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de Fairy
Sur
la deuxième phrase de Fairy
La « barque de deuils »
ou le symbole ipséiste
Le poème en prose de Rimbaud utilise
massivement le symbole, c’est-à-dire l’image qui, contrairement, à
la métaphore proprement dite (le « pavillon en viande saignante » par
exemple) n’est pas fondée sur la comparaison entre deux choses mais
constitue la représentation concrète d’une idée. Mais il y a symbole
et symbole.
Il y a le symbole plus ou moins conventionnel, aisément
communicable. Exemple, le déluge, dans le poème liminaire des
Illuminations : « Quand l’idée du Déluge se fut rassise … ». Ce
qui s’est « rassis », c’est-à-dire, affaissé, découragé, éteint,
après la Commune, Rimbaud nous le dit lui-même, c’est une idée :
l’idée de révolution. On n’a certes pas toujours perçu cette
signification abstraite dans le poème, mais il y a là malgré tout
une représentation largement répandue ailleurs que chez Rimbaud dans
la littérature du XIXe siècle, et que tout lecteur
contemporain pouvait comprendre.
Cependant, tout ce qui a valeur symbolique, chez Rimbaud, n’a
pas cette transparence. Beaucoup de ses créations symboliques
s'apparentent à ce que le poète Victor Segalen appelait des « ipséismes » :
Beaucoup
de pages, dans l'œuvre de Rimbaud, restent à cet égard, pour
nous, inertes. Ni la beauté des vocables, ni la richesse du
nombre, ni l'imprévu des voltes d'images, rien ne parvient à
nous émouvoir, bien que tout, en ces proses, frissonne de
sensibilité. Pourquoi cette impuissance ? C'est que parmi
les diverses conceptions d'un être sentant, seules nous
émeuvent les données généralisables auxquelles nos propres
souvenirs peuvent s'analogier, s'accrocher. Le reste,
évocations personnelles, associations d'idées que les
incidents de la vie mentale ont créées dans un cerveau et
jamais dans les autres, cela est en art lettre morte. Or,
les proses de Rimbaud surabondent en « ipséismes » de ce
genre.
Venant d’un lecteur parmi les mieux intentionnés à leur égard, ce
témoignage d’une expérience de lecture décevante des
Illuminations a de quoi surprendre. Il nous incite à nous
demander ce qui, dans la pratique rimbaldienne de l'obscurité, fait
obstacle non seulement à une compréhension totale, ce qui va de soi,
mais peut même inhiber le plaisir esthétique, l'adhésion intuitive. Effectivement, certaines illuminations
restent « lettre morte » pour les lecteurs les mieux armés pour les
comprendre. Et Fairy semble entrer dans cette catégorie.
N'est-il pas significatif que Michel Murat écrive dans
L'Art de Rimbaud :
Fairy a quelque
chose d'un exercice de style : c'est-à-dire d'un texte où la
part génératrice des procédés est considérable, et dont
l'objet reste fictif et conventionnel. « Pour Hélène »,
c'est le sujet par excellence d'un exercice épidictique,
éloge paradoxal ou palinodie (comme dans l'histoire de
Stésichore).
Fictif
et conventionnel, Fairy ? Autant dire « inerte » pour
employer le mot de Segalen ! La cause de ce désamour réside
probablement tout autant dans la pratique ipséiste
de la création symbolique qui s'y fait jour que dans sa
« grammaire fantastique » (c'est un titre de Michel
Murat).
Le poème pose à la fois un problème de lecture littérale,
qui a donné lieu jadis à un dialogue plein d'enseignements entre Tzvetan Todorov et Antoine Fongaro, et
un problème de déchiffrage symbolique.
La
lecture littérale
Dans son célèbre article de 1978, Todorov avait écrit :
[…] une phrase de Fairy
dit : « L'ardeur de l'été fut confiée à des oiseaux muets et
l'indolence requise à une barque de deuils sans prix par des
anses d'amours morts et de parfums affaissés. » Les mots
sont familiers, les syntagmes qu’ils forment, pris deux par
deux, sont compréhensibles — mais au-delà règne
l’incertitude. Les îlots des mots ne communiquent pas
vraiment entre eux, faute de parcours syntaxiques clairs.
Antoine Fongaro, en guise de réponse, lui expliqua
fort bien en 1984 comment il convenait de lire cette phrase pour en
comprendre le sens :
La construction d'ensemble de la phrase est
cependant élémentaire, si l'on veut bien ne pas oublier que
l'ellipse est normale pour éviter des répétitions
superfétatoires. Il est clair que l'excellent élève Rimbaud a
éliminé, dans la phrase de Fairy qui nous occupe, la
reprise du verbe « fut confiée » ; ce qui donne : L'ardeur de
l'été fut confiée à des oiseaux muets et l'indolence requise
[fut confiée] à une barque de deuils, etc. […] Nous sommes dans
un climat de torpeur et d'abattement. D'abord au sens physique
extérieur : dans l'ardeur de l'été les oiseaux ne chantent pas
[...]. Ensuite au sens « moral » intérieur : l'indolence
(« requise » dans un tel climat) est « confiée » (pour sa
manifestation, pour son expression concrète) à la barque sur
laquelle sont des « deuils sans prix » ; qui sont évidemment des
deuils d'amour (puisque ce sont les plus chers !). A partir de
là : Rimbaud, selon un procédé qui lui est habituel, mêle le
concret et l'abstrait : les « amours morts » relèvent des
sentiments [...], les « parfums affaissés » relèvent des
sensations (en passant, je signale que pour comprendre
« affaissés », il suffit de penser aux « parfums lourds » du
vrai dieu Baudelaire). Au total, il est tout à fait naturel
qu'une « barque de deuils sans prix » circule « par des anses »
évocatrices (par leurs eaux dormantes mêmes) « d'amours morts »,
et saturées de lourdes exhalaisons (« parfums affaissés »).
L'« indolence » (notion abstraite) a donc été
« confiée » (pour sa manifestation, pour son expression concrète) à
une « barque de deuils ». C’est la définition même du symbole. Qui
lui a « confié » ce rôle symbolique ? Le poète, bien entendu. C'est un
symbole, si j'ose dire, à usage privé. Un ipséisme. Personne
ne voit spontanément dans une barque une image de mort.
La dimension symbolique
Car la valeur symbolique de la barque
et des anses va plus loin que la simple idée d’indolence.
Et il est probable que la syntaxe déviante de Rimbaud n’est pas la
seule responsable de l’incompréhension manifestée par Tzvetan
Todorov à l'égard de cette phrase. Pour en sentir profondément la
signification, il faut d’abord la replacer dans le contexte du
poème. Pour cette enfant féerique qui se cache ici sous le nom
d’Hélène, dit la première phrase du texte, pour lui donner naissance
probablement, toutes les forces de la nature se sont conjurées : les
« ombres vierges » de la terre printanière, que fécondent les
« sèves » et qui s'orne de leurs fruits ; le ciel avec ses
« clartés impassibles » et son « silence astral ».
La nature, cependant, perd beaucoup de
son charme avec « l'ardeur de l'été » et nous retrouvons là ce thème
récurrent, dans Une saison en enfer et dans Les
Illuminations, de l’enfance « héroïque, fabuleuse, à
écrire sur une feuille d'or, − trop de chance ! », par comparaison
avec laquelle la situation actuelle est vécue comme une chute dans
la léthargie :
« Vous qui prétendez que des bêtes poussent des sanglots de chagrin,
que des malades désespèrent, que des morts rêvent mal, tâchez de
raconter ma chute et mon sommeil » (Matin). Tel est donc, en
profondeur, le sens symbolique de la deuxième phrase de Fairy,
avec sa « barque de deuils » et ses « anses d'amours morts ».
Or, par quel cheminement Rimbaud est-il arrivé à ériger ce
paysage en symbole d'infortune et de désenchantement ? La tradition
critique avance généralement une explication intertextuelle. Rimbaud
aurait rencontré l’idée de la barque dans le poème To Helen,
où Edgar Poe évoque « ces barques nicéennes d’autrefois qui, sur une
mer parfumée, portaient doucement le défait et las voyageur à son
rivage natal ». Mais ce poème n’a été publié en France, dans une
traduction de Mallarmé, qu’en 1878, et, de toute façon, il faut
penser à un autre intertexte, dans l’œuvre même de Rimbaud, son
poème Mémoire, où l’on trouve déjà les ingrédients
symboliques de la deuxième phrase de Fairy, la « barque
immobile » et la « nappe » d’eau stagnante :
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.
Jouet de cet œil d'eau morne, je n'y puis prendre,
ô canot immobile ! oh ! bras trop courts ! ni l'une
ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.
Ah
! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
au fond de cet œil d'eau sans bords, — à quelle boue ?
On sait le rôle qui a été « confié » par
Rimbaud à la rivière dans Mémoire : celui de représenter
symboliquement les destins entremêlés du sujet lyrique et de sa
mère, dans une sorte de version funèbre du roman familial. Il
me semble que la « barque de deuils » et les « anses d’amours
morts » de Fairy (comme la mélancolique parenthèse centrale
de Jeunesse I, poème tout proche dans l’édition Vanier de
1895) puisent dans cette couche profonde de l’imaginaire rimbaldien.
Est-il nécessaire, pour aimer cette prose qui « frissonne de
sensibilité », que « nos propres souvenirs »
soient aptes à « s'analogier » avec ceux de Rimbaud, comme l'affirme
Segalen ? Évidemment non. Par contre, il y faut sans doute une
empathie particulière, une complicité. Moyennant quoi il n'y a
aucune raison que les « évocations personnelles, associations
d'idées que les incidents de la vie mentale ont créées dans un
cerveau » comme le sien soient inaccessibles à notre sensibilité.
Comme dans Mémoire on peut restituer derrière Fairy
tel décor de l'enfance du poète, telle allusion amère à sa « famille
maudite ». Mais, il est vrai, d'une façon beaucoup plus elliptique.
On a affaire ici à un
symbole d'une condensation extrême qui nécessite pour toucher le
lecteur et connecter avec son imaginaire ce genre d'excursion
romanesque dans l'arrière plan biographique du texte que la
critique, par philosophie, désapprouve. Le mot de Segalen : ipséisme,
à condition d'en nuancer la définition, ne lui convient pas mal.
Michel Murat, L'Art
de Rimbaud, Corti, 2013, p.316-317.
Panorama critique
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