LETTRES À ERNEST DELAHAYE DE 1875
Rimbaud traverse, pendant les années 1875-1876,
une période d'extrême irrésolution qui se résoudra
en mai 1876 par son engagement parmi les
mercenaires combattant aux Indes néerlandaises. Il se lance dans
l'apprentissage du piano et de différentes langues, songe à
s'engager dans la guerre civile espagnole du côté des Carlistes,
envisage divers voyages et souhaite même passer un baccalauréat
scientifique comme on le comprend dans la deuxième partie de sa
lettre du 14 octobre (ci-dessous).
Le 13 février 1875, il quitte Charleville
pour Stuttgart où il compte apprendre
l'allemand. Il trouve logement
chez un certain Docteur Wagner, dont il dessine la maison à quatre
étages dans l'entête de sa lettre à Delahaye bizarrement datée de
"février 75" alors qu'elle a été envoyée le 6 mars (cachet de la
poste).

Verlaine, sorti de prison le 16 janvier, lui
rend aussitôt visite. C'est à cette occasion que Rimbaud lui transmet la liasse de manuscrits des Illuminations, avec charge de
les faire parvenir à Germain Nouveau "pour publication".
La lettre du 6 mars raconte ces retrouvailles. Rimbaud y laisse deviner à leur ami
commun, Delahaye, la façon dont il a pu tester la sincérité de la
conversion de Verlaine en prison. Il ne le reverra plus jamais après cet
épisode et ne l'appellera désormais dans ses lettres que "le Loyola".
En juin 1875, après quelques aventures et mésaventures,
Rimbaud est de retour à la maison. La seconde lettre ci-dessous a été postée à Charleville. Elle est
datée du 14 octobre. Né le 20 octobre 1854, Rimbaud va donc avoir
vingt et un ans quand il annonce à Delahaye qu'il est appelé
sous les drapeaux. Pour peu de temps, car il appartient, comme il le
dit, à la "deuxième portion du contingent". On appelait ainsi, à
son époque, la partie de chaque classe d'âge qui, ayant tiré le
bon numéro, n'avait qu'un an de service militaire à accomplir (les
chanceux ! leurs
malheureux congénères devaient faire cinq ans). En outre, son frère
aîné Frédéric s'étant engagé, Arthur ne devait à la patrie qu'une
courte période d'instruction militaire (cf. Lefrère,
Correspondance, Fayard, 2007, p.208, n.3 et 4).
Nous tentons de respecter dans la reproduction du texte la
configuration particulière de la première page. C'est le dernier
texte de Rimbaud qui puisse être assimilé, de par cette
configuration, à une production poétique. Ce passage a eu un
puissant écho dans la réception critique. André Breton en a fait un
célèbre commentaire pince-sans-rire, le célébrant comme l'une des
"deux cimes" de l'œuvre (avec Dévotion), "testament poétique
et spirituel" du génial Rimbaud. Au point que certains éditeurs ont
cru possible d'insérer cette partie de la lettre dans l'œuvre
poétique
sous le titre de "Rêve". D'autres refusent cette caractérisation
générique et décrivent plutôt le morceau comme une saynète (avec
dialogue et didascalies) intégrée sans solution de continuité au
sein d'une lettre. Ou encore un livret d'opérette, avec lequel
l'"opéra fabuleux" rimbaldien, dit par exemple Yves Bonnefoy, tourne
au "sordide" (Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961, p.169-170).
Ce n'est pas le seul de ses textes, en tout cas, où Rimbaud se sera
ingénié à mêler lyrisme et zutisme, et à mettre en scène les
diverses voix qui dialoguent dans ses "rêves".
Excellents fac-similés en
couleur dans : Arthur Rimbaud, Correspondance, présentation
et notes de Jean-Jacques Lefrère, 2007, Fayard.
En
ligne dans : BnF. Archives Manuscrits. Catalogue
« Arthur Rimbaud. Œuvres et Lettres ».
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10021498f
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À Ernest
Delahaye, 5 mars 1875
À Ernest Delahaye, 14 octobre 1875
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À
ERNEST DELAHAYE
6 mars 1875
BNF (Bibliothèque
Nationale de France).
NAF 26499 Folio36
NQ-C-015087
La date du manuscrit pose
problème. Le signe qui précède le mot février dans l'entête de
la lettre est confus (cf. image ci-dessus). La plupart des
éditeurs lisent 5 ou 3 février, dates impossibles puisque
Rimbaud est parti de Charleville le 13 février. Le cachet de la poste sur
l'enveloppe indique : "6 mars 1875" (cf. PB p.936), date
beaucoup plus vraisemblable puisque Rimbaud signale dans sa
lettre qu'il part le 15 (mars) et qu'il n'a plus qu'une semaine
à passer chez Wagner. Rimbaud se serait-il trompé de mois, par
distraction (hypothèse généralement avancée) ? Aurait-il
simplement écrit "février 75", le signe précédant cette date
n'étant qu'un gribouillis (solution avancée par Ducoffre, blog
Rimbaud ivre, 24 septembre 2011) ?
La lettre est agrémentée de
dessins illustrant son contenu : un croquis de maisons, force bouteilles de Riessling,
un autoportrait du poète en tenue d'Adam en train d'expulser le
superflu de la boisson, et autres graffiti phalliques.
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Stuttgart,
[?] février 75.
Verlaine est arrivé ici l'autre jour, un chapelet aux pinces... Trois
heures après on avait renié son dieu et fait saigner les 98 plaies de N.S. Il est resté deux jours et demi, fort raisonnable et sur ma
remonstration s'en est retourné à Paris, pour, de suite, aller finir
d'étudier là-bas dans l'île.
Je n'ai plus qu'une semaine de Wagner et je regrette cette
argent payant de la haine, tout ce temps foutu à rien. Le 15 j'aurai Ein
freundliches Zimmer n'importe où, et je fouaille la langue avec
frénésie, tant et tant que j'aurai fini dans deux mois au plus.
Tout est assez inférieur ici —
j'excèpe un : Riessling, dont j'en vite un ferre en fâce des gôdeaux
gui l'onh fu naîdre, à ta santé imperbédueuse. Il soleille et gèle,
c'est tannant.
(Après le 15, Poste restante Stuttgart.)
À
toi.
Rimb.
Sommaire |
À
ERNEST DELAHAYE
14 octobre 1875
BNF (Bibliothèque
Nationale de France).
Steve Murphy (SM-IV, 80-82) fait
remarquer que le manuscrit ne différencie pas aussi nettement que
la plupart des éditions la typographie du poème et celle de la
lettre. Pour cette raison, il préfère une édition
"diplomatique" du texte, c'est à dire respectant
scrupuleusement (par prudence diplomatique) la disposition
ambiguë du manuscrit.
Nous essayons de suivre ce
principe, et nous imitons la disposition en trois feuillets qui
est celle du manuscrit. On peut voir une bonne reproduction de ce
manuscrit dans l'édition Lefrère de la Correspondance (Fayard,
2007), entre les p. 336 et 337.
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14 8bre 75
Cher ami,
Reçu le Postcard et la lettre de V. il y a
huit jours. Pour tout simplifier, j'ai dit
à la Poste d'envoyer ses restantes chez moi
de sorte que tu peux écrire ici, si encore rien
aux restantes. Je ne commente pas les
dernières grossièretés du Loyola, et je
n'ai plus d'activité à me donner de ce côté-là
à présent, comme il paraît que la 2e
"portion" du "contingent" de la "classe
74"
va-t-être appelée le trois novembre "suivnt"
ou prochain : la chambrée de nuit : "Rêve".
On a
faim dans la chambrée —
C'est vrai...
Émanations, explosions. Un génie :
" Je suis le Gruère ! " —
Lefêbvre :
" Keller ! "
Le Génie : " Je suis le Brie ! " —
Les soldats coupent sur leur pain :
" C'est la vie ! "
Le Génie. — " Je
suis le Roquefort ! "
— Ça
s'ra not' mort !...
— Je suis
le Gruère
Et le Brie... etc.
— Valse —
On nous a joints, Lefêvre et moi ...
etc —
de telles préoccupations ne
permettent que de
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s'y absorbère. Cependant renvoyer
obligeamment, selon
les occases, les "Loyolas"
qui rappliqueraient.
Un petit service : veux-tu me
dire
précisément et concis — en quoi consiste
le "bachot"
"ès
sciences" actuel, partie
classique, et mathém., etc. — tu me dirais
le
point de chaque partie que l'on doit
atteindre : mathém., phys., chim.,
etc.,
et alors des titres, immédiat, (et le moyen
de se procurer) des
livres employés dans
ton collège ; par ex. pour ce "Bachot",
à moins que ça ne change aux diverses
universités : en tout cas, de
professeurs ou
d'élèves compétents, t'informer à ce point
de vue que
je te donne. Je tiens
surtout à des choses précises, comme il
s'agirait de l'achat de ces livres
prochainement. Instruct. militaire
et
"Bachot", tu vois, me feraient deux
ou trois agréables
saisons ! Au diable
d'ailleurs ce "gentil labeur". Seulement
sois assez bon pour m'indiquer le plus
mieux possible la façon comment
on
s'y met.
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Ici rien de rien.
J'aime à penser que le
Petdeloup
et les gluants pleins d'haricots
patriotiques ou non ne te
donnent
pas plus de distraction qu'il ne t'en faut.
Au moins ça ne schlingue pas
la neige, comme ici.
À toi "dans la mesure de mes faibles
forces".
Tu écris :
A. RIMBAUD.
31, rue S[ain]t-Barthélémy
Charleville (Ardennes), va sans dire.
P.S.—
La corresp. "en passepoil" arrive
à ceci que le "Némery"
avait confié
les journaux du Loyola à un
agent de police pour
me les
porter !
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