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Voix du fou / Voix du sage
Alchimie du verbe est un récit
rétrospectif. Le "sujet énonciateur" est sensé y porter sur sa folie
passée le point de vue critique de celui qui en est revenu. C'est sa
voix que j'appelle, pour faire court, la "voix du sage". C'est cette
voix que l'on perçoit tout au long du chapitre dans des
commentaires dépréciatifs comme : "Aucun des sophismes de la folie, — la folie qu'on
enferme, etc.". C'est à elle aussi
qu'il faut attribuer des modalisations comme l'emploi du verbe
"sembler" dans : "À chaque être,
plusieurs autres vies me semblaient dues". L'emploi
d'un tel verbe correspond à une prise de distance, de la part de
l'énonciateur : il signifie au lecteur que ce n'est pas celui qui raconte
qui abrite de telles idées, mais celui dont l'histoire est racontée, le "fou" donc, C'est
encore à la voix du "sage" qu'il
faut attribuer l'usage de "comme si" dans : "Sur la mer, que
j'aimais comme si elle eût dû me laver d'une souillure [...]".
Cette locution signifie que
le locuteur se trompe en supposant à la mer
un pouvoir rédempteur, en lui attribuant (comme Rimbaud dans Le
Cœur supplicié) une fonction messianique.
Mais observons le paragraphe :
À chaque être, plusieurs autres vies me
semblaient dues. Ce monsieur ne sait ce qu'il fait :
il est un ange. Cette famille est une nichée de
chiens. Devant plusieurs hommes, je causai tout haut
avec un moment d'une de leurs autres vies. — Ainsi,
j'ai aimé un porc.
Il est aisé de remarquer
que le ton distancié de la première phrase disparaît dans les
suivantes. Le présent y remplace le passé simple. L'expression de la
certitude remplace celle du doute. La voix du fou a pris le
relais de la voix du sage. Ce genre de polyphonie est constant dans
Une saison en enfer et il est rarement aussi facile à
détecter que dans l'exemple que nous venons d'observer.
L'interprétation correcte, pourtant, en dépend.
***
Abordons maintenant le discours sur le bonheur :
Je devins un opéra fabuleux : je vis que tous les
êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est
pas la vie, mais une façon de gâcher quelque force,
un énervement. La morale est la faiblesse de la
cervelle.
Comme dans le paragraphe
des "autres vies", la phrase initiale suggère une distance de
l'énonciateur : c'est lorsque l'alchimiste du verbe devient un
"opéra fabuleux" (une expression suggérant une certaine
confusion mentale) qu'il profère la fameuse sentence, objet de notre enquête. Qu'entend Rimbaud par
"opéra fabuleux". La critique explique généralement la formule en
référence avec le poème Âge d'or. En effet, le brouillon d'Alchimie du verbe
qui nous est parvenu montre que Rimbaud, tout de suite après avoir écrit : "Je devins un
opéra fabuleux", avait eu primitivement l'intention d'insérer
Âge d'or. Le poème orchestre un concert de voix. Le sujet
lyrique entretient une conversation avec de "multiples sœurs", qui
semblent représenter des voix intérieures. Le ton du dialogue est
"si gai, si facile", les voix entendues si proches du chant, qu'on
les a parfois comparées à des voix de sirènes, sirènes de l'évasion
poétique, du "dégagement rêvé". L'adjectif "fabuleux", traduisible
par "extraordinaire", n'est pas sans connoter l'extravagance,
l'affabulation. En
langage psychiatrique, puisque, selon Rimbaud, sa crise relève de la
"folie", on parlerait d'hallucinations auditives.
Dans ce brouillon, Rimbaud fait suivre le poème de quelques lignes qui
en prolongent le sens et assurent une transition avec "je vis que
tous les êtres ont une fatalité de bonheur". Je reproduis le passage
d'après mon site, où cette transcription est assortie d'un grand
nombre de notes concernant biffures, surcharges et
additions marginales utiles à consulter :
*Éternité
De
joie, je devins un
opéra fabuleux.
*Âge
d’or.
C’était ma vie éternelle,
non écrite, non chantée, — quelque
chose comme la Providence
à laquelle on croit et qui ne chante
pas.
Après ces nobles minutes, stupidité
complète. Je vis une
fatalité de bonheur
dans tous les êtres : l’action
n’était qu’une façon de
gâcher une satiété de vie :
au hasard sinistre et doux,
énervement, errement.
La morale était la faiblesse de la
cervelle.
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Le narrateur commente : "C’était
ma vie éternelle,
non écrite, non chantée, — quelque
chose comme la Providence
à laquelle on croit et qui ne chante
pas".
On vient juste de lire "Elle est retrouvée ! /
Quoi ? l'éternité... " et, de fait, on pourrait se
croire au paradis (je ne sais comment interpréter
ces "non écrite", "non chantée", "qui ne chante
pas" : le chant étant associé à l'opéra, à la
poésie, au rêve, peut-être "non chantée" veut-il
dire ; "qui existe vraiment" ? "C'était ma vie
éternelle, la vraie, pas celle des poèmes et des
chansons" ; "la Providence à laquelle on croit
et qui existe vraiment"). Mais, comme souvent dans le texte de Rimbaud, un brusque et elliptique mouvement
de la pensée se produit. L'auteur ajoute,
sarcastique : "Après ces nobles minutes, stupidité
complète". Et c'est à cet endroit que commence dans
le brouillon le discours sur la fatalité de bonheur.
L'observation minutieuse du manuscrit montre que Rimbaud a ajouté dans l'interligne, juste
après "Providence", les mots : "les lois du monde,
l'essence". Et on remarque que dans l'expression
"fatalité de bonheur", le mot "fatalité" surcharge
"loi de b" (probablement : "loi de bonheur"). On peut consulter
chez Gallica le fac-similé du
manuscrit d'Alchimie du
verbe, archivé à la BNF. Sa
qualité hors du commun permet de vérifier ce genre
de phénomènes graphiques.
Nous aurons à revenir sur ce texte très intéressant, et
en particulier sur le rapprochement qu'il autorise
entre l'idée de Providence et celle de "fatalité" en
tant que deux formes de "lois". Pour le moment
contentons-nous d'observer que c'est dans un état de
stupidité consécutif à une rêverie paradisiaque
brutalement interrompue que surgit comme une vision
("je vis") l'idée
qu'il existe une "fatalité de bonheur dans tous les
êtres". Il en est de même dans le texte
définitif, mais de façon encore plus abrupte. Une
nouvelle fois, donc, nous nous trouvons face à ce
trait particulier d'écriture :
-
une attaque de
paragraphe instillant l'idée de la folie : "Je devins un
opéra fabuleux : "
-
suivie
d'affirmations péremptoires dégageant une idée contraire de certitude : "je vis que tous les
êtres ont une fatalité de bonheur : l'action n'est pas
la vie, mais une façon de gâcher quelque force, un
énervement. La morale est la faiblesse de la cervelle."
Rimbaud aurait pu
utiliser, comme il le fait ailleurs, des verbes modalisateurs ; il
aurait pu écrire "je croyais" ou "je crus", "il me semblait" ou
"il me sembla" ("que tous les êtres... etc.") Mais il opte,
dans la subordonnée, pour le présent de vérité générale, et pour la forme
verbale "je vis", dans la principale. Ce dernier verbe, malgré tout, n'est pas
sans une certaine ambiguïté : on peut l'interpréter soit comme "je compris" (connotation
de certitude, effet de réalité), soit comme "j'eus la vision, j'eus la révélation que
..." (connotation suggérant l'irréalité). Mais d'une manière ou d'une autre,
on constate qu'après une première phrase marquant une certaine
distance, la suite du paragraphe
développe un discours aux idées étranges prononcé sur le ton d'un
imperturbable sérieux, que l'on est fort tenté d'attribuer à la "voix
du fou".
***
Sautons à la seconde occurrence du
discours sur la fatalité de bonheur et
envisageons-le sous le même angle (celui de
la stratégie énonciative adoptée par Rimbaud, du jeu des deux voix) :
Je dus voyager,
distraire les enchantements assemblés sur mon
cerveau. Sur la mer, que j'aimais comme si elle eût
dû me laver d'une souillure, je voyais se lever la
croix consolatrice. J'avais été damné par
l'arc-en-ciel. Le Bonheur était ma fatalité, mon
remords, mon ver : ma vie serait toujours trop
immense pour être dévouée à la force et à la beauté.
La structure énonciative
du paragraphe ressemble à celle des exemples précédents, bien
qu'elle demande pour être perçue une attention plus aiguisée. Sur
les quatre phrases du paragraphe, les deux premières relèvent d'une
écriture narrative standard (récit rétrospectif au passé simple et à
l'imparfait), les deux dernières relèvent de ce qu'on appelle le
discours rapporté en style indirect libre. Les deux premières
sont le récit, distancié, du "sage", les deux dernières rapportent
les pensées du "fou". J'explique.
Dans les premières, le ton est distancié ; le narrateur
s'auto-désigne comme "fou" ("les enchantements assemblés sur mon
cerveau"), il utilise la modalisation "comme si" : c'est la "voix du
sage" qu'on entend. Les secondes rapportent, sans distance aucune,
les pensées du narrateur pendant son voyage. C'est exactement comme
si le scripteur avait ouvert des guillemets ou utilisé le discours
rapporté en style indirect, c'est-à-dire comme s'il eût écrit : "Je
pensai que j'avais été damné par l'arc-en-ciel" (ce qui veut dire :
"je pensai, en voyant la croix, que tout mon malheur était d'être
lié par le pacte d'alliance accordé à la fin du Déluge entre les
hommes et Dieu, pacte qui m'impose d'obéir à Sa loi, au risque
d'être damné"). Et c'est à cet endroit que surgit pour la deuxième
fois, dans le même code du discours rapporté au style indirect
libre, le discours sur la fatalité de bonheur, que nous pouvons
continuer à transposer en style indirect, sans avoir à changer le
temps des verbes (imparfait, présent dans le passé) : "Je pensai que
le Bonheur était ma fatalité, mon remords, mon ver : je pensai que
ma vie serait toujours trop immense pour être dévouée à la force et
à la beauté." Ce sont les pensées du fou.
Le passage assigne clairement la philosophie de la
"fatalité de bonheur" non à l'énonciateur (au moment de
l'énonciation) mais au personnage qu'il a été dans le passé, au
moment paroxystique de sa folie. La formule sur la "fatalité de
bonheur" n'est plus
rédigée sous la forme d'une sentence mais présentée comme un sentiment
personnel ("Le Bonheur était ma fatalité"), elle n'est
plus rédigée au présent de vérité générale mais à l'imparfait, parce
qu'elle s'insère dans le récit
rétrospectif du voyage à but thérapeutique entrepris par le héros
pour "distraire les enchantements assemblés sur [son] cerveau". Elle
s'inscrit dans une série de propositions rédigées dans des temps du
passé, dont la première est une vision mystique récurrente : "je
voyais se lever la croix consolatrice" (d'où l'imparfait), la
seconde une pensée éveillée par cette vision : "J'avais été damné
par l'arc-en-ciel".
L'intérêt du passage pour l'interprétation est que, plus clairement que
dans sa première apparition, la formule sur la "fatalité de bonheur"
y est assignée à un personnage ayant toutes les apparences d'être
chrétien. Les propositions successives du paragraphe participent d'un même mouvement réflexif déclenché par la vision de
la croix. Elles procèdent d'une vision
mystique et renvoient à un cadre de pensée explicitement religieux.
C'est en tant que chrétien, parce qu'il se veut engagé
par sa foi à respecter la Loi de Dieu, que le locuteur se juge
d'avance "damné" (de par ses péchés, de par ses écarts de conduite).
Et on commence à deviner que c'est aussi en tant que chrétien que le
Bonheur lui apparaît comme une fatalité, que sa vie lui semble "trop
immense pour être dévouée à la force et à la beauté". Mais l'idée est
complexe et nécessite plus ample analyse. On va y
venir.
***
La maxime
définissant le Bonheur comme une fatalité, qui constitue l'objet de
notre enquête, pourrait bien être, par conséquent, une
maxime chrétienne. Elle est prononcée à deux reprises par un sujet
en proie à des visions qui renvoient davantage à l'auteur quelque
peu mystique des "chansons spirituelles" de 1872 et au poète
halluciné d'Alchimie du verbe qu'à l'auteur
mécréant d'Une saison en enfer, qui n'est pas loin de juger le précédent
comme un fou, ou, du moins, comme quelqu'un qui a subi une sévère
crise maniaque. On entend donc deux voix distinctes dans le texte. Celle
que j'ai appelée "la voix du sage", voix du commentaire, toujours
marquée par une certaine distance, nous l'assignons spontanément à
l'auteur. Mais qui parle à travers "la voix du
fou" : cette voix chrétienne qui profère le
discours sur la
fatalité de bonheur ? Qui est ce poète emporté
dans le tourbillon de son "opéra fabuleux" ? Quand nous disons,
parlant du texte : "Rimbaud dit que ..". "Rimbaud écrit que ...", ce
que nous attribuons à Rimbaud n'appartient-il pas le plus souvent à
un autre qui parle sous son nom ? La réponse à "ces mille
questions / qui se ramifient" n'est pas évidente, et il serait sans doute
prématuré de la risquer. L'analyse du passage dans son ensemble nous
permettra peut-être d'avancer. Désormais, par commodité, je dirai
"Rimbaud", puisque c'est lui qui signe le livre, mais n'oublions pas
que sous ce nom de convention, bien plus souvent que Rimbaud-l'auteur,
c'est "le fou" que nous entendons.
Un discours sur la vie de logique chrétienne
On se rappelle que dans le paragraphe du brouillon commentant le poème
Âge d'or (analysé ci-dessus), le locuteur
fait allusion à une "Providence à laquelle on
croit et qui ne chante pas". Il associe les termes
de "Providence"
et de "fatalité" avec l'idée d'une loi, loi divine et/ou "loi
du monde". Or, le mot de "Providence" acquiert dans
certains contextes le sens de providence
malheureuse, comme dans la citation ci-dessous
où il n'a pas un sens très éloigné de celui de
"fatalité".
DICTIONNAIRE CNRTL
PROVIDENCE, subst, fém.
[Souvent avec
une majuscule]
Puissance
supérieure, divine, qui gouverne le
monde, qui veille sur le destin des
individus.
Malédiction! (...) est-ce qu'il y aurait
réellement une Providence qui me
poursuivrait et me terrasserait à la
veille du triomphe? (Ponson
du Terr.,
Rocambole,t. 3,
1859, p. 126)
−
En
partic.
[Le plus
souvent avec une majuscule]
Le
sage gouvernement de Dieu, sa
suprême sagesse; p. méton.,
Dieu en tant que gouvernant le
monde.
|
Une formule, par ailleurs, dans ce brouillon, attire
l'attention : "la Providence à laquelle on croit".
Cela signifie, semble-t-il, que le locuteur
croit à l'existence d'une Providence qui lui
garantit une "vie éternelle" (à
l'existence de Dieu, car comme le rappelle souvent le locuteur d'Une
saison en enfer, dans l'Impossible entre
autres,
nous sommes "en Occident", nous sommes "de notre
Occident", et, en Occident, "par l'esprit on va
à Dieu"). Mais cela signifie aussi que l'accès à
l'Âge d'or où il s'est vu vivre le temps de
quelques "nobles minutes", dépend en réalité d'une
"puissance occulte" dont il faut, si
on lui accorde sa foi, suivre l'austère "loi" : on
n'accède pas à la "vie éternelle" par la magie d'un
rêve de bonheur mais par l'obéissance à une "loi de
b[onheur]" que l'on s'impose de suivre quand on y
croit.
La même idée transparaît dans la reformulation
périphrastique de la maxime rimbaldienne sur la
"fatalité de bonheur" que je proposais en tête de
cet article. Sur la base des définitions du mot
"fatalité" données par le dictionnaire CNRTL, notre maxime disait :
"Effet d'une
malheureuse fatalité, tous les êtres
se voient assigner par une puissance
occulte une finalité supérieure qui est la conquête du Bonheur."
Conformément à une telle
définition, la
fatalité pesant sur le sujet découlerait
paradoxalement de la possibilité qui
lui est ouverte, de par sa foi, d'accéder au
Bonheur sous
sa forme "supérieure", et par conséquent la plus désirable et la
plus absolue. On pense évidemment à l'idée
chrétienne du salut, synonyme de félicité
éternelle et d'immortalité. Mais il s'y trouve,
en bonne doctrine, un certain nombre de
conditions auxquelles il n'est pas permis au
croyant
de se soustraire et qui ne sont pas sans avoir
une incidence potentiellement funeste sur sa
vie. D''où, peut-être, l'usage d'un terme aussi négatif que
"fatalité".
Le discours développé dans les deux paragraphes que
nous ciblons pour notre étude est un propos sur
la vie et l'action, la vie et la morale. Nous
allons voir que ce
discours, analysé dans son ensemble, confirme cette
intuition.
***
La phrase "je vis que tous les êtres ont une fatalité
de bonheur" est suivie de la ponctuation des deux
points (" : ") et liée par cette ponctuation aux
deux phrases suivantes : "l'action n'est pas la vie,
mais une façon de gâcher quelque force, un
énervement. La morale est la faiblesse de la
cervelle". Les deux points suggèrent une équivalence
entre les deux idées juxtaposées.
Rimbaud commence par établir un lien entre les deux notions
d'"action" et de "force". L'action est ce dans quoi
l'individu exerce, mesure et "gâche" sa force. Il
s'agit donc d'une critique de l'action, dans
laquelle on gaspille sa vie plutôt qu'autre chose.
Dépense de force inutile. Est-ce un manifeste en faveur d'une
vie de paresse comme l'ont dit certains
critiques
[cf. Margaret Davies, 1975, p.86] ? Je ne
crois pas. Encore que Rimbaud, dans plusieurs
chapitres d'Une saison en enfer, se livre à des autocritiques
répétées de sa proverbiale paresse (cf. Mauvaus
sang, et, entre autres, dans L'Éclair :
"Et pourtant les cadavres des méchants et des
fainéants tombent sur le cœur des autres..."). Il ne serait
donc pas impossible qu'il ait pensé faire de son
alter ego délirant d'Alchimie du verbe, en même temps qu'un
mystique, un ennemi forcené du travail. Mais la
phrase me semble plutôt signifier ici que la vie ne saurait
être réduite à cette vaine quête de la "force", objectif ordinaire de
"l'action".
C'est davantage un propos d'idéaliste ou de
spiritualiste qu'un propos de paresseux. On sait
que l'auteur des
Illuminations, quand il parle en son nom propre,
n'est pas le dernier à célébrer "la Force" ou "sa
force" (cf. Ouvriers, Angoisse, Métropolitain,
Guerre, Génie, Jeunesse II). Il n'est donc pas
certain qu'il approuve, sur ce point précis, son
correspondant d'Alchimie du verbe. Une
nouvelle fois, nous constatons que le discours du
locuteur
n'acquiert une cohérence satisfaisante qu'à
condition d'y supposer une logique chrétienne. Et
nous vérifions chaque fois davantage que Rimbaud ne
s'attache à produire un tel discours qu'à titre
d'illustration de son titre (Délires II) et
de son incipit ("À moi. L'histoire d'une de mes
folies."), dans le but de le soumettre à la
critique.
Quelques lignes plus bas, comme nous l'avons déjà
remarqué, Rimbaud a opéré une quasi
répétition des phrases que nous venons de lire,
répétition sur le plan de l'idée comme sur celui de
la structuration syntaxique :
"Le Bonheur était ma fatalité,
mon remords, mon ver : ma vie serait toujours trop
immense pour être dévouée à la force et à la
beauté".
La similitude de
sens et de syntaxe est
frappante : P1, définition du bonheur comme
fatalité. Deux points. P2, propos sur la vie, où l'on retrouve le
thème de la la force (ici jumelé avec celui de la
beauté). L'idée est semblable : l'exercice de la
force et la recherche de la beauté sont jugés comme
des buts indignes d'une vie "trop immense".
Sauf que cette nouvelle formulation ajoute à la dépréciation de "l'action" et
de la "force" la dépréciation de la "beauté". Mais
il est peut-être temps de nous rappeler que nous
avons laissé plus haut sans la commenter une troisième phrase
juxtaposée qui dénigrait la "morale" : "La morale est la faiblesse de
la cervelle". La présence ici de la "morale" participe d'un
automatisme de pensée dont il est facile de
restituer la logique : le Beau, le Bien,
l'efficacité dans l'Action, sont des valeurs
cardinales, universellement reconnues par les
hommes comme critères par excellence dans la conduite de leur vie.
Reste donc une sources
d'interrogation. Si Rimbaud estime nos trois
valeurs cardinales insuffisantes pour combler sa
vie "trop immense", quel est donc le but qu'il
se reconnaît dans l'existence ? Que signifie
Rimbaud quand il dit que sa vie est "trop
immense" ?
***
Pour répondre à cette
question, un nouveau coup d'œil
au brouillon d'Alchimie du verbe, à
l'endroit du voyage en mer, ne
sera peut-être pas inutile :
*Confins du monde
Je voyageai
un peu. J’allai au nord : je fermai mon cerveau.
Je voulus reconnaître là toutes mes
odeurs féodales, bergères, sources sauvages.
J’aimais la mer, bonhomme de peu, isoler les
principes, l’anneau magique dans
l’eau éclairée comme si elle dût me
laver d’une souillure, je voyais la
croix consolante. J’avais été damné par
l’arc-en-ciel et les féeries magies
religieuses ; et pour le Bonheur, ma fatalité,
mon ver, et qui
Quoique le monde me parût très nouveau, à
moi qui avais levé toutes les impressions
possibles : faisant ma vie trop
immense pour aimer bien réellement
la force et la beauté.
Dans les plus grandes villes, à l’aube, ad
matutinum, au Christus venit,
sa dent, douce à la mort, m’avertissait avec le
chant du coq.
*Bonr.
|
Un certain
nombre d'éléments du texte définitif étaient déjà
présents dans ce brouillon : la mer rédemptrice,
la croix "consolante", l'arc-en-ciel damnateur
(auquel Rimbaud ajoute les "magies religieuses").
Mais nous remarquons un motif qui n'a pas été
conservé : un voyage vers le nord, en quête de "l'anneau magique".
C'est pourtant, semble-t-il, en partie, les
impressions recueillies pendant cette navigation au
septentrion de la planète qui inspirent au sujet ce
sentiment d'une vie désormais "trop immense pour
aimer bien réellement la force et la beauté". Faisant allusion à son retour "aux anciens parapets",
l'auteur écrit en effet :
"Quoique le monde me parût très nouveau, à
moi qui avais levé toutes les impressions possibles :
faisant ma vie trop immense pour aimer bien réellement la
force et la beauté."
Sa vie s'est-elle à ce point enrichie des impressions
nordiques levées pendant la croisière ? On a peut-être là, en gestation, ce symbole
du pôle, cette image de l'univers arctique comme
représentation de l'inconnu, que Rimbaud systématisera
dans les Illuminations : lieu de la fusion
accomplie, de l'orgasme absolu, lieu de la
formule pourrait-on dire, en souvenir de
Vagabonds, lieu qui n'existe pas comme dit à peu
près Barbare. Peut-être la
métaphore était-elle encore immature dans l'esprit
de Rimbaud. Peut-être Rimbaud a-t-il considéré ce
thème du voyage vers l'inconnu plus métaphysique que
véritablement religieux et, pour cette raison, mal
adapté à son discours sur la "fatalité de bonheur". Toujours est-il qu'il
n'en a pas conservé l'idée dans le texte définitif, où ne
demeurent que les visions mystiques. Il est vrai que
la formule "toutes les impressions possibles"
incluaient peut-être, dès le brouillon,
l'arc-en-ciel et "la croix consolante".
En tout cas, dans le texte tel que Rimbaud l'a fait imprimer, c'est
la moisson de symboles religieux récoltée pendant son voyage qui, aux
yeux du narrateur, augmente sa vie au point de lui
faire mépriser les valeurs communes. C'est au cours
de ce voyage, et à travers ces symboles, que lui sont
parvenus, comme un message divin, le rappel
simultané de sa damnation et de sa foi. Et sans
doute a-t-il perçu aussi, dans ce message, ce même
conseil qu'il a coutume
de recevoir "au chant du coq, — ad matutinum,
au Christus venit, — dans les plus sombres villes",
quand "la dent, douce à la mort" du Bonheur fait
sentir sa morsure, pour l'avertir d'avoir à consacrer ses soins à
la vraie
vie.
L'analyse du discours
sur la "fatalité de bonheur" confirme donc notre
intuition première : non seulement la maxime "Tous
les êtres ont une fatalité de bonheur" a toute
l'apparence d'une maxime chrétienne mais la
conception ascétique de l'existence et le système de valeurs qui
s'expriment dans ce discours
renvoient de façon manifeste à une logique
chrétienne. Le développement philosophique de Rimbaud dans la dernière
partie d'Alchimie du verbe, développement assigné
pour l'essentiel à ce que j'ai appelé "la voix du
fou", est-il vraiment un discours chrétien sur le salut
? Il en est, tout au moins, l'imitation.
Une parodie
Dans son
article "Sur la fatalité de bonheur", Yoshikazu
Nakaji a ce développement désopilant :
"La proposition « Le bonheur
était ma fatalité, mon remords, mon ver » est trompeuse [...]
elle risque d'attribuer au bonheur une connotation chrétienne
avec en outre le double qualificatif « remords-ver ». Cette
métaphore [...] a son origine dans la tradition biblique : « le
ver des méchants » ou « le vers rongeur » signifie « un vif
remords de conscience » (Littré)"
On ne pouvait être plus près
de la vérité sans la voir. Le choix par Rimbaud
de cette maxime et de ces métaphores bibliques
ne courent certes pas le "risque" d'attribuer au
bonheur une connotation chrétienne, vu qu'il a
été fait expressément dans ce but. Et ce n'est
pas involontairement qu'il est "trompeur", car il
a été fait expressément pour mystifier par le
procédé de la parodie, qui consiste à glisser sa
voix dans la voix de l'autre pour faire
entendre — sotto voce, à destination des
seuls lecteurs complices — une parole
critique.
Il est cependant aisé de reconnaître dans le discours
d'Alchimie du verbe sur "la fatalité de
bonheur" cette présence simultanée de
l'imitation et de la défiguration, de l'adhésion
apparente et de la critique, qui est un des
marqueurs classiques de l'ironie. Il suffit,
pour repérer le phénomène, de résumer à gros
traits les idées que nous y avons notées. Pour
celui qui dit "je" dans notre texte, il est une autre vie. Le Christ par
son sacrifice ("la croix consolatrice") et Dieu,
par son alliance ("l'arc-en-ciel"), ont ouvert
aux hommes la voie du Bonheur avec un grand B,
c'est-à-dire de la vie éternelle. Engagés par
leur foi à tout faire pour y accéder, ceux-ci
vivent rongés par la terreur de les perdre par leurs péchés. Cela
me rappelle ce passage de L'Éclair, où
Rimbaud joue exactement le même jeu de la
parodie, comme le montre l'expression
exagérément naïve et mélodramatique du désir
d'éternité :
"Ah ! vite, vite un peu ;
là-bas, par-delà la nuit, ces récompenses futures,
éternelles... les échappons-nous ?..."
La hantise exprimée par le "damné" de
manquer son salut est la cible d'incessants lazzis dans Une
saison en enfer. Un autre exemple, à la fin du même chapitre, où
l'on remarquera l'usage parodique du style verlainien :
"Alors, —
oh ! — chère pauvre âme, l'éternité serait-elle pas perdue
pour nous !"
Cette crainte ronge
les croyants comme un
"remords", comme un "ver". La conséquence
funeste et paradoxale de leur foi sur la
vie des croyants est également suggérée par la phrase
introduisant "O saisons, ô châteaux...". La promesse du Bonheur, qui
rend douce la mort à celui qui en espère l'accès à la
vie éternelle, est une "dent" qui le ronge. Encore une
formule qui ne trouve sa cohérence que dans une
optique chrétienne et qui est inspirée au
narrateur
à la faveur d'une véritable révélation mystique,
raison pour laquelle elle a tant séduit Paul
Claudel.
***
Petit interlude claudélien :
Arthur
Rimbaud fut un mystique à l’état sauvage, une
source perdue qui ressort d’un sol saturé. Sa vie, un
malentendu, la tentative en vain par la fuite
d’échapper à cette voix qui le sollicite et le relance, et
qu’il ne veut pas reconnaître : jusqu’à ce qu’enfin, réduit,
la jambe tranchée, sur ce lit d’hôpital à Marseille, il
sache !
« Le
bonheur ! Sa dent, douce à la mort, m’avertissait au chant
du coq, – ad matutinum, au Christus venit
– dans les plus sombres villes. » – « Nous ne sommes pas au
monde ! » – « Par l’esprit on va à Dieu !… C’est cette
minute d’éveil qui m’a donné la vision de la pureté… Si
j’étais bien éveillé à partir de cette minute-ci… » (et tout
le passage célèbre de la Saison en Enfer)…
« Déchirante infortune ! »
Comparez,
entre maints textes, cette référence que j’ose emprunter à
Sainte Chantal (citée par l’abbé Brémond) :
« Au point du
jour, Dieu m’a fait goûter presque imperceptiblement une
petite lumière en la très haute suprême pointe de mon
esprit. Tout le reste de mon âme et ses facultés n’en ont
point joui : mais elle n’a duré environ qu’un demi Ave
Maria. »
Paul Claudel
(préface de l'éd. Berrichon de 1912)
J'adore la parenthèse de Claudel :
"... Si j’étais bien éveillé à partir de cette minute-ci… »
(et tout le passage célèbre de la Saison en Enfer)…".
Pourquoi donc ne cite-t-il
pas en entier la phrase de Rimbaud :
"S'il était éveillé toujours à partir de ce moment, nous
serions bientôt à la vérité, qui peut-être nous entoure avec
ses anges pleurant !..." ?
Parce que le discours du
spiritualisme chrétien y est reconstitué d'une
manière si parodique (puérile, sulpicienne) que
son lecteur aurait pu répartir à Claudel, comme Don Juan à
Sganarelle : "Bon ! voilà ton raisonnement qui a
le nez cassé".
***
C'est ainsi
que la quête du bonheur ("qu'aucun n'élude", dit le
poème) se transforme pour "tous les êtres" en une forme
de "fatalité". Sorte de folie sinon "des grandeurs",
comme on dit de la paranoïa, mais des "hauteurs" : la vraie vie absente
vaut davantage pour le chrétien que la vie réelle, l'homme est plus que
l'homme, ce qui précisément le fait homme. L'élu se
croit voué à une ambition si élevée, si grande, que sa
vie lui paraît "trop immense" pour être
limitée aux buts médiocres de l'existence terrestre : la
quête de la "force" ("l'action"), du bien (la"morale")
et de la "beauté". Il a été "damné par l'arc-en-ciel".
Un tel
raisonnement (qui n'est rien d'autre, je le
redis, que celui que nous avons dégagé du texte,
celui que nous avons diagnostiqué dans la dite
"voix du fou")
est-il exactement celui d'un chrétien ? Bien sûr que non !
Un chrétien ne dirait pas que sa foi empoisonne
sa vie. Car le texte, au fond, ne dit rien
d'autre. Il suggère que, pour le croyant, de par
les contraintes morales qu'il lui impose, le
souci de son salut finit par peser sur sa vie
comme une fatalité. Parmi ces contraintes, il
faut citer en premier lieu la"charité", "sœur de
la mort", la charité comme devoir, cette fausse
conception de l'amour, les "dévouements" qui occupent
avec les paradis artificiels une place
centrale dans le réquisitoire de L'Impossible
contre les mensonges du christianisme. Les
interdits liés à la sexualité, qui semblent être
particulièrement visés dans Mauvais sang,
notamment à travers la notion de "vice". De
façon générale la
hantise du manquement et du péché qui découle de
cet ensemble de contraintes. Sans oublier les servitudes
liées à la pratique du culte, . D'autant qu'à "l'heure du trépas",
"hélas !" — comme semble bien l'insinuer le
distique final de "O saisons, ô
châteaux..." si on l'interprète dans un sens
philosophique et non comme une allusion à la vie
amoureuse du poète, ce qui reste toujours
possible — le Bonheur (la
perspective du salut pour laquelle on a fait
tout cela) aura pris la "fuite".
Mais le texte est suffisamment ambigu pour qu'un
Claudel puisse s'y tromper (ou faire semblant de
s'y tromper).
On en conclura que le discours entendu dans le texte
est une forme de parodie, une déconstruction caustique de
la théologie du salut. émanant de quelqu'un qui en mime la
logique en la minant de l'intérieur,
qui fait mine de croire en se donnant toutes les
raisons de ne pas croire. Ce
quelqu'un, au bout du compte, ne peut être
que Rimbaud, bien sûr, reconstituant-déconstruisant le discours du
christianisme, comme il le fait tout au long d'Une
saison en enfer. De même que Montesquieu,
dans "De l'esclavage des nègres", reproduit
avec emphase
l'argumentaire esclavagiste pour en faire
craquer les coutures, de même fait Rimbaud avec
le discours chrétien sur le salut. Mais rien ne
serait plus faux que de le croire en train
d'exposer sa propre conception profane du
bonheur.
***
Les commentateurs d'Alchimie du verbe se
trompent donc quand ils interprètent
le mot bonheur, ici, dans un sens profane.
L'article cité de Yoshikazu Nakaji, éminent
spécialiste d'Une saison en enfer, est
très symptomatique de cette propension.
Constatant
l'abondance de références chrétiennes dans le
discours du sujet sur la "fatalité de bonheur",
Nakaji ne cesse de s'en inquiéter :
"Ce n'est qu'au moment où sa
poétique de l'hallucination tourne à la
catastrophe qu'il [Rimbaud] envisage sa pratique verbale
dans un vocabulaire et une imagerie chrétiens.
Certes ce choix risque d'ouvrir la porte à
l'interprétation religieuse de l'entreprise
[...] Pour dire cette séduction
maudite [du Bonheur, personnifié], Rimbaud
recourt toujours à des lieux communs chrétiens
comme s'il voulait que le lecteur assimile son
« Bonheur » à celui des chrétiens [...] En tout
cas, ce bonheur ne peut être que de nature
terrestre"
[2008, p.590-591].
En dépit de tous les indices émanant
du texte, qu'il n'est pas sans enregistrer,
l'auteur s'obstine à nier l'évidence : le seul bonheur dont il soit
question dans le texte, c'est le Salut, au sens
chrétien du mot.
Il en est d'ailleurs souvent
ainsi dans Une saison en enfer. Dans deux
autres passages du livre, au moins, le mot
"bonheur" est clairement utilisé dans
le sens d'un bonheur autre que "terrestre" :
J'avais entrevu la conversion au bien et
au bonheur, le salut. Puis-je décrire la
vision, l'air de l'enfer ne souffre pas
les hymnes ! C'était des millions de
créatures charmantes, un suave concert
spirituel, la force et la paix, les
nobles ambitions, que sais-je ?
USEE, Nuit de l'enfer
Enfin, ô bonheur, ô
raison, j'écartai du ciel l'azur, qui
est du noir, et je vécus, étincelle d'or
de la lumière nature. De joie, je
prenais une expression bouffonne et
égarée au possible :
Elle est retrouvée !
Quoi ? l'éternité. |
USEE, Alchimie du verbe
|
Nous constatons que :
-
La pensée du bonheur se
présente chaque fois à l'esprit du locuteur
à la faveur d'une vision : une "entrevision" (Nuit de
l'enfer), la révélation inopinée de
l'éternité retrouvée (Alchimie du verbe).
-
Dans les deux cas, aussi,
cette vision du bonheur fait référence à la doctrine
chrétienne du "salut" : dans
Nuit de l'enfer le bonheur est explicitement présenté comme le
bénéfice escompté d'une "conversion au bien"
et défini comme étant "le salut" ; dans
l'introduction d'"Elle est retrouvée ...",
son apparition coïncide avec celle de l'éternité,
elle-même présentée par le sujet lyrique,
dans le poème, comme un "vœu" de son "âme
éternelle", i.e. beaucoup plus qu'un
souhait, une vocation, ce à quoi elle est
destinée (où nous sommes en droit de
retrouver l'idée de "fatalité").
-
Enfin, dans les deux cas,
l'idée chrétienne du salut est présentée
avec une emphase propre à la ridiculiser :
une représentation puérile du paradis (Nuit de
l'enfer), un commentaire autoironique de
l'énonciateur, caractérisant sa
manifestation de joie intense comme "une
expression bouffonne et égarée au possible"
(Alchimie du verbe).
La scène de l'entrevision du Bonheur, la problématique du salut,
sont donc plus que présentes dans Une saison en enfer, et le
plus souvent traitées en style de parodie.
Pourquoi Yoshikazu Nakaji, qui connaît tout ça par cœur, refuse-t-il de le voir dans Alchimie
du verbe ? Probablement parce que Rimbaud, dans ce chapitre, est
sensé parler de sa poésie et pas de religion, parce qu'en outre, plus
que partout ailleurs dans la Saison, il y est sensé
s'exprimer en
nom propre, et Nakaji ne l'imagine pas tenant un discours à ce point
imprégné de pensée chrétienne. Rien que de très logique, en un
sens ! Mais à cette bigoterie, à ces religiosités insolites, il y a une explication
toute simple, qu'il ne semble pas
avoir envisagée : la
parodie.
***
Question
ultime, enfin : où se situe exactement
"l'auteur"
dans ce dénouement d'Alchimie du verbe ?
Dans quelle mesure ce personnage régulièrement
visité par l'idée du salut est-il
Rimbaud ? Dans quelle mesure est-il
"un autre" ? Se pourrait-il qu'un Rimbaud divisé
y dialogue avec lui-même, se critique lui-même,
ou le texte a-t-il exclusivement une fonction
satirique ? Vaste question.
On peut malgré tout
remarquer que Rimbaud, tant dans
Alchimie du verbe que dans Une saison en
enfer de façon générale, tient
soigneusement à distance, quand il ne les
critique pas ouvertement, ces personnages
chargés d'incarner la tentation de la conversion
ou celle du mysticisme (le damné, l'alchimiste du verbe).
Tout au plus Rimbaud les représente-t-il comme
des vestiges de son moi ancien, ce qui engage à
considérer ces œuvres comme essentiellement
autocritiques.
L'image de Rimbaud véhiculée par
les articles que je citais au début de ce
travail ne correspond pas à la mienne. Je ne
pense pas que l'aspiration au bonheur, au sens
profane du texte,
puisse apparaître à l'auteur Rimbaud (celui dont je
construis l'image à travers l'interprétation de
ses textes) comme l'effet d'une fatalité
empoisonnant sa vie. La "fatalité", pour
lui, si j'en juge par ce qu'il dit dans Une
saison en enfer, ce n'est pas l'attrait pour
une "vie intense", l'aspiration à voir ses
désirs satisfaits, en bref, les contenus que la
plupart des critiques mettent dans la maxime sur
la "fatalité de bonheur", c'est
cette malédiction pesant sur tout être qui se sait
ou plutôt se croit "esclave de [son] baptême". Ce qui sonne davantage
comme une "fatalité", pour lui, c'est ce pli spiritualiste de
la pensée dont il métaphorise et
persifle
l'absurdité dans Alchimie du verbe sous les thèmes de la soif impossible à
étancher et de la faim impossible à rassasier, c'est
cette propension à rêver d'une autre vie "en
querellant les apparences du monde", qu'il
dénonce dans
L'Éclair
comme un héritage de sa "sale éducation
d'enfance".
Or, avec ces séquelles de l'enfance, les
comptes ont été réglés depuis longtemps, même
si Rimbaud en rejoue le psychodrame dans Une
saison en enfer. Depuis longtemps, il a
compris que cette "fatalité du Bonheur" est
comme l'Enfer dont parle le damné : elle "ne
peut attaquer les païens" (Nuit de l'enfer).
C'est depuis longtemps aussi que, contre Dieu, il a
fait le choix de la Nature. Et
que, contre la chimère de "la liberté dans le salut"
(Mauvais sang), il a
opté pour la libre infortune (Bannières de
mai) :
Je veux bien que les saisons
m'usent.
À toi, Nature ! je me rends,
Et ma faim et toute ma soif ;
Et, s'il te plaît, nourris, abreuve.
Rien de rien ne m'illusionne ;
C'est rire aux parents, qu'au soleil ;
Mais moi je ne veux rire à rien ;
Et libre soit cette infortune.
Où en était exactement Arthur
Rimbaud, en tant que personne réelle, sur le
sujet de la religion, en avril-septembre 1873,
période de rédaction d'Une saison en enfer,
j'admets qu'en vérité nous n'en savons rien ou
pas grand chose. Nous pouvons décider de n'en
rien penser et de n'en rien dire. Mais cette
prudence de bon aloi nous laisserait désarmés
devant bien des textes. Personnellement, j'aime
autant choisir et décider que le vrai Rimbaud
est là : dans ces huit derniers vers de
Bannières de mai, alias Patience,
dont la philosophie coïncide si bien
avec celle de textes fondamentaux comme Adieu
("Et demain, armés d'une ardente patience...")
et Génie ("le temps clair des malheurs
nouveaux"). Aussi, quand
je lis sous la plume du poète une maxime comme
celle que nous venons d'étudier, j'en déduis
qu'un Rimbaud quelque peu ventriloque donne la parole au "petit cagot"
qui demeure malgré tout dans un recoin de son âme pour s'en moquer gentiment
et s'en débarrasser tout à fait, en une sorte d'exercice cathartique de la
pratique littéraire. Pour Rimbaud-le-fou, i.e. l'alchimiste du
verbe, il n'est de bonheur que dans la fusion en
Dieu ("dieu de feu", "mer allée avec le soleil",
"bain dans la mer à midi", or potable, marmite de
Salomon, pissotière de l'auberge et autres variantes
de la régression amniotique). Rimbaud-l'auteur
(Rimbaud-le-sage) en sourit et s'en fiche comme
de la couleur des voyelles.
8 mai 2020
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