Arthur Rimbaud, le poète > Sur Les Illuminations > Pourquoi la pagination des Illuminations s'arrête-t-elle à « Barbare » ?


POURQUOI LA PAGINATION DU MANUSCRIT DES
ILLUMINATIONS S’ARRÊTE-T-ELLE À « BARBARE » ?
 


1. Les cinq derniers titres des Illuminations n’ont pas connu leur première publication dans la revue La Vogue mais dans le volume des Poésies complètes édité par Léon Vanier en 1895.

2. Démontrée par Steve Murphy dans son article « Les Illuminations manuscrites », Histoires littéraires, n°1, 2000, p. 5-31. Voir des résumés de ses arguments dans ce site, ici et .

 

        Ceux qui attribuent aux premiers éditeurs la pagination des folios 1 à 24 des Illuminations ont une réponse toute trouvée : les pratiques variables des préparateurs de La Vogue et des éditions Vanier [1]. Mais quand on est convaincu de la paternité rimbaldienne [2], cette foliotation inachevée reste une question. La réception des Illuminations au cours du dernier quart de siècle le montre : au cœur de tout jugement sur l'œuvre en tant que recueil, se niche, informulée ou formulée à demi, en tout cas forcément subjective, une réponse à cette question.

 


 

 

3. Michel Murat, L’art de Rimbaud, Corti, 2002 [2013, p. 216-217].

4.
 Yves Reboul, Rimbaud dans son temps, Classiques Garnier, 2009.

5.
 Arthur Rimbaud, Œuvres complètes. Texte établi, présenté et annoté par André Guyaux. Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 2009, p. 833.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

6. Murat, op. cit., 2002, p. 262. 2013, p. 214.

7.
 Murat, op. cit., 2002, p. 265. 2013, p. 217.

 

 

 

 

 

 

 

8. Murat, op. cit., 2002, p. 265. 2013, p. 217.

 

 

9. Murat, op. cit., 2002, p. 264. 2013, p. 216.

 

 

 

10. Michel, Murat, « Manuscrits », entrée « Illuminations » du Dictionnaire Rimbaud. Sous la direction d’Adrien Cavallaro, Yann Frémy et Alain Vaillant, Classiques Garnier, 2021, p. 355-362..

11. Murat, art. cit. 2021, p. 360 

12. Murat, art. cit. 2021, p. 359.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

13. Reboul, 2009, op. cit., p. 376-377. Une note précise que l'expression « déserts de neige » vient de « Génie ».

 

 

14. Lettre de Verlaine à Ernest Delahaye du 1er mai 1875.

 

 

 
quand le « recueil » s’arrêtait à « Barbare »
 

        Plusieurs spécialistes rimbaldiens ont cru trouver réponse à cette question du « pourquoi » en attribuant une fonction spécifique à « Barbare » dans la structure des Illuminations. Dans L’art de Rimbaud Michel Murat se demande si « Barbare » ne serait pas « le dernier poème du recueil [3] ». Dans son livre Rimbaud dans son temps, Yves Reboul intitule son commentaire « “Barbare” ou l’œuvre finale » [4]. Quant à André Guyaux, dans son édition de la Bibliothèque de La Pléiade [5], il estime que « la série de poèmes d’“Après le Déluge” à “Barbare” […] apparaît comme un recueil constitué en tant que tel ».

      Cette élection de « Barbare » comme poème de fin des Illuminations a constitué pour une génération de rimbaldiens sa façon de répondre au problème que lui posait la pagination inachevée. Une réponse qui a tout de même pour corollaire de réduire toute la partie du recueil postérieure à « Barbare » à un ensemble de textes quasiment extérieurs à l’œuvre, que Rimbaud n'aurait pas su ou pas voulu y intégrer. On aurait dit, au début des années 2000, que, pour la critique, Les Illuminations ne pouvaient être considérées comme un « recueil » proprement dit que jusqu'à « Barbare ». Parce qu'elle s'était convaincue d'une pagination auctoriale et qu'il restait néanmoins cette question pendante, l'interruption au numéro 24, Les Illuminations devaient absolument aboutir à « Barbare ». 

        C’est à cette péripétie de la réception que nous devons l'étonnant paradoxe suivant de Michel Murat : « “Barbare” présente, au moins autant que “Solde” et que “Génie”, les traits que l’on peut attendre d’un texte conclusif. [6] »  Or, selon chacun des critères mis en avant par Murat, on peut légitimement estimer qu’il se trompe. En tant que « récapitulation, qui oppose un avant et un après [7] », « Barbare » n’est pas plus explicite que la plupart des poèmes publiés chez Vanier en 1895 et que La Vogue, à juste titre, avait réservé pour ses dernières livraisons : « Guerre », « Jeunesse II. Sonnet » et « III. Vingt ans », notamment. « Guerre » offre une structure ternaire : l’enfance, le présent, l’avenir. On retrouve l’articulation ternaire dans « Jeunesse II. Sonnet », dont les pseudo quatrains évoquent avec nostalgie les « journées enfantes » et, les tercets, un « à présent » où le poète, son « labeur comblé », rêve à l’apparition d’« une humanité fraternelle et discrète par l’univers sans images ». « Jeunesse III. Vingt ans », enfin, peint un sujet partagé entre le souvenir idéalisé du passé (« que le monde était plein de fleurs cet été ! ») et un présent déprimé, hanté par la menace d’une crise imminente (« En effet les nerfs vont vite chasser »). Pour ce qui est du « statut prophétique de la parole [8] », « Génie » est tout de même plus significatif que « Barbare ». Si Rimbaud avait désiré une fin apocalyptique formant la boucle avec « Après le Déluge », il aurait aussi bien pu prolonger sa copie jusqu’à « Soir historique », quelques pages plus loin, dont le dénouement n’est pas sans faire écho à l’injonction finale du poème introductif. En tant que « résumé de l’entreprise rimbaldienne [9] », « Solde » est plus complet et plus explicite que « Barbare ». La solution de continuité que l’on observe dans l’aspect matériel du manuscrit après le folio 24 ne me paraît pas chercher d’effet de structure particulier au sein du recueil.

        Dans son entrée « Illuminations [Manuscrits] » du Dictionnaire Rimbaud [10] Michel Murat indique : « La question du classement est plus importante que celle de la numérotation, qui n’est que la matérialisation d’un ordre [11]. » Très juste, mais, alors, pourquoi écrit-il, dans le même article : « l’essentiel du raisonnement critique doit donc se concentrer sur le manuscrit Nafr 14123 [12] », c’est-à-dire précisément sur la partie numérotée du manuscrit ? Sans doute parce qu’il considère que la foliotation de cette partie du manuscrit, émanant possiblement de Rimbaud, représente « la matérialisation d’un ordre » voulu par le poète. Et, en cela, il a raison, bien sûr. Mais est-ce à dire que là où il n’y a pas de pagination auctoriale, la question de l’ordre des textes n’a pas à être soumise au « raisonnement critique » ? Il y a pourtant là un travail de recherche nécessaire et possible, en exploitant notamment les thématiques à l’œuvre dans le recueil pour en dégager les logiques de « classement », au-delà du folio 24. S'y soustraire, c’est, en définitive, accorder plus d’importance à la numérotation qu’à la « question du classement », ou à celle de l’ordre des textes. Et c’est, comme on l’aura compris, une façon d’exclure du champ de la réflexion sur l'œuvre en tant que recueil le troisième tiers du manuscrit des Illuminations, avec pour conséquence les jugements paradoxaux que nous avons relevés dans le paragraphe précédent.

        Yves Reboul, comme Michel Murat, s’attache à découvrir des symétries entre « Barbare » et « Après le Déluge ». Les Illuminations bruissant d’échos intertextuels internes et puisant dans un vivier thématique qui n’est pas illimité, il y parvient sans peine et de façon suggestive. Il écrit :

[…] là où « Après le Déluge » évoque le pôle comme un « chaos de glace et de nuit », « Barbare » fait tout de même pleuvoir sur ces « déserts de neige » les diamants que, dans son inépuisable générosité, nous dispense le cœur terrestre. De sorte qu’à la conquête du monde par la société marchande, Rimbaud (ou plus exactement le locuteur) finit par opposer celle que dans son rêve accomplit la voix féminine, […] l’accomplissement érotique reproduisant à son échelle le don infini du cœur terrestre […] « Barbare » peut donc bien apparaître, du fait surtout de cette symétrie avec « Après le Déluge », comme le poème conclusif d’un groupe de proses que Rimbaud assurément a conçu, au moins pour un temps, comme un ensemble [13].

La formule « au moins pour un temps » montre bien la présence implicite, derrière l’exégèse de Reboul, d’un scénario personnel, d’une façon spécifique de se raconter le moment décisif de février 1875 où Rimbaud confie ses « poèmes en prose » à Verlaine « pour être imprimés [14] ». Il est suggéré que Les Illuminations, dans l’état où elles nous sont parvenues, sont une œuvre inachevée, et que Rimbaud, lorsqu’il les transmet à Nouveau par l’intermédiaire de Verlaine, n’a pas su encore classer tous ses textes. La numérotation du recueil démontrerait qu’« au moins pour un temps », c’est-à-dire avec peut-être l’intention d’y revenir plus tard, le poète a conçu Les Illuminations comme une œuvre limitée à vingt-quatre manuscrits, s’achevant, culminant, avec « Barbare ».

        Ces divers scénarios ne sont pas convaincants. Ils se fondent sur une interprétation abusive de l'interruption de la transcription au folio 24. Un effet de loupe, amplifiant artificiellement la portée du poème et majorant son statut dans le recueil. Car il y a de fortes chances que l’interruption de la copie à la hauteur de « Barbare » soit fortuite. La solution de continuité que l’on observe dans l’aspect matériel du manuscrit après le folio 24 ne paraît pas spécialement investie d'une fonction structurelle. En observant de près le manuscrit, aujourd'hui qu'on en connaît tous les éléments, ou presque, on peut reconstituer autrement l’histoire de cette anomalie, et plutôt que le choix d’un recueil resserré et provisoire, y déceler simplement une pagination suspendue.

 

 

 

 

 

 

 

15. Jacques Bienvenu, « La lettre de Rimbaud du 16 avril 1874 et la transmission des Illuminations », Rimbaud vivant n°58, 2019, p. 23-28. L'auteur rappelle que Rimbaud et Nouveau s'installent à Londres en mars 1874 et que Nouveau quitte Londres en juin.

 

 

16. Bienvenu, art. cit. p. 23.

 

 

 

 

 

 

 

17. Paul Verlaine, Correspondance générale, Tome I, éditée par Michael Pakenham, Fayard, 2005, p. 562.

18. Germain Nouveau, Valentines et autres vers, Messein, 1921.

19. Maïté Dabadie, L'Écharde dans la chair - ou la vie du poète Germain Nouveau, Humilis, Tacussel, 2001.

 

 

20. Paul Verlaine, Correspondance générale, tome I, éditée par Michael Pakenham, Fayard, 2005, p. 449.

21. Claude Zissmann, « Rendez-vous clandestin à Charlestown », Parade sauvage n° 6, juin 1889, p. 142-143.

22. Dans sa lettre à Richepin du 17 avril 1875, citée par Bienvenu, Nouveau écrit : « J’ai passé trois mois dans de perpétueux voyages ; j’ai vu, sans curiosité oisive pourtant, des nords de France d’une saveur inattendue, des paysans rouges, violets, des champs de guerre et de seigle, de gracieuses nuageries, des Ardennes singeant admirablement les cantons de Vaud, des Suisses à deux cents lieues de leur Toepffer. La Belgique ne devait faire de moi qu’une bouchée [...]. ». Sur la base de cette lettre, Jacques Bienvenu calcule que le départ de Nouveau pour Bruxelles à partir de Charleville aurait eu lieu vers le 17 janvier. Selon Maité Dabadie, Nouveau est à Bruxelles le 12 mars.

23. On se souvient que l’ancien compagnon rend visite dans cette ville à l’auteur des Illuminations, quelques jours à peine après qu’il s’y est rendu, le 13 février.

 

Une hypothèse nouvelle CONCERNANT
la « transmission des illuminations »


        Dans le numéro de 2019 de la revue Rimbaud vivant, Jacques Bienvenu a lancé une hypothèse qui, pour être hardie, n’en est pas moins stimulante :

En conclusion, Rimbaud n’a pas mis au net les Illuminations avec Germain Nouveau au printemps 1874, comme on le croyait, mais juste avant de partir à Stuttgart en janvier-février 1875 à Charleville [15].

Ce chercheur a remarqué que la lettre adressée par Rimbaud à Jules Andrieu, en avril 1874, ne contient pas ces « f » à boucle inférieure droite qui caractérisent l'écriture des Illuminations. Il en déduit que les manuscrits qui nous sont parvenus doivent être sensiblement postérieurs à cette lettre, ce qui exclut la possibilité d’une transcription dès le printemps, car « l’écriture de Rimbaud n’a pas pu radicalement changer en un temps aussi bref [16] ». Il plaide en conséquence pour une transcription au début de l’année 1875, à Charleville.

        Rimbaud a en effet passé quelque temps dans sa ville natale à cette date, du 29 décembre au 13 février. Nous le savons avec précision grâce au journal tenu par sa sœur cadette, Vitalie. Mais il faut pouvoir prouver que Germain Nouveau, qui a collaboré à la transcription de « Villes » (« L’acropole officielle… ») et « Métropolitain », a lui aussi séjourné à Charleville pendant cette période. Jacques Bienvenu cite plusieurs sources attestant le fait, mais aucune n’est précise sur les dates. Une lettre de Germain Nouveau à Richepin du 17 avril 1875 parle d’un voyage de trois mois dans le nord de la France, les Ardennes et la Belgique, sans plus de précision. Une lettre d’Ernest Delahaye à Verlaine de mai 1877 [17] fait référence à un pionicat d'un mois de Nouveau dans une institution scolaire de Charleville, mais ne donne aucune date. La préface d’Ernest Delahaye à un choix d’œuvres de Germain Nouveau [18] indique seulement l’année 1875. Une biographie de Nouveau par Maïté Dabadie [19] a trouvé mention d’« une chambre en ville » dans les archives de Charleville mais ne donne aucune date non plus.

        Jacques Bienvenu tire aussi argument, et c’est encore le plus convaincant, du poème de Germain Nouveau intitulé « Mendiants », précisément daté « janvier 75 » lors de sa première publication, dans Valentines et autres vers, en 1922. Ce texte a été envoyé par Nouveau à Verlaine le 27 octobre 1875 [20]. Il a été signalé en 1989 et astucieusement glosé par Claude Zissmann dans un article de Parade sauvage intitulé « Rendez-vous clandestin à Charlestown [21]. » On y devine une évocation malicieuse du comportement de Rimbaud dans sa relation amoureuse avec l’auteur, pendant son séjour en terre ardennaise.

        L’hypothèse d’une présence simultanée de Nouveau et Rimbaud à Charleville serait donc fragile si notre difficulté à situer dans un autre endroit et à une autre date la collaboration de Nouveau ne lui conférait une vraisemblance. On est d’autant plus tenté d’accorder quelque crédit à cette solution qu’elle situe la décision de recopier dans un contexte qui l’explique et qui est assez bien connu de nous : d’un côté, le voyage de Germain Nouveau en Belgique, bien documenté [22], de l’autre, la demande faite à Verlaine [23], fin février, à Stuttgart, de transmettre les manuscrits à Nouveau, rapportée par Verlaine à Ernest Delahaye dans sa lettre du 1er mai 1875. Cette coïncidence suggère qu’un projet de publication à Bruxelles avait été concerté entre Nouveau et Rimbaud.

 

 

 

24. Nous connaissons trente-cinq manuscrits des Illuminations. Nous ignorons celui ou ceux qui correspondent à « Démocratie » et « Dévotion », poèmes publiés l’un à la suite de l’autre dans La Vogue n°9.

25. Le folio 18, celui de « Veillées I-II » est un cas à part. Découpé dans la partie inférieure de « Promontoire », de format 10 x 15,5 cm, il n’est pas comparable sur le plan de la taille et du papier utilisé avec les vingt manuscrits du groupe précédemment décrit, mais il a certainement été inséré par Rimbaud après la numérotation des vingt-quatre premiers feuillets, en remplacement d’un ancien folio 18, pour constituer avec le « Veillée » biffé du folio 19 une série numérotée supplémentaire, ce qui en fait peut-être le manuscrit le plus tardivement exécuté. Michel Murat étonne quand il considère comme « l'hypothèse la plus vraisemblable » (Dictionnaire Rimbaud, p. 361) que les éditeurs de La Vogue aient trouvé « Veillées I-II » dans un groupe de « feuillets isolés » (lesquels ?) qu'ils auraient eux-mêmes « intercalés » parmi les folios de tête du recueil. Il prête de la sorte à d'Orfer et Kahn (Fénéon étant exclu, voir, dans ce site, ici) une capacité d'initiative et un sans-gêne à l'égard la déontologie du métier d'éditeur dont il faut les croire heureusement incapables. C'est évidemment Rimbaud, et Rimbaud, seul, qui a pu procéder à l'insertion tardive d'un nouveau folio 18, alors que les vingt-quatre premiers folios du manuscrit étaient déjà paginés. Voir dans ce site, ici et . Le folio 12, contenant la deuxième partie de « Phrases », lui aussi de format atypique, n'est pas le résultat d'une substitution mais d'une transformation par sectionnement des parties supérieures et inférieures de la feuille. Cette transformation est intervenue après la pagination des vingt-quatre premiers feuillets, comme le suggère la graphie du numéro 12, semblable à celle du n°18. Mais son papier vergé de 13 x 20 cm montre que ce folio fait partie de l'ensemble recopié en janvier-février 1875.   

26. Les manuscrits de 13x20 cm montrent eux aussi des traits horizontaux, mais qui, d’une part, ne sont jamais biffés, d’autre part, semblent avoir moins pour fonction  de séparer entre eux les poèmes que de délimiter à l’intérieur du recueil des séries numérotées ou des séquences thématiques.

 

 

 

 

 

 

 

 

27. Notamment, il explique pourquoi Félix Fénéon ne peut être considéré comme le préparateur des numéros 5 et 6 de La Vogue et ne doit pas être tenu, comme on le lit encore trop souvent, comme  « le premier éditeur des Illuminations ».

28. Murat, art. cit. 2021, p. 359.

 

 
 
Une chronologie en deux temps

 

        Or, ce projet exigeait la mise au net urgente d’un manuscrit probablement jugé imprésentable par Rimbaud et Nouveau. La chose ne nous étonne guère. Car, parmi les trente-cinq copies qui nous sont parvenues [24], plusieurs sont encore dans un état que tout éditeur sachant éditer s’empresserait de refuser. Le dossier se compose en effet de deux qualités de manuscrits, dont l’aspect disparate et les différences de conception sautent aux yeux.

        Un premier groupe concerne vingt manuscrits sur papier vergé de format 13 x 20 cm. Rimbaud y pratique une copie en continu. Les poèmes se suivent bout à bout et enjambent à neuf reprises d’un feuillet sur le suivant. Ce sont des manuscrits remarquables par leur homogénéité, qui ont sans doute été exécutés d’une seule traite. Les feuillets dans lesquels on a reconnu l’écriture de Germain Nouveau appartiennent à ce groupe de vingt manuscrits. On peut en conclure qu’ils datent tous de janvier-février 1875. Ce premier groupe de manuscrits, augmenté de quatre folios atypiques relevant pour trois d’entre eux de l’autre ensemble de copies [25], a servi aux numéros 5 et 6 de La Vogue, .  

        Dans l'autre ensemble en question, Rimbaud ne pratique jamais le chevauchement du texte sur deux folios consécutifs. Les poèmes sont le plus souvent isolés, chacun sur son feuillet, à quelques exceptions près (les folios de « Marine » et « Fête d’hiver », de « Bottom » et « H », de « Jeunesse II-III-IV »). Dix de ces manuscrits contiennent des poèmes copiés dans cette écriture ronde et un peu flottante qui est spontanément celle de Rimbaud quand il ne s’applique pas, contrairement aux vingt folios de 13 x 20 cm qui présentent tous une élégante cursive oblique, penchant nettement vers la droite. Sept de ces manuscrits font montre d’une particularité aisément repérable : les traits ou filets horizontaux que Rimbaud a disposés, dans un premier temps, à la fin de chaque texte, comme pour le séparer du suivant, et qu’il a ensuite biffés [26]. Cette caractéristique commune suggère qu’ils sont de conceptions probablement contemporaines. Les quinze autographes relevant de ce deuxième type sont des mises au net, en général très propres, mais ils sont moins homogènes que les précédents. Certains d’entre eux présentent des indices d’un travail encore en cours (ratures, surcharges, mise en page problématique, énoncé confus), des signes d’usure (déchirures, pliures multiples) et l’aspect d’un puzzle en construction (découpages, formats disparates). Ces textes ont essentiellement servi aux numéros 8 et 9 de La Vogue et aux Poésies complètes de l’éditeur Vanier en 1895, mais plusieurs pièces publiées dans les numéros 5 et 6 de La Vogue présentent le même profil : « Après le Déluge » et les trois poèmes copiés recto-verso des folios 21-22, notamment. Elles appartiennent au même ensemble de manuscrits.

        Dans son entrée « Illuminations [Manuscrits] » du Dictionnaire Rimbaud paru en 2021 aux éditions Classiques Garnier, qui opère sur bien des points une avancée décisive sur la question [27], Michel Murat distingue de façon classique « deux ensembles : l’un relativement cohérent, qui correspond au manuscrit Nafr 14123 et aux numéros 5 et 6 de La Vogue ; l’autre, plus dispersé. Ce dernier est constitué de poèmes sur feuillets séparés […] [28] ». Autrement dit, il opère une division du recueil entre partie numérotée (Nafr 14123) et partie non numérotée. Ce qui se conçoit sur un plan codicologique. Mais la codicologie a aussi d’autres objets d’étude que les foliotations, comme les supports matériels (taille, état de conservation et nature des papiers) ou les caractéristiques de l’écriture. Ce sont ces derniers angles d’analyse qui permettent de diviser les manuscrits entre les deux « profils » distincts dont nous avons parlé, subdivision qui ne recoupe que partiellement celle opposant la partie paginée à la partie non paginée : d’un côté, les vingt manuscrits impeccables, de l’autre, les quinze autographes plus disparates. Ce second groupe de documents est probablement représentatif de ce qu’était le manuscrit dans son ensemble début janvier 1875, quand Rimbaud et Nouveau se retrouvent à Charleville. Il fallait donc, d’urgence, recopier.

        Mais le seul fait que nous ayons pu opérer la confrontation précédente prouve que les manuscrits n’ont pas tous été recopiés par nos deux poètes en janvier-février 1875. Seuls ont été remis à neuf les vingt feuillets impeccables de 13 x 20 cm. Les autres sont restés dans l’état où ils étaient auparavant. S’ils avaient été mis au net en vue d’être présentés aux éditeurs bruxellois, ils auraient une tout autre allure.

        Par « auparavant », il faut entendre « pendant le second semestre 1874 ». En effet, si l’on suit Bienvenu sur la question des « f », vu que ces feuillets présentent des « “f” à boucle inférieure droite », ils ont été obligatoirement recopiés après la lettre d’avril à Jules Andrieu. Donc, entre avril 1874 et janvier 1875. Cet intervalle laissait peu de temps aux « f » de Rimbaud pour s’embellir de leur célèbre boucle, mais suffisamment tout de même. Huit mois séparent les deux dates. Le raisonnement débouche donc sur une chronologie en deux temps. Certains des manuscrits qui nous sont parvenus datent fort probablement de 1874 comme le veut la tradition ; sinon du printemps, du moins des mois qui suivirent. Sur ce point, qui n’est pas sans incidence, on va le voir, sur la façon dont on raconte la transmission des Illuminations, la thèse soutenue par Jacques Bienvenu est inexacte.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

29. Des sources peu certifiées ont évoqué des postes de précepteur chez un médecin (Paterne Berrichon) ou chez un professeur à l’École polytechnique (Paul Zech). Voir Jean-Jacques Lefrère, Rimbaud, Fayard, 2001, p. 712, n. 24.

30. Voir André Guyaux, Poétique du fragment, À la Baconnière, Neuchâtel, 1985, p. 83 : « Il s'agit d'un papier à lettres. Il était en feuillets doubles, probablement, à l'origine ; il a donc été coupé, à la main, en feuillets simples [...] »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

31. C'est André Guyaux qui le désigne ainsi. Voir :  André Guyaux, Illuminations, À la Baconnière, Neuchâtel, 1985, p.275 et suivantes.

32. Rimbaud connaissait pourtant les usages. Décrivant son ancien élève en train de recopier ses vers pendant les derniers jours passés à Douai, en septembre 1870, Georges Izambard écrit : « À la moindre rature, il recommence, et il exige de larges feuilles de papier écolier. Quand une main est noircie, il vient dire : “Je n'ai plus de papier”, et, cela, plusieurs fois par jour. On lui remet les quelques sous nécessaires pour qu'il aille en acheter d'autres. “Écrivez au dos” lui suggère une des tantes, mais lui, d'un air scandalisé : “Pour l'imprimerie, on n'écrit jamais au dos”. Vous voyez bien qu'il songe à se faire imprimer. » Georges Izambard, « Lettres retrouvées d'Arthur Rimbaud », Vers et prose, janvier-février-mars 1911, reproduit dans Jean-Jacques Lefrère, Arthur Rimbaud. Correspondance posthume, 1901-1911, Fayard, 2011, p. 1039-1049.

 

 

33. Désignation de la « Vierge folle » dans Une saison en enfer.

34. Lettre de Verlaine à Ernest Delahaye du 1er mai 1875.

 

 

 

 

 

 

35. Steve Murphy, « Trois manuscrits autographes de Rimbaud », Histoires littéraires, n° 17, janvier-février-mars 2004, p. 35-57. .

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

36. S'il l'avait fait, au lieu de rencontrer aujourd'hui les poèmes allant de « Promontoire » à « Démocratie » dans l’ordre décidé par Félix Fénéon, probablement, nous aurions son ordre à lui. Concernant les caractéristiques des manuscrits correspondant aux numéros 8 et 9 de La Vogue, voir notamment ici.

 
 
Où l’on apprend enfin pourquoi et comment

       
        Voici donc comment les choses ont dû se passer. Courant janvier 1875, Rimbaud se met au travail. Il commence par le début du recueil. Puisqu'il envisage une publication à court terme, il a une idée assez précise de l’agencement souhaité pour ses poèmes, qu’il a mis en pile, là, dans l’ordre, à côté de lui. Bien que ses poèmes soient déjà rangés dans un ordre défini, il a assez tendance à construire au fur et à mesure. Si c’est nécessaire, il lui arrive de changer l’enchaînement des textes au fil de la transcription, raison pour laquelle il s'est bien gardé, à ce stade, de folioter ses manuscrits. Mais le système de la copie continue qu’il utilise pour économiser le papier, s’il a le mérite d’indiquer clairement l’ordre des poèmes à un éventuel imprimeur, a pour inconvénient d’interdire au scripteur tout repentir, tout reclassement ultérieur des manuscrits. Ce qui prouve que, même s'il s'autorise une marge d'incertitude, il sait où il va.

        Cependant Rimbaud s’interrompt. Mais il ne s’arrête pas à « Barbare » parce qu’il y voit une conclusion pour son recueil. Il s’y arrête par hasard, pour une raison probablement des plus contingentes. Est-ce parce qu'il a trouvé un poste de précepteur à Stuttgart [29], qu’il faut en conséquence rejoindre sans tarder ? Ou tout simplement parce qu'il est pressé de partir ? Est-ce parce qu’il n’a plus de ce papier à lettres qu’il divise en deux pour y recopier ses poèmes ? N’a-t-il pu s’en procurer que dix exemplaires [30] ? N’a-t-il pas l’argent nécessaire pour renouveler le stock ?  Tout cela ensemble, peut-être ? On remarque toutefois que ce feuillet de « Barbare » est gâché par la présence à son verso d’une version abandonnée et biffée du premier paragraphe d’« Enfance I ». Le problème resté en suspens dans le paragraphe précédent semble donc trouver ici sa solution. À l’évidence, la principale caractéristique du folio 24 est d’avoir été, en quelque jour de 1875, la dernière feuille de papier disponible. Si Rimbaud, pour ajouter « Barbare » à son ensemble de manuscrits de 13 x 20 cm, n’a pu compter que sur cet exemplaire mis au rebut, c’est que l’interruption de la transcription des manuscrits et, conséquemment, celle de leur pagination, ont pour cause essentielle une pénurie de papier. Enfin, disons que c’est une hypothèse plausible.     

       Ceux qui doutent que Rimbaud ait numéroté lui-même les folios allant d’« Après le Déluge » à « Barbare » font valoir qu’il s’agit là précisément des vingt-quatre manuscrits de poèmes en prose reproduits dans les numéros 5 et 6 de La Vogue. Cette coïncidence, selon eux, désigne les rédacteurs de la revue comme les responsables les plus probables de la pagination des feuillets. Mais il est une autre coïncidence tout aussi troublante et potentiellement significative : l’endroit du manuscrit où la numérotation s’interrompt est aussi celui où le papier à lettres de 13 x 20 cm cesse d’être utilisé. Ce qui suggère un scénario alternatif.

       Ayant épuisé son papier « normal [31] », Rimbaud doit s’interrompre. Et c’est à ce moment qu'il pagine ses premiers folios de 1 à 24, pour fixer provisoirement ce qui est accompli. Le nouveau manuscrit ayant été entièrement réalisé, sa foliotation indiquera à l’imprimeur l’ordre à suivre. Peut-être même Rimbaud a-t-il eu l’intention de mettre au propre, un jour, sur une feuille de format normal les spécimens peu académiques, tel ce scandaleux recto-verso [32] des folios 21-22, ajoutés, pour leur apport thématique, aux vingt manuscrits calligraphiés, ainsi que le bout de papier sur lequel il a copié « Veillées I-II » inséré après la numérotation des vingt-quatre premiers feuillets en remplacement d’un ancien folio 18 (voir dans ce site ici et .).

        Cependant, fin février, quand Verlaine fait son apparition à Stuttgart, les choses en sont toujours au même point. Arrivé depuis deux semaines, tout au plus, Rimbaud n'a pas eu le temps de se replonger dans ses Illuminations, comme il l'envisageait probablement puisqu'il a le manuscrit avec lui. C'est la survenue de Verlaine qui accélère les événements. Moins par indifférence, comme on l’a dit, que parce qu’il voit dans cette visite l’occasion de faire avancer son projet, croyant même encore possible un soutien financier à l’entreprise de la part de son ancien « compagnon d’enfer [33] », il demande à Verlaine d’envoyer les poèmes à Germain Nouveau [34].

        Bien évidemment, il adjoint au colis pour Bruxelles les manuscrits qu'il n'a pu recopier à Charleville. Ceux qui, destinés au dernier tiers du recueil, s’étaient trouvés en dessous de la pile au moment et à l'endroit du manuscrit où Rimbaud avait interrompu son travail. Juste après le feuillet de « Barbare ». Il vérifie peut-être, en toute hâte, le classement. Peut-être même pas. Et il ne prend pas le temps de les paginer. Sauf, peut-être, parce que ce sont les plus importants, les cinq poèmes conclusifs. En se fondant sur l’observation de leurs manuscrits et l’histoire de leur transmission, Steve Murphy conjecture que les cinq « Illuminations » tardivement publiées en 1895 dans l’édition Vanier des Poésies complètes ont été regroupées et numérotées en chiffres romains par Rimbaud lui-même, en une sorte de super-série « chargée d'organiser en quelque sorte la fin de partie des Illuminations » [35],

       
vrai roman ou roman vrai ?

        On pourra dire de ce qui est soutenu ici qu'il s'agit d'un vrai roman. Soit. Mais on fait si souvent inconsciemment du roman quand on croit parler scientifiquement de Rimbaud qu’il n’est peut-être pas illégitime de pratiquer la méthode inverse : s’autoriser le roman, quand la question posée ne peut guère être traitée autrement, dans l'espoir qu’il s’y trouvera une ou plusieurs parcelles de vérité. Et ce, de façon consciente et avouée.

        Il n'est certes pas absolument prouvé que Rimbaud ait disposé ses manuscrits en pile et dans un ordre de succession définitivement établi à son côté, pendant le glacial hiver 1875 où il les a recopiés sur la petite table de la petite chambre louée par Germain Nouveau à Charlestown. Mais la « pile », dans cette façon romancée de raconter l’histoire, n’est évidemment qu’une métaphore. L'empilement des fichiers est la représentation imagée de l'enchaînement des poèmes prévu par l'auteur.

       Il paraîtrait en effet tout à fait invraisemblable que Rimbaud se soit attelé à recopier ses poèmes à marche forcée en janvier-février 1875 sans avoir une vision d’ensemble de son œuvre. Les poèmes qui vont d’« Angoisse » à « Solde », et qui correspondent donc pour l’essentiel aux feuillets non paginés, sont, dans l’ensemble, significativement plus denses sur le plan des idées et plus directs sur celui du témoignage personnel que ceux qui les ont précédés. Il ne s'agit évidemment pas de les dire supérieurs, en tant que poèmes mais de suggérer qu'ils n'ont pas été regroupés là par hasard. Le seul fait que « Génie », « Jeunesse » et « Solde » qui sont, chacun à sa manière, des synthèses de la pensée, de l’expérience et de l'art de l’auteur appartiennent aux feuillets non paginés démontre que cette partie du manuscrit, loin de représenter un reliquat encore à classer, constitue le couronnement prévu d’un ensemble organisé.

        Rimbaud sait dès le départ que tout cela aboutira à « Génie », « Jeunesse » (en particulier « Jeunesse III. Vingt ans »)  et « Solde ». Il sait pourquoi il a regroupé en dernière partie du recueil des poèmes contestant l'ordre social, notamment la fonction de divertissement dévolue aux artistes, comme « Promontoire » et « Scènes », l'ordre économique, comme « Mouvement », « Soir historique » et « Démocratie », l'ordre moral, comme « Dévotion », « Bottom » et « H ». Il le sait, même s’il n’est peut-être pas entièrement fixé sur l'agencement exact dans lequel il classera ces poèmes au moment de les recopier. Moment qui, malheureusement pour nous, n'arrivera jamais [36].

        Et Nouveau, à Bruxelles, sait aussi tout cela, lui qui a participé à cette ultime campagne de transcriptions, qui a copié « L’acropole officielle… » et « Métropolitain » pendant que Rimbaud, à côté de lui, en copiait d’autres, qui a certainement assisté, en avril-mai, à Londres, à l’éclosion de certains poèmes et à leur élaboration, qui a sans aucun doute lu l’ensemble du recueil et qui a peut-être même échangé avec son ami sur la meilleure façon de l’organiser, enfin qui a comploté avec Rimbaud ce projet d’édition. Si bien que Rimbaud a pu compter sur lui, dans le cas où un imprimeur serait trouvé à Bruxelles, pour veiller au bon agencement de ce dernier tiers de recueil.

        Voilà le roman vrai qui permet de comprendre ce qui s’est passé en janvier-février 1875 à Charleville et à Stuttgart. Ce roman est-il véridique dans ses moindres détails ? Bien sûr que non. Mais quoi qu’il en soit des détails, la réponse à la question posée au début du texte est finalement toute simple. Pourquoi la pagination du manuscrit des Illuminations s’arrête-t-elle à « Barbare » ? Parce que c’est là que Rimbaud s’est arrêté provisoirement dans sa tentative d’établissement d’un manuscrit prétypographique, en janvier-février 1875. Un provisoire qui, par les hasards de la vie, est devenu définitif.

 

150 ans plus tard, à quelques jours près,
le 12/01/2025.

 


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