Enfance (Les
Illuminations,
1873-1875)
Notices,
panoramas critiques
et commentaires sur :
Synthèse
Bibliographie
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Adieu à l'enfance
Des cinq textes d'
"Enfance", André Guyaux écrit qu'ils «
forment l’ensemble le plus long, peut-être le plus construit, des Illuminations
». Mais c'est pour ajouter aussitôt qu'ils « semblent offrir au thème
reflété par le titre cinq visages disjoints » et qu' « il n’apparaît
guère, du premier au cinquième texte, une véritable progression
donnant à l’ordre des textes un sens synthétique » (Illuminations,
éd. Guyaux, La Baconnière, p.76). Résumons : "Enfance" est
une suite très homogène de cinq poèmes distincts.
Les
éléments de solidarité entre les cinq poèmes d'"Enfance" sont
en effet nombreux :
1) Sur le plan de la composition, on observe un même principe de
"chute", à la fin des quatre premiers textes, dont le but semble être d'illustrer une dialectique
: illusions / désillusion ; mensonges littéraires /
vérités d'expérience ; naïvetés de l'enfant / lucidité de l'homme
qu'il est devenu (l'auteur). Chacun de ces poèmes entreprend d'abord de restituer et célébrer, en apparence, la vision naïve de l'enfance ; puis, en cours de texte, le discours s'infléchit vers une
tonalité plus ambiguë qui prépare le basculement final, soit qu'il se dégrade en citations indirectes ou clichés littéraires, soit qu'il laisse percer une certaine
ironie ou une certaine mélancolie.
2) Les divers textes suivent des protocoles d'écriture très systématiques et
d'inspiration voisine : incipits énigmatiques ("Cette idole
...", "C'est elle...", "Il y a
...", "Je suis...", "Ce
tombeau..."), anaphores (du déictique ou du présentatif),
parallélismes syntaxiques, syntaxe énumérative, phrases nominales, phrases
brèves juxtaposées, alinéas courts, etc.
3) On repère des thématiques transversales manifestes : la solitude, l'enfance orpheline.... Le principal de ces
thèmes unificateurs est évidemment celui du titre. On observe de
nombreuses reprises de mots d'un texte à l'autre : les écluses
(x2) ; route (x3) ; pré (x3) ; « la lisière de la forêt » et « la lisière
du bois » ; « les fleurs magiques tintent » ,
« les fleurs de rêve bourdonnaient » ; « azur »
(x2) ; « haute mer » (x2) ; « mers »
ou « vagues » de noms exotiques (la mer et son domaine
apparaissent dans chacune des cinq parties d'"Enfance") ;
terrasses (x2) ; « oiseaux »
(x2) ; « bêtes » (« blanches », « pacifiques »
ou « d’une élégance fabuleuse ») ; fable (x2) +
fabuleuse ; « heure » (très sévère) (x2, à la
clausule) …
Au vu de cette homogénéité, on incline à penser que ces poèmes ont été
écrits dès l'origine dans l'intention de les regrouper, mais cela ne
veut pas dire nécessairement qu'ils constituent un texte suivi, un poème
unique. Plusieurs raisons plaident en sens contraire :
1) La structure des quatre premiers textes : leur
chute finale. Chacun de ces textes est manifestement clos sur lui-même,
terminé. L'étroite
similitude de composition, paradoxalement, est ce qui plaide ici
contre l'idée d'un poème unique.
2) Les variations de l'énonciation : le "je", c'est à dire
l'enjeu autobiographique, n'apparaît explicitement que dans E-IV et V ;
ailleurs, le thème de l'enfance semble traité dans sa généralité :
aucun pronom personnel n'apparaît dans E-I ; dans E-II et E-III l'énonciateur
est désigné de façon oblique par des pronoms de troisième personne
du singulier (E-II) et de deuxième personne du pluriel (E-III). Ce
dévoilement progressif du sujet de l'énonciation a-t-il un sens pour
l'auteur ? Peut-être, mais il provoque un éclatement du discours
que l'on ne trouve pas dans d'autres "suites" des Illuminations,
comme "Vies", par exemple, où le "je" s'affirme du
début à la fin.
3) Le caractère nettement distinct du thème
de chaque texte (comme le signale André
Guyaux) :
- E-I gravite autour du thème de la Femme, il
célèbre les héroïnes de l'enfance avant d'en prendre congé : fascination/déception.
- E-II n'a plus aucun rapport avec cette thématique. E II est centré
sur le thème de la mémoire : le rapport au passé, l'expérience de
l'absence et du vide (comment vivre avec la perte ? comment faire son
deuil ?) et, finalement, l'impossibilité d'éviter ce désastre,
ce malheur absolu, cette perte définitive qu'est la sortie de
l'enfance.
- E-III, c'est rigoureusement l'inverse, la vie au
présent, la présence au monde.
C'est un inventaire de rencontres, trouvailles, étonnements, petites épiphanies de
l'enfance solitaire et rêveuse. La disponibilité au monde et aux autres
... et finalement l'éviction, l'exclusion.
- E-IV, c'est l'enfant se projetant dans l'avenir
: comment on finit par s'identifier à un destin particulier, parmi tous les destins
possibles (la question de l'identité). Et
toujours le désespoir, en bout de course, bien sûr.
- E-V, enfin, c'est la représentation
allégorique de ce désespoir sous la forme du "tombeau" que le
narrateur est désormais décidé à habiter. Et pourtant, il espère
encore. Il se demande si ce n'est pas au
fond de l'abîme qu'il pourra rencontrer « lunes et comètes,
mers et fables ». Autrement dit, la poésie. C’est à dire,
l’enfance retrouvée. Non pas l’enfance réelle, bien sûr, mais cet
éblouissement premier de l’être-au-monde que nous associons
mythologiquement à l’enfance, parce que c’est ce qui nous semble
toujours à tout jamais perdu, et qui est en réalité — en chacun
de nous — le domaine du poète.
Pour reprendre la terminologie de "Mauvais sang" (Une
saison en enfer), on pourrait dire que, dans ce "cercueil
prématuré" où il s'isole, le "fils de
famille" peut encore forger des "boules de saphir, de métal"
destinées à ses jongleries poétiques, orfèvrerie de pacotille dont
il fait l'antidote de son "amertume".
Les cinq parties d'"Enfance" sont
donc cinq textes autonomes et distincts, mais aussi complémentaires. Peut-être André Guyaux
se montre-t-il trop catégorique, finalement, lorsqu'il dénie
au poème toute
« véritable progression donnant à l’ordre des textes un sens synthétique
». Car, de la rupture avec le monde des femmes (E-I) jusqu'à cette
espèce de mort prématurée qu'est, pour Rimbaud-le-"fils de
famille", l'accession au monde des adultes (E-V), en
passant par les thématiques du deuil —
impossible (E-II), de l'éveil —
contrarié (E-III) et de l'identité —
imposée par le destin (E-IV), c'est bien d'un adieu
progressif à l'enfance qu'il s'agit.
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