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Une hypothèse pour la structure de Fairy



   La préposition « après » qui introduit le second paragraphe de Fairy a quelque chose d'incongru. Et les commentaires que le phénomène a inspirés ne sont pas convaincants.

Pierre Brunel paraphrase ainsi :

Cet hermétisme se prolonge dans le deuxième alinéa, qui place "après le moment de l'air des bûcheronnes" celui où "la rumeur du torrent" se fait entendre sous "la ruine des bois" [...] après l'évocation d'une autre "Vallée des cloches", des clochettes plutôt car ce sont celles des bestiaux. Tous les bruits eux aussi, et même "le cri des steppes", se conjuguent pour cette naissance d'Hélène.

Loin de parvenir à donner un sens acceptable à la préposition "après", Brunel ajoute de la confusion là où il n'y en a pas vraiment. En effet, si l'on excepte le problème posé par "après", la phrase offre une construction syntaxique complexe mais logique. On peut la représenter schématiquement de la façon suivante :

     — Après le moment

               de l'air des bûcheronnes (Complément du Nom "moment")

                 à la rumeur (Complément Circonstanciel)

                           du torrent + sous la ruine des bois (CdN "rumeur" + CC)

                           de la sonnerie des bestiaux + à l'écho des vals, (CdN "rumeur" + CC)

                           et du cri des steppes. ("et" + CdN "rumeur") —                                                                                                                                         


La construction pourrait à peu de choses près se retrouver telle quelle dans votre quotidien préféré : « Après le moment de la Marseillaise de la Garde Républicaine au bruit des bravos de la foule sur les trottoirs, des klaxons dans les rues environnantes, des Rafales passant en tonnerre et des pétards des feux d'artifice ... » (par exemple).

   Aussi suis-je un peu surpris quand je lis chez Michel Murat : "Le mouvement est donné par la préposition à dans sa double valeur de destination et de spatialisation : le « [chœur] des bûcheronnes [s'adresse /va] à la rumeur du torrent", etc. (2013, p.318). Je ne vois vraiment aucune valeur de destination dans le à de "à la rumeur du torrent".

   Donc, pour en revenir à la glose de Pierre Brunel, je ne vois vraiment pas non plus comment il peut attribuer à la préposition initiale de cette phrase une valeur d'ultériorité (la "rumeur du torrent" venant "après le moment de l'air des bûcheronnes") alors que les deux sensations sonores sont à l'évidence simultanées : les bûcheronnes chantent leur air à la rumeur du torrent, comme d'autres poussent la chansonnette au bruit des marteaux-piqueurs, ou hurlent leurs ordres martiaux à la clameur des clairons, ou chantent Carmen au bruit des casseroles, ou babillent au doux murmure de la voix maternelle, ou continuent de faire leurs gammes au grondement du canon ou disent leurs patenôtres au son de l'angélus ou élèvent leurs flonflons à la rumeur des vagues ou chantent leur complainte à la rumeur de la rue.

   Il faut donc trouver une autre explication pour "après". Et voici ce qu'en dit Michel Murat, reprenant à son compte comme il le précise, une exégèse d'Albert Henry :

La structure d'ensemble du texte a été bien décrite par Albert Henry. Une sorte d'analepse soulignée par le double tiret, intervertit la chronologie des deux premiers paragraphes : l'action qu'évoque le premier se déroule "après le moment" correspondant au second. Le second paragraphe constitue en effet un "moment" musical qui sert de prélude à la représentation [...] (2013, p. 317).

   André Guyaux, qui adopte aussi cette interprétation dans son édition de la Pléiade (2009, p.282), parle de « flash-back ».
   Une fois de plus, la lecture proposée me paraît bien compliquée, et c'est pourquoi je m'interroge sur la possibilité d'une autre analyse de la structure du texte qui, malheureusement, oblige à corriger un peu l'auteur, ce qui la rend évidemment difficilement recevable, mais je la soumets malgré tout à la perspicacité du lecteur. Elle repose sur les deux observations suivantes :

    1) La célébration d'Hélène semble suivre l'ordre des saisons : la première phrase suggère un paysage printanier (le mot "sèves" en particulier) ; la seconde fait explicitement référence à "l'été" ; la troisième ne contient aucun mot de saison (pour le dire à la manière haïkiste) mais c'est plutôt en automne qu'on abat les arbres (l'expression "la ruine des bois" désigne traditionnellement l'appauvrissement des forêts dû au bûcheronnage intensif mais la préposition "sous" semble indiquer un sens différent : "sous la ruine des bois" pourrait évoquer ici, au moins en partie, des branchages dépouillés par l'automne) ; enfin, la quatrième phrase suggère fortement l'hiver ("frissonnèrent les fourrures et les ombres").

   2) Or l'hiver vient "après" l'automne. Et c'est le moment de se rappeler que la phrase évoquant l'automne et commençant par "après" a été placée par Rimbaud entre deux tirets (dans son édition de la Pléiade, Guyaux place un point avant le second tiret, ce qui est contestable car Rimbaud a visiblement tracé son tiret par dessus le point et non après). Dans ces conditions, ne pourrions-nous pas considérer tout ce syntagme entre tirets, dépourvu de verbe, comme un groupe nominal complément circonstanciel de temps, dépendant de la phrase verbale qui suit (qui a pour verbe "frissonnèrent"). Qu'est-ce qui l'empêche ? Le passage à la ligne et la majuscule mise à "Pour". Il serait nécessaire que Rimbaud ait écrit :

  — Après le moment de l'air des bûcheronnes à la rumeur du torrent sous la ruine des bois, de la sonnerie des bestiaux à l'écho des vals, et des cris des steppes. — pour l'enfance d'Hélène frissonnèrent les fourrures et les ombres — et le sein des pauvres, et les légendes du ciel.

Mais on peut rétorquer à cet argument que la décision prise par Rimbaud de disposer le poème en alinéas pour des raisons rythmiques, ou pour se conformer à un modèle déterminé de poème en prose, d'une part ne lui interdisait pas de faire chevaucher une phrase d'un alinéa sur l'autre, d'autre part peut expliquer qu'il ait voulu mettre une majuscule à un mot situé en début d'alinéa, contre les conventions graphiques de la prose.

 

 


Bibliographie

Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, édition critique commentée par P.B., Paris, José Corti, 2004, p. 530. 

Michel Murat, L'Art de Rimbaud, Corti, 2013, p.317.

Panorama critique

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  Sur les manuscrits des cinq poèmes absents des éditions de 1886 qui ne furent publiés qu'en 1895 chez Vanier


Autographe BnF de Fairy

 

 

 

 

 

 

 

 

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