|
Matinée d'ivresse (Illuminations, 1873-1875)
|
|
Matinée
d'ivresse
Ô mon Bien
! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point !
chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps
merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les
rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans
toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons
rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de
ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine
faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse,
cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a
promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de
déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions
notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et
cela finit, —
ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, —
cela finit par une débandade de parfums.
Rires des enfants, discrétion des esclaves,
austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici,
sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela
commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des
anges de flamme et de glace.
Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait
que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons,
méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de
nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie
tout entière tous les jours.
Voici le temps des Assassins. |
|
|
|
Commentaire
|
La mention "op.
cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.
[1] Charles
Baudelaire, "Enivrez-vous",
Petits
poèmes en prose (1867)
[2] Charles
Baudelaire, Du vin et du hachisch (1851)
[3] Théophile
Gautier, Le club des Hachichins (1846)
[4] Charles
Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860) |
Le titre
Un bon
titre, dit-on, est celui qui résume le mieux l'idée essentielle d'un
texte. Celui-ci confirme l'adage, me semble-t-il. Sous l'apparence d'un
simple indicateur temporel (que les commentateurs ont bien du mal à
interpréter), il me paraît refléter le texte dans son sens le plus
précis. Il révèle très exactement le projet de l'auteur, et
comment le poème s'inscrit dans une tradition pour la subvertir.
Ivresse : quelle ivresse ? La question peut
recevoir toutes sortes de
réponses si l'on en croit Baudelaire dans son poème en
prose intitulé "Enivrez-vous" :
Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps,
enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de
vertu, à votre guise."[1]
Le même Baudelaire, dans son
essai Du vin et du hachisch, définissait l'ivresse comme
"le développement poétique excessif de l'homme"[2].
Peu importe dès lors de savoir quel "excitant" la
procure, s'il
s'agit d'une ivresse réelle ou métaphorique. Contentons-nous
donc de cette définition générale pour l'instant et attendons
d'avoir lu plus avant le poème pour nous demander si Rimbaud apporte
une réponse plus précise et personnelle à la question posée.
Chaque critique, ou presque, commente différemment le mot "matinée" et
les indices temporels
disparates qui balisent le texte : "petite matinée",
"veille", "petite veille",
"maintenant", "hier", temps de conjugaison des
différents verbes... C'est un véritable casse-tête ! Nous
devrons y revenir tout au long de l'étude, mais j'opte pour
présenter ici, d'emblée, dans ses grandes lignes, l'option qui
sera la mienne, et qui
consiste à comprendre le mot "matinée" comme une
désignation volontairement insolite, déviante, du matin qui suit
l'ivresse. En effet, le choix du terme "matinée" paraît inattendu par rapport au traitement
conventionnel de la scène d'ivresse et autres séances de
cannabis, au XIXe siècle : Gautier[3],
Baudelaire[4]. Après
l'évocation de la "nuit" d'ivresse ou de l'ivresse d'un
"soir", le matin qui suit est plutôt décrit, en général, comme un "réveil" dégrisé et
maussade (voir le
poème déjà cité,
"Enivrez-vous"), un "lendemain" de fête. Tout
le sens de ce titre (et de ce texte) me paraît résider dans cet
infime mais significatif écart par rapport à la norme
linguistique.
Dans son article "Matinée d'ivresse
au miroir des Paradis artificiels" (op. cit.), André Guyaux a
étudié le rapport de Rimbaud à l'ouvrage de Baudelaire et remarquablement dégagé
l'originalité du poème par rapport à ce probable intertexte
:
"Baudelaire parle du haschisch comme
Laclos des liaisons dangereuses : il fait le tableau d'une
volupté pour la condamner, parce qu'elle se condamne elle-même.
Le haschisch promet l'ivresse, mais l'ivresse ne promet rien sinon
la retombée, le réveil, le carrousel infernal du recommencement.
Ainsi le début de son dernier paragraphe ("Morale"),
traduit l'amer sentiment du "lendemain" :
Mais le
lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs
détendus, les titillantes envies de pleurer, l'impossibilité
de s'appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement
que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature,
dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux
mélancoliques débris d'une fête (Le Poème du haschisch).
Le lendemain consacre l'erreur. C'est là que
réside "le caractère immoral du haschisch" (ibid.).
Rimbaud ne parle pas d'un
"lendemain", mais d'une "matinée", à
laquelle il joint par complément du nom, la même ivresse.
Pour lui, c'est encore la fête. Le cadre temporel est bien le
même pour les deux auteurs : un jour et le suivant, un soir
et le lendemain matin. Mais le temps n'a pas la même continuité.
Baudelaire brise les deux journées, les détache, met entre elles
une terrible césure où se rétablit la conscience du réel et
que l'on retrouve par exemple dans La Chambre double, alors
que Matinée d'ivresse entretient la confusion des temps
perméables à l'ivresse. La "petite veille d'ivresse"
et la "matinée d'ivresse" se rejoignent par l'ivresse
qui les habite. Et la "promesse" dessine entre la
"veille" et la "matinée" une passerelle qui
permet à la narration de s'achever en s'ouvrant sur une
perspective : "Voici [...]"." (p.77-78)
Cette opposition entre
Rimbaud et Baudelaire renvoie à une différence de posture
idéologique entre les deux auteurs, mais elle s'explique aussi,
nous le verrons, par une différence de statut entre les deux
textes : Rimbaud ne prétend pas écrire, comme Baudelaire, un
essai informatif, voire didactique, sur l'usage du haschisch, son
texte est un poème, dans lequel la référence à l'ivresse
remplit une fonction essentiellement symbolique, et où il est
parlé en définitive de tout autre chose que des stupéfiants.
Résumons. Le
dispositif temporel installé par le poème permet de repérer
deux moments distincts :
- Le premier, désigné par le mot "veille"
: "petite veille
d'ivresse, sainte !", célèbre et sanctifie la brève
("petite") mais précieuse ("sainte") expérience d'illumination
octroyée par l'ivresse ("Ô mon Bien
! Ô mon Beau ! [...] Hourra pour l'œuvre
inouïe [...]") et la présente à plusieurs reprises
comme un moment révolu (cela finit / voici que cela finit). Il ne
s'agit pas de la veille-de-l'ivresse (pourquoi serait-elle
"sainte" dans ce cas ?) mais de la soirée dédiée à
l'ivresse
qui a précédé ce "maintenant" où Rimbaud situe
l'écriture du poème, tout entier consacré au "souvenir de
cette veille".
-
Ce
second moment du texte, introduit par l'adverbe
"maintenant" ("Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à
notre corps et à notre âme créés [...]") paraît coïncider
plus spécifiquement avec le sens du titre : c'est la
"matinée d'ivresse". Il ne s'agit pas du moment même de
l'enivrement, contrairement à ce que croient souvent les commentateurs du
texte. Il s'agit de la
"matinée" qui suit l'ivresse, mais qui peut encore
être désignée comme une "matinée d'ivresse (et non
simplement comme un lendemain) parce
que le "souvenir", la "promesse", les acquis de
l'expérience y restent
intacts, au lieu de ce qui se passe dans les récits moralisateurs
traditionnels. Cette survie miraculeuse du "poison" (ou de sa
quintessence) au delà du délai normalement imparti à son influence est en effet
clairement indiquée dans la phrase : "Ce poison va rester dans
toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons
rendu à l'ancienne inharmonie."
|
|
Ô mon Bien ! Ô mon
Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique !
Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la
première fois !
Le
jaillissement lyrique des premières lignes du texte (cette
succession d'interjections, cette syntaxe exclamative), l'enthousiasme triomphal et le sentiment
d'aisance merveilleuse qui s'en dégagent, évoquent un état second, un état
de transe dionysiaque.
Mais, en même temps, il serait vain (comme le fit, entre autres, Antoine
Adam dans ses notes de La Pléiade) de diagnostiquer ici la transposition d'une expérience vécue.
Nous
avons suffisamment rappelé le contexte culturel dans lequel
écrivait Rimbaud pour que le lecteur comprenne que le jeune poète aurait
pu fort bien imaginer cette scène sans avoir jamais touché par lui-même
à l'alcool ou au cannabis. D'autre part, les
notions esthétiques et éthiques ("mon Bien", "mon
Beau", "l'œuvre inouïe") en jeu dans cette phrase, qui
seraient absolument insolites dans un simple récit d'ivresse, imposent au
lecteur la recherche d'un sens second du poème.
Comme nous l'avons déjà suggéré, le texte doit donc être commenté
simultanément à deux niveaux : d'une part, il emprunte à la tradition
littéraire (et peut-être aussi, bien sûr, à l'expérience directe) les
éléments d'un récit d'enivrement ; d'autre
part, l'expérience de l'ivresse doit être comprise comme une allégorie de l'expérience poétique, et des
choix existentiels
qu'elle suppose pour Rimbaud : liberté
libre, "encanaillement", "dérèglement raisonné de tous les sens" (cf. lettres du
voyant). Le poème file simultanément les deux pôles de la métaphore : celui de la nuit d'ivresse,
dont le poème épouse la temporalité, veille/matinée (le comparant), celui de l'aventure
existentielle et poétique (le comparé). Ce
double plan était d'ailleurs déjà celui du "Bateau ivre".
Sur le
premier de ces deux aspects, on notera d'abord la filiation baudelairienne
évidente de ces lignes qui ne peut que pousser le lecteur à interpréter
cette effusion lyrique comme la description classique d'une séance
d'enivrement par le vin ou le cannabis. Très baudelairiennes, par
exemple, les
deux formules oxymoriques : "fanfare atroce", "chevalet
féerique" : l'adjectif du premier syntagme et le substantif du
second (un "chevalet" est un instrument de torture) suggèrent
une idée de souffrance (que confirmera l'apparition du mot
"torture" dans une phrase ultérieure) : le nom du premier
syntagme et l'adjectif du second suggèrent l'idée d'une joie triomphale.
De même, Baudelaire parle de la drogue comme d'un "bienheureux
poison", des sensations qu'elle provoque comme d'un "supplice
ineffable" ou des "tortures d'une ivresse ultra-poétique"
(citations de Guyaux, p.73-74). L'expression "le corps
merveilleux", si semblable par sa complémentation à la
"fanfare féerique où je ne trébuche point" évoque une
sensation de bien-être physique que Baudelaire décrit de façon très
voisine, le consommateur de haschich se découvre un nouveau corps et une
âme nouvelle : "Des soupirs rauques et profonds s'échappent
de votre poitrine, comme si votre ancien corps ne pouvait pas supporter
les désirs et l'activité de votre âme nouvelle." (Baudelaire, Le
Poème du haschich, III). Pour expliquer
l'expression "pour la première fois", je ne vois guère que
l'idée d'initiation. Comme le narrateur du Club des Hachichins de
Gautier, celui de Matinée d'ivresse assiste sans doute pour la
première fois à une séance de cette sorte.
Mais quelle est
cette "oeuvre inouïe" que le poète célèbre triomphalement
par un "Hourra" ? La présence insolite de ce mot, à cet
endroit du texte, suffit à Rimbaud pour paraître invalider un certain
type de lecture et en suggérer un autre. Difficile de considérer une
hallucination due au haschich comme une "oeuvre", sauf si l'on
se rappelle que Rimbaud prétend parfois construire ses oeuvres, c'est à
dire ses textes, à coups d'hallucinations, ainsi qu'il le raconte dans
"Alchimie du verbe". Il est évident que la poésie de Rimbaud
n'est pas le fruit d'expériences hallucinatoires, elles sont le fruit
d'un travail poétique, comme l'indique le mot "oeuvre", mais
elle épouse souvent le modèle rhétorique, lacunaire et décousu, du
récit de rêve ou d'hallucination. La poésie de Rimbaud n'est pas le
fruit d'expériences hallucinatoires mais elle aime se donner pour telle,
et c'est bien pourquoi Rimbaud a choisi comme titre : "Les Illuminations". Nous avons ici, assurément, un nouvel exemple de
cette équivoque volontaire. Et nous devons en tirer comme conséquence
que Rimbaud va peut-être nous parler moins d'une expérience de haschisch
que d'une expérience poétique. Cette déduction trouve d'ailleurs
confirmation dans les deux interjections initiales : "Ô mon
Bien ! Ô mon Beau !" (on notera les italiques utilisées
pour l'adjectif possessif). S'il faut en croire l'énonciateur, l'ivresse lui a apporté la révélation
de sa conception personnelle de l'art (le Beau) et de la vie (le Bien),
c'est-à-dire de
l'autre qu'il a en lui, de son moi profond et caché. C'est que la
poésie, comme Rimbaud l'a jadis expliqué dans ses lettres dites "du
voyant" exige de celui qui veut inventer du Nouveau qu'il rompe avec
la tradition, non seulement dans le domaine esthétique mais aussi sur le
plan moral et politique. On n'en saura pas beaucoup, ici, sur ce que sont
le Bien et le Beau de celui qui dit "je" dans le poème, mais on
constate qu'il les définit surtout négativement, comme des valeurs qui
lui sont propres et qu'on peut par conséquent supposer différentes de
celles des autres. Là est évidemment l'essentiel du message. L'ivresse
où Rimbaud a puisé cette révolte contre les idées dominantes de la
société et de l'art ne doit évidemment rien au vin ni au haschich,
c'est bien plutôt sa soif de liberté (la "liberté libre"
comme il dit dans sa lettre de 1870 à Théodore de Banville), du Nouveau
et de l'Inconnu, toutes choses qui se confondent pour lui
avec la poésie. La poésie a d'ailleurs le pouvoir de "changer la
vie" et de régénérer l'Homme, de revêtir ses os "d'un un
nouveau corps amoureux" ("Being Beauteous"), d'inventer
"de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de
nouvelles langues" ("Adieu"), preuve, s'il en manquait,
qu'elle possède aussi les pouvoirs merveilleux de l'ivresse, et au delà.
|
|
Cela commença sous les rires des
enfants, cela finira par eux.
Le pronom
"cela" désigne l'expérience (cannabique/poétique). La première proposition, avec son
verbe au passé simple, évoque son début. La seconde proposition, au futur,
évoque sa fin,
encore inaccomplie au moment de l'énonciation sous-entendu par ce début de
poème, moment qui correspond avec le déroulement de la séance, le
point culminant de l'ivresse.
Quel sens Rimbaud donnait-il à ce motif des "rires
des enfants", qu'il reprend au deuxième alinéa du poème : "Rires des enfants, discrétion des esclaves,
austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici,
sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille" ? Ici
encore, la lecture exploitant les modèles littéraires est celle qui me
paraît la plus convaincante. Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, parle
d'une "première phase de gaieté enfantine". Gautier, dans Le Club des Hachichins,
décrit l'ivresse cannabique comme une énorme crise d'hilarité.
Dans ce dernier récit, le narrateur novice qui fait figure de tête de turc
de la soirée voit s'assembler en cercle autour de
lui, déformées par les effets de la drogue, les faces grotesques de ses
compagnons :
Je
regardai alors au plafond, et j'aperçus une foule de têtes sans corps
comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques,
des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne
pouvais m'empêcher de partager leur hilarité.
Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s'élargissaient, et leurs
narines se dilataient ; c'étaient des grimaces à réjouir le spleen
en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en
sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.
Ce "rire frénétique, irrésistible, implacable"
entraîne le narrateur dans
ce qu'il appelle une "fantasia". Enfin, lorsque l'effet de la
drogue se dissipe et que les participants recouvre la sensation du temps
qui, pendant l'extase, leur était apparu comme suspendu, le récit
s'achève ainsi :
Le charme était rompu.
" Alléluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix
enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant ! "
L'aiguille marquait onze heures.
" Monsieur, votre voiture est en bas ", me dit le
domestique.
Le rêve était fini.
On
voit que la séance se termine dans la même joie enfantine par où elle
avait commencé. Il
est donc fort vraisemblable que les "enfants" dont parle
l'énonciateur du poème sont, comme ici, les convives de la fête, qui s'amusent comme
des enfants, et en partie à ses dépends. Tel est le sens de la préposition
"sous". Rimbaud (s'il s'agit de lui) se décrit "sous les
rires des enfants", afin d'indiquer qu'il est la cible des moqueries de
l'assemblée. Comme l'a suggéré très justement Antoine Fongaro (op.
cit. p.161), le passage rappelle celui du "Cœur supplicié" où
le locuteur, au cours de ce qui ressemble beaucoup à une soirée d'orgie,
se retrouve :
Sous les quolibets de la
troupe
Qui lance un rire général
Ce
rapprochement arrive à propos pour nous permettre d'élargir le
sens du passage, c'est à dire, en respectant la méthode que nous
nous sommes fixée, de l'interpréter aussi comme élément d'une
allégorie de l'aventure poétique. On a parfois dit que le "Cœur
supplicié" était un peu "l'Albatros" de Rimbaud,
c'est à dire une fable sur l'incompréhension dont le poète est la
victime de la part d'un public vulgaire et cruel. Nous retrouvons
dans "Matinée d'ivresse" les mêmes ingrédients : si la
"petite veille d'ivresse" n'est ici, comme nous l'avons
montré, qu'une métaphore pour évoquer l'ivresse sacrée du
poète, attelé à la réalisation de "l"oeuvre
inouïe", recevant l'illumination de "(son) Bien" et
de "(son) Beau", on peut en déduire que "les rires
des enfants" sont pour Rimbaud l'équivalent des tortures
infligées à l'albatros par les matelots de Baudelaire et des
supplices imposés au poète par la soldatesque, dans "Le cœur
supplicié". La seconde occurrence du syntagme dans le
deuxième alinéa, où il est aussi question de "l'horreur des
figures et des objets d'ici", confirmera je crois cette
interprétation.
|
[5]
"Le Poète se fait voyant par un long, immense et
raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les
formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il
épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les
quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi,
de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand
malade, le grand criminel, le grand maudit, — et le
suprême Savant ! — Car il arrive à l'inconnu !" (Lettre à Paul
Demeny du 15 mai 1871).
[6] Charles
Baudelaire, "Le Poison" (Les
Fleurs du Mal, XLIX) |
Ce poison va rester dans toutes nos veines
même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne
inharmonie.
Le mot
"poison" apparaît à plusieurs reprises dans l'œuvre de
Rimbaud, notamment dans la seconde "lettre du voyant"[5]
et dans le chapitre "Nuit de l'enfer" d'Une saison en enfer
: "J'ai avalé une fameuse
gorgée de poison." ; "Et ce poison, ce baiser
mille fois maudit !" (le "baiser putride de
Jésus", comme dans "Les premières Communions",
probablement).
C'est aussi un thème baudelairien, notamment dans la pièce intitulée
"Le Poison"[6] qui désigne
par ce mot successivement le Vin, l'Opium et l'Amour trompeur. Dans la
conclusion de son article "Du vin et du haschisch", Baudelaire
évoque le "bienheureux poison" qu'il réprouve en tant que
"moyen artificiel pour arriver à la béatitude poétique". De même,
chez Rimbaud, le terme englobe les excitants et l'ivresse qu'ils
procurent. Le choix d'un terme aussi péjoratif que "poison"
s'explique évidemment chez Baudelaire par référence aux
"tortures" physiques et morales endurées par le consommateur
dépendant et au caractère illusoire des bonheurs que ces excitants procurent. Mais, chez Rimbaud comme chez Baudelaire,
"Poison" doit s'entendre en partie par métaphore : le vin qui
apporte l'ivresse n'est qu'un autre nom de la Poésie, et c'est pourquoi nous pouvons le
trouver tantôt exalté comme ici ("Nous avons foi au poison"),
tantôt au contraire dénoncé, comme dans Une saison
en enfer, où les poètes, comme les prêtres, sont accusés de se nourrir
de mensonges.
Le mot "fanfare" ne pose guère de
problème d'interprétation. Il est traditionnel, dans le récit d'ivresse
XIXe, de traduire par des métaphores musicales l'état de
bien-être superlatif provoqué par le "poison". Gautier, par
exemple, dans son Club des Hachichins, évoque le moment où les
joyeux convives accèdent à "cette période
bienheureuse du hachisch que les Orientaux appellent le kief".
À cette pointe de l'ivresse, la "fantasia" (métaphore
militaire, comme "fanfare"), c'est à dire l'agitation
débridée de la fête, laisse place à une "mélodie céleste",
d'abord attribuée au piano joué par l'un des convives, mais qui se
transforme bientôt pour le narrateur en une musique intérieure :
[...] mélodies inspirées,
entendues de moi seul, et que je n'hésite pas, c'est bien modeste de ma
part, à mettre au-dessus des chefs-d'œuvre de Meyerbeer, de Félicien
David. [...] Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière
et de l'esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté
dans un milieu qui n'offrait pas de résistance. C'est ainsi, je
l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous
irons après notre mort.
On notera que Gautier attribue à ses
hallucinés une aisance de mouvement au delà du naturel ("un milieu
qui n'offrait pas de résistance"), comme Rimbaud ("où je ne
trébuche point") ; comme Rimbaud, plus loin dans le texte
("débandade de parfums"), Gautier évoque la béatitude
paradisiaque par des sensations olfactives ("monde aromal").
Cette phrase révèle ce qui est sans doute
l'idée principale du texte, celle par laquelle
Rimbaud entre en opposition avec le lieu commun de la dépression
post-cannabique, comme l'a bien montré Guyaux. En effet, il y est
dit que lorsque la "fanfare" tournera, c'est-à-dire
lorsque l'effet euphorisant de la drogue cessera et que "nous serons
rendu à l'ancienne inharmonie", c'est-à-dire revenu à l'état
normal, les ferments de l'ivresse resteront actifs "dans toutes nos
veines". La critique a depuis longtemps fait remarquer que le pronom
de première personne du pluriel est, dans le texte, régulièrement
associé à des adjectifs ou des participes au singulier : "nous
serons rendu", "nous si digne", "tu nous
a gratifié". C'est donc du poète, et de lui seul qu'il
s'agit. Et, une fois de plus, nous constatons que l'idée exprimée
n'aurait guère de sens s'il s'agissait pour Rimbaud de décrire une
expérience du haschisch ou autre hallucinogène. Cette révélation dont
l'éblouissement sera ineffaçable dans la conscience du locuteur, c'est
celle dont parlait la phrase précédente, celle, pour le poète, de son
"Bien" et de son "Beau", celle de "l'œuvre
inouïe" qu'il a entrevue.
|
|
Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à
notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette
démence !
J'ai déjà
expliqué que ce "maintenant"
nous transporte d'un coup au moment
de l'écriture du poème, symboliquement situé au lendemain de
l'illumination, c'est à dire au moment où, pour que le pas gagné pendant
la "petite veille" ne soit pas perdu, il faut faire effort pour
s'en remémorer la "promesse".
Le choix de la forme verbale "rassemblons" peut
surprendre devant un complément au singulier ("cette promesse") ;
ce verbe s'explique par l'idée qu'il faut empêcher la dispersion (on
retrouvera plus loin ce motif dans l'expression "débandade de
parfums"), la perte des acquis de l'illumination, d'où l'idée de
rassembler, afin de garder l'entière mémoire de la "promesse".
Nous avons déjà rencontré, avec le "chevalet féerique",
le thème de la torture, je n'y reviens pas. Bien entendu, il s'agit moins
ici des "tortures d'une ivresse
ultra-poétique" (Baudelaire, Le poème du haschich,
III) que de celles de l'aventure poétique elle-même, avec tous
les sacrifices qu'elle impose. D'où la notion de dignité : c'est
la dignité et même la gloire du poète que d'accepter d'avance ces
souffrances, de se sentir assez fort pour les affronter.
Quant à la Promesse, il s'agit, avons-nous dit, de celle
reçue par le poète au cours de l'"ivresse", pour la description de laquelle il utilise de façon blasphématoire
le langage de la ferveur religieuse ("fervemment") et le vocabulaire
traditionnel utilisé par la théologie chrétienne pour évoquer la
Promesse messianique du salut et de la vie éternelle.
Rimbaud est coutumier de ce détournement parodique de la
rhétorique chrétienne. Dans
"Génie", par exemple, il écrit :
Et si l'Adoration s'en va,
sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens
corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"
L'Adoration
dont il est question ici n'est pas celle de Dieu mais celle du
"Génie", qui représente ici l'Humanité (le génie humain).
Quant à la nature de la Promesse, telle qu'elle est rapportée entre
guillemets, elle ne laisse aucun doute sur la signification réelle du
texte : derrière les apparences d'un discours religieux, c'est une
profession de foi rationaliste et révolutionnaire qu'il faut entendre. La
promesse dont il s'agit ici, c'est l'éradication des
"superstitions" (c'est-à-dire probablement, pour Rimbaud, du
christianisme), la libération des sens ("les "anciens
corps" sont rejetés au profit du "nouveau corps amoureux"
de Being Beauteous"), la fin du mariage et du culte bourgeois
de la famille ("ces ménages"), la rupture avec le passé
("et ces âges").
Il en est exactement de même dans "Matinée
d'ivresse". En dépit du vocabulaire idéaliste utilisé par le texte
("promesse surhumaine" ; "à notre corps et à notre
âme créés" : allusions transparentes aux croyances métaphysiques,
au dualisme chrétien et aux théories créationnistes de l'origine de la
vie) la promesse dont il s'agit n'a aucun contenu religieux, on va le
voir.
L'assimilation finale de cette "promesse" a
une "démence" doit-elle étonner ? Certes, le mot est dur
pour qualifier une utopie profane dont nous croyons avoir démontré
qu'elle suscite la sympathie et l'espoir du poète. Mais il convient de se
souvenir que de tels énoncés ironiques, axiologiquement ambivalents,
sont constants sous la plume de Rimbaud lorsqu'il formule les rêves qui
l'habitent. Le caractère dément de ces aspirations est mentionné
dès la lettre du 15 mai 1871 où il est question d'expérimenter "toutes
les formes d'amour, de souffrance, de folie". De sorte qu'il suffit
du plus infime déplacement d'accent pour que cette "folie" qui
paraît, à certains moments, éminemment salubre et souhaitable devienne
soudain, dans d'autres textes, violemment haïssable, dans "Alchimie
du verbe", par exemple : "À moi. L'histoire d'une de mes
folies." ; "Aucun des sophismes de la folie, —
la folie qu'on enferme, — n'a été oublié par
moi" ; etc. Dans ces moments de doute ou de repentir, la
Promesse poétique se trouve rangée par Rimbaud sur le même plan que
celle de l'Évangile, parmi les "mensonges" des "amis de la
mort", dont il s'accuse de s'être trop "nourri"
("Adieu"). Nous retrouverons cette ambivalence de l'utopisme
rimbaldien un peu plus loin dans le texte, lorsque nous essaierons
d'interpréter le mot "masque" ou encore "les anges de
flamme et de glace".
|
|
L'élégance, la science, la violence !
Voilà d'abord les facultés
que Rimbaud ne
possède pas ou qu'il redoute de posséder insuffisamment dans sa vie
ordinaire : la science, la violence, c'est-à-dire la force. Rappelons-nous
cette phrase d' Ouvriers : "l'horrible
quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de
moi." Rappelons-nous aussi le thème de la faiblesse dans Une saison
en enfer (notamment dans le brouillon de "Mauvais sang") et la
quête incessante de la Force dans les Illuminations.
La référence à l'élégance
n'est tout de même pas là exclusivement pour la quadruple assonance en
"-ance" ! Elle s'explique
peut-être par le sentiment d'abjection (la honte) qui habite malgré
tout celui qui s'encanaille (à cause de la sale religion d'enfance) et qui
hante le débauché (cf. lettre à Delahaye de Jumphe 1873 sur l'ivresse où l'on
retrouve le thème du corps merveilleux et celui de la "merde" dans laquelle
on se couche quand on a abusé de la "sauge des glaciers").
|
|
On nous a promis
d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés
tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour.
Le texte continue d'exposer
le contenu de la promesse révélée par le "poison". Chacune des trois idées
contenues dans cette phrase renvoie à des thèmes bien connus de l'œuvre
de Rimbaud.
"Enterrer
l'arbre du bien et du mal", c'est évidemment (par référence à l'arbre
de la connaissance situé par la Genèse dans le Jardin d'Eden,
celui dont Ève a mangé la pomme), se soustraire aux impératifs de la
morale tels qu'ils sont fixés par la religion. Pierre Brunel éclaire
à juste titre ce passage en rappelant que Verlaine, dans sa première
version de "Crimen amoris", composée en prison en 1873, prête
à son "Satan adolescent" (c'est-à-dire Rimbaud) les paroles
suivantes :
Vous le saviez, qu'il
n'est point de différence
Entre ce que vous nommez Bien et Mal
Qu'au fond des deux vous n'avez que la souffrance
Je veux briser ce Pacte très anormal.
...........................
Il ne faut plus de ce
schisme abominable !
Il ne faut plus d'enfer ni de paradis !
Il faut l'Amour ! meure Dieu ! meure le Diable !
Il faut que le bonheur soit seul, je vous dis !
"Déporter
les honnêtetés tyranniques", c'est se débarrasser de la tyrannie
de la morale conventionnelles, celle des "gens honnêtes".
"Amener notre très pur Amour", c'est revendiquer
hautement une conception de l'amour débarrassée des interdits de la
morale bourgeoise, assumer, laisser se manifester librement tout l'amour
dont on est porteur, l'élever haut dans le ciel comme on
"amène" un drapeau.
L'emploi de "on" dans "On nous a promis" est
amusant. Quelqu'un se cache-t-il derrière ce "on" ? Si
l'on se fonde sur ce qui vient d'être dit, on aura tendance à répondre
par la négative. C'est la
voix de Rimbaud lui-même ou de son "Autre", son moi profond
révélé par l'ivresse, que nous reconnaissons dans les termes de cette
"promesse". Mais c'est aussi, peut-être, malgré tout, une
entité collective extérieure au sujet : cette voix des prophètes du Nouvel
Amour, des réfractaires à la morale bourgeoise (poètes, socialistes
utopiques, révolutionnaires communeux). Et parmi eux, peut-être
Verlaine. Ce ne serait pas la seule fois, après tout, que nous verrions
Rimbaud rejeter sur Verlaine ce rôle du démon tentateur que ce dernier
lui attribue dans "Crimen amoris" ou dans "Vierge folle -
L'Époux infernal". Souvenons-nous de "Vagabonds", par
exemple, où Rimbaud gratifie Verlaine du titre de "satanique
docteur".
|
|
Cela commença
par quelques dégoûts et cela finit, — ne pouvant nous saisir
sur-le-champ de cette éternité, — cela finit par une débandade de
parfums.
Retour du mouvement
rhétorique "cela commença/cela finira" mais ce second verbe est
sans doute ici au passé ("finit") puisque nous nous situons maintenant dans ce que j'ai appelé le
deuxième moment du texte : la matinée proprement dite. Mais on verra plus
loin rebondir cette sorte de refrain, au présent cette fois, ce qui
suggère que le narrateur intercale dans son discours des moments de
remémoration à l'état pur, où le passé est actualisé comme s'il
était encore en train d'être vécu.
La référence aux "dégoûts" initiaux de
l'expérience peut s'interpréter selon les
deux pôles de l'allégorie filée par le texte (celui de la nuit d'ivresse,
celui de l'aventure
existentielle et poétique). André Guyaux rappelle que Baudelaire,
dans le Poème du Haschisch, "évoque une certaine
répulsion à la vue et au premier contact de la matière même, herbe
cuite et recuite, verdâtre" (op. cit. p.75). Pierre Brunel,
quant à lui, et ce n'est pas contradictoire, pense que ces
"dégoûts" sont ceux que Rimbaud laisse percer à plusieurs
reprises dans ses lettres du Voyant à l'égard des conditions pratiques
de "l'encanaillement" et du "dérèglement raisonné des
tous les sens" : "Cette venue du "très pur amour",
écrit Pierre Brunel, ne va pas sans "quelques dégoûts"
préalables (on pense à ce qu'a pu être ce moment de dégoût en 1871,
au moment de l'éclosion du Voyant : il était fortement exprimé dans
"Le Cœur supplicié")." (op.cit. p.235).
Le membre de phrase entre tirets ne mérite pas de grandes
exégèses métaphysiques. C'est un thème classique : le caractère
fugace des moments de volupté, qu'on ne peut pas "saisir", c'est
à dire posséder durablement, retenir. Non moins traditionnelle,
l'apparition du concept théologique d'"éternité" : la tradition
religieuse présente volontiers à l'imagination des croyants le bonheur
éternel qu'elle leur promet après la mort comme la dilatation à l'infini
de cet état passager d'intense satisfaction des sens qui accompagne les
plaisirs les plus profanes. C'est seulement dans la fulgurance de l'instant
que l'homme acquiert le pressentiment de l'éternité. On trouve aussi cette
idée dans la fameuse légende du Vieux de la
montagne et de ses Haschichins-Assassins, évoquée par Gautier et par
Baudelaire.
J'ai déjà commenté ci-dessus la "débandade de
parfums".
|
|
Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges,
horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le
souvenir de cette veille.
Ce
second alinéa pose d'épineux problèmes d'interprétation.
Logiquement l'"ici" dont il est question dans la phrase
devrait correspondre au "maintenant" évoqué dans le
premier alinéa. Il devrait désigner le lieu où se déroule la
"matinée d'ivresse" et où le poète rassemble,
invoque, ses souvenirs. C'est-à-dire le lieu de sa vie ordinaire.
Les différents éléments de l'énumération par laquelle débute
la phrase devraient donc évoquer cette vie ordinaire et non le
décor de la "petite veille d'ivresse, sainte" comme la
plupart des commentateurs ont tendance à le penser. Il faudrait
par conséquent comprendre que le souvenir de l'illumination
reçue pendant la "petite veille d'ivresse" rend sacrés
aux yeux du poète les objets et les figures horribles de sa vie
quotidienne ! Autrement dit, le souvenir de cette illumination lui
permet de supporter une vie qui lui fait horreur, et
notamment :
- les
"rires des enfants" (la moquerie et l'incompréhension
des autres ? ),
- la "discrétion des esclaves"
(l'obéissance muette, l'aliénation des pauvres ? Ces
"esclaves" seraient les mêmes que ceux évoqués dans
"Matin" : "Esclaves ne maudissons pas la
vie !"),
- "l'austérité des vierges"
(l'interdit sexuel prononcé par la morale puritaine, voir
"Mauvais sang" : "la "camaraderie des femmes
m'était interdite" ?).
Le
souvenir de cette illumination transfigure jusqu'à
"l'horreur des choses et des objets d'ici" parce qu'elle
a révélé au poète la possibilité d'autre chose, les
ressources cachées de la Vie et de l'Homme. On retrouverait là
en quelque sorte le propos optimiste de "Génie", la
réconciliation avec le monde esquissée à la fin d'Une saison
en enfer.
|
|
Cela commençait par toute la rustrerie, voici
que cela finit par des anges de flamme et de glace.
Troisième occurrence de la structure "cela + commencer" /
"cela + finir". Presque un refrain. Le
Rimbaud des Illuminations affectionne ces répétitions d'une phrase
ou d'une structure de phrase avec d'infimes variations. Ici, la variation a deux
aspects : la substitution de l'imparfait au
passé simple pour le verbe "commencer" et du présent au passé
simple pour le verbe "finir" ; le renouvellement des métaphores servant à caractériser le
début et la fin de l'expérience.
Le présent nous ramène à ce que j'ai appelé le premier
moment du texte, l'imparfait indiquant une action passée encore en
cours au moment de l'action principale exprimée au présent. Le texte
établit donc de ce point de vue une sorte d'alternance entre deux
instances d'énonciation : le sujet en proie à l'ivresse et qui en
constate ou en prévoit la fin ; le sujet qui se souvient et qui jure
fidélité à la promesse d'éternité entrevue au moment de
l'ivresse. Le mot
"rustrerie" (vulgarité) est sans doute un simple équivalent du
mot "dégoûts" dans la précédente occurrence du refrain. Il
n'y a rien à y ajouter.
Les "anges de flamme et de glace" sont susceptibles d'être
expliqués par référence aux deux pôles complémentaires de
l'allégorie du poème ( celui de la nuit d'ivresse, celui de l'aventure
existentielle et poétique). Pour le premier de ces deux aspects, on
pourra alléguer les sueurs froides qui accompagnent l'impression de
fatigue dans la dernière étape de la fièvre cannabique. Ou encore,
comme Guyaux, citer Baudelaire :
Ce froid s'accroissait au point de
devenir alarmant ; mais j'étais avant tout dominé par la curiosité de
savoir jusqu'à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vint à un tel
point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent,
pour ainsi dire ; j'étais un morceau de glace pensant ; je me considérais
comme une statue taillée dans un seul bloc de glace ; et cette folle
hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral
que je ne saurais vous définir. (Baudelaire, Le Poème du
haschisch, III).
Pour le second aspect, on diagnostiquera
une formulation voisine de celles que l'on peut trouver dans la Saison,
consistant pour Rimbaud a pasticher la rhétorique chrétienne afin de
décrire son aventure poétique sur le mode ambigu d'une montée au ciel
(auprès des "anges") qui a fini par ressembler à une descente
aux enfers ("flammes" et "glaces") : "Le monde
nouveau, tel qu'il a été promis, commente Pierre Brunel, prend à
la fois des couleurs de paradis et des couleurs d'enfer" (op. cit.
p.259). |
|
Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque
dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode !
J'ai déjà
expliqué ci-dessus pourquoi la "veille
d'ivresse" peut être qualifiée à la fois de
"petite" et de "sainte". Je n'y reviens
pas.
La restriction mentionnée par la proposition
concessive ("quand ce ne serait que pour le masque
dont tu nous as gratifié") a
fait l'objet d'interprétations divergentes. Dans quel sens
peut-on dire que l'ivresse, selon les deux valeurs
complémentaires que nous avons attribuées à cette métaphore,
c'est à dire en tant qu'expérience hallucinatoire et, surtout,
en tant qu'image de l'aventure poétique, affuble le poète d'un
"masque" ? L'éveil à la poésie fait découvrir au
poète son autre moi, une autre vie, un autre monde possibles,
avons-nous dit. Dans ce sens, qui est précisément celui qui la
sanctifie, l'ivresse révèle une vérité enfouie, elle est tout
le contraire d'un "masque". Mais Rimbaud a-t-il une foi
totale dans le "poison", comme il va l'affirmer sous peu
dans un mouvement impulsif de volontarisme et d'auto-affirmation ?
Rien n'est moins sûr ! Nous avons déjà noté l'ironie
constante, le doute qui imprègne les énoncés rimbaldiens les
plus apparemment optimistes. Nous en avons ici un nouvel exemple.
Ce que le locuteur envisage ici, me semble-t-il, c'est que la
fameuse promesse délivrée par l'ivresse ne soit au fond qu'une
illusion, que l'autre découvert en lui-même, le Poète voleur de
feu qui prétend avoir "des secrets pour changer la vie"
("Délires" I) ne soit qu'une comédie qu'il se joue à
lui-même, un "masque". Une saison en enfer, à
longueur de pages, ne dit rien d'autre. Tout cela n'est que farce,
mensonge, imposture :
J'ai cru acquérir des
pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination
et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur
emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute
morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la
réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !
("Adieu")
Rimbaud n'exprime pas seulement
ce genre de désaveu dans Une saison en enfer. Les Illuminations
laissent souvent percer un même scepticisme, même si c'est
exprimé avec moins de violence (et encore ! cf.
"Parade", par exemple !).
La "méthode"
affirmée par le poème se confond absolument avec celle exposée
dans la lettre à Demeny de mai 1871, où "les poisons"
revêtent la même fonction d'instruments d'un dérèglement
"raisonné" (donc méthodique) "de tous les
sens". Comme dans notre poème, la référence aux
"poisons" doit être comprise de façon partiellement
littérale (usage des excitants), partiellement métaphorique
(appel à l'imagination poétique) :
Le Poète se fait voyant par
un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens.
Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche
lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder
que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute
la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le
grand malade, le grand criminel, le grand maudit, —
et le suprême Savant ! — Car il arrive à
l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus
qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait
par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève
dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables :
viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par
les horizons où l'autre s'est affaissé !
C'est cette "méthode"
qui est tout aussi catégoriquement condamnée dans "Alchimie
du verbe", deux ans plus tard.
|
|
Nous n'oublions
pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges.
Nous = je, pluriel de majesté
désignant conventionnellement l'auteur, pluriel de modestie aussi
qui permet au "je" de rester en retrait.
nos âges = les différentes
époques de la vie de l'auteur. L'auteur se souvient qu'à
plusieurs reprises dans le passé, le poison (c'est à dire ici la
poésie) lui a permis d'élever sa vie au niveau d'un destin
glorieux, d'échapper à la banalité quotidienne, d'ensemencer la
réalité par l'utopie.
|
|
Nous avons foi au
poison.
oxymore
|
|
Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
Cette
phrase assure en quelque sorte la généralisation du discours,
déjà entamée avec la référence précédente aux anciens
"âges", l'extension de la notion de "veille"
à la vie entière du poète. C'est la vie entière du poète (la
vie entière de l'humanité même peut-être à travers lui) qui
nous est présentée comme une longue veille utopique, une longue
attente au cours de laquelle le poison, loin d'entraîner la
désillusion ou la mort, apparaît comme un viatique permettant à
l'homme d'aller sans cesse de l'avant, de façon héroïque. Ici
encore, il ne s'agit pas de céder à un optimisme béat : la
notion de sacrifice qui est au cœur de cette phrase dit assez que
les buts "glorieux" après lesquels court le poète (son
Bien, son Beau, le bonheur, le "très pur amour",
l'"éternité") sont des chimères hors d'atteinte, et
mortelles ("Nous savons donner notre vie toute
entière"). Mais il y a dans cette tension vers l'absolu une
grandeur, un héroïsme que Rimbaud a coutume de rendre sensibles
par l'emploi d'un registre épique, très perceptible dans nombre
de ses textes, et l'image tragique qu'il donne de l'engagement
poétique : thème du poète prométhéen promis à la
dépravation, à la souffrance et à la mort dans les lettres du
voyant ; naufrage du poète en quête de la liberté libre
dans "Le Bateau ivre" ; ou encore, dans
"Barbare", comparaison implicite de l'abnégation du
poète avec cette folie polaire des explorateurs prêts à verser
leur sang pour parvenir à planter sur le pôle le "pavillon
en viande saignante" ; sans oublier son identification
enthousiaste au sacrifice des Communeux sur l'autel de la justice
sociale, dans plusieurs textes bien connus, etc.
|
|
Voici le temps des Assassins.
Guyaux p.72-73
les assassins = les conspirateurs de l'apocalypse, poètes et
révolutionnaires.
|
[]
"L'amour du mensonge", Les Fleurs du Mal, XCVIII. |
Conclusion
La
critique a repéré depuis longtemps dans le Rimbaud d'Une
saison en enfer et des Illuminations la recherche
intermittente d'une issue optimiste à la crise existentielle
(esthétique et morale) mise en scène dans tant de ses textes,
une refus hautement proclamé de l'abdication et du désespoir.
Voir notamment le "Matin" et l'"Adieu" de la
Saison, "Génie" dans Les Illuminations.
"Matinée d'ivresse" fait partie des poèmes où,
manifestement, la célébration de la poésie, et de la
"méthode" qui est celle de l'auteur depuis les lettres
du voyant, l'emportent vigoureusement sur les doutes que le poète
a pu développer à leur égard. Ces doutes, cependant, restent
suggérés à travers le choix d'un lexique potentiellement
péjoratif ("poison", "masque") rappelant le
thème baudelairien de la beauté comme "amour du
mensonge"[], royaume de l'illusion.
Mais
ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté. |
Vu
l'ignorance dans laquelle nous sommes de la chronologie interne
précise de l'œuvre, il est vain de tenter de donner un sens
biographique à ces résurgences d'"optimisme". Tout au
plus peut-on selon moi remarquer qu'elles n'ont généralement
pas, dans les Illuminations, le caractère ambigu d'un
possible retour à la "sale religion d'enfance" qui
perce parfois dans la Saison. On notera à ce propos, dans
"Matinée d'ivresse" comme dans "Génie", le
thème commun d'une foi maintenue en la "Promesse" mais
en précisant immédiatement que, dans les deux cas, l'utilisation
parodique d'un vocabulaire théologique accompagne une définition
explicitement profane de cette "Promesse" :
promesse fondée sur le génie créateur de l'Homme dans
"Génie", sur la révélation due à l'"ivresse",
c'est à dire en fin de compte sur le pouvoir de la poésie, dans
"Matinée d'ivresse".
la question de l'ironie (fongaro)
|
|
Bibliographie |
Antoine Fongaro, "Quatre points
dans Matinée d'ivresse", "Fraguemants" rimbaldiques,
1989, repris dans : De la lettre à l'esprit. Pour lire
Illuminations, Champion, 2004, p.161-171.
|
André Guyaux, "Matinée d'ivresse
au miroir des Paradis artificiels", Duplicités de
Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.43-56.
|
Pierre Brunel, Éclats de la
violence. Pour une lecture comparative des Illuminations. Édition
critique commentée, José Corti, 2004, p.227-249.
|
|
|
|
|
|