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Matinée d'ivresse (Illuminations, 1873-1875)

   

Matinée d'ivresse

   Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie. Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! L'élégance, la science, la violence ! On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour. Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, cela finit par une débandade de parfums. 
   Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.
   Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode ! Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. Nous avons foi au poison. Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.
   Voici le temps des Assassins.

    

Commentaire

 

La mention "op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de page.







 

 






[1] Charles Baudelaire, "Enivrez-vous", Petits poèmes en prose (1867)

[2] Charles Baudelaire, Du vin et du hachisch (1851)

 

 

 

 

 

 

[3] Théophile Gautier, Le club des Hachichins (1846)

[4] Charles Baudelaire, Les Paradis artificiels (1860)

Le titre

   Un bon titre, dit-on, est celui qui résume le mieux l'idée essentielle d'un texte. Celui-ci confirme l'adage, me semble-t-il. Sous l'apparence d'un simple indicateur temporel (que les commentateurs ont bien du mal à interpréter), il me paraît refléter le texte dans son sens le plus précis. Il révèle très exactement le projet de l'auteur, et comment le poème s'inscrit dans une tradition pour la subvertir.

     Ivresse : quelle ivresse ? La question peut recevoir toutes sortes de réponses si l'on en croit Baudelaire dans son poème en prose intitulé "Enivrez-vous" :

Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise."[1]

Le même Baudelaire, dans son essai Du vin et du hachisch, définissait l'ivresse comme "le développement poétique excessif de l'homme"[2]. Peu importe dès lors de savoir quel "excitant" la procure, s'il s'agit d'une ivresse réelle ou métaphorique. Contentons-nous donc de cette définition générale pour l'instant et attendons d'avoir lu plus avant le poème pour nous demander si Rimbaud apporte une réponse plus précise et personnelle à la question posée.

    Chaque critique, ou presque, commente différemment le mot "matinée" et les indices temporels disparates qui balisent le texte : "petite matinée", "veille", "petite veille", "maintenant", "hier", temps de conjugaison des différents verbes... C'est un véritable casse-tête ! Nous devrons y revenir tout au long de l'étude, mais j'opte pour présenter ici, d'emblée, dans ses grandes lignes, l'option qui sera la mienne, et qui consiste à comprendre le mot "matinée" comme une désignation volontairement insolite, déviante, du matin qui suit l'ivresse. En effet, le choix du terme "matinée" paraît inattendu par rapport au traitement conventionnel de la scène d'ivresse et autres séances de cannabis, au XIXe siècle : Gautier[3], Baudelaire[4]. Après l'évocation de la "nuit" d'ivresse ou de l'ivresse d'un "soir", le matin qui suit est plutôt décrit, en général, comme un "réveil" dégrisé et maussade (voir le poème déjà cité, "Enivrez-vous"), un "lendemain" de fête. Tout le sens de ce titre (et de ce texte) me paraît résider dans cet infime mais significatif écart par rapport à la norme linguistique.      

      Dans son article "Matinée d'ivresse au miroir des Paradis artificiels" (op. cit.), André Guyaux a étudié le rapport de Rimbaud à l'ouvrage de Baudelaire et remarquablement dégagé l'originalité du poème par rapport à ce probable intertexte :

     "Baudelaire parle du haschisch comme Laclos des liaisons dangereuses : il fait le tableau d'une volupté pour la condamner, parce qu'elle se condamne elle-même. Le haschisch promet l'ivresse, mais l'ivresse ne promet rien sinon la retombée, le réveil, le carrousel infernal du recommencement. Ainsi le début de son dernier paragraphe ("Morale"), traduit l'amer sentiment du "lendemain" : 

Mais le lendemain ! tous les organes relâchés, fatigués, les nerfs détendus, les titillantes envies de pleurer, l'impossibilité de s'appliquer à un travail suivi, vous enseignent cruellement que vous avez joué un jeu défendu. La hideuse nature, dépouillée de son illumination de la veille, ressemble aux mélancoliques débris d'une fête (Le Poème du haschisch).

Le lendemain consacre l'erreur. C'est là que réside "le caractère immoral du haschisch" (ibid.).

     Rimbaud ne parle pas d'un "lendemain", mais d'une "matinée", à laquelle il joint par complément du nom, la même ivresse. Pour lui, c'est encore la fête. Le cadre temporel est bien le même pour les deux auteurs : un jour et le suivant, un soir et le lendemain matin. Mais le temps n'a pas la même continuité. Baudelaire brise les deux journées, les détache, met entre elles une terrible césure où se rétablit la conscience du réel et que l'on retrouve par exemple dans La Chambre double, alors que Matinée d'ivresse entretient la confusion des temps perméables à l'ivresse. La "petite veille d'ivresse" et la "matinée d'ivresse" se rejoignent par l'ivresse qui les habite. Et la "promesse" dessine entre la "veille" et la "matinée" une passerelle qui permet à la narration de s'achever en s'ouvrant sur une perspective : "Voici [...]"." (p.77-78)

    Cette opposition entre Rimbaud et Baudelaire renvoie à une différence de posture idéologique entre les deux auteurs, mais elle s'explique aussi, nous le verrons, par une différence de statut entre les deux textes : Rimbaud ne prétend pas écrire, comme Baudelaire, un essai informatif, voire didactique, sur l'usage du haschisch, son texte est un poème, dans lequel la référence à l'ivresse remplit une fonction essentiellement symbolique, et où il est parlé en définitive de tout autre chose que des stupéfiants.

     Résumons. Le dispositif temporel installé par le poème permet de repérer deux moments distincts :

     - Le premier, désigné par le mot "veille" : "petite veille d'ivresse, sainte !", célèbre et sanctifie la brève ("petite") mais précieuse ("sainte") expérience d'illumination octroyée par l'ivresse ("Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! [...] Hourra pour l'œuvre inouïe [...]") et la présente à plusieurs reprises comme un moment révolu (cela finit / voici que cela finit). Il ne s'agit pas de la veille-de-l'ivresse (pourquoi serait-elle "sainte" dans ce cas ?) mais de la soirée dédiée à l'ivresse qui a précédé ce "maintenant" où Rimbaud situe l'écriture du poème, tout entier consacré au "souvenir de cette veille".

     - Ce second moment du texte, introduit par l'adverbe "maintenant" ("Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés [...]") paraît coïncider plus spécifiquement avec le sens du titre : c'est la "matinée d'ivresse". Il ne s'agit pas du moment même de l'enivrement, contrairement à ce que croient souvent les commentateurs du texte. Il s'agit de la "matinée" qui suit l'ivresse, mais qui peut encore être désignée comme une "matinée d'ivresse (et non simplement comme un lendemain) parce que le "souvenir", la "promesse", les acquis de l'expérience y restent intacts, au lieu de ce qui se passe dans les récits moralisateurs traditionnels. Cette survie miraculeuse du "poison" (ou de sa quintessence) au delà du délai normalement imparti à son influence est en effet clairement indiquée dans la phrase : "Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie."     

 

Ô mon Bien ! Ô mon Beau ! Fanfare atroce où je ne trébuche point ! chevalet féerique ! Hourra pour l'œuvre inouïe et pour le corps merveilleux, pour la première fois ! 

    Le jaillissement lyrique des premières lignes du texte (cette succession d'interjections, cette syntaxe exclamative), l'enthousiasme triomphal et le sentiment d'aisance merveilleuse qui s'en dégagent, évoquent un état second, un état de transe dionysiaque. Mais, en même temps, il serait vain (comme le fit, entre autres, Antoine Adam dans ses notes de La Pléiade) de diagnostiquer ici la transposition d'une expérience vécue. Nous avons suffisamment rappelé le contexte culturel dans lequel écrivait Rimbaud pour que le lecteur comprenne que le jeune poète aurait pu fort bien imaginer cette scène sans avoir jamais touché par lui-même à l'alcool ou au cannabis. D'autre part, les notions esthétiques et éthiques ("mon Bien", "mon Beau", "l'œuvre inouïe") en jeu dans cette phrase, qui seraient absolument insolites dans un simple récit d'ivresse, imposent au lecteur la recherche d'un sens second du poème. 

     Comme nous l'avons déjà suggéré, le texte doit donc être commenté simultanément à deux niveaux : d'une part, il emprunte à la tradition littéraire (et peut-être aussi, bien sûr, à l'expérience directe) les éléments d'un récit d'enivrement ; d'autre part, l'expérience de l'ivresse doit être comprise comme une allégorie de l'expérience poétique, et des choix existentiels qu'elle suppose pour Rimbaud : liberté libre, "encanaillement", "dérèglement raisonné de tous les sens" (cf. lettres du voyant). Le poème file simultanément les deux pôles de la métaphore : celui de la nuit d'ivresse, dont le poème épouse la temporalité, veille/matinée (le comparant), celui de l'aventure existentielle et poétique (le comparé). Ce double plan était d'ailleurs déjà celui du "Bateau ivre".

    Sur le premier de ces deux aspects, on notera d'abord la filiation baudelairienne évidente de ces lignes qui ne peut que pousser le lecteur à interpréter cette effusion lyrique comme la description classique d'une séance d'enivrement par le vin ou le cannabis. Très baudelairiennes, par exemple, les deux formules oxymoriques : "fanfare atroce", "chevalet féerique" : l'adjectif du premier syntagme et le substantif du second (un "chevalet" est un instrument de torture) suggèrent une idée de souffrance (que confirmera l'apparition du mot "torture" dans une phrase ultérieure) : le nom du premier syntagme et l'adjectif du second suggèrent l'idée d'une joie triomphale. De même, Baudelaire parle de la drogue comme d'un "bienheureux poison", des sensations qu'elle provoque comme d'un "supplice ineffable" ou des "tortures d'une ivresse ultra-poétique" (citations de Guyaux, p.73-74).  L'expression "le corps merveilleux", si semblable par sa complémentation à la "fanfare féerique où je ne trébuche point" évoque une sensation de bien-être physique que Baudelaire décrit de façon très voisine, le consommateur de haschich se découvre un nouveau corps et une âme nouvelle : "Des soupirs rauques et profonds s'échappent de votre poitrine, comme si votre ancien corps ne pouvait pas supporter les désirs et l'activité de votre âme nouvelle." (Baudelaire, Le Poème du haschich, III). Pour expliquer l'expression "pour la première fois", je ne vois guère que l'idée d'initiation. Comme le narrateur du Club des Hachichins de Gautier, celui de Matinée d'ivresse assiste sans doute pour la première fois à une séance de cette sorte.

     Mais quelle est cette "oeuvre inouïe" que le poète célèbre triomphalement par un "Hourra" ? La présence insolite de ce mot, à cet endroit du texte, suffit à Rimbaud pour paraître invalider un certain type de lecture et en suggérer un autre. Difficile de considérer une hallucination due au haschich comme une "oeuvre", sauf si l'on se rappelle que Rimbaud prétend parfois construire ses oeuvres, c'est à dire ses textes, à coups d'hallucinations, ainsi qu'il le raconte dans "Alchimie du verbe". Il est évident que la poésie de Rimbaud n'est pas le fruit d'expériences hallucinatoires, elles sont le fruit d'un travail poétique, comme l'indique le mot "oeuvre", mais elle épouse souvent le modèle rhétorique, lacunaire et décousu, du récit de rêve ou d'hallucination. La poésie de Rimbaud n'est pas le fruit d'expériences hallucinatoires mais elle aime se donner pour telle, et c'est bien pourquoi Rimbaud a choisi comme titre : "Les Illuminations". Nous avons ici, assurément, un nouvel exemple de cette équivoque volontaire. Et nous devons en tirer comme conséquence que Rimbaud va peut-être nous parler moins d'une expérience de haschisch que d'une expérience poétique. Cette déduction trouve d'ailleurs confirmation dans les deux interjections initiales : "Ô mon Bien ! Ô mon Beau !" (on notera les italiques utilisées pour l'adjectif possessif). S'il faut en croire l'énonciateur, l'ivresse lui a apporté la révélation de sa conception personnelle de l'art (le Beau) et de la vie (le Bien), c'est-à-dire de l'autre qu'il a en lui, de son moi profond et caché. C'est que la poésie, comme Rimbaud l'a jadis expliqué dans ses lettres dites "du voyant" exige de celui qui veut inventer du Nouveau qu'il rompe avec la tradition, non seulement dans le domaine esthétique mais aussi sur le plan moral et politique. On n'en saura pas beaucoup, ici, sur ce que sont le Bien et le Beau de celui qui dit "je" dans le poème, mais on constate qu'il les définit surtout négativement, comme des valeurs qui lui sont propres et qu'on peut par conséquent supposer différentes de celles des autres. Là est évidemment l'essentiel du message. L'ivresse où Rimbaud a puisé cette révolte contre les idées dominantes de la société et de l'art ne doit évidemment rien au vin ni au haschich, c'est bien plutôt sa soif de liberté (la "liberté libre" comme il dit dans sa lettre de 1870 à Théodore de Banville), du Nouveau et de l'Inconnu, toutes choses qui se confondent pour lui avec la poésie. La poésie a d'ailleurs le pouvoir de "changer la vie" et de régénérer l'Homme, de revêtir ses os "d'un un nouveau corps amoureux" ("Being Beauteous"), d'inventer "de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues" ("Adieu"), preuve, s'il en manquait, qu'elle possède aussi les pouvoirs merveilleux de l'ivresse, et au delà.

 

Cela commença sous les rires des enfants, cela finira par eux. 

    Le pronom "cela" désigne l'expérience (cannabique/poétique). La première proposition, avec son verbe au passé simple, évoque son début. La seconde proposition, au futur, évoque sa fin, encore inaccomplie au moment de l'énonciation sous-entendu par ce début de poème, moment qui correspond avec le déroulement de la séance, le point culminant de l'ivresse.
    Quel sens Rimbaud donnait-il à ce motif des "rires des enfants", qu'il reprend au deuxième alinéa du poème : "Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille" ? Ici encore, la lecture exploitant les modèles littéraires est celle qui me paraît la plus convaincante. Baudelaire, dans Les Paradis artificiels, parle d'une "première phase de gaieté enfantine". Gautier, dans Le Club des Hachichins, décrit l'ivresse cannabique comme une énorme crise d'hilarité. Dans ce dernier récit, le narrateur novice qui fait figure de tête de turc de la soirée voit s'assembler en cercle autour de lui, déformées par les effets de la drogue, les faces grotesques de ses compagnons : 

   Je regardai alors au plafond, et j'aperçus une foule de têtes sans corps comme celles des chérubins, qui avaient des expressions si comiques, des physionomies si joviales et si profondément heureuses, que je ne pouvais m'empêcher de partager leur hilarité. Leurs yeux se plissaient, leurs bouches s'élargissaient, et leurs narines se dilataient ; c'étaient des grimaces à réjouir le spleen en personne. Ces masques bouffons se mouvaient dans des zones tournant en sens inverse, ce qui produisait un effet éblouissant et vertigineux.

Ce "rire frénétique, irrésistible, implacable" entraîne le narrateur dans ce qu'il appelle une "fantasia". Enfin, lorsque l'effet de la drogue se dissipe et que les participants recouvre la sensation du temps qui, pendant l'extase, leur était apparu comme suspendu, le récit s'achève ainsi : 

   Le charme était rompu.
   " Alléluia ! le Temps est ressuscité, crièrent des voix enfantines et joyeuses ; va voir la pendule maintenant ! "
   L'aiguille marquait onze heures.
   " Monsieur, votre voiture est en bas ", me dit le domestique.
   Le rêve était fini.

     On voit que la séance se termine dans la même joie enfantine par où elle avait commencé. Il est donc fort vraisemblable que les "enfants" dont parle l'énonciateur du poème sont, comme ici, les convives de la fête, qui s'amusent comme des enfants, et en partie à ses dépends. Tel est le sens de la préposition "sous". Rimbaud (s'il s'agit de lui) se décrit "sous les rires des enfants", afin d'indiquer qu'il est la cible des moqueries de l'assemblée. Comme l'a suggéré très justement Antoine Fongaro (op. cit. p.161), le passage rappelle celui du "Cœur supplicié" où le locuteur, au cours de ce qui ressemble beaucoup à une soirée d'orgie, se retrouve :

Sous les quolibets de la troupe
Qui lance un rire général

     Ce rapprochement arrive à propos pour nous permettre d'élargir le sens du passage, c'est à dire, en respectant la méthode que nous nous sommes fixée, de l'interpréter aussi comme élément d'une allégorie de l'aventure poétique. On a parfois dit que le "Cœur supplicié" était un peu "l'Albatros" de Rimbaud, c'est à dire une fable sur l'incompréhension dont le poète est la victime de la part d'un public vulgaire et cruel. Nous retrouvons dans "Matinée d'ivresse" les mêmes ingrédients : si la "petite veille d'ivresse" n'est ici, comme nous l'avons montré, qu'une métaphore pour évoquer l'ivresse sacrée du poète, attelé à la réalisation de "l"oeuvre inouïe", recevant l'illumination de "(son) Bien" et de "(son) Beau", on peut en déduire que "les rires des enfants" sont pour Rimbaud l'équivalent des tortures infligées à l'albatros par les matelots de Baudelaire et des supplices imposés au poète par la soldatesque, dans "Le cœur supplicié". La seconde occurrence du syntagme dans le deuxième alinéa, où il est aussi question de "l'horreur des figures et des objets d'ici", confirmera je crois cette interprétation.   

 

 

 

[5] "Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant ! Car il arrive à l'inconnu !" (Lettre à Paul Demeny du 15 mai 1871).

[6] Charles Baudelaire, "Le Poison" (Les Fleurs du Mal, XLIX)

Ce poison va rester dans toutes nos veines même quand, la fanfare tournant, nous serons rendu à l'ancienne inharmonie.

   Le mot "poison" apparaît à plusieurs reprises dans l'œuvre de Rimbaud, notamment dans la seconde "lettre du voyant"[5] et dans le chapitre "Nuit de l'enfer" d'Une saison en enfer : "J'ai avalé une fameuse gorgée de poison." ; "Et ce poison, ce baiser mille fois maudit !" (le "baiser putride de Jésus", comme dans "Les premières Communions", probablement)
   C'est aussi un thème baudelairien, notamment dans la pièce intitulée "Le Poison"
[6] qui désigne par ce mot successivement le Vin, l'Opium et l'Amour trompeur. Dans la conclusion de son article "Du vin et du haschisch", Baudelaire évoque le "bienheureux poison" qu'il réprouve en tant que "moyen artificiel pour arriver à la béatitude poétique". De même, chez Rimbaud, le terme englobe les excitants et l'ivresse qu'ils procurent. Le choix d'un terme aussi péjoratif que "poison" s'explique évidemment chez Baudelaire par référence aux "tortures" physiques et morales endurées par le consommateur dépendant et au caractère illusoire des bonheurs que ces excitants procurent. Mais, chez Rimbaud comme chez Baudelaire, "Poison" doit s'entendre en partie par métaphore : le vin qui apporte l'ivresse n'est qu'un autre nom de la Poésie, et c'est pourquoi nous pouvons le trouver tantôt exalté comme ici ("Nous avons foi au poison"), tantôt au contraire dénoncé, comme dans Une saison en enfer, où les poètes, comme les prêtres, sont accusés de se nourrir de mensonges.
     Le mot "fanfare" ne pose guère de problème d'interprétation. Il est traditionnel, dans le récit d'ivresse XIXe, de traduire par des métaphores musicales l'état de bien-être superlatif provoqué par le "poison". Gautier, par exemple, dans son Club des Hachichins, évoque le moment où les joyeux convives accèdent à
"cette période bienheureuse du hachisch que les Orientaux appellent le kief". À cette pointe de l'ivresse, la "fantasia" (métaphore militaire, comme "fanfare"), c'est à dire l'agitation débridée de la fête, laisse place à une "mélodie céleste", d'abord attribuée au piano joué par l'un des convives, mais qui se transforme bientôt pour le narrateur en une musique intérieure :

   [...] mélodies inspirées, entendues de moi seul, et que je n'hésite pas, c'est bien modeste de ma part, à mettre au-dessus des chefs-d'œuvre de Meyerbeer, de Félicien David. [...] Je ne sentais plus mon corps ; les liens de la matière et de l'esprit étaient déliés; je me mouvais par ma seule volonté dans un milieu qui n'offrait pas de résistance. C'est ainsi, je l'imagine, que doivent agir les âmes dans le monde aromal où nous irons après notre mort.

On notera que Gautier attribue à ses hallucinés une aisance de mouvement au delà du naturel ("un milieu qui n'offrait pas de résistance"), comme Rimbaud ("où je ne trébuche point") ; comme Rimbaud, plus loin dans le texte ("débandade de parfums"), Gautier évoque la béatitude paradisiaque par des sensations olfactives ("monde aromal").  
     Cette phrase révèle ce qui est sans doute l'idée principale du texte, celle par laquelle
Rimbaud entre en opposition avec le lieu commun de la dépression post-cannabique, comme l'a bien montré Guyaux. En effet, il y est dit que lorsque la "fanfare" tournera, c'est-à-dire lorsque l'effet euphorisant de la drogue cessera et que "nous serons rendu à l'ancienne inharmonie", c'est-à-dire revenu à l'état normal, les ferments de l'ivresse resteront actifs "dans toutes nos veines". La critique a depuis longtemps fait remarquer que le pronom de première personne du pluriel est, dans le texte, régulièrement associé à des adjectifs ou des participes au singulier : "nous serons rendu", "nous si digne", "tu nous a gratifié". C'est donc du poète, et de lui seul qu'il s'agit. Et, une fois de plus, nous constatons que l'idée exprimée n'aurait guère de sens s'il s'agissait pour Rimbaud de décrire une expérience du haschisch ou autre hallucinogène. Cette révélation dont l'éblouissement sera ineffaçable dans la conscience du locuteur, c'est celle dont parlait la phrase précédente, celle, pour le poète, de son "Bien" et de son "Beau", celle de "l'œuvre inouïe" qu'il a entrevue.

 

Ô maintenant, nous si digne de ces tortures ! rassemblons fervemment cette promesse surhumaine faite à notre corps et à notre âme créés : cette promesse, cette démence ! 

   J'ai déjà expliqué que ce "maintenant" nous transporte d'un coup au moment de l'écriture du poème, symboliquement situé au lendemain de l'illumination, c'est à dire au moment où, pour que le pas gagné pendant la "petite veille" ne soit pas perdu, il faut faire effort pour s'en remémorer la "promesse". 
   Le choix de la forme verbale "rassemblons" peut surprendre devant un complément au singulier ("cette promesse") ; ce verbe s'explique par l'idée qu'il faut empêcher la dispersion (on retrouvera plus loin ce motif dans l'expression "débandade de parfums"), la perte des acquis de l'illumination, d'où l'idée de rassembler, afin de garder l'entière mémoire de la "promesse".
   Nous avons déjà rencontré, avec le "chevalet féerique", le thème de la torture, je n'y reviens pas. Bien entendu, il s'agit moins ici des "tortures d'une ivresse ultra-poétique" (Baudelaire, Le poème du haschich, III) que de celles de l'aventure poétique elle-même, avec tous les sacrifices qu'elle impose. D'où la notion de dignité : c'est la dignité et même la gloire du poète que d'accepter d'avance ces souffrances, de se sentir assez fort pour les affronter. 
   Quant à la Promesse, il s'agit, avons-nous dit, de celle reçue par le poète au cours de l'"ivresse", pour la description de laquelle il utilise de façon blasphématoire le langage de la ferveur religieuse ("fervemment") et le vocabulaire traditionnel utilisé par la théologie chrétienne pour évoquer la Promesse messianique du salut et de la vie éternelle.
   Rimbaud est coutumier de ce détournement parodique de la rhétorique chrétienne. Dans "Génie", par exemple, il écrit :

Et si l'Adoration s'en va, sonne, sa Promesse, sonne : "Arrière ces superstitions, ces anciens corps, ces ménages et ces âges. C'est cette époque-ci qui a sombré !"

    L'Adoration dont il est question ici n'est pas celle de Dieu mais celle du "Génie", qui représente ici l'Humanité (le génie humain). Quant à la nature de la Promesse, telle qu'elle est rapportée entre guillemets, elle ne laisse aucun doute sur la signification réelle du texte : derrière les apparences d'un discours religieux, c'est une profession de foi rationaliste et révolutionnaire qu'il faut entendre. La promesse dont il s'agit ici, c'est l'éradication des "superstitions" (c'est-à-dire probablement, pour Rimbaud, du christianisme), la libération des sens ("les "anciens corps" sont rejetés au profit du "nouveau corps amoureux" de Being Beauteous"), la fin du mariage et du culte bourgeois de la famille ("ces ménages"), la rupture avec le passé ("et ces âges"). 
     Il en est exactement de même dans "Matinée d'ivresse". En dépit du vocabulaire idéaliste utilisé par le texte ("promesse surhumaine" ; "à notre corps et à notre âme créés" : allusions transparentes aux croyances métaphysiques, au dualisme chrétien et aux théories créationnistes de l'origine de la vie) la promesse dont il s'agit n'a aucun contenu religieux, on va le voir.
    L'assimilation finale de cette "promesse" a une "démence" doit-elle étonner ? Certes, le mot est dur pour qualifier une utopie profane dont nous croyons avoir démontré qu'elle suscite la sympathie et l'espoir du poète. Mais il convient de se souvenir que de tels énoncés ironiques, axiologiquement ambivalents, sont constants sous la plume de Rimbaud lorsqu'il formule les rêves qui l'habitent. Le caractère dément de ces aspirations est mentionné dès la lettre du 15 mai 1871 où il est question d'expérimenter "toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie". De sorte qu'il suffit du plus infime déplacement d'accent pour que cette "folie" qui paraît, à certains moments, éminemment salubre et souhaitable devienne soudain, dans d'autres textes, violemment haïssable, dans "Alchimie du verbe", par exemple : "À moi. L'histoire d'une de mes folies." ; "Aucun des sophismes de la folie, la folie qu'on enferme, n'a été oublié par moi" ; etc. Dans ces moments de doute ou de repentir, la Promesse poétique se trouve rangée par Rimbaud sur le même plan que celle de l'Évangile, parmi les "mensonges" des "amis de la mort", dont il s'accuse de s'être trop "nourri" ("Adieu"). Nous retrouverons cette ambivalence de l'utopisme rimbaldien un peu plus loin dans le texte, lorsque nous essaierons d'interpréter le mot "masque" ou encore "les anges de flamme et de glace".

 

L'élégance, la science, la violence ! 

   Voilà d'abord les facultés que Rimbaud ne possède pas ou qu'il redoute de posséder insuffisamment dans sa vie ordinaire : la science, la violence, c'est-à-dire la force. Rappelons-nous cette phrase d' Ouvriers : "l'horrible quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée de moi." Rappelons-nous aussi le thème de la faiblesse dans Une saison en enfer (notamment dans le brouillon de "Mauvais sang") et la quête incessante de la Force dans les Illuminations.
   La référence à l'élégance n'est tout de même pas là exclusivement pour la quadruple assonance en "-ance" ! Elle s'explique peut-être par le sentiment d'abjection (la honte) qui habite malgré tout celui qui s'encanaille (à cause de la sale religion d'enfance) et qui hante le débauché (cf. lettre à Delahaye de Jumphe 1873 sur l'ivresse où l'on retrouve le thème du corps merveilleux et celui de la "merde" dans laquelle on se couche quand on a abusé de la "sauge des glaciers").

 

On nous a promis d'enterrer dans l'ombre l'arbre du bien et du mal, de déporter les honnêtetés tyranniques, afin que nous amenions notre très pur amour.

     Le texte continue d'exposer le contenu de la promesse révélée par le "poison". Chacune des trois idées contenues dans cette phrase renvoie à des thèmes bien connus de l'œuvre de Rimbaud. 

   "Enterrer l'arbre du bien et du mal", c'est évidemment (par référence à l'arbre de la connaissance situé par la Genèse dans le Jardin d'Eden, celui dont Ève a mangé la pomme), se soustraire aux impératifs de la morale tels qu'ils sont fixés par la religion. Pierre Brunel éclaire à juste titre ce passage en rappelant que Verlaine, dans sa première version de "Crimen amoris", composée en prison en 1873, prête à son "Satan adolescent" (c'est-à-dire Rimbaud) les paroles suivantes :

Vous le saviez, qu'il n'est point de différence
Entre ce que vous nommez Bien et Mal
Qu'au fond des deux vous n'avez que la souffrance
Je veux briser ce Pacte très anormal.

........................... 

Il ne faut plus de ce schisme abominable !
Il ne faut plus d'enfer ni de paradis !
Il faut l'Amour ! meure Dieu ! meure le Diable !
Il faut que le bonheur soit seul, je vous dis !

   "Déporter les honnêtetés tyranniques", c'est se débarrasser de la tyrannie de la morale conventionnelles, celle des "gens honnêtes".

   "Amener notre très pur Amour", c'est revendiquer hautement une conception de l'amour débarrassée des interdits de la morale bourgeoise, assumer, laisser se manifester librement tout l'amour dont on est porteur, l'élever haut dans le ciel comme on "amène" un drapeau.

   L'emploi de "on" dans "On nous a promis" est amusant. Quelqu'un se cache-t-il derrière ce "on" ? Si l'on se fonde sur ce qui vient d'être dit, on aura tendance à répondre par la négative. C'est la voix de Rimbaud lui-même ou de son "Autre", son moi profond révélé par l'ivresse, que nous reconnaissons dans les termes de cette "promesse". Mais c'est aussi, peut-être, malgré tout, une entité collective extérieure au sujet : cette voix des prophètes du Nouvel Amour, des réfractaires à la morale bourgeoise (poètes, socialistes utopiques, révolutionnaires communeux). Et parmi eux, peut-être Verlaine. Ce ne serait pas la seule fois, après tout, que nous verrions Rimbaud rejeter sur Verlaine ce rôle du démon tentateur que ce dernier lui attribue dans "Crimen amoris" ou dans "Vierge folle - L'Époux infernal". Souvenons-nous de "Vagabonds", par exemple, où Rimbaud gratifie Verlaine du titre de "satanique docteur". 

 

Cela commença par quelques dégoûts et cela finit, ne pouvant nous saisir sur-le-champ de cette éternité, cela finit par une débandade de parfums.

   Retour du mouvement rhétorique "cela commença/cela finira" mais ce second verbe est sans doute ici au passé ("finit") puisque nous nous situons maintenant dans ce que j'ai appelé le deuxième moment du texte : la matinée proprement dite. Mais on verra plus loin rebondir cette sorte de refrain, au présent cette fois, ce qui suggère que le narrateur intercale dans son discours des moments de remémoration à l'état pur, où le passé est actualisé comme s'il était encore en train d'être vécu.
   La référence aux "dégoûts" initiaux de l'expérience peut s'interpréter selon
les deux pôles de l'allégorie filée par le texte (celui de la nuit d'ivresse, celui de l'aventure existentielle et poétique). André Guyaux rappelle que Baudelaire, dans le Poème du Haschisch, "évoque une certaine répulsion à la vue et au premier contact de la matière même, herbe cuite et recuite, verdâtre" (op. cit. p.75). Pierre Brunel, quant à lui, et ce n'est pas contradictoire, pense que ces "dégoûts" sont ceux que Rimbaud laisse percer à plusieurs reprises dans ses lettres du Voyant à l'égard des conditions pratiques de "l'encanaillement" et du "dérèglement raisonné des tous les sens" : "Cette venue du "très pur amour", écrit Pierre Brunel, ne va pas sans "quelques dégoûts" préalables (on pense à ce qu'a pu être ce moment de dégoût en 1871, au moment de l'éclosion du Voyant : il était fortement exprimé dans "Le Cœur supplicié")." (op.cit. p.235).
   Le membre de phrase entre tirets ne mérite pas de grandes exégèses métaphysiques. C'est un thème classique : le caractère fugace des moments de volupté, qu'on ne peut pas "saisir", c'est à dire posséder durablement, retenir. Non moins traditionnelle, l'apparition du concept théologique d'"éternité" : la tradition religieuse présente volontiers à l'imagination des croyants le bonheur éternel qu'elle leur promet après la mort comme la dilatation à l'infini de cet état passager d'intense satisfaction des sens qui accompagne les plaisirs les plus profanes. C'est seulement dans la fulgurance de l'instant que l'homme acquiert le pressentiment de l'éternité. On trouve aussi cette idée dans la fameuse légende du Vieux de la montagne et de ses Haschichins-Assassins, évoquée par Gautier et par Baudelaire.
   J'ai déjà commenté ci-dessus la "débandade de parfums".   

 

Rires des enfants, discrétion des esclaves, austérité des vierges, horreur des figures et des objets d'ici, sacrés soyez-vous par le souvenir de cette veille. 

    Ce second alinéa pose d'épineux problèmes d'interprétation. Logiquement l'"ici" dont il est question dans la phrase devrait correspondre au "maintenant" évoqué dans le premier alinéa. Il devrait désigner le lieu où se déroule la "matinée d'ivresse" et où le poète rassemble, invoque, ses souvenirs. C'est-à-dire le lieu de sa vie ordinaire. Les différents éléments de l'énumération par laquelle débute la phrase devraient donc évoquer cette vie ordinaire et non le décor de la "petite veille d'ivresse, sainte" comme la plupart des commentateurs ont tendance à le penser. Il faudrait par conséquent comprendre que le souvenir de l'illumination reçue pendant la "petite veille d'ivresse" rend sacrés aux yeux du poète les objets et les figures horribles de sa vie quotidienne ! Autrement dit, le souvenir de cette illumination lui permet de supporter une vie qui lui fait horreur,  et notamment :

     - les "rires des enfants" (la moquerie et l'incompréhension des autres ? ),
     - la "discrétion des esclaves" (l'obéissance muette, l'aliénation des pauvres ? Ces "esclaves" seraient les mêmes que ceux évoqués dans "Matin" : "Esclaves ne maudissons pas la vie !"), 
     - "l'austérité des vierges" (l'interdit sexuel prononcé par la morale puritaine, voir "Mauvais sang" : "la "camaraderie des femmes m'était interdite" ?). 

     Le souvenir de cette illumination transfigure jusqu'à "l'horreur des choses et des objets d'ici" parce qu'elle a révélé au poète la possibilité d'autre chose, les ressources cachées de la Vie et de l'Homme. On retrouverait là en quelque sorte le propos optimiste de "Génie", la réconciliation avec le monde esquissée à la fin d'Une saison en enfer.

 

Cela commençait par toute la rustrerie, voici que cela finit par des anges de flamme et de glace.

     Troisième occurrence de la structure "cela + commencer" / "cela + finir". Presque un refrain. Le Rimbaud des Illuminations affectionne ces répétitions d'une phrase ou d'une structure de phrase avec d'infimes variations. Ici, la variation a deux aspects : la substitution de l'imparfait au passé simple pour le verbe "commencer" et du présent au passé simple pour le verbe "finir" ; le renouvellement des métaphores servant à caractériser le début et la fin de l'expérience.

      Le présent nous ramène à ce que j'ai appelé le premier moment du texte, l'imparfait indiquant une action passée encore en cours au moment de l'action principale exprimée au présent. Le texte établit donc de ce point de vue une sorte d'alternance entre deux instances d'énonciation : le sujet en proie à l'ivresse et qui en constate ou en prévoit la fin ; le sujet qui se souvient et qui jure fidélité à la promesse d'éternité entrevue au moment de l'ivresse.

    Le mot "rustrerie" (vulgarité) est sans doute un simple équivalent du mot "dégoûts" dans la précédente occurrence du refrain. Il n'y a rien à y ajouter.
Les "anges de flamme et de glace" sont susceptibles d'être expliqués par référence aux deux pôles complémentaires de l'allégorie du poème
( celui de la nuit d'ivresse, celui de l'aventure existentielle et poétique). Pour le premier de ces deux aspects, on pourra alléguer les sueurs froides qui accompagnent l'impression de fatigue dans la dernière étape de la fièvre cannabique. Ou encore, comme Guyaux, citer Baudelaire : 

Ce froid s'accroissait au point de devenir alarmant ; mais j'étais avant tout dominé par la curiosité de savoir jusqu'à quel degré il pourrait descendre. Enfin il vint à un tel point, il fut si complet, si général, que toutes mes idées se congelèrent, pour ainsi dire ; j'étais un morceau de glace pensant ; je me considérais comme une statue taillée dans un seul bloc de glace ; et cette folle hallucination me causait une fierté, excitait en moi un bien-être moral que je ne saurais vous définir. (Baudelaire, Le Poème du haschisch, III).

Pour le second aspect, on diagnostiquera une formulation voisine de celles que l'on peut trouver dans la Saison, consistant pour Rimbaud a pasticher la rhétorique chrétienne afin de décrire son aventure poétique sur le mode ambigu d'une montée au ciel (auprès des "anges") qui a fini par ressembler à une descente aux enfers ("flammes" et "glaces") : "Le monde nouveau, tel qu'il a été promis, commente Pierre Brunel, prend à la fois des couleurs de paradis et des couleurs d'enfer" (op. cit. p.259).

 

Petite veille d'ivresse, sainte ! quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié. Nous t'affirmons, méthode !

   J'ai déjà expliqué ci-dessus pourquoi la "veille d'ivresse" peut être qualifiée à la fois de "petite" et de "sainte". Je n'y reviens pas. 
   La restriction mentionnée par la proposition concessive ("
quand ce ne serait que pour le masque dont tu nous as gratifié") a fait l'objet d'interprétations divergentes. Dans quel sens peut-on dire que l'ivresse, selon les deux valeurs complémentaires que nous avons attribuées à cette métaphore, c'est à dire en tant qu'expérience hallucinatoire et, surtout, en tant qu'image de l'aventure poétique, affuble le poète d'un "masque" ? L'éveil à la poésie fait découvrir au poète son autre moi, une autre vie, un autre monde possibles, avons-nous dit. Dans ce sens, qui est précisément celui qui la sanctifie, l'ivresse révèle une vérité enfouie, elle est tout le contraire d'un "masque". Mais Rimbaud a-t-il une foi totale dans le "poison", comme il va l'affirmer sous peu dans un mouvement impulsif de volontarisme et d'auto-affirmation ? Rien n'est moins sûr ! Nous avons déjà noté l'ironie constante, le doute qui imprègne les énoncés rimbaldiens les plus apparemment optimistes. Nous en avons ici un nouvel exemple. Ce que le locuteur envisage ici, me semble-t-il, c'est que la fameuse promesse délivrée par l'ivresse ne soit au fond qu'une illusion, que l'autre découvert en lui-même, le Poète voleur de feu qui prétend avoir "des secrets pour changer la vie" ("Délires" I) ne soit qu'une comédie qu'il se joue à lui-même, un "masque". Une saison en enfer, à longueur de pages, ne dit rien d'autre. Tout cela n'est que farce, mensonge, imposture : 

J'ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. Eh bien ! je dois enterrer mon imagination et mes souvenirs ! Une belle gloire d'artiste et de conteur emportée !
Moi ! moi qui me suis dit mage ou ange, dispensé de toute morale, je suis rendu au sol, avec un devoir à chercher, et la réalité rugueuse à étreindre ! Paysan !

                                                                  ("Adieu")

Rimbaud n'exprime pas seulement ce genre de désaveu dans Une saison en enfer. Les Illuminations laissent souvent percer un même scepticisme, même si c'est exprimé avec moins de violence (et encore ! cf. "Parade", par exemple !). 

   La "méthode" affirmée par le poème se confond absolument avec celle exposée dans la lettre à Demeny de mai 1871, où "les poisons" revêtent la même fonction d'instruments d'un dérèglement "raisonné" (donc méthodique) "de tous les sens". Comme dans notre poème, la référence aux "poisons" doit être comprise de façon partiellement littérale (usage des excitants), partiellement métaphorique (appel à l'imagination poétique) :

Le Poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences. Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême Savant ! Car il arrive à l'inconnu ! Puisqu'il a cultivé son âme, déjà riche, plus qu'aucun ! Il arrive à l'inconnu, et quand, affolé, il finirait par perdre l'intelligence de ses visions, il les a vues ! Qu'il crève dans son bondissement par les choses inouïes et innombrables : viendront d'autres horribles travailleurs ; ils commenceront par les horizons où l'autre s'est affaissé !

C'est cette "méthode" qui est tout aussi catégoriquement condamnée dans "Alchimie du verbe", deux ans plus tard. 

 

Nous n'oublions pas que tu as glorifié hier chacun de nos âges. 

Nous = je, pluriel de majesté désignant conventionnellement l'auteur, pluriel de modestie aussi qui permet au "je" de rester en retrait.

nos âges = les différentes époques de la vie de l'auteur. L'auteur se souvient qu'à plusieurs reprises dans le passé, le poison (c'est à dire ici la poésie) lui a permis d'élever sa vie au niveau d'un destin glorieux, d'échapper à la banalité quotidienne, d'ensemencer la réalité par l'utopie.

 

Nous avons foi au poison. 

oxymore

 

Nous savons donner notre vie tout entière tous les jours.

     Cette phrase assure en quelque sorte la généralisation du discours, déjà entamée avec la référence précédente aux anciens "âges", l'extension de la notion de "veille" à la vie entière du poète. C'est la vie entière du poète (la vie entière de l'humanité même peut-être à travers lui) qui nous est présentée comme une longue veille utopique, une longue attente au cours de laquelle le poison, loin d'entraîner la désillusion ou la mort, apparaît comme un viatique permettant à l'homme d'aller sans cesse de l'avant, de façon héroïque. Ici encore, il ne s'agit pas de céder à un optimisme béat : la notion de sacrifice qui est au cœur de cette phrase dit assez que les buts "glorieux" après lesquels court le poète (son Bien, son Beau, le bonheur, le "très pur amour", l'"éternité") sont des chimères hors d'atteinte, et mortelles ("Nous savons donner notre vie toute entière"). Mais il y a dans cette tension vers l'absolu une grandeur, un héroïsme que Rimbaud a coutume de rendre sensibles par l'emploi d'un registre épique, très perceptible dans nombre de ses textes, et l'image tragique qu'il donne de l'engagement poétique : thème du poète prométhéen promis à la dépravation, à la souffrance et à la mort dans les lettres du voyant ; naufrage du poète en quête de la liberté libre dans "Le Bateau ivre" ; ou encore, dans "Barbare", comparaison implicite de l'abnégation du poète avec cette folie polaire des explorateurs prêts à verser leur sang pour parvenir à planter sur le pôle le "pavillon en viande saignante" ; sans oublier son identification enthousiaste au sacrifice des Communeux sur l'autel de la justice sociale, dans plusieurs textes bien connus, etc.

 

Voici le temps des Assassins.

Guyaux p.72-73

les assassins = les conspirateurs de l'apocalypse, poètes et révolutionnaires.

[] "L'amour du mensonge", Les Fleurs du Mal, XCVIII. Conclusion

     La critique a repéré depuis longtemps dans le Rimbaud d'Une saison en enfer et des Illuminations la recherche intermittente d'une issue optimiste à la crise existentielle (esthétique et morale) mise en scène dans tant de ses textes, une refus hautement proclamé de l'abdication et du désespoir. Voir notamment le "Matin" et l'"Adieu" de la Saison, "Génie" dans Les Illuminations. "Matinée d'ivresse" fait partie des poèmes où, manifestement, la célébration de la poésie, et de la "méthode" qui est celle de l'auteur depuis les lettres du voyant, l'emportent vigoureusement sur les doutes que le poète a pu développer à leur égard. Ces doutes, cependant, restent suggérés à travers le choix d'un lexique potentiellement péjoratif ("poison", "masque") rappelant le thème baudelairien de la beauté comme "amour du mensonge"[], royaume de l'illusion.

Mais ne suffit-il pas que tu sois l'apparence,
Pour réjouir un cœur qui fuit la vérité ?
Qu'importe ta bêtise ou ton indifférence ?
Masque ou décor, salut ! J'adore ta beauté.

     Vu l'ignorance dans laquelle nous sommes de la chronologie interne précise de l'œuvre, il est vain de tenter de donner un sens biographique à ces résurgences d'"optimisme". Tout au plus peut-on selon moi remarquer qu'elles n'ont généralement pas, dans les Illuminations, le caractère ambigu d'un possible retour à la "sale religion d'enfance" qui perce parfois dans la Saison. On notera à ce propos, dans "Matinée d'ivresse" comme dans "Génie", le thème commun d'une foi maintenue en la "Promesse" mais en précisant immédiatement que, dans les deux cas, l'utilisation parodique d'un vocabulaire théologique accompagne une définition explicitement profane de cette "Promesse" : promesse fondée sur le génie créateur de l'Homme dans "Génie", sur la révélation due à l'"ivresse", c'est à dire en fin de compte sur le pouvoir de la poésie, dans "Matinée d'ivresse". 

la question de l'ironie (fongaro)

 

 

 

 

   


Bibliographie

 
Antoine Fongaro, "Quatre points dans Matinée d'ivresse", "Fraguemants" rimbaldiques, 1989, repris dans : De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.161-171.
André Guyaux, "Matinée d'ivresse au miroir des Paradis artificiels", Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, p.43-56.
Pierre Brunel, Éclats de la violence. Pour une lecture comparative des Illuminations. Édition critique commentée, José Corti, 2004, p.227-249.