à genoux dans quelque bruyère
entourée de tendres bois de noisetiers
Par un brouillard d'après-midi tiède et vert
Que pouvais-je boire
dans cette jeune Oise
ormeaux sans voix gazon sans fleurs ciel couvert
boire à ces gourdes vertes loin de ma case
claire quelque
liqueur d'or qui fait suer
effet mauvais pour une enseigne d'auberge.
Puis l'orage changea le ciel jusqu'au soir
ce furent des pays noirs des lacs des perches
des colonnades sous la nuit bleue des gares
l'eau des bois se
perdait sur les sables vierges
le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares
et tel qu'un pêcheur d'or et de coquillages
dire que je n'ai pas eu souci de boire
|
Loin des oiseaux, des
troupeaux, des villageoises,
Que buvais-je, à genoux dans
cette bruyère
Entourée de tendres bois de noisetiers,
Dans un brouillard d'après-midi
tiède et vert ?
Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise,
— Ormeaux sans voix, gazon sans fleurs, ciel couvert ! —
Boire à ces gourdes jaunes,
loin de ma case
Chérie ? Quelque liqueur d'or qui fait suer.
Je faisais une louche enseigne
d'auberge.
— Un orage vint chasser le ciel. Au
soir
L'eau des bois se perdait sur les
sables vierges,
Le vent de Dieu jetait des glaçons aux mares ;
Pleurant, je voyais de l'or — et ne pus boire. —
|
|
Panorama critique
1. Les critiques attribuent les modifications intervenues
entre 1872 et 1873 à une volonté de renforcer les deux
caractéristiques majeures de ce poème : sa thématique visionnaire et
leur religiosité diffuse. Yoshokazu Nakaji écrit :
"L'expression « à genoux » du second vers, évoquant la position de
prière, accentue l'aspect rituel qui n'était pas apparent dans la
version de 1872 (« accroupi »). La « liqueur d'or » comporte un sens
alchimique, comme le suggère E. Starkie : l'or potable, l'élixir de
longue vie. L'acte d'en boire est la cause de la vision
hallucinatoire de la troisième strophe. On y aperçoit des images
bibliques : le déluge ou l'orage en tant que manifestation de la
colère divine. La version insérée ici est plus explicite dans ce
sens par rapport à la première version : « Le vent, du ciel, jetait des glaçons aux mares...».
Pierre Brunel interprète ainsi la modification intervenue
à la fin du poème : "Cette modification ne s'explique pas, comme on
l'a cru, par une quelconque défaillance de la mémoire, mais par la
volonté d'adapter le poème cité au récit qu'il vient soutenir.
Rimbaud met en valeur le motif d'une alchimie vue, rêvée pendant un
bref instant. Cet instant est véritablement précieux (« je voyais de
l'or »), car il est celui où est entrevu le dégagement rêvé [...]"
(1983, p.156). Autrement dit, la modification vise à accréditer
l'idée dune méthode poétique fondée sur l'hallucination visuelle
("l'hallucination simple"). Mais Brunel se demande pourquoi R. a
supprimé la transformation à vue du paysage pendant l'orage de
l'avant dernière strophe de Larme ("Des colonnades sous la nuit bleue, des gares.")
qui en fournissait déjà un excellent exemple.
2. C'est le seul des 7 poèmes d'Alchimie
du verbe où la métrique n'a pas varié entre le poème initial et
sa version de 1873.
Retour haut de
page |
|
À quatre heures du matin, l'été...
|
Bonne Pensée du matin
À quatre heures du matin,
l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bosquets, l'aube évapore
L'odeur du soir fêté.
Mais là-bas dans l'immense
chantier
Vers le soleil des Hespérides,
En bras de chemise, les charpentiers
Déjà s'agitent.
Dans leur désert de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la richesse de la ville
Rira sous de faux cieux.
Ah ! pour ces Ouvriers
charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! laisse un peu les Amants
Dont l'âme est en couronne.
Ô Reine des
Bergers !
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Pour que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer, à midi.
Mai 1872 |
|
À quatre heures du matin l'été
le sommeil d'amour dure encore
dans les bosquets l'aube évapore
l'odeur du soir fêté
Or
là-bas dans l'immense chantier
vers le soleil des Hespérides
en bras de chemise les charpentiers
déjà s'agitent
Dans leurs déserts de mousse
tranquilles
ils préparent les lambris précieux
où la richesse de la ville
rira sous de faux cieux
Ô pour ces ouvriers charmants
sujets d'un roi de Babylone
Vénus ! laisse un peu les amants
dont l'âme est en couronne
Ô Reine des Bergers
porte aux travailleurs l'eau-de-vie
pour que leurs forces soient en paix
en attendant le bain dans la mer à midi
|
|
9
8
8
6
8
7
10
4
9
9
3
5
8
8
9
6
6
8
7
12 |
À quatre heures du matin, l'été,
Le sommeil d'amour dure encore.
Sous les bocages
s'évapore
L'odeur du soir fêté.
Là-bas, dans leur vaste chantier
Au soleil des Hespérides,
Déjà s'agitent — en bras de
chemise —
Les Charpentiers.
Dans leurs Déserts
de mousse, tranquilles,
Ils préparent les lambris précieux
Où la ville
Peindra de faux cieux.
Ô, pour ces Ouvriers charmants
Sujets d'un roi de Babylone,
Vénus ! quitte un instant
les Amants
Dont l'âme est en couronne.
Ô Reine des Bergers,
Porte aux travailleurs l'eau-de-vie,
Que leurs forces soient en paix
En attendant le bain dans la mer à midi. |
|
Panorama
critique 1. Danielle Bandelier
: "Dans la version d'ADV, ce système antithétique [ville vs
campagne] n'est plus lié à l'opposition matérielle et sociale de la
richesse citadine face aux ouvriers qui ne jouissent pas du produit
de leur travail. Elle semble remplacée par l'opposition de la nature
et de l'art" (1988, p.175). Ou de l'authenticité et du factice
("faux cieux"). De même que Rimbaud évacue les allusions amoureuses,
il évacue les allusions politiques, pour centre semble-t-il ses
poèmes sur leurs thèmes plus abstraits, métaphysiques. Ici l'image
du bain dans la mer à midi constitue une variante burlesque de
l'image initiale d'Éternité, mais n'en représente pas moins une
image du paradis. C'est Vénus qui est chargée d'initier les
travailleurs aux paradis artificiels. Dans un registre loufoque, on
retrouve là le thème des poisons développé dans USEE : les hommes en
quête de succédanés de l'espérance perdue. Après les faux cieux de
la ville les paradis artificiels puisés dans l'eau-de-vie.
2. Pour la commodité, j'ai indiqué à
gauche des vers le mètre de chacun d'entre eux, ce qui n'est
évidemment pas le cas dans le livre imprimé chez M.-J.
Poot et Cie.
Dans Bonne pensée du matin
(mai 1872), explique Michel Murat, la perception du cadre métrique
était déjà fort brouillée : une seule strophe, la strophe 4, offrait
une structure régulière : un quatrain abab d'octosyllabes avec
clausule de 6 (8-8-8-6). Dans la version d'Alchimie du verbe,
comme le montrent les valeurs syllabiques que j'ai notées en vis à
vis de chacun des vers, l'hétérogénéité métrique est complète. Murat
commente : "Le lecteur avait donc devant lui un poème sans mesure,
et qui n'a pas l'allure d'une chanson adaptée ou transposée. Il ne
pouvait y voir qu'une mystification ou une provocation, également
insupportables." Cependant, explique Murat, une diction type langue
parlé, ne respectant pas les conventions de syllabations de la
langue poétique "améliore sans aucun doute ces vers" (le vers 1
passe de 9 à 8, le vers 7 passe de 10 à 9). "Mais [...] tout en
rapprochant Rimbaud de nous, elle l'édulcore. Nous devons au
contraire insister sur l'irréductibilité de ces vers et sur la
violence qu'ils imposaient au lecteur contemporain, pour qui aucun
compromis n'était envisageable. Les réactions de Verlaine, si
audacieux à sa manière, nous le montrent clairement." (2009,
p.207-208).
Steve Murphy remarque que les alignements par rapport à la marge de
la version imprimée sont différents de ceux des manuscrits (j'essaie
ci-dessus de les respecter). Il les décrit de la façon suivante :
les vers de 7 à 12 syllabes sont alignés. Si l'on attribue le
chiffre 1 à l'écart respecté ensuite pour les vers de 5 et 6
syllabes (v.4,12, 16 mais le v.17 qui aurait dû se trouver dans
cette catégorie se trouve, par erreur sans doute, aligné sur les
précédents), on constate un écart de 2 pour les vers de 3 et 4
syllabes (v.8 et 11). Ce qui produit l'impression (évidemment
faussée, vu l'hétérogénéité des longueurs de vers) d'une structure trimétrique. Cette disposition trimétrique, d'ailleurs assez voisine
de celle des manuscrits (sauf pour l'alexandrin final qui dans les
manuscrits est légèrement décalé vers la gauche) donne l'illusion
d'un cadre métrique régulier dont le mètre de base pourrait être
l'octosyllabe, ce que certains commentateurs s'efforcent de
justifier en arguant de la possibilité de scander de façon non
conventionnelle (grâce à la suppression de e caducs et à la
prononciation en synérèse de certains mots) mais la méthode est
assez artificielle, surtout en ce qui concerne la version
extrêmement polymétrique de la Saison (I999, p.727-728).
Retour haut de
page
|
|
CHANSON DE LA
PLUS HAUTE TOUR
|
Chanson de la plus
haute Tour
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah ! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent.
Je me suis dit : laisse,
Et qu'on ne te voie :
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête
Auguste retraite.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie ;
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la Prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Ah ! Mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame!
Est-ce que l'on prie
La Vierge Marie ?
Oisive jeunesse
À tout asservie
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent !
Mai 1872
|
|
Chanson
de la plus haute Tour
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent !
Je me suis dit : Laisse,
Et qu'on ne te voie.
Et sans la promesse
De plus hautes joies.
Que rien ne t'arrête,
Auguste retraite.
Ô mille veuvages
De la si pauvre âme
Qui n'a que l'image
De la Notre-Dame :
Est-ce que l'on prie
La vierge Marie ?
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Ainsi la Prairie
À l'oubli livrée ;
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies ;
Au bourdon farouche
De cent sales mouches.
Oisive jeunesse
À tout asservie,
Par délicatesse
J'ai perdu ma vie.
Ah! que le temps vienne
Où les cœurs s'éprennent !
|
|
CHANSON DE LA
PLUS HAUTE TOUR
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
J'ai tant fait patience
Qu'à jamais j'oublie.
Craintes et souffrances
Aux cieux sont parties.
Et la soif malsaine
Obscurcit mes veines.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne.
Telle la prairie
À l'oubli livrée,
Grandie, et fleurie
D'encens et d'ivraies,
Au bourdon farouche
Des sales mouches.
Qu'il vienne, qu'il vienne,
Le temps dont on s'éprenne. |
|
Panorama critique
1 - Suzanne Bernard s'étonne que Rimbaud, ayant présenté le poème par la
phrase Je disais
adieu au monde dans d'espèces de romances,
supprime "précisément la strophe qui fait allusion à son adieu au
monde et à son auguste retraite". Par ailleurs, elle
relève "le fait que Rimbaud supprime (et n'est-ce pas
significatif ?) l'idée d'amour qu'appelait la première version de
sa Chanson de la plus haute Tour : Ah! que le temps vienne
/
Où les cœurs s'éprennent ! devient Qu'il vienne, qu'il vienne, /
Le temps dont on s'éprenne. Rimbaud supprime en effet deux
allusions probables à son exil forcé de mars-avril 1872. Elle
en tire comme conclusion que le poème est postérieur au coup de feu
de Bruxelles. L'explication n'est pas convaincante. Les allusions à
Verlaine sont constantes dans USEE, ne serait-ce que dans Délires I.
J'expliquerais personnellement la chose de la façon suivante. Tout
ce passage d'Alchimie du verbe cherche à suggérer l'idée d'une folie, à
la lettre, mortelle : cela commence avec une lourde fièvre,
suivie par un appel au soleil, dieu de feu, pour qu'il fasse
manger sa poussière à la ville, puis par un rêve de
dissolution dans la nature dont l'emblème est le
moucheron enivré à la pissotière de l'auberge,
amoureux de la bourrache, et que dissout un rayon ! Enfin, cela se termine par la phrase :
J'étais mûr pour le trépas et l'évocation de la Cimmérie.
Dans ce contexte, la phrase Je disais adieu au monde revêt un
tout autre sens que l'auguste retraite imposée par Verlaine plaisamment suggérée par la
version primitive du texte. Et la
reprise sous forme de refrain des deux derniers vers de ce poème, dûment modifiés, va exactement dans le même sens : elle
remplace l'idée de l'amour par celle d'une sorte d'âge d'or (Le
temps dont on s'éprenne), voire du paradis
puisque c'est de la mort qu'il s'agit. Toutes inflexions sémantiques
qui renforcent l'allure d'élan mystique déjà
présente dans l'original (les plus hautes joies, la plus haute Tour,
la vierge Marie, la Notre-Dame, etc.). Pierre Brunel,
d'ailleurs, trouve que "le nouveau texte [du distique "Ah que le
temps vienne / Où les cœurs s'éprennent"] a une signification bien
plus riche que le précédent, encore proche du refrain de la chanson
populaire" (1983, p.161 n.12). Selon moi, de la part d'un auteur dont
la cible principale est la "sale éducation d'enfance", qui se dit
"esclave de son baptême" et "maudit par l'arc-en-ciel", dont le but
déclaré est d'en finir avec "les cantiques", cette méthode
consistant simultanément à étoffer et alourdir les connotations
métaphysiques de ses anciennes productions poétiques ne révèle que
l'intention de les ridiculiser.
2 - Comme Suzanne Bernard le fait remarquer,
l'explication des changements formels par un défaut de mémoire
envisagée par Bouillane de Lacoste ne tient pas : "Des sales
mouches fait un vers faux : même si Rimbaud citait ses vers de
mémoire, il ne devait pas être bien difficile, s'il l'avait voulu,
d'écrire un vers juste". Michel Murat signale dans ce poème
deux exemples typiques de rupture du cadre monométrique. L'original
est uniformément en vers de 5/5. Rimbaud transforme le distique
final en 5-6 et le répète trois fois en guise de refrain. Quant à la
régularité métrique des strophes, elle est ouvertement bafouée par
le vers final de la seconde, qui passe de 5 à 4, une chute boiteuse
qui ne se justifierait éventuellement, en métrique de chant, que si
elle était répétée, alors que c'est ici une altération unique "qui
ne pouvait être perçue par les lecteurs contemporains que comme un
vers faux" (2009, p.204).
Retour haut de page |
|
FAIM |
|
Fêtes de la faim
Ma faim, Anne,
Anne,
Fuis sur ton âne.
|
Si j'ai du goût, ce
n'est guères
Que pour la terre et les pierres
Dinn ! dinn ! dinn ! dinn ! Je pais l'air,
[Mangeons l'air]
Le roc, les terres, le fer.
[les charbons] |
Tournez, les faims !
paissez, faims,
[Mes
faims, tournez. Paissez, faims,]
Le pré des sons !
Puis l'humble et vibrant venin
[Attirez le gai venin]
Des liserons ; |
Les cailloux qu'un pauvre
brise,
[Mangez] devant "Les cailloux"
Les vieilles pierres d'églises,
Les galets, fils des déluges,
Pains couchés aux vallées grises ! |
Mes faims, c'est les bouts
d'air noir ;
L'azur sonneur ;
— C'est l'estomac qui me tire.
C'est le malheur. |
Sur terre ont paru les
feuilles :
Je vais aux chairs de fruits blettes.
Au sein du sillon je cueille
La doucette et la violette. |
Ma faim, Anne,
Anne !
Fuis sur ton âne. |
A.R.
Août 1872
[entre crochets les
corrections apportées par Rimbaud et en italiques les passages
barrés sur le manuscrit]. |
FAIM
Si j'ai
du goût, ce n'est guère
Que pour la terre et les pierres.
Je déjeune toujours d'air,
De roc, de charbons, de fer.
Mes faims, tournez.
Paissez, faims,
Le pré des sons.
Attirez le gai venin
Des liserons.
Mangez les cailloux qu'on
brise,
Les vieilles pierres d'églises ;
Les galets des vieux déluges,
Pains semés dans les
vallées grises. |
|
Panorama
critique 1. Le poème est
amputé de ses dernières strophes et J.-L. Steinmetz, après
Pierre Petitfils (1969) et Antoine Adam (1972),
pense que le poème qui le suit, séparé par un trait, "Le
loup criait sous les feuilles...", est une sorte de reconstitution de
mémoire, très modifiée, du dernier quatrain : "Nous n'avons pas de
manuscrit de ce poème ["Le
loup criait sous les feuilles..."]. Il est fort possible que
Rimbaud,ne se souvenant plus de la suite de Faim, en ait
ainsi reconstitué le texte [...]. La structure du nouveau poème
qu'il propose est identique : quatrains d'heptasyllabes en rimes
croisées, et certains mots se retrouvent : les feuilles, les fruits,
la violette. Il est même pensable que le nom commun "sillon",
n'affleurant qu'à peine le seuil du souvenir ait inspiré par
homophonie (Sion) l'inattendu spectacle mis en place dans la
dernière strophe (le Cédron et les autels de Salomon). Tout se passe
donc comme si Rimbaud, à partir de quelques éléments incomplètement
mémorisés, avait formé un nouveau poème, dominé par la sonorité
mouillée de la rime aux vers impairs et toujours inspiré par le
champ sémantique de la faim." (1989, p.200-201)
2. Pierre Brunel : "Pour
Fêtes de la faim, je suis surtout frappé par l'appauvrissement
extrême du texte nouveau : un couplet est supprimé, le poème est
suspendu après la troisième strophe, privé de cette manière de
renouveau sur lequel il s'achevait. Il se dessèche, se recroqueville
comme une feuille dans la flamme et — c'est l'échec de
l'alchimiste — il s'abolit." (1987, p.86).
Danielle Bandelier : "Rimbaud semble avoir supprimé ce qui en
faisait une ronde na¨ve et hagarde, une comptine un peu folle : le
refrain qui l'inaugure et les exclamations du vers 5" (1988, p.183).
Michel Murat : "La version nouvelle est abrégée,
et conséquemment moins polymétrique que l'original (le distique
final 4/4 de Faim a été supprimé). Par contre la structure
7/7/7/7 des strophes 1 et 3 est rendue boiteuse par la mesure
octosyllabique du vers final. Toujours le goût pour les ruptures de
l'isométrie". (2009, p.205).
Retour haut de page |
|
Le loup
criait sous les feuilles... |
|
|
Le loup
criait sous les feuilles
En crachant les belles plumes
De son repas de volailles :
Comme lui je me consume.
Les salades, les fruits
N'attendent que la cueillette ;
Mais l'araignée de la haie
Ne mange que des violettes.
Que je dorme ! que je bouille
Aux autels de Salomon.
Le bouillon court sur la rouille,
Et se mêle au Cédron. |
|
Panorama critique
1. Voir Steinmetz dans Faim.
Jean Richer : "Dans ce poème, comme dans Fêtes de la
faim, Rimbaud nous apparaît comme comme profondément imprégné de
l'imagerie et du vocabulaire chrétien, alors qu'il s'efforce de
blasphémer." (1972, p.68). La citation est donnée par Danielle
Bandelier (1988, p.149) qui résume aussi à ce propos l'exégèse
de Margaret Davies (1975, p.83) selon laquelle "les
corrections mettent en évidence le niveau symbolique du poème : la
manne qui devient pierre exprime un espoir religieux déçu, et cette
faim spirituelle inassouvie est symbolisée par celle du loup."
2. Murat : "[les]
trois quatrains de 7-syllabes sont dépareillés par deux écarts
ponctuels" (le v.5 et le vers final n'ont que 6 syllabes). "Comme on
peut supposer qu'il n'y a pas eu ici réécriture d'un poème
antérieur, ce poème offre une image représentative de l'état de
l'anthologie, confirmant la convergence d'ensemble que j'ai
relevée." C'est-à-dire la rupture systématique du cadre monométrique.
Retour haut de page |
|
Elle
est retrouvée !
|
L'Éternité
Elle est
retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans
Là tu te dégages
Et voles selon.
Puisque de vous seules,
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Là pas d'espérance,
Nul orietur.
Science avec patience,
Le supplice est sûr.
Elle est retrouvée.
Quoi ? — L'Éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Mai 1872 |
|
Éternité
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Âme sentinelle,
Murmurons l'aveu
De la nuit si nulle
Et du jour en feu.
Des humains suffrages,
Des communs élans,
Donc tu te dégages :
Tu voles selon...
Jamais l'espérance,
Pas d'orietur,
Science avec patience...
Le supplice est sûr.
De votre ardeur seule
Braises de satin,
Le Devoir s'exhale
Sans qu'on dise : enfin.
Elle est retrouvée.
Quoi ? L'éternité.
C'est la mer allée
Avec le soleil.
Mai 1872 |
|
Elle
est retrouvée !
Quoi ? l'éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil.
Mon âme éternelle,
Observe ton vœu
Malgré la nuit seule
Et le jour en feu.
Donc tu te dégages
Des humains suffrages,
Des communs élans !
Tu voles selon...
— Jamais
l'espérance.
Pas d'orietur.
Science et patience,
Le supplice est sûr.
Plus de lendemain,
Braises de satin,
Votre ardeur
Est le devoir.
Elle est retrouvée !
— Quoi ? — l'Éternité.
C'est la mer mêlée
Au soleil. |
|
Panorama
critique
1. Michel Murat : "Les variantes
textuelles rendent le texte plus sensiblement parodique parce que sa
formulation est plus plate (notamment dans Votre ardeur / Est le
devoir) et stéréotypée (âme éternelle) — partant plus proche de la
littérature de dévotion qui en forme l'hypotexte." (2009,
p.206, n.1). Pierre Brunel se montre assez déçu par la
nouvelle version du poème : "[...] la version nouvelle est
différente dans la ponctuation et dans le ton, plus bruyamment
exclamatifs, dans l'atténuation du motif "néant" (la seconde
strophe) au profit d'une banale promesse, dans le tour un peu
narquois ("Donc") de la troisième strophe, essentielle pourtant
puisqu'elle est celle du dégagement, dans l'affirmation brutale de
la strophe 5 (avec un soudain raccourcissement du mètre), dans le
refrain, moins subtilement charmeur, où l'image, plus forte, livre
la mer au soleil. À ces "accents de joie extérieure" (Yves
Bonnefoy), Rimbaud a voulu donner, sans y parvenir tout à fait, une
allure plus bouffonne et il est surprenant de constater que ces
vers, auxquels depuis Claudel on s'accorde à trouver une pureté
édénique, sont ici associés à ce qui reste l'évocation d'un Enfer."
(1983, p.164). Brunel perçoit bien l'auto-ironie rimbaldienne ... et
la regrette. Il en vient même à se féliciter que Rimbaud n'ait pas
reproduit "Age d'or" à la suite d'"Éternité" comme il l'avait prévu
dans son brouillon car "on peut supposer que le poème fervent de
juin 1872 aurait été présenté d'une manière dérisoire dans le bilan
d'Alchimie du verbe et frappé d'absurdité: au lieu du grand œuvre
espéré, on n'aurait trouvé qu'un résidu d'opéra, quelques strophes
entraînées dans le tourbillon de l'etc., dans le mécanisme
vertigineux de la redite sempiternelle." (ibid. p.165).
2. Pierre Petitfils (son
article est souvent cité pour l'appréciation très négative qu'il
exprime à l'égard des modifications opérées dans les poèmes d'ADV et
son adhésion sans nuance à la thèse du défaut de mémoire) : "Le
rythme d'Éternité a disparu : un détail a suffi pour détruire
le mélodieux équilibre de la première strophe" (p.51).
Murat : les versions datées Mai 1872 sont "strictement monométriques". "le poème serait même correct sans quelques
altérations de la rime (éternelle : nulle), puisque le vers
non rimant (Avec le soleil) est repris par le bouclage :
c'est un bon exemple de littérarisation de la métrique de chant.
Cette harmonie est gâchée — aux yeux de bien des critiques — [par]
l'altération métrique du refrain, dont le vers final passe à trois
syllabes (Au soleil) [et par] l'altération ponctuelle du vers
par défaut d'une syllabe" : cf. la métrique anarchique des strophes
4 et 5. "Les altérations des strophes 4 et 5 leur donne une allure
bouffonne et égarée, au moment même où il est question de science
et de devoir. À quoi on peut ajouter "l'incohérence
graphique" des renfoncements opérés dans ces deux strophes qui "ne
coïncident pas avec la dimension des vers" et la modification
rimique aabb à la strophe 3. (2009, p.206-207).
Murphy signale la question posée par la
disposition en retrait de "Pas d'orietur" qui, si elle a été voulue
par Rimbaud, semble impliquer une scansion avec synérèse, en quatre
syllabes. Prononcé, comme traditionnellement dans la langue des
vers, avec diérèse, "Pas d'orietur" a cinq syllabes et aurait dû
être aligné sur les autres pentasyllabes (1999, p.666). Erreur
de M.-J. Poot ?
Retour haut de page |
|
Ô
saisons, ô châteaux ! ...
|
|
Brouillon surchargé
et raturé de "Ô saisons, ô châteaux ..." connu par un
fac-similé publié dans un catalogue de vente de 1931.
c'est pour dire que ce n'est rien,
la vie
voilà donc les saisons
xxx saisons, xxx châteaux, |
En marge, devant "saisons", et devant "châteaux" :
O |
Où court où vole où coule |
|
L' âme n' est pas sans
défauts |
En marge, devant "L'âme" :
Quelle |
|
|
J'ai fait la magique étude |
|
Du Bonheur, que nul n'élude.
|
|
|
|
Chaque nuit son
coq gaulois |
Au dessus du vers biffé
: Je suis à
lui chaque fois |
Si chante son coq gaulois.
|
|
|
|
xxxxxxxxxxx
rien : plus d'envie |
|
Il s'est chargé de ma vie
|
|
|
|
Ce charme ! il prit âme et
corps |
|
Et dispersa mes efforts
|
En surcharge :
Je me crois libre
d'efforts |
|
|
Quoi comprendre à ma
parole |
|
Il fait qu'elle fuie et
vole
|
|
|
|
Oh ! si le malheur
m'entraîne |
|
Sa disgrâce m'est certaine
|
|
|
|
Il faut que son dédain,
las ! |
Au dessus :
C'est pour moi
/ Au dessous :
Soit pour moi |
Me livre au plus prompt
trépas |
|
|
|
|
Ô saisons, ô châteaux,
Quelle âme est sans défauts ?
Ô saisons, ô châteaux,
J'ai fait la magique étude
Du Bonheur, que nul n'élude.
Ô vive lui, chaque fois
Que chante son coq gaulois.
Mais ! je n'aurai plus d'envie,
Il s'est chargé de ma vie.
Ce Charme ! il prit âme et corps,
Et dispersa tous efforts.
Que comprendre à ma parole ?
Il fait qu'elle fuie et vole !
Ô saisons, ô châteaux !
[Et, si le malheur
m'entraîne,
Sa disgrâce m'est certaine.
Il faut que son dédain, las !
Me livre au plus prompt trépas !
— Ô Saisons, ô Châteaux !
Quelle âme est sans défauts ?]
[entre
crochets : texte biffé]
|
|
Ô
saisons, ô châteaux !
Quelle âme est sans défauts ?
J'ai fait la magique étude
Du bonheur, qu'aucun
n'élude.
Salut à lui, chaque fois
Que chante le coq
gaulois.
Ah ! je n'aurai plus
d'envie :
Il s'est chargé de ma vie.
Ce charme
a pris âme et corps
Et dispersé les efforts.
Ô saisons, ô châteaux !
L'heure de sa fuite, hélas !
Sera l'heure du trépas.
Ô saisons, ô châteaux !
|
|
Panorama critique
Au sujet des deux manuscrits
Le brouillon (ligne supérieure) - Je fais figurer, outre les deux
types de documents habituels (autographes du dossier Verlaine de
poèmes de 72 (-73) et versions d'ADV) le texte d'un brouillon
représentant le premier état connu du texte. Ses variantes sont
particulièrement intéressantes. Les ratures et corrections pour la
strophe 1 montrent les tâtonnements de R. dans la conception de son
refrain ; les variantes de la strophe 3 accentuent l'aspect érotique
du texte. La critique admet l'antériorité de ce brouillon par
rapport à l'autographe du dossier Verlaine. La même tradition
critique, influencée par la présence d'une introduction en prose,
considère souvent ce brouillon comme un travail préparatoire d'Une
saison en enfer, ce qui embrouille fort la question
chronologique. En effet, compte tenu des dates indiquées par Rimbaud
pour la rédaction de la Saison (avril-septembre 73), il
faudrait conclure que notre poème ne date pas de 1872, comme le
suggère sa parenté stylistique avec les "chansons spirituelles",
mais du printemps 73, au plus tôt. Sauf à imaginer une gestation d'Alchimie
du verbe beaucoup plus longue et sinueuse que ce que suggèrent
les dates indiquées par Rimbaud (cf. SM-IV, 576-577).
L'autographe du dossier Verlaine (ligne inférieure) - Pour le reste,
le texte est déjà dans ce brouillon ce qu'il sera dans La Vogue n°9
(i.e. l'autographe
de la collection Pierre Berès issu du dossier Verlaine de 1886
retranscrit ci-dessus), sauf qu'il y est paru sans les deux
dernières strophes qui apparaissent biffées sur le manuscrit. Ce
n'est qu'en 1949 que Bouillane de Lacoste a révélé ce manuscrit
(dans R. et le problème des Illuminations, p.151). Beaucoup
d'éditeurs reproduisent ces strophes entre crochets ou en note, et
ils ont raison car il est fort utile de savoir qu'elles ont existé.
Leur suppression constitue en effet un indice très clair de
l'inflexion sémantique constamment recherchée par Rimbaud depuis son
premier brouillon : l'atténuation du sens érotique du texte, sa
dissimulation progressive au profit d'une possible interprétation
mystique. Spécifiquement dans ces deux strophes finales, des termes
comme "disgrâce" et "dédain" sont typiques du lexique amoureux, et
ne sont pas sans évoquer la langue "précieuse". Sans parler du
"las!" qui a un petit air XVIIe siècle. La substitution par "L'heure de sa fuite, hélas !
/
Sera l'heure du trépas."
semble avoir répondu à ce souci d'"ambiguïsation" du texte.
1. Les inflexions sémantiques d'Alchimie du verbe
ne viennent pas seulement des modifications apportées aux textes :
elles sont parfois singulièrement renforcées par les phrases de
prose qui les présentent ou les commentent. Un exemple amusant en
est fourni par "O saisons, ô châteaux". Dans le manuscrit autographe
que nous en possédons, le troisième distique donne : "Ô vive lui, chaque fois /
Que chante son coq gaulois.", leçon dont Robert Goffin, dans son
Rimbaud vivant (Corréa, 1937, p.162-164) a proposé une
interprétation grivoise qui, ma foi, emporte la conviction. D'autant
qu'un
brouillon non daté d'Une saison en enfer offre, à cet endroit, la variante : "Je suis
à lui chaque fois / Si chante son coq gaulois". Mais, dans
Alchimie du verbe, le poème est précédé de la phrase : "Le
Bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m'avertissait au chant du coq, —
ad matutinum, au Christus venit, — dans les plus
sombres villes". Et le distique devient : "Salut à lui, chaque
fois / Que chante le coq gaulois".
Cette entrevision du Bonheur avec un grand B, reçue au
chant du coq comme un avertissement qu'on veut croire divin, est la
première citation faite par Claudel de l'œuvre de Rimbaud en sa
préface de l'édition Berrichon de 1912. Tout de suite après la
célèbre formule du "mystique à l'état sauvage". Il avait bien capté
l'effet recherché par cette présentation du texte (texte que par
contre il ne cite pas). Il propose ensuite à titre de comparaison ce
passage d'une lettre de Sainte Chantal :
« Au point du jour, Dieu m’a fait
goûter presque imperceptiblement une petite lumière en la
très haute suprême pointe de mon esprit. Tout le reste de
mon âme et ses facultés n’en ont point joui : mais elle n’a
duré environ qu’un demi Ave Maria. »
La présentation du
poème dans ADV a rencontré aussi un grand succès auprès de certains critiques choqués par la glose de Goffin.
Marcel A. Ruff
écrit
dans son édition critique des Poésies :
"La phrase [d'Alchimie
du verbe] est assez claire par elle-même pour ne guère
laisser place à l'équivoque qui paraît si évidente à MM.
Goffin et Adam. Précisons que le Christus venit est
emprunté à la première strophe des Laudes du
mercredi :
Nox, et umbrae et
nubila,
Confusa mundi et turbida ;
Lux intrat, albescit polus ;
Christus venit : discedite.
Nuit, ombres et nuées,
qui voilez le monde et le troublez, la lumière paraît, le
pôle blanchit : le Christ arrive : éloignez-vous.
C'est ce beau chant de gloire du matin que Rimbaud
évoque ici."
Grâce à
Paul Claudel et Marcel Ruff, le portrait de notre troubadour d'Alchimie du verbe
en "petit cagot" est complet (Rimbaud aurait paraît-il gagné sur ce
surnom, du temps où il était encore un élève très pieux, en faisant
le coup de poing contre des condisciples qui profanaient un bénitier
en s'aspergeant d'eau sacrée). Mais reconnaissons qu'ils ont quelque
excuse : Rimbaud, une fois de plus accrédite l'interprétation
mystique de son texte de 1872 au détriment d'une possible lecture
amoureuse (érotique, même, dans ce cas). Il est vrai que quelques
lignes auparavant, après avoir déclaré : "j'ai aimé un porc", il
racontait comment il avait voyagé pour guérir sa folie, voyant se
lever sur la mer "la croix consolatrice". Après cela, comment
célébrer encore "la vie à deux hommes" ?
André Guyaux, très euphémistique mais perspicace, fait, p.909 de son volume de la Pléiade (2009), le
commentaire suivant : "[le poème semble] résister à la contextualisation qu'en propose le narrateur d'Alchimie du verbe
: à l'aube, la morsure du bonheur est un avertissement, car le
bonheur et la mort se comprennent". "Résister" est le mot. Mais
c'est bien de cette façon que Rimbaud a voulu que nous
comprenions son poème dans Une saison en enfer,
explique-t-il. Il rappelle que le poème est mentionné sous le titre
"Bonheur" à la fin du brouillon d'Alchimie du verbe et la phrase de prose
présentant le poème dans un des deux manuscrits qui nous en sont
parvenus (un brouillon préparatoire d'Une saison en enfer) :
"C'est pour dire que ce n'est rien, la vie : voilà donc Les
Saisons". Pour ce brouillon, voir Murphy, A.R. O.C., éd. champion,
tome IV, fac-similés, 2002, p.375 et 576-577 et, dans ce site la
page :
http://abardel.free.fr/petite_anthologie/o_saisons.htm
Mais Rimbaud, malgré ses efforts, laisse
persister quelques indices du sens initial du texte. Le "coq" reste
"gaulois", ce qui ne présage rien de très catholique ! Il remplace
certes "Et, si le malheur m'entraîne, / Sa disgrâce m'est
certaine. // Il faut que son dédain, las ! / Me livre au plus prompt
trépas !" qui semblait faire allusion à un amant (le passage biffé
de la version manuscrite) par le seul distique "L'heure de sa fuite
hélas ! / Sera l'heure du trépas." Mais cette modification
supprime-t-elle l'ambiguïté du texte ?
La fin d'"O saisons, ô châteaux" a fait couler beaucoup
d'encre. Claudel voit apparemment dans cette fuite du bonheur l'idée
d'une entrevision mystique fugitive. Dans sa préface à l'édition
Berrichon de 1912, il propose une comparaison avec une lettre de
Sainte Chantal (citée par l’abbé Brémond) :
« Au point du jour, Dieu m’a fait goûter presque
imperceptiblement une petite lumière en la très haute suprême
pointe de mon esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés
n’en ont point joui : mais elle n’a duré environ qu’un demi
Ave Maria. »
Dans le poème de 1872, la
construction : "son" ou "sa", renvoyant à "Bonheur" était assez
suspecte, l'adjectif possessif ne pouvant guère déterminer un
substantif à valeur aussi abstraite, même allégorisée par une majuscule
: la disgrâce du Bonheur !?, le dédain du Bonheur !? Cette
formulation incitait fortement à penser que "le « il » du poème ne se réfère pas seulement à une
abstraction mais surtout à un individu" (Bernard Meyer,
p.385). Mais la modification opérée par Rimbaud en 1873 ne change
nullement cet état de chose : pas plus que "sa disgrâce" et "son dédain", "sa
fuite" ne peut aisément être rapportée au mot "bonheur" (sans
majuscule). Aussi est-ce à juste titre que Bernard Meyer voit dans la "fuite"
dont il est question une probable allusion à celle de Verlaine, le 3 juillet
1873. Louis Forestier (il n'est pas le seul) fait d'ailleurs
remarquer que "Rimbaud fait peut-être référence à quelque antienne
de l'office du matin ; mais l'aube, c'est aussi le moment où chante
le coq, particulièrement après le reniement de Saint-Pierre : un
instant capital de la trahison" (2004, p.493). Pierre Brunel, par contre, assez proche en cela de
Marcel A. Ruff, donne de cette fuite du bonheur une interprétation
métaphysique (ou contre-évangélique) : "L'ajout de ce dernier
distique constitue la variante la plus remarquable. C'est une
chute : la promesse se révèle trompeuse : la mort n'est pas
l'introduction au bonheur, elle en est la fin."(1999, p.434,
n.7). En somme, c'est pour dire que la vie, c'est plutôt tout que
rien !
2. Danielle Bandelier
relève un nombre important de modifications qui n'induisent aucune
inflexion sémantique mais indiquent une direction cohérente dans le
domaine du style. La plupart, me semble-t-il, recherchent avant tout
une expression plus familière, moins littéraire : Que nul n'élude >
qu'aucun n'élude ; las > hélas ;
il prit âme et corps > il a pris ; Et
dispersa tous efforts > Et dispersé les efforts (suppression du
passé simple) ; suppression des majuscules à bonheur, charme,
saisons et châteaux (considérées comme un tic rhétorique).
|
Retour haut de page |
|
Conclusion
|
Les modifications apportées aux textes de 1872 et leur
"fonction".
1/ Les perturbations du cadre métrique
2/ Ni négligence, ni défaut de mémoire, ni dégradation volontaire
Comme Suzanne Bernard le fait remarquer,
l'explication des changements formels par un défaut de mémoire
envisagée par Bouillane de Lacoste ne tient pas : "Des sales
mouches fait un vers faux : même si Rimbaud citait ses vers de
mémoire, il ne devait pas être bien difficile, s'il l'avait voulu,
d'écrire un vers juste".
Quand Rimbaud
supprime 2 strophes sur 4 comment se fait-il qu'il se souvienne
parfaitement les unes et ait oublié les deux autres s'il n'avait pas
de copie à sa disposition (bandelier p.174)
Bandelier 1988 p.162
Bandelier : on ne peut pas considérer comme
des dégradations volontaires des modifications notamment celles qui
vont dans le sens d'un démantèlement du cadre métrique, comme
répondant à la volonté de ridiculiser les poèmes, vu que cette
tendance est déjà à l'oeuvre depuis longtemps chez R.; comme le
montrent entre autres les differentes versions des poèmes
d^puis 1872. Ces modifications semblent plutôt devoir
s'expliquer dans l'ensemble par une volonté de "rouvrir des œuvres
autrefois achevées pour les investir d'un sens correspondant au
propos du nouveau discours. Il ne s'agit pas de mutiler des textes
pour les plier à une autre oeuvre achevée, qui serait la prose d'Alchimie
du verbe, mais d'utiliser le matériau qu'ils proposent, de le
marier au texte en train de s'écrire`en un alliage intitulé Délires
II. À ces poèmes isolés et peut-être gratuits, il s'agit de donner
une direction commune, une fonction. Le narrateur devient ainsi
lecteur de l'auteur (passé) [...] (1988, p.145)
3/ Le raccourcissement des textes ou la "fonction" narrative des
poèmes
3/ Les restructurations (déplacements de strophes ...)
Bandelier 1988 p. 162
Difficile d'expliquer la restructuration de
l'éternité. Pas de changement fondamental STR 2-3 : l'envol le
dédégagement / STR B4-5 la terre la condition humaine devoir et
science peut-être l'espérance est-il le mot thème principal mis en
tête.
4/ Les corrections de style
de cent sale mouches > des sales mouches :
suppression cheville poétique, tic rhétorique
que nul n'élude > qu'aucun n'élude (simplicité, familier)
ce charme, il prit > ce charme a pris (remplacement du p.s; par le
p.c.)
las > hélas
Bandelier p.165
La mer mêlée au soleil supprime une
métaphore (sur les 2 qui étaient superposées dans le texte initial :
unité cosmique + union amoureuse avec peut-être en plus une
connotation crépusculaire) et instaure un rythme prosaïque
5/ Les inflexions sémantiques (traces de religioisté ? folie ?
...)
suppression de la vierge marie ??
Dans l'optique de ce chapitre plus particulièrement axé sur le
bilan critique du poète que celui de l'être moral, c'est peut-être
moins la religion proprement dite qui est ciblé comme dans le reste
d'USEE que ce que R. résume sous le nom de "folie", c'est-à-dire le
climat métaphysique lié à la définition du poète comme voyant, celle
de la poésie comme "sorcellerie évocatoire", fondée sur l'expérience
de l'hallucination, et surtout cette passion triste de l'absolu avec
tous ses thèmes adjacents ( celui de la mort, de l'éternité, de la
fatalité de bonheur, etc.). Idéologie génératrice d'un sentiment
mélancolique d'échec, de frustration, de déréliction que Baudelaire
a immortalisé sous le nom de "spleen" et dont R. parle dans soir
historique : ....
Fonction complémentaire des "perturbations"
du cadre métrique dans cette optique, dont il serait possible de
réévaluer l'intention dans l'optique définie ici ?
Celui de l'éternité est le plus pertinent !
l'un des + pertinents
6/ Les inflexions sémantiques poème par poème
|
|
|
Retour haut de page
|