Arthur Rimbaud, le poète
> Anthologie commentée >
Jeunesse I-II-III-IV /
Quelques dates pour "Jeunesse" |
QUELQUES DATES POUR « JEUNESSE »
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Les
poèmes de la série
"Jeunesse" sont parmi les rares, dans Les
Illuminations, qui
renvoient à des péripéties précises de la vie de l'auteur. Nous commencerons
par lister les jalons chronologiques
utiles à leur interprétation. Après quoi nous tenterons de dater, sinon le jour ou
le mois,
du moins la période de leur composition.
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JALONS CHRONOLOGIQUES |
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26 mars - Germain Nouveau écrit à Jean
Richepin : "Mon cher Richepin, j'ai quitté Paris au moment où je
m'y attendais le moins. Je suis maintenant, comme tu vois, avec
Rimbaud [...]".
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4 avril - Nouveau
et Rimbaud signent le registre de la Reading Room du British Museum. Premiers jours d'avril - Sortie en
librairie de La Tentation de saint Antoine. 11 avril - Long compte rendu de La Tentation de
saint Antoine dans
The Examiner,
p.374-375. Extrait ci-dessous.
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16 avril - Rimbaud
envoie une lettre à Jules Andrieu : "Je voudrais entreprendre un
ouvrage en livraisons, avec titre : L'Histoire splendide."
Extraits.
En peu de mots
(!) une série indéfinie de morceaux de bravoure historique,
commençant à n’importe quels annales ou fables ou souvenirs
très anciens. Le vrai principe de ce noble travail est une
réclame frappante ; la suite pédagogique de ces morceaux
peut être aussi créée par des réclames en tête de la
livraison, ou détachées. — Comme description, rappelez-vous
les procédés de Salammbô : comme liaisons et explanations mystiques,
Quinet et Michelet :
MIEUX [...] Monsieur, je sais ce que vous savez et comment vous
savez : or je vous ouvre un questionnaire [...] — Voyez-vous
quelles plus anciennes annales, scientifiques ou
fabuleuses je puis compulser ? [...] Voyons : il y aura
illustrés en prose à la Doré, le décor des religions,
les traits du droit, l’enharmonie des
fatalités populaires exhibées avec les costumes et les
paysages, — le tout pris et divisé à des dates plus ou moins
atroces ; batailles, migrations, scènes révolutionnaires :
souvent un peu exotiques, sans forme jusqu’ici dans les
cours ou chez les fantaisistes. D’ailleurs, l’affaire posée,
je serai libre d’aller mystiquement, ou vulgairement, ou
savamment. Mais un plan est indispensable. |
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Juin (date précise inconnue) - Germain
Nouveau rentre en France. Juin (dates précises inconnues) - Rimbaud est
brièvement hospitalisé.
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6 juillet - Mme
Rimbaud et sa fille Vitalie arrivent à Londres. Le 7 juillet,
Vitalie écrit à sa cadette Isabelle, restée à Charleville :
"Hier à 10 heures, nous faisions notre entrée dans la capitale
de l'Angleterre. Arthur va beaucoup mieux [...]"
Ci-dessous, citations du journal intime de Vitalie :
[11 juillet]. [...] plus vite il trouvera à se
caser, plus vite nous rentrerons en France. Et j'ai
beau trouver Londres magnifique, je m'ennuie, je
n'aime que ma patrie.
[16 juillet]. [...] Rien pour Arthur, pas de nouvelles.
C'est peut-être encore plus fâcheux pour lui que
pour moi. Probablement. Oh, si pourtant il allait
être placé ! S'il ne trouve rien ce sera bien
malheureux. Maman est si triste, si renfermée [...]
Ce matin, maman arrange sa belle robe en soie grise
apportée, ainsi que sa mante en chantilly, sous
l'indication d'Arthur, afin de pouvoir nous
présenter avec lui bien habillées et comme référence
d'honorabilité.
[23 juillet]. [...] Arthur et nous sommes bien
embarrassés, bien perplexes. Des places, il en a !
S'il avait voulu, nous serions parties aujourd'hui.
Oh ! quand je pense que cette joie aurait pu être
mienne en ce moment... Après tout, aurais-je pu
trouver grand plaisir à partir, après avoir été
témoin du chagrin et des supplications d'Arthur ? –
Maman a dit : encore huit jours. |
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31 juillet -
Rimbaud a trouvé un travail, sa mère et sa sœur quittent Londres.
Vitalie écrit dans son journal intime : "Arthur est parti à 4
heures et demie. Il était triste. Nous partons aujourd'hui."
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Mardi 29 décembre - Rimbaud de
retour à Charleville. Vitalie écrit dans son journal : "Arthur est
revenu à 9 heures du matin. Il fait très froid ; de la neige et
de la glace partout".
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"JEUNESSE I". "DIMANCHE" |
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Source :
BnF
NAF 14124 |
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Vitalie Rimbaud,
Journal et autres écrits, Musée-Bibliothèque Arthur Rimbaud,
1991, p.77-78 et 81. |
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Pour constituer "Jeunesse", l'auteur a rassemblé
en une série numérotée des textes d'abord conçus pour être
indépendants, raison pour laquelle trois d'entre eux, cas
unique dans les séries des Illuminations, possèdent
leur propre titre : "Dimanche",
"Sonnet", "Vingt ans".
L'action de "Jeunesse I" se déroule en
Angleterre. Les allusions
facétieuses à la « peste carbonique » (le « fog »
londonien) et au « turf suburbain » (allusion au goût britannique
pour les compétitions hippiques) ne laissent aucun doute à ce sujet.
Or, un détail nous indique la date probable de ce dimanche
anglais, juillet 1874 :
Les calculs de côté,
l'inévitable descente du ciel, la visite des souvenirs
et la séance des rythmes occupent la demeure, la tête et
le monde de l'esprit.
Ce que l’on peut
paraphraser ainsi : "Les calculs", c’est-à-dire peut-être le travail
poétique, ayant été "mis de côté", diverses occupations (s’agissant de la
"demeure") et préoccupations (s’agissant de "la tête" et du
"monde de l’esprit") agitent le ou les occupants de la
demeure. Préoccupations parmi lesquelles "la visite des souvenirs" et
"l’inévitable descente du ciel". La critique interprète généralement
cette dernière formule comme une référence à la messe du dimanche.
Mais il semble peu probable que le Rimbaud de vingt ans soit encore
très préoccupé par ce genre de choses. Sauf… sauf… si l’on se
souvient que sa mère et sa sœur cadette, Vitalie, ont passé trois
semaines à Londres en compagnie d’Arthur, du 6 au 29 juillet 1874.
Il se trouve en outre que nous possédons le journal
intime tenu par Vitalie pendant ce séjour, auquel cette jeune fille
très pieuse confie son affliction de n’avoir pu assister, en cette
terre anglicane, à aucun office catholique jusqu’au dimanche 19
juillet. Je cite, avec quelques coupes :
Dimanche, 8 heures […] Je
voudrais bien assister à la messe ; voilà deux dimanches que
je n’entends pas d’office catholique […] Maman et Arthur
sont bien embarrassés : je voudrais aller à la messe. –
Malgré mon vif désir je vois qu’il n’y faut pas songer pour
aujourd’hui […]
Mais elle ajoute, quelques
heures plus tard, dans ce même journal :
Vers le soir, Arthur a
enfin trouvé une église catholique et française. Il nous y
conduit.
Rimbaud a donc fini par
dénicher dans les environs une de ces églises où Jésus est
véritablement présent dans le vin et le pain, au moment de
l’eucharistie. Ce que le poète appelle "l’inévitable descente du
ciel". Double moquerie, à l’égard de ses sœur et mère,
et de la doctrine de la transsubstantiation. La semaine suivante, on
retourne sans doute à la même église catholique (l'église
francophone Notre-Dame de France probablement) :
Le
temps s'éclaircit à midi et nous partons pour l'église
catholique. Quel bonheur grand ! C'est comme à Charleville
[…]
Vitalie ne
précise pas si, une fois de plus, comme c’était "inévitable", Arthur
a dû conduire ses parentes à l’église, en ce dimanche 26 juillet,
pour sacrifier au dogme de la "présence réelle".
"Jeunesse I" est un poème constitué de trois
paragraphes dont le second, une longue parenthèse entre deux tirets,
égrène les pensées traversant l’esprit du poète. Or, deux de ces pensées cachent peut-être un souvenir
d’enfance, tant il rappelle ce poème de Rimbaud d’abord intitulé
"Famille maudite", puis, plus sobrement, "Mémoire" :
Une misérable femme de
drame, quelque part dans le monde, soupire après des
abandons improbables […]. De petits enfants étouffent des
malédictions le long des rivières. —
La présence de Madame Rimbaud dans la "demeure", en
ce dimanche de juillet 1874, serait-elle pour quelque chose dans les étranges
pensées qui agitent chez Arthur "le monde de
l’esprit" ?
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"JEUNESSE II". "SONNET" |
Source :
Fondation Martin
Bodmer, Cologny
(Genève). |
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La critique voit traditionnellement dans "Sonnet"
une réponse de Rimbaud au sonnet "Luxures" de Verlaine.
Bien que cette pièce ait été publiée beaucoup plus tard dans
Jadis et naguère, une version en avait été envoyée par Verlaine
à son ami Edmond Lepelletier, sous le titre "Invocation", dans une lettre du 16 mai 1873. Voir dans ce site,
le "panorama critique"
consacré à "Jeunesse II". Le dialogue engagé entre ce poème et
celui de Verlaine, pourrait donc suggérer une rédaction en 1873. Ce
serait, sous l'aspect de la date, un cas à part dans la série
"Jeunesse".
Le poème, dans ses "tercets"
semble inachevé. Mais cela ne préjuge en rien de sa
date de rédaction. Cela n'implique nullement, par exemple, qu'il ait été en cours de rédaction au moment où Rimbaud
a interrompu son travail, en février 1875, et qu'il puisse être tenu
de ce fait pour l'un des derniers textes mis en chantier.
D'un autre côté, quand on observe la transcription du poème dans le fac-similé
reproduit ci-dessus, la mise en page
comparativement plus aérée que celles de
"Jeunesse III
et IV", l'écriture
arrondie et un peu flottante, différente de la petite écriture
oblique utilisée pour ces deux poèmes, suggèrent que le manuscrit a
été réalisé en deux temps.
Il est aussi notable qu'aucun trait horizontal
biffé ne sépare "Jeunesse III
et IV". Or, ces traits de séparation caractérisent le mode de
transcription suivi par Rimbaud lors de la mise au net réalisée au second semestre 1874, comme je l'explique
dans une
récente mise en ligne sur le sujet
(se reporter au paragraphe intitulé "Une chronologie en deux temps").
"Jeunesse III et IV" appartiennent donc à une période
ultérieure de travail sur le manuscrit, où Rimbaud n'utilisait plus
le système des traits horizontaux, ensuite biffés, pour séparer les
poèmes entre eux.
Suivi qu'il est d'un tel trait de séparation biffé,
"Sonnet" est clairement issu de la campagne de mise au net du second
semestre 1874. Mais cette plus grande ancienneté de copie par
rapport aux autres poèmes du feuillet ne certifie nullement une plus
grande ancienneté de rédaction. En ce qui concerne la rédaction de
"Sonnet", en réalité, nous ne savons pas. Nous sommes obligés de
nous contenter de l'intervalle d'un an, approximativement, allant de
mai 1873 au second semestre 1874.
Quant à la transcription de "Jeunesse III et IV"
sur le même feuillet que "Sonnet", elle aurait pu se produire en fin d'année
1874, voire en janvier 1875, lorsque Rimbaud a décidé de présenter
sous forme de série quatre poèmes figurant jusque là sur des feuillets
distincts : "Tu en es encore à la tentation d'Antoine...", "Vingt
ans", "Sonnet". et un dernier intitulé "Dimanche" copié sur papier
bleu à la suite de "Génie". Il aurait alors détaché "Dimanche" de
"Génie" en découpant le feuillet au niveau du trait de séparation
entre les deux poèmes (dont on voit distinctement la trace au-dessus
du titre "Jeunesse"). Un espace suffisamment important restant
disponible au bas du feuillet de "Sonnet", il y aurait recopié les
deux derniers dans un ordre, à ses yeux, logique. Enfin il aurait
numéroté les quatre poèmes en chiffres romains et ajouté le titre de
la série dans l'espace réduit utilisable, tout en haut du premier
d'entre eux.
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"JEUNESSE III". "VINGT ANS" |
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Le titre "Vingt ans" porte en lui-même une indication
plausible sur la période de composition du poème. Rimbaud a eu vingt
ans le 24 octobre 1874. Mais cette simple concordance entre un titre
et une donnée biographique, ne saurait naturellement fonder aucune
hypothèse de date précise. Encore que le mois d'octobre, comme on va
le voir, ne serait pas contradictoire avec le terminus post quem
suggéré par le texte.
"Jeunesse III" commence par
la phrase non verbale : "Les voix
instructives exilées…." À comprendre sans doute comme : « Les voix
instructives [s’étant] exilées…. ». Les "voix instructives" se
sont "exilées" par
rapport à l'auteur (qui se trouve lui-même en exil).
Quels personnages
faut-il imaginer derrière ces "voix instructives" ? Verlaine,
Nouveau aussi sans doute, ces aînés dont Rimbaud a toujours
recherché si maladroitement l’amitié et dans la complicité desquels
il a cru pouvoir vivre en poète. Les déclarer "exilés", c'est comme
les dire enfuis, s’avouer que tous les liens sont rompus. Un
sentiment d’extrême solitude s’exprime en ce début de texte.
Dans les lignes suivantes, Rimbaud se peint comme un être défait :
Les airs et les formes
mourant.... — Un chœur, pour calmer l'impuissance et
l'absence ! Un chœur de verres, de mélodies nocturnes.... En
effet les nerfs vont vite chasser.
Le texte suggère la crainte d'un véritable
effondrement nerveux, une quête d’assistance et de soins. Et l’on
pense nécessairement, nouvelle tentative d’interprétation en clé
biographique, à cette brève hospitalisation subie par Rimbaud
en juin 1874 qui persuade sa mère de venir passer trois
semaines à Londres auprès de lui, au moment même, semble-t-il, où il
met un point final à ses Illuminations. La rédaction de
"Jeunesse III" date sans doute de juin 1874, au plus tôt.
Le retour de Nouveau à Paris, en ce même mois,
aurait-il été
vécu par Rimbaud comme un nouvel abandon, un nouveau fiasco
sentimental ? En tout cas, il est probable que cette séparation le laisse sans
ressources, les leçons de français s'étant révélées plus
difficiles à trouver que les deux amis ne l'avaient escompté.
Germain Nouveau n'a fait la
connaissance de Rimbaud que depuis quelques jours quand il
s'embarque pour l'Angleterre en sa compagnie. Poète, lui aussi, il a
publié en 1874 une dizaine de textes dans La
Renaissance littéraire et artistique. Il est l'aîné de Rimbaud
de trois ans seulement. Jean Richepin, selon ce qu'il en rapporte plus tard
dans La Revue de France (1927), attribue sur le moment le coup de
foudre entre les deux poètes à "l'ascendant" exercé par
Rimbaud sur Nouveau, "nature faible, caractère exalté, d'une
nervosité de femme sensuelle s'abandonnant à qui est fort."
Ce
départ précipité à l'anglaise [...] ressemblait fort à un enlèvement : il ne nous dit rien qui vaille.
Soumis à l'influence directe de Rimbaud, en pays étranger, sans
contrepoids, nous crûmes Nouveau perdu, ou n'en valant guère mieux.
La vie commune à Londres, cependant, ne dure pas. Si piège il y a
eu, Nouveau ne tarde guère à s'en extirper.
La phrase : « Les airs et les formes mourant »
incite à chercher dans l'activité littéraire une autre cause
possible de la neurasthénie ambiante. Elle paraît confesser une crise
d'inspiration : un sentiment de stérilité (forme et fond confondus),
d'épuisement en tant que poète. Mais, d'une certaine manière, un tel aveu
prépare le sursaut qui constitue le thème principal de
"Jeunesse IV", où Rimbaud se chapitre en
quelque sorte lui-même :
Mais tu te mettras à ce travail…
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"JEUNESSE IV". "TU EN ES ENCORE À LA TENTATION D'ANTOINE..." |
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"Jeunesse IV" est aussi un texte tardif, comme le
montre, dans sa phrase initiale, une référence probable à La
Tentation de saint Antoine « Tu en es encore à la tentation
d’Antoine, etc. » Le roman de Flaubert est sorti en librairie en
avril 1874 et Rimbaud, qui fréquentait assidûment la Reading Room du
British Museum, comme on le devine à la lecture du journal londonien
de Vitalie, n’a pas pu rater le long compte rendu qui en est
fait dans l'hebdomadaire intellectuel et radical The Examiner, dès le 11 avril.
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