|
Mouvement (Illuminations, 1873-1875)
|
|
Mouvement
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du
val
Et du strom.
Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent avec eux ;
Ils emmènent l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude.
Car de la causerie parmi les appareils,
—
le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit, roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique
motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, — leur
stock d'études ;
—
Eux chassés dans l'extase harmonique,
Et l'héroïsme de la découverte.
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole sur l'arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ?
—
Et chante et se poste.
|
|
Lexique |
|
Trombe
:
Brutal abat d'eau, synonyme de cyclone,
tornade, typhon.
Strom
:
Courant marin, en allemand. En français il
est représenté dans le composé "Maelstrom", nom
d'un tourbillon situé près de la côte norvégienne (1765, Encyclop.),
empr. au holl. Maelstrom «id.» (1595 ds NED),
lui-même composé de mal- (var. du holl. wall «tourbillon»
et de strøm «courant» (cf. FALK-TORP
et HELLQUIST, Svensk etymologisk Ordbok,
s.v. mals.
Source : TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé).
comfort
:
Rimbaud écrit à plusieurs reprises ce mot à
l'anglaise. Cf. "Solde" : "À vendre les habitations
et les migrations, sports, féerie et comforts parfaits, et le
bruit, le mouvement et l'avenir qu'ils font !" et
"Adieu" (Une saison en enfer) : "Et je redoute l'hiver parce que c'est la saison du
comfort !"
fuyard
:
Employé comme adjectif, le TLF donne ce mot
comme vieux ou littéraire. Il propose la définition et les
exemples suivants :
sens 2. Au fig. [En
parlant de choses]
a) Qui s'en va, qui s'écoule sans possibilité de retour
ni de retenue.
- [En parlant de choses abstr., en rapport généralement avec
le temps] Les heures les plus joyeuses de ces fuyardes journées
(BALZAC, E. Grandet, 1834, p. 170). Les
êtres trépignants, amoureux de l'utile, Passent le temps fuyard
à des combinaisons (CROS, Coffret
santal, 1873, p. 103).
b) Qui se dérobe, qui ne se laisse pas appréhender.
- Qui échappe à toute préhension. Les bras tendus vers
l'ombre fuyarde (MUSSET, Lettres
Dupuis Cotonet, 1836, p. 599).
- Qui échappe au regard en semblant s'éloigner indéfiniment. À
l'horizon fuyard, ni minaret, ni tour (GAUTIER,
Poés., 1872, p. 229).
Source : TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé).
|
Interprétations |
|
La mention
"op. cit." renvoie à la bibliographie proposée en fin de
page.
Mouvement
de lacet :
Ici, il s'agit probablement du roulis du
train circulant "sur la berge...". "le train qu'on
voit ici dominer un "val", et, depuis la
"berge", offrir aux voyageurs un panorama
spectaculaire" (Bruno Claisse, op. cit. p.122).
Sur son site internet, http://angelotmaudit.unblog.fr/index.php,
l'Angelot maudit cite la définition suivante du Dictionnaire
Général et grammatical des dictionnaires français de
Napoléon Landais et son Complément (Parution de 1851 et de
1854) : "Lacet : mouvement de lacet,
secousses alternatives qui se font sentir sur les chemins de fer et
qui sont très fatigantes pour les voyageurs…"
Le TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé) donne : "Mouvement de lacet
: Mouvement d'un véhicule (locomotive, avion) autour d'un axe
perpendiculaire aux axes de roulis et de tangage. Au mouvement général
de translation dont elle [la locomotive] est animée
se superposent des mouvements oscillatoires (...) connus sous les
noms de galop, de roulis, de recul et de lacet (HERDNER, Constr.
et conduite locomot., t. 1, 1887, p. 50)."
Étambot
:
"MAR. Forte pièce (de bois ou
de métal) qui termine l'arrière de la carène et qui porte, en général,
les ferrures du gouvernail. Pied, tête de l'étambot ; travée
de l'étambot. Gouvernail (...) à barre, tournant sur ses gonds
scellés dans l'étambot (HUGO, Travaill.
mer, 1866, p. 102)." Source : TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé). Cf. ci-dessous, la glose
de Bruno Claisse pour "passade".
Rampe
:
Plan incliné. Pour Bruno Claisse
(op.cit. p.123), le mot s'applique ici (dans le contexte suggéré
par le vers 1) à une voie de chemin de fer.
Cf. TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé) : "TRAV. PUBL., CH.
DE FER et dans la lang. cour. Bien entendu, pour la rapidité et l'économie
de la circulation, il y a tout intérêt à éviter les rampes trop
fortes, causes de pertes de temps et de consommation supplémentaire
de carburant (J. THOMAS, Route, 1951, p. 382)"
Passade
:
Le "TLF" propose l'occurrence du
terme chez Rimbaud en 1er sens du mot, avec la mention :
"Vieilli
ou régional" :
"1. Action de passer, passage.
a) [Avec déterm. désignant l'agent du procès] L'énorme
passade du courant (RIMBAUD, Illumin.,
1873, p.304).
b) [Avec déterm. désignant l'obj. du procès] Synon. transport.
Il ne reste plus qu'une dernière cérémonie à accomplir: «la
passade» du lit. Mariette a choisi le sien, il s'agit de le
transporter de chez le menuisier chez elle (PESQUIDOUX,
Chez nous, 1921, p.67)."
Source : TLF (I) Trésor
de la Langue Française (Informatisé).
Selon Bruno Claisse, Rimbaud évoque
ici "la passade du courant" "à l'étambot".
"Car l'étambot, la plus grande des pièces de forge qui entre
dans la construction des navires modernes, ne porte plus seulement,
à son arrière, les attaches du gouvernail, mais, à son avant,
l'arbre de l'hélice enmanché à l'arbre propulseur, lui-même mu
par la machine motrice. Ainsi le déverbal "passade" (que
le contexte impose de comprendre dans son acception première de
"passage rapide"), en régissant un terme
("courant") qui dénote en principe un dynamisme naturel,
souligne par lui-même un autre grand prodige de la science, celui
de la propulsion hélicoïdale..." (op. cit. p.123-124).
val
:
Les commentateurs divergent : Bruno Claisse y
voit une vallée : "le train qu'on
voit ici dominer un "val", et, depuis la
"berge", offrir aux voyageurs un panorama
spectaculaire" ( op. cit. p.122).
Pierre Brunel "le creux entre les énormes
vagues" (op. cit. 2004,
p.122).
Vaisseau
:
La majuscule mise au mot
"Vaisseau" indique une intention allégorique, confirmée
par l'utilisation du mot "arche" ("Un couple de jeunesse s'isole sur
l'arche") et par les autres allusions au Déluge ("À la
lumière diluvienne" ; "Ils emmènent l'éducation
/
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau"). Bruno
Claisse y décèle "l'allégorie scientiste du
Vaisseau-Progrès" (op. cit. p.139).
chimique
("nouveauté chimique"
; "Cherchant la fortune chimique personnelle").
Rimbaud emploie parfois les mots
"chimie", "chimiques" dans un sens élargi.
Confer "Soir historique" : "Puis
un ballet de mers et de nuits connues, une chimie sans valeur, et
des mélodies impossibles."
Au début de "Mouvement", le mot
désigne les nouveautés techniques, fondées sur de nouvelles combinaisons
de matériaux, des alliages inconnus. Lors de la deuxième
occurrence de l'adjectif, il faut probablement entendre derrière le
mot, comme dans "Soir historique", une allusion ironique
à l'alchimie, la poétique romantico-verlainienne dans un cas,
l'épopée moderniste dans l'autre, étant également raillées par
Rimbaud comme des formes dévoyées et illusoires de la quête
d'Inconnu, de la recherche d'une vérité essentielle. La
Techno-science moderne est à la fois une technique et une mystique,
une chimie et une alchimie.
de la causerie
:
Comprendre : "à partir de".
les
appareils : la "chaudière", qui produit l'énergie
nécessaire, et la "machine" proprement dite, qui transmet
cette énergie à l'hélice. Cf. Claisse, op. cit. p.139.
—
le sang ; les fleurs, le feu, les bijoux —
: selon Bruno Claisse, ces substantifs énumèreraient des
sujets de "causeries" scientifiques, bien dans l'esprit de
cet encyclopédisme éclectique qui était en faveur à l'époque de
Rimbaud. (op. cit. p.139).
stock
:
Ce mot d'origine anglaise n'a été admis par
l'Académie qu'en 1878. Il appartient au lexique de l'industrie et
du commerce, et semble donc employé ici (avec "études"
comme complément) par dérision (cf. Claisse, op. cit.
p.140).
roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique
motrice :
Albert Py explique ainsi
l'expression "route hydraulique motrice" : "Comme si
le chemin de la mer entraînait le navire dans son propre
mouvement" (op.cit. p.217).
Pour Bruno Claisse, il y aurait là
une comparaison entre la puissance de la science moderne et l'effet
protecteur d'une "digue brise-lames" combiné avec l'effet
dynamique attribué à l'eau (op. cit. p.140-141).
Sur son site internet, http://angelotmaudit.unblog.fr/index.php,
l'Angelot maudit suggère que cette "digue"
pourrait être tout simplement le "bord fuyard" du v.18, et que
Rimbaud aurait pu trouver éventuellement la comparaison suivante
dans le Dictionnaire Général
et grammatical des dictionnaires français de Napoléon
Landais et son Complément (Parution de 1851 et de 1854)
: « le bord est comme une digue ».
La citation, il est vrai, fait référence au bord d'une rivière,
mais elle a le mérite de montrer qu'une comparaison entre le bord
d'une embarcation et une digue n'aurait somme toute rien de bizarre
et serait plausible dans le contexte du poème.
Un couple de jeunesse :
"La biographie qui conduit certains
commentateurs à songer au couple Rimbaud/Verlaine ne doit pas nous
faire oublier que la "lettre du voyant" annonce la venue
de poètes-femmes : "elle sera poète elle aussi ! La
femme trouvera de l'inconnu !" (Claisse, op. cit.
p.143).
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants :
Bruno Claisse rapproche cette
formule de celle d'"Angoisse" :
Se peut-il [...] / Que des
accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité
sociale soient chéris comme restitution progressive de la
franchise première ?...
Il
ne s'agirait donc pas d'accidents atmosphériques naturels, comme on
l'entendrait normalement, mais de phénomènes
"surprenants" produits par la technique (la "lumière
diluvienne" et tout ce qui s'observe sur l'"arche" et
autour d'elle depuis le début du poème). (op. cit. p. &43)
Pierre
Brunel, au contraire, entend l'expression dans son sens courant.
Il glose : "C'est une manière de dire : par tous les temps,
même les plus insolites" (op. cit. 2004, p.711).
|
Commentaire |
|
Un poème en vers libres
Les
Illuminations sont un recueil de poèmes
en prose. Mais "Mouvements", bien qu'il appartienne
sans hésitation possible au projet des Illuminations (par
son thème, par une esthétique visant à inventer une forme
poétique nouvelle) ne peut pas être considéré comme un poème en
prose :
- la disposition typographique rappelle
celle des vers : le texte va à la ligne en cours de phrase.
- l'emplacement des alinéas ne correspond
même pas nécessairement avec des signes de ponctuation (virgule,
point-virgule) et l'on a parfois affaire à de véritables
enjambements ; dans ces cas, le passage à la ligne ne peut pas
être justifié par la syntaxe mais répond nécessairement à un
souci d'expressivité (rythme, mise en relief de mots clés, etc.)
ou à un principe de disposition typographique présupposé :
Ils emmènent
l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
- chaque ligne commence par une majuscule
- le manuscrit montre que Rimbaud,
lorsqu'il n'a pas assez de place pour faire tenir sa ligne dans la
largeur de la page (ce qui arrive à deux reprises) présente les
mots surnuméraires à droite de la page et en suscription, après
un crochet, convention graphique habituellement réservée aux
textes en vers.
- le poème est découpé en strophes (4
ensembles séparés par des blancs), caractéristique que l'on ne
retrouve pas dans les autres pièces des Illuminations.
On assiste à l'invention par Rimbaud
d'une pratique poétique nouvelle, qui sera appelée plus tard le vers
libre.
Structure du texte
Comme
on vient de le dire, le texte est divisé en quatre strophes.
Chacune de ces strophes trouve son unité autour d'un verbe
principal (plusieurs dans la 2° et la 4° strophes), surlignés en
vert dans le texte ci-dessous, et du (ou des) sujet(s) qui le(s)
commande(nt), en gras dans le texte ci-dessous :
Le mouvement de
lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les
lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.
Ce sont les conquérants du monde
Cherchant la fortune chimique personnelle ;
Le sport et le comfort voyagent
avec eux ;
Ils emmènent
l'éducation
Des races, des classes et des bêtes, sur ce Vaisseau.
Repos et vertige
À la lumière diluvienne,
Aux terribles soirs d'étude.
Car de la causerie parmi les appareils, — le sang, les fleurs, le feu, les bijoux —
Des comptes agités à ce bord fuyard,
— On voit,
roulant comme une digue au-delà de la route hydraulique motrice,
Monstrueux, s'éclairant sans fin, — leur stock d'études
; —
Eux chassés dans l'extase harmonique,
Et l'héroïsme de la découverte.
Aux accidents atmosphériques les plus surprenants
Un couple de jeunesse s'isole
sur l'arche,
— Est-ce ancienne sauvagerie qu'on pardonne ? —
Et chante et se
poste.
Chaque strophe est donc en gros une phrase, consacrée à un thème
distinct. La première a pour sujets des noms contenant une idée de
mouvement : "mouvement", "gouffre",
"célérité", "passade" ; la strophe célèbre
la rapidité des moyens de transport modernes (le bateau, le train).
La seconde aborde le thème des voyageurs ("les conquérants du
monde") et de leur projet de conquête fondé sur l'éducation
(leur supériorité scientifique) : "ils emmènent
l'éducation". La troisième, centrée sur le groupe verbal
"on voit", introduit une focalisation (verbe
"voir") impliquant point de vue extérieur et prise de
distance, de la part d'un sujet encore indéfini ("on")
mais que la quatrième strophe précisera. La quatrième strophe,
enfin, révèle un observateur collectif ("un couple de
jeunesse") par qui toute la scène semble avoir été vue et
jugée : elle confirme l'existence d'un point de vue subjectif
souligné par le sens des verbes ("s'isole", "se
poste" surtout), coïncidant probablement avec celui de
l'auteur (puisque ce couple "chante" c'est qu'il est
poète, le "chant" est traditionnellement utilisé comme
métaphore de la "poésie"). Il y a donc dans ce texte une
thèse, philosophique, ou plutôt politique, dont le poème est
l'illustration allégorique : une sorte d'apologue.
Strophe 1
Bruno Claisse (op. cit. p.122-125) a proposé pour cette première
strophe un principe de lecture "en alternance" qui a le
mérite de
rendre claire une description passablement embrouillée.
C'est cette interprétation que je vais tenter de résumer
simplement ici.
Bruno Claisse a remarqué que certains termes de
cette première strophe pouvaient appartenir au vocabulaire
technique des chemins de fer : ainsi un "mouvement de
lacet" est une oscillation du convoi perpendiculaire au sens de
la marche (un effet de "roulis") ; le mot
"rampe" est le terme consacré pour désigner une voie
ferrée en pente : dans le contexte ferroviaire suggéré par
l'expression "mouvement de lacet" au vers 1, le vers 3
peut donc se comprendre comme l'évocation d'un train se lançant
"avec célérité" à l'assaut d'une rampe. Par contre, le
vers 2 (avec la présence du mot "étambot") concerne
nécessairement la navigation, et le vers 4 (avec la présence du
mot "courant") aussi.
On peut dès lors se demander si Rimbaud
n'a pas tenté dans cette première strophe, sur le modèle de ce
qu'il avait fait avec "Marine", l'entrelacement de deux
descriptions distinctes selon un principe régulier d'alternance :
Le mouvement de lacet sur la berge des chutes du fleuve,
Le gouffre à l'étambot,
La célérité de la rampe,
L'énorme passade du courant
Mènent par les lumières inouïes
Et la nouveauté chimique
Les voyageurs entourés des trombes du val
Et du strom.
On aurait ainsi d'une part un train,
circulant sur la berge d'un fleuve dont le cours est
rendu accidenté par la présence de chutes d'eau
s'effondrant par trombes dans le val (partie
surlignée en vert) ; d'autre part un
bateau à vapeur, que son hélice, logée dans l'étambot, propulse
à toute vitesse comme s'il était emporté par un énorme
courant, un strom, et qui produit sur son arrière
un tourbillon d'écume comparable à un gouffre (partie
surlignée en jaune). Les deux descriptions
auraient malgré tout une partie commune en ce que le bateau à
vapeur, comme le train, plongeraient tous deux leurs voyageurs dans
des lumières inouïes (éclairage électrique nocturne ou
lumières symboliques du Progrès ?) et dans la nouveauté
chimique, c'est à dire dans les expérimentations nouvelles,
les nouveaux assortiments de matériaux de la technique
contemporaine. Cette partie commune contient le verbe principal dont
le sens convient aux deux machines (nous laissons cette partie
commune non surlignée dans le texte ci-dessus).
Le
sujet de cette première strophe est donc la vitesse, moderne
merveille due aux progrès techniques. L'adjectif
"inouïes" appliqué au terme "lumières" (dont
nous avons déjà mentionné la possible connotation symbolique)
souligne le registre "merveilleux" de la description. On
rappellera aussi que c'est le mouvement qui est ici le sujet
grammatical du verbe de la phrase et non les voyageurs qui sont en
position d'objet. Les êtres humains apparaissent donc
irrésistiblement entraînés par un mouvement qui est au premier
niveau celui des de la locomotive et du bateau mais, plus
philosophiquement, celui de la modernité en général : la mystique
du progrès technique.
L'idée de mouvement est aussi portée par
le dynamisme dû à la versification. En effet, le découpage de la
phrase en segments distincts a d'abord pour conséquence de placer
en position initiale de vers les quatre sujets parallèles de
construction identique (article défini + nom). Cette anaphore
génère un effet de relance rythmique. De même, les enjambements
des vers 5 et 7, obtenus par le détachement d'un groupe nominal
coordonné : "Et la nouveauté... / Et du storm",
équivalent à une double relance rythmique. On mesure ainsi à quel
point la technique du vers libre contribue à l'élan de la phrase.
Le découpage en vers permet aussi, en fin de ligne, de susciter des
rapprochements phonétiques comme le son /an/ dans les mots "courant-rampe-étambot",
/i/ dans les mots "inouïs-chimiques",
ou la séquence /trom/ dans "trombes-strom"
Strophe 2
En abordant le chapitre des voyageurs, la seconde strophe confirme
et accentue la tonalité épique du texte ("Ce sont les
conquérants du monde") mais, en même temps, infléchit le
discours dans un sens ironique.
Les moyens techniques modernes offrent à
ceux qui les contrôlent l'opportunité d'étendre leur pouvoir sur
le monde. Rimbaud rejoint ici une célébration de la science qui a
marqué la littérature de la seconde moitié du XIXe siècle
: qu'on se souvienne seulement du Tour du monde en quatre-vingts
jours et de l'œuvre entière de Jules Verne. Les poètes n'ont
pas été les derniers à rallier le camp du lyrisme industriel
(Hugo et autres).
Cependant, chacun des mots par lesquels
Rimbaud feint de célébrer l'esprit conquérant de ses
contemporains ("cherchant la fortune chimique
personnelle") semble avoir été choisi pour éveiller des
connotations ironiques.
Le mot "fortune" associé à
l'adjectif "personnelle" est ambigu. La fortune, c'est la
chance (la "bonne fortune"), le
bonheur, mais c'est aussi l'argent. La phrase peut donc vouloir dire
que chacun des voyageurs recherche sa formule personnelle du
bonheur. Mais si l'on donne au mot "fortune" le sens de
"richesse", la phrase en vient à signifier que
l'enrichissement égoïste est la principale motivation de ces
voyageurs.
Le mot "chimique" rappelle la
"nouveauté chimique" de la première strophe, dont nous
avons fait un synonyme de "nouveauté technique". Mais
ici, associé au verbe "cherchant" et donc à l'idée de
quête, il éveille pour le lecteur de Rimbaud la notion d'alchimie,
c'est à dire la recherche d'un idéal, d'une vérité essentielle.
La "chimie", c'est à dire la technique, serait-elle donc
la seule "alchimie", c'est à dire le seul idéal de ces
hommes d'aujourd'hui ? C'est ce que suggère le texte : le culte de
la technique est devenu une mystique, une sorte de religion. C'est
la religion du progrès, dont nous venons de voir qu'elle est aussi
une religion de l'argent ("fortune") et de la réussite
individuelle ("personnelle").
Les valeurs de cette nouvelle humanité
sont en outre d'une platitude désolante : "sport" et
"comfort". Les deux mots riment entre eux et ils ont été
choisis pour évoquer le mode de vie britannique. L'Angleterre est,
au XIXe siècle, le pays du monde le plus industrialisé
et aussi celui qui possède le plus grand empire colonial, c'est
d'Angleterre que viennent les standards de vie modernes, le goût du
"comfort" notamment, que Rimbaud orthographie avec un
"m", à l'anglaise. Rimbaud s'est en outre amusé à faire
de ces deux mots "sport" et "comfort" les sujets
du verbe "voyagent", ce qui tend à les personnifier et à
en faire des sortes de dieux tutélaires de nos modernes conquistadors.
La phrase suivante précise la portée
socio-politique du texte. En mentionnant les "races" et
les "classes" comme étant l'objet des attentions
pédagogiques de ses voyageurs ("l'éducation / des races, des
classes et des bêtes"), Rimbaud en fait implicitement des
bourgeois et des colonisateurs. Les "bêtes", troisième
terme de l'énumération, ne sont là probablement qu'à titre de
clin d'œil humoristique, dans le cadre de la comparaison qui surgit
à la fin de cette strophe.
Rimbaud, en effet, en vient maintenant à
préciser en quel lieu se trouvent ses personnages : sur un
"Vaisseau". On notera déjà la majuscule mise à ce mot,
qui tend à l'élever au rang d'allégorie. Allégorie du Progrès
sans aucun doute, que ce navire sur lequel est embarquée la
civilisation moderne. L'adjectif "diluvienne", deux vers
plus loin, est un nouveau clin d'œil (surtout pour le lecteur qui
connaît l'importance du motif du Déluge dans l'œuvre de Rimbaud).
Mais enfin, au cas où ce lecteur serait insuffisamment perspicace,
on trouvera bientôt le mot "arche" (strophe 4) pour
mettre les points sur les "i". Ce "Vaisseau" est
bien une nouvelle "arche de Noé" (d'où "les
bêtes"). Elle est en effet semblable à l'arche de la Bible
dans la mesure où elle entraîne les hommes vers un monde nouveau
et meilleur, les pouvoirs nouveaux de la technique ayant pour
vocation de faire accéder l'humanité à l'abondance matérielle,
à l'universelle harmonie et au Bonheur annoncés par les prophètes
du Progrès. Rimbaud ne fait que reprendre ici, en réalité, une
métaphore qui a déjà servi, notamment à Hugo à la fin de la Légende
des siècles (confer "Pleine mer" et "Plein
ciel").
Ces "bourgeois" et ces
"colonisateurs", les derniers vers sont là pour nous le
rappeler, sont aussi des savants. Ils consacrent leurs
"soirs" à la discipline de "l'étude". C'est en
effet leur savoir qui fait leur force. Nous l'avons vu, c'est par
"l'éducation" qu'ils étendent leur pouvoir sur "les
races" et "les classes". Or le travail intellectuel
est pour Rimbaud à la fois "repos" et
"vertige". Il exige l'un, le "repos" ; il
entraîne l'autre, le "vertige" devant l'immensité des
connaissances et l'immensité du pouvoir qu'elle confère à l'homme... C'est aussi pour cette raison que ces
heures consacrées à l'étude sont "terribles"
(terrifiantes). Rimbaud exprime toujours, par rapport au Savoir, une
attirance teintée d'effroi. Confer, par exemple,
"Ouvriers" dans Les Illuminations : "l'horrible
quantité de force et de science que le sort a toujours éloignée
de moi."
Strophe 3
La
conjonction de coordination causale ("car") qui relie la
strophe 3 à la précédente incite à considérer cette nouvelle
étape du texte comme le développement ou la justification de ce
qui précède. De fait, on constate que cette strophe 3 reprend le
mot "étude" figurant à la fin de la strophe 2 : "Repos et vertige
/ À la lumière diluvienne, / Aux terribles soirs d'étude"
sous la forme : "On voit [ ... ] leur stock d'études". Et
il développe les sentiments d'effroi et d'exaltation précédemment
exprimés par les mots "terribles" et "vertige".
On retrouve l'idée de "Terrible" dans
"monstrueux" et celle de "vertige" dans
"extase harmonique" et plus généralement dans les deux
derniers vers de la strophe : "Eux chassés dans l'extase
harmonique, / Et l'héroïsme de la découverte". Ces deux vers
finaux justifient et expliquent parfaitement le mot
"vertige" : les occupants du Vaisseau sont
"chassés", c'est à dire irrésistiblement attirés par
l'attrait de la découverte, entraînés dans une quête du Nouveau
qu'ils vivent à la fois comme un danger (le mot
"chassés" connote bien cette nuance dépréciative) et
une exaltante marche au bonheur (l'"harmonie", la
"nouvelle harmonie" (À une raison), sont chez Rimbaud des
formulations superlatives de l'Idéal, du bonheur dans sa
plénitude).
La fonction principale de cette strophe 3 est de
donner figure à ce sentiment mélangé d'exaltation et de terreur
sous la forme d'un spectacle fantastique. Cette
vision est affectée à un observateur indéfini, "on",
qui représente le point de vue du narrateur mais qui peut
représenter aussi celui des voyageurs. En effet, une sorte de place
est affectée à ce "on", place assez indéfinie elle
aussi, il est vrai : "de la causerie parmi les appareils, [...]
/ Des comptes agités à ce bord fuyard / —
On voit [...] ". Cette
préposition répétée (de, des) ne peut que désigner le lieu
d'où l'"on voit" : elle est l'équivalent d'un "à
partir de". Malgré l'imprécision voulue de la formule, on
peut donc imaginer que les occupants du bateau, depuis l'endroit où
se déroule leur "causerie" (discussions scientifiques,
politiques et d'argent, comme semblent l'indiquer les termes entre
tirets, ou le mot "comptes"), au milieu des
"appareils" (la chaudière et la "machine" du
navire ?), aperçoivent un fascinant spectacle. Ils voient une "digue",
qui n'est peut-être rien d'autre que le "bord fuyard" du
navire (à l'avant ou plutôt, sans doute, à l'arrière du bateau, ce n'est pas bien
clair), une digue qui paraît "rouler" (parce qu'elle est
portée par les vagues sans doute, ce n'est
pas bien clair non plus), "au delà de la route hydraulique
motrice" (c'est à dire : à l'extrémité de la route d'eau,
du sillage du bateau). Cette dernière image attribue
métaphoriquement au sillage le dynamisme qui est en fait celui du
navire et de sa machine à vapeur. Elle suggère une force merveilleuse qui aspire ou propulse le
bateau. Or, ce spectacle apparaît au narrateur comme la
représentation fantastique et "monstrueuse" du
"stock d'études", c'est à dire du Savoir moderne.
Grammaticalement, c'est en effet le syntagme "leur stock
d'études" qui est le complément d'objet direct du verbe
"on voit". Ce complément abstrait d'un verbe concret
paraît être une impossibilité logique, sauf si l'expression
"leur stock d'études" désigne non pas les études
elles-mêmes mais ce qu'elles servent à fabriquer, leur produit
matériel, les techniques modernes telles qu'elles se manifestent
dans le spectacle féerique que le narrateur a présentement sous
les yeux (les machines, le sillage, le bateau tout illuminé et
fendant les eaux à toute vitesse). Comme
toujours, le texte développe l'image simultanément dans des
registres contradictoires : la lumière (une lumière nocturne ?),
qui éclaire comme un projecteur de théâtre la digue roulante, en
donne une représentation majestueuse et fascinante ; le mot
"stock", par contre, qui compare la science à un amas de
marchandises, est lourd d'ironie et la locution adverbiale
"sans fin" ("s'éclairant sans
fin") suggère l'idée
très rimbaldienne de la lenteur de la science. Dans de nombreux
textes Rimbaud présente la science comme un travail harassant et
infini par lequel il est illusoire de croire accéder à cet absolu
auquel l'homme aspire (cf. notamment "L'Éternité",
"L'Éclair" ...).
Strophe 4
La strophe 4 matérialise dans un couple de personnages ce mouvement
de recul, cette distance ironique que nous avons observés à
maintes reprises dans le texte. Ce couple incarne la jeunesse,
l'amour (puisqu'il s'agit d'un "couple") et la poésie
(puisqu'il "chante"). De ce triple point de vue, qui est
celui de l'idéal rimbaldien, l'odyssée conquérante du Vaisseau-Progrès
mérite quelques réserves : nous savons lesquelles. Pour cette
raison, le "couple de jeunesse s'isole", tout en observant
attentivement ("se poste") car bon gré, mal gré, il est
embarqué sur le même bateau que les autres.
Il est probable que dans cette fin de
poème, Rimbaud continue de filer l'allégorie, c'est à dire impose
une lecture à deux niveaux.
Au premier, nous sommes sur un bateau
ordinaire, soumis aux habituels "accidents
atmosphériques" de toute traversée maritime : paquets de mer,
coups de roulis, etc. Nos jeunes gens se mettent à l'abri, loin de
la foule. Peut-être sont-ils encore timides ("Est-ce ancienne
sauvagerie qu'on pardonne ?"). En tout cas, ils
"chantent", tandis que les autres voyageurs subissent.
Peut-être Rimbaud se souvient-il ici de ses traversées de la
Manche en compagnie de Verlaine.
Au second niveau, au niveau allégorique,
le bateau représente l'arche, le salut de l'humanité par la
technique et la modernité. "L'ancienne sauvagerie" prend
un sens plus philosophique, c'est le thème du barbare, si fréquent
chez Rimbaud. Nos deux poètes restent sceptiques face à la
modernité parce que quelque chose les rattache encore à ce fonds
primitif et païen qui résiste aux mensonges de la civilisation.
Enfin, les "accidents atmosphériques surprenants", qui
semblent les laisser insensibles, pourraient être ce que Rimbaud
appelle dans "Angoisse" les "accidents de féerie
scientifique", ces trouvailles insoupçonnées de la science
qui suscitent l'admiration des foules humaines et l'espoir en des
lendemains meilleurs, mais qui laissent sceptiques ceux qui on pris
conscience des contradictions de ce qu'on appelle Progrès, dans
notre société.
|
Bibliographie |
|
|
Albert Py, Les
Illuminations, édition commentée, Minard-Droz, 1969,
p.216-219. |
Michael Riffaterre,
"Sémantique du poème", Cahiers de l'Association
internationale des études françaises, 1971 (où il est
question du "mouvement de lacet", p.138-139).
En ligne :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1971_num_23_1_978
|
Le
texte poétique et sa signification, par Michel Charolles,
dans le numéro spécial Rimbaud de la revue Europe, pages
97-113, mai-juin 1973.
|
Notule rimbaldienne, par Antoine
Fongaro, dans Studi francesi, sept.-déc. 1975, p.481 (sur Blaise Pascal et la
"route hydraulique motrice"). |
Pierre
Brunel, Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, pages
175-176, Champ vallon, 1983 et Rimbaud : Projets et réalisations, par Pierre Brunel, pages
253-254 et 275-277, 1983. |
A propos de Mouvement, par Michel Murat, dans Parade
sauvage n°4, pages 69-77, septembre 1986. |
Un rapprochement intéressant dans "Ouvriers"
"particuliers", par Antoine Fongaro, dans "fraguemants"
rimbaldiques,
Presses universitaires de Toulouse-Mirail, page 85, 1989.
|
Marine et Mouvement, à rebours du
verslibrisme, par André Guyaux, Duplicités de Rimbaud,
Champion-Slatkine, pages 165-177, 1991.
|
L'Art de Rimbaud, par Michel
Murat, pages 437-462 (Chapitre sur Le vers libre), et plus
précisément : 454-458 et 461-462, José
Corti, 2002.
|
"Le mouvement de
lacet", un slogan en moins pour l'autonomie du poétique, de Mouvement
à Marine, par Bruno Claisse, dans Parade sauvage
n°19, p.117-146, décembre 2003.
|
"Mouvement",
par Pierre Brunel, Éclats de la violence, José Corti,
2004, p.705-707. |
Bruno Claisse, "La mise à l'écart des fantasmagories modernes.
De Mouvement à Marine", Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques
Garnier, 2012, p.227-258. |
|
|
|