|
Dans sa forme, Jeunesse II est souvent jugé inachevé, voire charabiesque. Dans son contenu, d'un utopisme abstrait où la vie ne
passe plus. Pourtant, succès paradoxal d'un poème mal-aimé,
« Sonnet » est
celui des quatre poèmes de la série Jeunesse qui a suscité le
plus grand nombre de commentaires spécifiques.
De ce fait, il ne subsiste guère de problèmes non résolus dans
l'interprétation du texte. Sauf un, à vrai dire
central : la fonction dévolue au jeu du singulier et du pluriel dans
les marques de deuxième
personne. Le texte tient un discours, un discours adressé tantôt à
un « tu », tantôt à un « vous », sans que l'on sache qui se cache
derrière ces pronoms personnels. Et tout le principe du poème repose
sur le mystère savamment entretenu par Rimbaud concernant l'identité
de ce ou ces destinataires. Or, les
divergences d'un commentateur à l'autre, les gloses évasives de
certaines éditions, sont des symptômes clairs de la résistance du
poème sur ce point. Une autre discussion intéressante concerne les
questions, liées entre elles, du titre insolite choisi par Rimbaud, de la
disposition en quatorze lignes du manuscrit, et de la relation
intertextuelle avec Invocation, poème envoyé par Verlaine à
son ami Edmond Lepelletier dans une lettre du 16 mai 1873.
C'est peut-être en se demandant d'abord où il veut en venir qu'on
aura le plus de chance d'y voir clair dans le texte. Aussi
proposerai-je, plutôt que d'en commencer l'examen par le début,
d'en remonter le cours à partir de sa conclusion. Et nous finirons
par son titre.
SENS DE LA PHRASE CONCLUSIVE ET SIGNIFICATION GÉNÉRALE DU TEXTE
[...] la force et le droit réfléchissent la danse et
la voix à présent seulement appréciées.
|
Michel Murat (qui
ne trouve pas que
Jeunesse II soit un très bon poème)
en résume parfaitement le sens, je crois, quand il écrit :
C'est encore une formulation des espoirs fondés
sur l'entreprise du poète que cette « raison » supérieure, par
l'effet de laquelle les principes régissant la cité se
confondent avec sa « danse » et avec sa « voix ». Les mêmes mots
ou presque figuraient dans la lettre à Demeny, et le thème est
varié sur plusieurs tons dans le recueil, de la ferveur (À
une raison) à la mélancolie (Angoisse) ou au sarcasme
(Solde). Entre toutes ces versions, celle-ci n'est pas la
plus convaincante.
La force et le droit sont en effet par définition
les grands principes régissant « la Cité », qu'il appartient au
Souverain (c'est-à-dire, en régime républicain, au peuple souverain)
d'édicter (le droit) et de faire respecter (la force). Or, ce que
déclare la conclusion du
poème, c'est qu'« à présent » (il va falloir se demander de quel « à présent » il
s'agit) « la danse et la voix » font figure de
valeurs supérieures dans la société. La « force » et le
« droit » émanent d'elles : ils les « réfléchissent ». Il faut donner ici au verbe « réfléchir »
le sens de « refléter » : à présent, la force et le droit se
contentent de refléter la danse et la voix, qui ne sont rien d'autre
que la poésie. Steve Murphy explicite le
sens et l'origine de cette symbolique : « La danse et le chant comme
activités collectives librement consenties symbolisent une nouvelle
harmonie (on peut penser notamment aux métaphores bien connues des
fouriéristes). » Cf. dans l'encadré ci-dessous, la théorie de
Fourier sur « la poésie, la musique et la danse » et les consignes
qu'il édicte pour l'organisation de ces micro-sociétés expérimentales que sont les phalanstères.
« La danse », « la voix » et
Charles Fourier
Les moralistes, explique
Fourier, « sont tous d'accord à dire "Qui bien chante et
bien danse, peu avance" » Rien de plus stupide :
D'où vient le goût universel des peuples
pour tout ce qui tient
à la mesure
matérielle, pour la poésie, la musique, la danse, qui sont
des harmonies mesurées
en langage, en son, en démarche ? [...]
Où serait l'unité de l'univers, si nos passions
étaient exclues de participer à cette
harmonie mesurée, que nous considérons en
matériel comme inspiration divine, et
qui est à nos yeux le sceau de la justice divine
en matériel, notamment
dans le plus
vaste ouvrage de Dieu, dans
les tourbillons de mondes planétaires
si mesurés dans
leur marche, qu'ils parcourent à minute nommée des
milliards de lieues ? [...]
Comment des accords mesurés ne
seraient-ils pas applicables
aux passions, qui sont la portion
de l'univers la plus identifiée avec Dieu ? (Charles
Fourier, Théorie de
l’Unité universelle II).
Le programme édicté par
Fourier pour ses phalanstères comprend une pratique
généralisée de la danse et du chant. On se rend au
travail le matin en groupe et en chantant. Le théoricien
de l'Harmonie universelle décrit à plusieurs reprises
dans ses livres les travailleurs harmoniens
« circulant avec drapeaux et instruments, chantant dans
leurs marches des hymnes en chœur » (Traité de
l'association domestique et agricole,1822, repris
dans les O.C. de 1841 sous le titre Traité de l'unité
universelle, p.296 et p.495). La danse et le chant
occupent une place essentielle dans l'éducation de
« l'enfant harmonien ». Fourier préconise notamment
l'activité théâtrale et la fréquentation assidue de
l'opéra. |
À deux reprises, le texte fait référence au « présent » :
Mais
à présent, ce labeur comblé, — toi, tes calculs,
— toi, tes impatiences — ne sont plus que votre danse et
votre voix
la force et le droit
réfléchissent la danse et la voix à présent
seulement appréciées.
Que veut dire : « la
danse et la voix à présent seulement appréciées » ? Antoine
Fongaro (« Illuminations : le texte et l'exégèse », De la
lettre à l'esprit, Lire Illuminations, Champion, 2004, p.23)
glose le passage de la façon suivante :
« [...] dans l'état
actuel des choses ("à présent"), la danse et la voix sont
"seulement appréciées", c'est-à-dire pure affaire de goût, sans
importance » .
Autrement dit, actuellement, elles
correspondent au « goût universel des
peuples » mais elles sont méprisées par les gens importants et n'ont
aucun pouvoir. Cela correspondrait assez bien à ce que Fourier
explique ci-dessus,
Mais, si cette interprétation (au
demeurant logique) est juste, il faut déduire que les deux « à
présent » du poème n'ont pas la même signification. En effet, dans
la première des deux occurrences du terme, ce moment présent est
caractérisé par deux accomplissements :
-
un « labeur » a été « comblé » :
une entreprise est considérée comme terminée. De quel « labeur »
s'agit-il ? Rien dans ce qui précède ne paraît faire référence à
un travail à accomplir ou en voie d'accomplissement. Serait-il
possible que Rimbaud fasse allusion à « l'œuvre » évoquée à la
fin du poème précédent, Jeunesse I. Dimanche : « Reprenons
l'étude au bruit de l'œuvre dévorante qui se rassemble et
remonte dans les masses » ?
-
grâce à ce premier succès, ce qui
était jusqu'ici séparé résulte ne plus faire qu'un : l'auteur
(ses « impatiences » à mener à bien sa mission, peut-être, ses «
calculs », terme qui dans Jeunesse I comme dans Solde
qualifie le travail de l'écriture) et les autres (les « masses »
dont il est question dans Jeunesse I et dans Solde)
confondent désormais leur danse et leur voix («
ne sont plus que votre danse et votre voix »).
C'est dire que les « espoirs fondés
sur l'entreprise du poète » dont parle Michel Murat, grâce au
pouvoir performatif de la parole poétique sans doute, ont été
« comblés ». Serait-ce d'ores et déjà le cas dans la
réalité présente,
au moment de l'énonciation, en 1874 ou en 1875 ? Bien sûr que non !
On peut supposer que la relation entre le poète et les masses, « à
présent », ressemble davantage en vérité la situation qui
prévaut à
la fin du poème Mouvement :
Aux
accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? —
Et chante et se poste.
La séparation, à l'évidence,
l'emporte sur la communion. Ce n'est qu'en se projetant par
l'imagination dans un hypothétique futur que Rimbaud peut évoquer
par un « À présent » ce moment d'accomplissement superlatif qu'il
décrit dans la seconde partie de Sonnet. Il est bien évident
qu'au moment où sont rédigées les Illuminations, la
poésie n'est pas la valeur suprême régissant la vie publique. Et c'est bien dans
ce sens futur que le comprend Antoine Fongaro quand il écrit (ibid.
p.24-25) :
« Cette "guerre de droit ou de
force" se confond avec le processus d'instauration de cette
"raison", sous le règne de laquelle "le droit et la force
réfléchissent la danse et la voix à présent seulement
appréciées" ; c'est la "Guerre" où le poète (qui est la "raison"
même) est victorieux, par l'effet d'une "logique bien
imprévue" ; bien imprévue pour le profane, mais absolue pour le
"voyant", pour qui la poésie mènera le monde. »
[c'est moi qui souligne ce verbe].
Dans Guerre, comme on sait, et
dans le commentaire qu'en propose Antoine Fongaro, la victoire du
poète est située dans un futur tandis que, dans Sonnet, elle
est conjuguée au présent et présentée comme accomplie. L'indice temporel servant d'articulation entre les deux
volets du texte
(« Mais à présent, ce labeur comblé, [...] »),
n'a donc rien à voir avec le moment réel de l'énonciation.
On lit souvent que les poèmes de la série Jeunesse ont
en commun d'être structurés par une opposition passé / présent.
C'est très vrai, mais le présent idyllique de Jeunesse II n'a
rien à voir avec ceux de « Tu en es encore à la tentation
d'Antoine » et de « la visite des souvenirs et la séance des rythmes
occupent la demeure » qui renvoient au moment réel de l'écriture. De
la même façon, il
n'a rien en commun avec celui de Guerre (« À présent,
l'inflexion éternelle des moments et l'infini des mathématiques me
chassent par ce monde ») ou celui de Vies II (« À
présent, gentilhomme d'une campagne aigre au ciel sobre, j'essaye de
m'émouvoir au souvenir de l'enfance mendiante ») qui désignent,
eux aussi, le
moment réellement vécu par l'énonciateur. L'« à présent » de
Sonnet, par opposition à ceux que je viens de citer, est le présent du monde créé par le
poème. Il
nous transporte abruptement, explique Ruth Gantert, dans le « monde
d'après le travail poétique » :
Ce dégagement brusque est caractéristique de
Rimbaud : la rupture avec le monde connu est envisagée ou bien
comme virtuelle, ou bien comme un fait accompli sans qu'on
assiste à son actualisation. La différence entre les deux
parties séparées par le « Mais » adversatif permet cependant de
mesurer tout ce qui oppose le monde d'avant et le monde d'après
le travail poétique.
Les deux « à présent »
de Sonnet, par conséquent, malgré leur parallélisme formel,
n'ont pas la même valeur temporelle.
À moins, c'est une autre
interprétation possible, me semble-t-il, que le syntagme « à
présent seulement appréciées » n'ait pas le sens indiqué par Fongaro.
Il pourrait vouloir dire que ce jour-là, quand le « labeur » sera
comblé, seules la danse et la voix seront appréciées, et que la
force et le droit leur seront subordonnés. Interprétation qui
donnerait au second « à présent » le même sens d'anticipation utopique
que celui du premier.
Le commentaire de
Pierre Brunel montre bien la perplexité qui est celle des
spécialistes des Illuminations face à cette deuxième partie
du poème :
1) Brunel, de
façon traditionnelle, donne aux deux « à présent » une valeur
actuelle : « Les points fixes, ou du
moins de plus grande stabilité, sont assurés par les reprises. Tout
d'abord, l'attention obstinée sur "à présent", en ouverture et en
fermeture : la répétition prouve que c'est bien là qu'il faut en
venir, à cette jeunesse à la fois attendue et redoutée qui est le
sujet de la série tout entière. Ensuite, la double émergence du
couple de mots capital "votre danse et votre voix" »
(2004, p.587).
2) Conformément à cette
appréciation de départ, il considère ensuite (déduction logique mais
en contradiction avec le sens évident du poème) qu'à ce moment
présent évoqué par le texte,
« La danse, la voix, ne sont
parvenues ni au point d'équilibre ni à l'état de force qui étaient
souhaités, même si le résultat du labeur n'a pas été nul ("un double
événement d'invention et de succès"» (ibid.)
3) Sur de telles bases, sans surprise,
la fin du texte le trouve complètement désemparé : « [...] quand le
sonnet s'achève sur ces derniers mots : "la danse et la voix à
présent seulement appréciées".
Faut-il comprendre : enfin
appréciées ? ou comprendre qu'elles sont les seules à être
appréciées ? Le texte n'est pas assez nettement écrit pour qu'on
puisse se prononcer avec certitude » (ibid.).
LES ADJECTIFS POSSESSIFS ET
LES PRONOMS PERSONNELS PLURIELS DE 2° PERSONNE
Je recopie le texte en mettant en
relief les termes désignant successivement le destinataire :
II
Sonnet
Homme
de constitution ordinaire, la chair n'était-elle pas un
fruit pendu dans le verger, — ô journées enfantes ! le
corps un trésor à prodiguer ; — ô aimer, le péril ou la
force de Psyché ? La terre avait des versants fertiles
en princes et en artistes, et la descendance et la race
vous poussaient aux
crimes et aux deuils : le monde
votre fortune et
votre péril. Mais à présent, ce labeur
comblé, — toi,
tes calculs, — toi,
tes impatiences, —
ne sont plus que votre
danse et votre voix,
non fixées et point forcées, quoique d'un double
événement d'invention et de succès une raison, — en
l'humanité fraternelle et discrète par l'univers sans
images ; — la force et le droit réfléchissent la danse
et la voix à présent seulement appréciées. |
Dans la dernière phrase du texte, les substantifs
« la danse et la voix », introduits par des articles définis, sont
devenus des abstractions politiques, sur le modèle de « la force et
le droit ». Mais, les deux mots sont déjà apparus plus haut dans le
texte, introduits par l'adjectif possessif de deuxième personne
« votre ». Or, nous ne savons pas qui est ainsi apostrophé.
◙ Le premier destinataire
désigné, dans la phrase initiale du texte, l'est par le mot « Homme », souligné.
Homme
de constitution ordinaire, la chair n'était-elle pas un
fruit pendu dans le verger, — ô journées enfantes ! le
corps un trésor à prodiguer ; — ô aimer, le péril ou la
force de Psyché ? |
L'idée générale se dégageant de cette phrase
encourage à attribuer l'emphase placée sur ce terme à une intention de
caractérisation sexuelle. Rimbaud, comme l'indiquent plusieurs
commentateurs, s'adresserait à lui-même, et à lui-même en tant
qu'homme. Le syntagme « de constitution ordinaire » joue
manifestement sur la proximité avec la formule conventionnelle
« homme normalement constitué », rapprochement qui suggère une
allusion à la libido de l'individu mâle et à ce moment de
l'adolescence (« ô journées enfantes ! ») où il prend conscience
avec émerveillement de la vigueur sexuelle que recèle son corps
(« le corps un trésor à prodiguer »). La critique a souvent fait le
rapprochement avec le soulignement du mot « homme », dans le
syntagme « un jeune, tout jeune homme », au début des
Déserts de l'Amour :
|
|
◙ Mais la deuxième phrase
oblige à réviser partiellement cette lecture.
En tête de phrase, « La terre » y tient
la même place que « la chair » dans la précédente. Et, dans la
clausule, la formule assertive « le monde,
votre fortune et votre
péril » fait écho à l'interrogation rhétorique « ô
aimer, le péril ou la force
de Psyché ?
»
La terre avait des versants fertiles
en princes et en artistes, et la descendance et la race
vous poussaient aux
crimes et aux deuils : le monde
votre fortune et
votre péril. |
Deux
constatations.
Rimbaud change de thème : la chair > la terre
Après
la découverte de l'amour Rimbaud en vient à la découverte du monde
et de sa richesse (attribuée, comme celle de la chair à la généreuse
fécondité de la nature : vergers rime avec versants
comme terre avec chair). Je ne suis pas sûr qu'il y
ait lieu d'analyser cette différence comme une évolution du monde
édénique de l'enfance à celui de la société réellement existante et
de l'âge adulte, ainsi que plusieurs commentateurs le proposent. Je
crois que Rimbaud cherche seulement à élargir la problématique de la
« jeunesse », ce moment où s'achève l'enfance, et où le jeune homme
a pu prendre la mesure tant des périls de l'amour que de ceux de
l'ambition. On aura remarqué que le mot « péril » est le seul mot
répété dans les deux phrases.
La critique a souvent relevé la convergence thématique entre
Jeunesse II et Guerre, à cause de plusieurs convergences
de vocabulaire : succès, droit, force, logique (dans le manuscrit de
« Sonnet », le mot « raison » se superpose à un « log »),
imprévue (« logique imprévue ») connote la même idée qu'invention
(le génie, dit Rimbaud dans le poème de ce nom « est l'amour, mesure
parfaite et réinventée, raison merveilleuse et imprévue »).
Mais il découle de ce que nous avons vu plus haut que la guerre future au succès incertain dont il est
question dans Guerre (« Je songe
à une Guerre, de droit ou de force, de logique bien imprévue. »
) est, dans Sonnet, déjà gagnée. Pour le dire autrement, le
moment de Guerre est
essentiellement marqué pour le jeune homme par l'expérience
du « péril » et des « ambitions continuellement écrasées » dont
parle Angoisse : « À présent, l'inflexion éternelle
des moments et l'infini des mathématiques me chassent par ce monde
où je subis tous les succès civils [...] ».
« Sonnet », au contraire, comme nous l'avons
vu, accomplit la résolution utopique de la contradiction entre
le péril et la force.
Il n'y a rien du ton dramatique et douloureux d'Angoisse ou
de Guerre dans un poème comme Sonnet. Rimbaud y prend
acte avec une certaine distance des deux aspects opposés de la vie :
l'opulence de ses dons (le fruit dans le verger, le versant des
princes et des artistes), les périls qui y sont attachés. Au fond,
il parle de la « jeunesse » en philosophe. Et il n'y a pas si loin de
la manière dont il en parle à celle qu'on observe chez Sigmund Freud
dans « Le créateur littéraire et la fantaisie », par exemple
(cf. L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard,
1985, p.38. C'est Paul Audi qui fait ce rapprochement Rimbaud-Freud
dans Au sortir de l'enfance, Verdier, 2017, p.34.).
Freud écrit :
Chez le jeune homme, outre les désirs érotiques,
les désirs égoïstes et ambitieux sont nettement
prioritaires. Cependant, nous ne voulons pas
accentuer l'opposition entre les deux directions,
mais bien plutôt leur conjonction fréquente.
Il est curieux d'observer que Rimbaud emploie le même
mot que Freud quand il évoque « l'égoïsme infini de
l'adolescence » (« Vingt ans », Jeunesse III). Mais
on remarquera surtout que les deux « directions » du désir
accouplées par Freud dans ce passage (« désirs
érotiques / désirs ambitieux ») sont exactement celles
que le poète interroge conjointement dans « Sonnet »
(Jeunesse II), et par rapport auxquelles l'« Homme
de constitution ordinaire » mesure, selon lui, sa « fortune » et sa
« force » [c'est Rimbaud qui souligne
Homme mais c'est nous qui reconfigurons la mise en
page du poème dans la citation ci-dessous] :
|
Homme de constitution ordinaire, |
[désirs érotiques]
|
la
chair
n'était-elle pas un fruit pendu dans le
verger ; — ô journées enfantes ! — le
corps un trésor à prodiguer ; — ô
aimer, le
péril ou la force de Psyché ? |
[désirs ambitieux] |
La
terre avait des versants fertiles en princes
et en artistes et la descendance et la race
vous poussaient aux
crimes et aux
deuils : le monde votre fortune et votre
péril. |
|
L'autre
changement notable dans la deuxième phrase du texte est
l'apparition des marques de deuxième personne du pluriel :
« vous poussaient », « votre fortune et votre péril ».
Le contexte de cette apparition nous est une précieuse indication. À
qui Rimbaud pense-t-il en attribuant à « la descendance et la race »
une prédisposition « aux crimes et au deuil ». On pense
irrésistiblement à Mauvais sang et on serait donc tenté d'en
déduire que cet « homme de constitution ordinaire » auquel il
adresse son discours n'est autre que lui-même. Mais souvenons-nous
que, même dans Mauvais sang où il fait incontestablement son
autoportrait, il se présente comme « un fils de famille » identique
à tous les autres, il élargit sa propre problématique existentielle
à toute une classe sociale, celle qui tient
tout de la déclaration des droits de l'homme.
Extrait de Mauvais sang
(section 1)
J'ai de mes ancêtres gaulois l'œil bleu
blanc, la cervelle étroite, et la maladresse dans la
lutte. [...] D'eux, j'ai : l'idolâtrie et l'amour du
sacrilège ; — oh ! tous les vices, colère, luxure, —
magnifique, la luxure ; — surtout mensonge et paresse.
J'ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers,
tous paysans, ignobles. La main à plume vaut la main à
charrue. — Quel siècle à mains ! — Je n'aurai jamais ma
main. [...] Sans me servir pour vivre même de mon
corps, et plus oisif que le crapaud, j'ai vécu partout.
Pas une famille d'Europe que je ne connaisse. —
J'entends des familles comme la mienne, qui tiennent
tout de la déclaration des Droits de l'Homme. — J'ai
connu chaque fils de famille !
Extrait de Mauvais sang
(section 5)
Encore tout enfant, j'admirais le forçat
intraitable sur qui se referme toujours le bagne ; je
visitais les auberges et les garnis qu'il aurait sacrés
par son séjour ; je voyais avec son idée le ciel
bleu et le travail fleuri de la campagne ; je flairais
sa fatalité dans les villes. Il avait plus de force
qu'un saint, plus de bon sens qu'un voyageur — et lui,
lui seul ! pour témoin de sa gloire et de sa raison. |
Pour
l'« homme [de constitution] ordinaire », au sens
social du mot « ordinaire », c'est « sa fatalité » de pauvre qui le
pousse parfois « aux crimes » et c'est la répression de ses
« révoltes logiques » (Démocratie) qui le prédispose « aux
deuils ». Tout laisse donc à penser que Rimbaud a voulu, par l'usage
de ces marques de pluriel dès la seconde phrase du texte, lever un
coin du voile non seulement sur le caractère collectif de son
destinataire mais aussi sur son identité sociale. Rétrospectivement,
la première caractérisation du destinataire du texte comme un « Homme
de constitution ordinaire » apparaît comme une caractérisation moins
personnelle que générique.
◙
Les marques de personne de la
seconde partie compliquent encore
l'analyse.
C'est la phrase qui, comme l'explique Ruth Gantert, accomplit d'un
coup « la rupture avec le monde connu » et le saut dans « le monde
d'après le travail poétique » :
Mais à présent, ce labeur comblé, —
toi,
tes calculs, — toi,
tes impatiences, —
ne sont plus que votre
danse et votre voix. |
Si l'on suit Ruth Gantert et Michel
Murat, on est amené à penser que le « labeur » dont il est question
ici (qui est terminé, « comblé » en effet, à la hauteur du
texte où nous nous trouvons), c'est celui qui vient de permettre le
saut entre l'ancien monde et le nouveau, autrement dit : le labeur
du poème. Ce que Jeunesse I appelle « l'étude au bruit de
l'œuvre dévorante » et Jeunesse IV « ce travail ».
On peut donc adhérer, en
gros, aux gloses proposées sur ce point par Guyaux et Brunel :
Guyaux (1985) : « Le labeur analysé en
calculs et en
impatiences, est en même temps ablatif absolu et sujet du
verbe sont. » (p.109).
Brunel (1999) : « Première rédaction : "le labeur". Le
démonstratif annonce ce qui suit (les "calculs", les "impatiences" du travailleur). » (p.494)
Mais on ne peut pas analyser
« ce labeur comblé » comme un ablatif absolu. La logique veut que
« comblé » ne soit ici qu'un participe-adjectif qualifiant
« labeur ». Et c'est, comme le dit Guyaux, l'ensemble du groupe « Ce
labeur comblé — toi,
tes calculs, — toi,
tes impatiences, »
qui tient lieu de sujet au verbe « sont ».
Il faut donc comprendre :
Ce labeur maintenant
achevé, les impatiences qu'il a suscitées et les calculs qu'il a
exigés de ta part, n'ont plus lieu d'être,
n'existent plus. Ils se sont changés en cette énergie collective
ou chorale qui s'exprime dans votre danse et votre
voix.
(la danse et
le chant de ceux auxquels le poète s'adresse depuis le début du
poème : l'« homme de constitution ordinaire » de la
première phrase (en tant que désignation générique), et le
« vous » de la seconde que l'on retrouve ici dans « votre
danse et votre voix »)
Elles
sont devenues (« votre
danse et votre voix »)
les valeurs suprêmes sur quoi se fondent désormais « la force »
et « le droit », par l'effet d'un « double événement d'invention
et de succès » : l'invention du poème sans doute, mais de quel
autre événement concomitant a-t-on enregistré le « succès » ?
Rimbaud ne se contente pas d'inventer un
poème "se faisant révolution du monde" selon la formule d'Albert
Henry (p.155), il "surveille", pour le dire comme dans Soir historique,
tout "événement" capable de réinventer
le monde.
On ne peut donc pas
retenir telle quelle la glose proposée par Steve Murphy pour cette
première phrase de la seconde partie de Sonnet :
Comme l'a bien vu Pierre Brunel,
il s'agit d'un discours fait à un public dont le locuteur
distingue des catégories ou, tout aussi bien, des individus
représentant ces catégories [...] avant de revenir au public
dans son ensemble, avec la deuxième personne du pluriel. Or le
point décisif est celui-ci : cette distinction entre les
calculateurs et les impatients va être transcendée par
l'émergence d'une communion d'intérêts et de désirs réellement
collective (p.488).
Les impatiences et les calculs ici
mentionnés sont plus vraisemblablement ceux du créateur. À travers
le « tu » redoublé de cette phrase, c'est à lui-même que Rimbaud
s'adresse. Mais — et là, Murphy, est incontestable — il s'adresse à
lui-même sur ce point au travers d'un discours globalement adressé à
un public, un sujet collectif dont nous avons défini
ci-dessus les caractéristiques sociales. L'imbrication dans une même
phrase de ces
deux discours correspondant à des destinataires différents est une
de ces sophistications syntaxiques pourvoyeuses d'ambiguïté dont
Rimbaud aime à nous gratifier.
3) La relation intertextuelle avec le sonnet de
Verlaine On ne
peut pas commenter Jeunesse II. Sonnet. sans évoquer ce sujet
qui a été de loin le plus étudié et le plus disputé dans la
littérature critique concernant le texte. Tout me semble donc avoir
été dit plutôt dix fois qu'une et je n'ai rien, personnellement, à y
ajouter. Je me contenterai donc dans ce qui suit de résumer une
opinion, sans chercher vraiment à l'argumenter.
Le poème de Verlaine est plus qu'un intertexte ; c'est une source
évidente de la première des trois phrases grammaticales que comporte
le texte de Rimbaud.
Il n'est pas tout à fait impossible que Verlaine lui-même, comme
Steve Murphy en a lancé l'hypothèse dans son article de 2004, ait
connu ce qui deviendra le prologue d'Une saison en enfer où
Rimbaud met dans la bouche de Satan la phrase : « Gagne la mort avec
tous tes appétits, et ton égoïsme et tous les péchés capitaux ».
Cela expliquerait la présence de la formule « tous les
appétits », soulignée, dans le premier tercet d'Invocation.
Murphy rappelle qu'Underwood, dans son Verlaine et l'Angleterre
(Nizet, 1956), notait l'allure rimbaldienne du sonnet : « l'Invocation
est pleine de mots atroces tels que les aimait Rimbaud (il y
a même une allusion au satanisme) » (op.cit. p.122). Il conclut à
une possible influence de la thématique satanique ou faustienne de
la Saison sur Verlaine, en ce printemps 1873 où Rimbaud
commence la rédaction de son « livre nègre ». Selon cette
hypothèse, le prologue de la Saison aurait donc connu un
prolongement dans le sonnet Invocation qui, à son tour,
aurait suscité un écho dans les Illuminations avec
« Sonnet ».
Dialoguer avec le poème de Verlaine, peut-être même s'en moquer un
peu, a dû faire partie dès l'origine du projet poursuivi par Rimbaud
dans Jeunesse II. Cette intention, il l'a discrètement
manifestée de deux façons : en donnant à son poème en prose le titre
inattendu de « Sonnet » et en lui donnant des allures de sonnet en
prose : une copie répartie sur quatorze lignes, dont les quatre
premières présentent un système de rimes sophistiqué qui ne peut pas
s'être constitué au hasard d'une transcription banale ; deux parties
nettement distinctes, la première elle-même divisée en deux
sous-parties assimilables à des quatrains, qui pétrarquisent à
l'envi reprises de vocabulaire et parallélismes de syntaxe.
Il est plus difficile de définir en quoi consisterait la charge
parodique et dans quelle partie ou aspect du texte de Rimbaud nous
pourrions la localiser. « Rimbaud, écrit Steve Murphy, désirait
produire un sonnet parodique jusque dans son apparence graphique,
comme pour souligner avec force la singularité de son sonnet en le
comparant implicitement à celui de Verlaine ». Une ostentation
d'avant-gardisme, donc, et une moquerie implicite à l'encontre de
la vieillerie poétique ? Plus explicite et donc, plus
intéressante, serait, si nous en validions l'hypothèse, cette
allusion critique aux règles de la versification et aux formes
fixes de la poésie que Murphy détecte dans le syntagme « votre
danse et votre voix, non fixées et point forcées » :
Il se peut que le verbe fixer
(que Rimbaud utilise ailleurs mais dans des acceptions
différentes) soit une manière de rappeler ce qui, dans le sonnet
versifié, pouvait faire figure de contrainte imposée par un
ordre passé.
On pourrait aussi
diagnostiquer dans le poème de Rimbaud une forme de compétition
parodique avec le chiasme : « Chair ! Amour ! / Amour, chair »
(«le
péril ou la force de Psyché » / « votre
fortune et votre péril »), avec le redoublement « toi / toi », plus
généralement avec la rhétorique des parallélismes et de la coordination par « et »
ou par « ou » dans le texte de Verlaine (« le péril ou la force ;
votre fortune et votre péril ; en princes et en artistes ; la
descendance et la race ; aux crimes et aux deuils ; votre fortune et
votre péril ; votre danse et votre voix ; non fixées et point
forcées ; l’humanité fraternelle et discrète ; la force et le
droit ; la danse et la voix »),
Au plan du sens, enfin,
le poème entier de Rimbaud peut s'interpréter comme une réplique au
sonnet de Verlaine sur la question de l'amour. Les deux « sonnets »
partent d'une allusion au mythe biblique du jardin d'Eden. Le thème
du « péril » de « Psyché » (l'âme), chez Rimbaud, n'est pas sans
susciter le spectre du péché originel. Mais cela reste quand même
très implicite et immédiatement contrebalancé par l'allusion à la
« force » de Psyché qui, d'après la mythologie, finit par obtenir la
permission de Vénus pour perpétuer sa relation amoureuse avec Éros.
Par ailleurs, passé le premier « quatrain », Rimbaud aborde d'autres
thèmes, plus « socio-politiques », et conclut sur l'avènement d'une
« humanité fraternelle et discrète par l'univers sans images » qui
offre de l'amour une conception plus large que celle de l'« Amour,
Chair », « pain des Damnés », dont nous parle Verlaine.
Le sonnet de Verlaine, en même temps qu'il invoque la Chair
« sur le mode de la déploration et de l'imploration » (Raybaud),
finit par la caractériser comme une « énigme effroyable », ce
qui revient à avouer un indéracinable sentiment de culpabilité. Il
la célèbre en l'identifiant de façon provocante à l'Amour, en dépit
de l'interdit que le puritanisme fait peser sur elle, à moins que ce
ne soit au contraire à cause de cet interdit, par goût de la
transgression. Tout cela, qui s'inscrit, au fond, dans une vision du
monde chrétienne, est assez proche en effet du climat de la
Saison en enfer. Mais il est possible que le Rimbaud des
Illuminations ait voulu signifier à Verlaine que cette
sensualité exacerbée et honteuse n'est pas le « seul amour »,
« l'unique émoi » des « forts », le « seul fruit » désirable « des
vergers d'ici bas ». |