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 JEUNESSE IV

Bilan de lecture

 

   L'interprétation traditionnelle de ce texte important mérite d'être interrogée. Sur deux points essentiellement :
   1) Que se reproche exactement Rimbaud au début du texte en se comparant à saint Antoine ? Une réponse habituelle et peu convaincante consiste à expliquer qu'il rejette par là ses anciennes et destructrices addictions visionnaires, dont le personnage de Flaubert serait la pathétique illustration.
   2) De quelle nature est le « travail » nouveau dans lequel Rimbaud veut s'engager pour échapper à la « tentation d'Antoine » ?  Une réponse habituelle et peu convaincante voit dans ce nouveau projet poétique une ambition démiurgique, visant à substituer au monde connu un monde refait à neuf. 

 

La tentation d'Antoine  

   La Tentation de saint Antoine de Flaubert a été mise en vente en avril 1874 (cf. la caricature de Hadol dans L'Éclipse du 12 avril 1874). Des pages d'une version antérieure avaient été publiées de décembre 1856 à février 1857, dans L'Artiste, sous l'égide de Théophile Gautier. Il n'est pas impossible que Rimbaud en ait eu connaissance. En tout cas, il connaissait Flaubert. C'est précisément dans une lettre du 18 avril 1874, donc contemporaine des Illuminations, qu'il annonce à Jules Andrieu son intention d'écrire un recueil de poèmes en prose, à caractère historique, imitant l'« archéologie ultrà-romanesque » pratiquée par Flaubert dans Salammbô. Et je le soupçonne fort d'avoir lu Bouvard et Pécuchet pour une raison que j'explique ici. Mario Matucci, dans son article « Rimbaud et la tentation d'Antoine », a cité plusieurs extraits des quatre passages publiés dans L'Artiste en montrant que leur atmosphère, leurs images et les soliloques saccadés de saint Antoine, ne sont pas sans évoquer tels poèmes (comme Bonne pensée du matin, Villes [I]) ou tels passages d'Une saison en enfer.
  
Au début du roman de Flaubert, Antoine est seul, dans son désert de Thébaïde, « en prière sur la terrasse, — comme les bêtes pacifiques paissent jusqu’à la mer de Palestine. » (Enfance IV) Mais sa méditation est interrompue par des réminiscences de sa vie antérieure. Il évoque les ambitions et les désirs de son jeune âge que son vœu de solitude, de rupture avec le monde, lui interdisent à tout jamais d’espérer assouvir. Il énumère les fonctions auxquelles il aurait pu commodément accéder dans la société : prêtre, grammairien, philosophe, soldat, publicain... Insensiblement, il cède aux tentations que présentent à son esprit ces images de son passé. Des rêves de richesse (épisode de Nabuchodonosor) et de plaisir charnel (épisode de la Reine de Saba), de puissance et de gloire, ne cessent de le visiter. Et chaque fois, passé le moment de délire, c'est « l'affaissement et l'effroi ». Il s'écrie :

Une fois de plus je me suis trompé ! Pourquoi ces choses ? Elles viennent des soulèvements de la chair. Ah ! misérable ! Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, terminé par des ongles métalliques, se dénude jusqu'à la ceinture, et levant la tête vers le ciel : « Accepte ma pénitence, ô mon Dieu ! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse. Rends-la aiguë, prolongée, excessive ! Il est temps ! à l'œuvre !

    Le motif qui pousse Rimbaud à se comparer à saint Antoine est assez facile à comprendre. Rimbaud n'y met aucun mystère. Comme l'indique fort bien André Guyaux (1985), ce sont les mots suivants qui l'expliquent :

Les quatre groupes nominaux, qui suivent le prénom dans un ordre de volumes décroissants, illustrent la comparaison exprimée dans la première phrase, la situation existentielle indiquée par référence. Le zèle écourté trouvera un écho compensatoire dans le travail, au paragraphe suivant. (p.114).

Comme Antoine de son inconstance dans le zèle religieux, Rimbaud s'accuse de sa chronique insatisfaction, de son tempérament velléitaire. Il se reproche son interminable quête d'identité (sera-t-il « le saint », « le savant au fauteuil sombre », etc., ou l'éternel « enfant abandonné » ?), ses tergiversations face au choix d'une vie parmi toutes celles qui lui semblent dues, ses atermoiements d'éternel adolescent face à la nécessité, à vingt ans révolus, de choisir un état. Enfin, sans doute se repent-il aussi de cette habitude que nous lui connaissons, nous, ses lecteurs, de ne jamais mener les choses jusqu'au bout. Bref, il constate en lui-même cet « ébat du zèle écourté » qu'il reconnaît dans le personnage de Flaubert.

    Aussi me paraît-il tout à fait insolite qu'on réduise si souvent les affinités de Rimbaud avec saint Antoine à leur commune addiction visionnaire. La critique fait constamment du personnage de Flaubert l'analogue du Voyant, tel que Rimbaud l'a défini dans sa lettre à Demeny de mai 1871, en assortissant la comparaison d'un argument des plus convenus sur la nature supposément démiurgique du projet des Illuminations. La glose de Pierre Brunel (2004) est parfaitement représentative de cette tendance :

[R. se] reproche de n'avoir ni évolué, ni progressé : il en est encore à la tentation d'Antoine, de saint Antoine si l'on veut. Il aspire à être envahi de visions. De là le pas en arrière est facile à franchir vers l'état de voyant tel que l'avait défini Rimbaud en mai 1871. Cette expérience ancienne, à laquelle il semblait avoir mis fin en 1873, revient parfois comme une tentation, et cela suffirait à expliquer qu'elle ait encore laissé des traces dans les Illuminations. Rimbaud en est conscient et ce n'est pas sans une certaine sévérité que, sur le mode du tu, il commence par faire son autocritique (p. 599).

   Le commentaire de Steinmetz dans son édition de 1989 est plus sibyllin mais la même lecture s'y devine, en arrière-plan :

La « tentation d'Antoine » apparaît alors pour ce qu'elle est : un ensemble de fausses magies. Rimbaud, décidé à tenter une nouvelle étude, se place sous l'enseigne d'un orgueil souverain (et non plus puéril). Assuré d'éveiller par sa seule voix un monde extraordinaire, il veut se retirer du nôtre, comme dans Vies III et surtout Enfance V où il se mettait au tombeau pour affiner son rêve. (p.173).

Selon eux, donc, en s'accusant de la même tentation que saint Antoine, Rimbaud se reprocherait son goût persistant pour les visions, les « fausses magies ». C'était déjà la thèse soutenue par Suzanne Bernard en 1961. La référence dépréciative aux tentations d'Antoine équivaudrait à une critique de l'entreprise du voyant et annoncerait l'adoption d'une nouvelle orientation poétique fondée sur le travail créateur :

[...] il s'agit d'utiliser toutes les possibilités harmoniques et architecturales pour faire œuvre de création à partir des données offertes par la mémoire et par les sens. Non pas tant, donc, recherche de visions, d'hallucinations, que volonté démiurgique de créer, par la magie de la poésie, un univers neuf : et l'expression d'impulsion créatrice est significative. Rimbaud passe, ici, du plan passif de la Voyance au plan actif de la Poésie ; et ποιεῖν, c'est « faire ».

   Tout n'est sans doute pas faux là-dedans. Mais les visions de saint Antoine n'ont rien de commun avec ce que Rimbaud appelle, selon les moments, des « inventions d'inconnu », des « élans mystiques » ou des « voyages métaphysiques ». Leur substance, tout au contraire, ce sont les biens matériels dont ce fils de famille aisée (d'après son biographe Athanase d'Alexandrie) s'est privé en se faisant anachorète. Par ailleurs,  Antoine n'aspire  nullement « à être envahi de visions » (Brunel), il les rejette au contraire avec violence. Ses tentations ne sont pas identifiables à des « recherches de visions » (Suzanne Bernard).
   D'une part, donc, ces commentateurs comprennent bizarrement le personnage de Flaubert, d'autre part,
ils prêtent à l'autocritique de Rimbaud dans ce début de Jeunesse IV une visée métapoétique, alors qu'elle est de nature essentiellement psychologique. Elle renvoie, comme l'écrit Guyaux, à sa « situation existentielle ». La dimension métapoétique du poème, évidente par ailleurs, viendra dans les phrases suivantes.

  

Gustave Flaubert, La Tentation de saint Antoine. Un extrait du chapitre II.
 

   Et bientôt se découvre sous les ténèbres une salle immense, éclairée par des candélabres d'or.
   Des colonnes, à demi perdues dans l'ombre tant elles sont hautes, vont s'alignant à la file en dehors des tables qui se prolongent jusqu'à l'horizon,  —  où apparaissent dans une vapeur lumineuse des superpositions d'escaliers, des suites d'arcades, des colosses, des tours, et par derrière une vague bordure de palais que dépassent des cèdres, faisant des masses plus noires sur l'obscurité.
   Les convives, couronnés de voilettes, s'appuient du coude contre des lits très-bas. Le long de ces deux rangs des amphores qu'on incline versent du vin ; —  et tout au fond, seul, coiffé de la tiare et couvert d'escarboucles, mange et boit le roi Nabuchodonosor. […]
   Le Roi essuie avec son bras les parfums de son visage. Il mange dans les vases sacrés, puis les brise ; et il énumère intérieurement ses flottes, ses armées, ses peuples. Tout à l'heure, par caprice, il brûlera son palais avec ses convives. Il compte rebâtir la tour de Babel et détrôner Dieu.
   Antoine lit, de loin, sur son front, toutes ses pensées. Elles le pénètrent, —  et il devient Nabuchodonosor.
   Aussitôt il est repu de débordements et d'exterminations ; et l'envie le prend de se rouler dans la bassesse. D'ailleurs, la dégradation de ce qui épouvante les hommes est un outrage fait à leur esprit, une manière encore de les stupéfier ; et comme rien n'est plus vil qu'une bête brute, Antoine se met à quatre pattes sur la table, et beugle comme un taureau.
   Il sent une douleur à la main, —  un caillou, par hasard, l'a blessé, —  et il se retrouve devant sa cabane.
   L'enceinte des roches est vide. Les étoiles rayonnent. Tout se tait.
   Une fois de plus je me suis trompé ! Pourquoi ces choses ? Elles viennent des soulèvements de la chair. Ah ! misérable !

   Il s'élance dans sa cabane, y prend un paquet de cordes, terminé par des ongles métalliques, se dénude jusqu'à la ceinture, et levant la tête vers le ciel :

Accepte ma pénitence, ô mon Dieu ! ne la dédaigne pas pour sa faiblesse. Rends-la aiguë, prolongée, excessive ! Il est temps ! à l'œuvre !

   Il s'applique un cinglon vigoureux.

Aïe ! non ! non ! pas de pitié !

   Il recommence.

Oh ! oh ! oh ! chaque coup me déchire la peau, me tranche les membres. Cela me brûle horriblement !
Eh ! ce n'est pas terrible ! on s'y fait. Il me semble même...

   Antoine s'arrête.

Va donc, lâche ! va donc ! Bien ! bien ! sur les bras, dans le dos, sur la poitrine, contre le ventre, partout ! Sifflez, lanières, mordez-moi, arrachez-moi ! Je voudrais que les gouttes de mon sang jaillissent jusqu'aux étoiles, fissent craquer mes os, découvrir mes nerfs ! Des tenailles, des chevalets, du plomb fondu ! Les martyrs en ont subi bien d'autres ! n'est-ce pas, Ammonaria ?  

   L'ombre des cornes du Diable reparaît.

J'aurais pu être attaché à la colonne près de la tienne, face à face, sous tes yeux, répondant à tes cris par mes soupirs ; et nos douleurs se seraient confondues, nos âmes se seraient mêlées.

   Il se flagelle avec furie.  

Tiens, tiens ! pour toi ! encore !... Mais voilà qu'un chatouillement me parcourt. Quel supplice ! quels délices ! ce sont comme des baisers. Ma moelle se fond ! je meurs !


 

Antoine était Nabuchodonosor et Nabuchodonosor, qu'il avait rêvé, était Antoine. Qui n'était autre que Gustave, pour la même raison. Cela ne vous rappelle pas quelque chose ?


 

L'ambition démiurgique

  
  
« Tu te mettras à ce travail ». De quel travail s'agit-il ? Je suis assez d'accord avec la définition iconoclaste que Michael Bishop en propose, lorsqu'il dit qu'il n'est plus question ici de « poème » ni d'« œuvre » :

J'ajouterai, pour conclure, que ce "travail" dont parle Jeunesse — il ne s'agit plus d'"œuvre", de poème — ce travail auquel Rimbaud réfléchit (travail, action à partir d'une fatigue, d'une souffrance, travail de "rédemption" de la part d'un homme qui ne peut s'empêcher de croire qu'il y a mal, rachat, salut : toute une théorie apprise de ce qui pèse sur l'innocence de l'existence), ce travail, mental, psychique surtout, repossibilise, possiblement — tout est projet, "future Vigueur" — la structure et le rythme de tout ce qui est. Il s'agit, il s'agirait d'un travail mettant en mouvement transformations et transfigurations de toutes sortes, motions et émotions d'"êtres parfaits, imprévus" que, d'ailleurs, on n'est pas obligé de chercher : tout s'offre, "s'ém[eut] autour de ton siège" ; tout — perfection, harmonie, faisabilité inimaginable — tout est déjà là, prêt à se révéler. Il ne s'agit pas d'une psychologie/ontologie de la passivité, mais plutôt de l'ouverture, de la disponibilité ontique, du consentement et de la confiance

   Enfance V représente par excellence la fable du poète démiurge. Et du poème comme activité compensatoire et réponse à la mélancolie. « Aux heures d'amertume, écrit Rimbaud, je m'imagine des boules de saphir, de métal. Je suis maître du silence. » Ces « boules de saphir, de métal » sont les inventions qui, au sein du monde recréé par le poète dans son « salon souterrain », suppléent poétiquement à l'occultation des « lunes » et des « comètes ».
   Force est de reconnaître que d'Enfance V à Jeunesse IV, le caractère actif de la création poétique s'est estompé et a laissé la place à une méthode nettement plus passive. Ici, le poète ne dit plus « je m'imagine ». C'est de leur propre mouvement que les « possibilités harmoniques et architecturales » s'émeuvent « autour » du « siège » du poète, que « des êtres parfaits, imprévus, s'offrent à [ses] expériences », que
« d’anciennes foules » et des « luxes oisifs » affluent « rêveusement », c'est-à-dire, me semble-t-il comme dans un rêve et non pas « en rêvant ». C'est le poète qui rêve : pour quoi et de qui les « luxes oisifs » rêveraient-ils ? C'est ainsi que le comprend, par exemple, Antoine Fongaro :

Autour de lui ("tes environs") le rêve ("rêveusement") fera affluer, dans ses visions, des foules d'autrefois (voir, par exemple, la fin de Villes II) ou des milieux luxueux (voir, par exemple, Villes I, avec ses nababs, les divans de velours rouge, les boissons polaires).

(« Un brelan de "veillées" », Rivista di Letterature
moderne e comparate, ott.-dic. 2013, p.320).

   On a beau répéter à l'envi, du côté de la critique, que le « travail » créateur thématisé par les Illuminations s'oppose par son caractère actif au caractère passif des « visions », Bishop a beau nous assurer qu'il ne faut pas voir dans ces éléments un indice de passivité ... cela y ressemble quand même beaucoup. On a plutôt affaire à un rêveur, assumé comme tel, qu'à un démiurge.
   Du coup, même si on ne l'approuve pas, on peut comprendre que Berrichon, en 1912, ait
déplacé Jeunesse IV pour en faire une quatrième section de Veillées. C'est probablement à cette occasion qu'une main, qui ne serait pas la sienne, d'après les experts, a indiqué le mot « Veillées » sur le manuscrit juste à côté du « IV » de Jeunesse. Outre les atmosphères oniriques des deux textes, Berrichon avait sans doute perçu de fragiles correspondances entre les « êtres parfaits, imprévus » de Jeunesse IV et les « groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences » de Veillées II, entre les « possibilités harmoniques et architecturales » de Jeunesse IV et les « élévations harmoniques » issues des jeux de la lumière dans la « salle » de la veillée.
   Il est vrai que Rimbaud parle aussi d'« expériences », d'« impulsion créatrice », formules par lesquelles il assume le rôle actif de l'« inventeur ». Mais le sens des phrases où il lève un peu le voile sur la nature de son mystérieux travail créatif pose de sérieux problèmes d'interprétation :

Des êtres parfaits, imprévus, s'offriront à tes expériences. Dans tes environs affluera rêveusement la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs.

   Comment comprendre : « la curiosité d'anciennes foules » ? Les foules sont-elles curieuses de la création du poète, affluent-elles autour de son siège comme on va observer le travail des maçons dans un chantier voisin, pour découvrir le monde refait à neuf qu'il est en train d'édifier ? C'est un sens possible. Mais, dans le syntagme « l'amour de Dieu », Dieu peut aussi bien, selon les contextes, apparaître comme le sujet ou comme l'objet de l'action d'aimer. Ainsi, dans le syntagme « la curiosité d'anciennes foules et de luxes oisifs ». on pourrait accorder aux noms compléments (« foules », « luxes ») la fonction de l'objet dans le procès induit par le nom « curiosité ». C'est-à-dire comprendre : ''d'anciennes foules et des luxes oisifs curieux à observer afflueront autour de mon siège''. Ces foules (populaires) du passé (anciennes) et ces (riches) oisifs feraient dès lors leur apparition, non pas en rêvant mais dans le rêve du poète, selon la modalité décrite par Rimbaud dans Veillées II : « Rêve intense et rapide de groupes sentimentaux avec des êtres de tous les caractères parmi toutes les apparences. »
   À quelles « expériences » le poète se livre-t-il avec ces foules anciennes pour y susciter d'imprévisibles et « imprévus » « êtres parfaits » ? Je ne vois de réponse que dans son intérêt bien connu pour l'histoire et pour ses révolutions, qu'il manifeste notamment dans la lettre à Jules Andrieu, contemporaine des Illuminations, récemment retrouvée. On aurait donc affaire ici au poète sentinelle de Soir historique, à « l'être sérieux » et à l'historien, plutôt qu'au fameux démiurge promu par la tradition critique.

 

L'Histoire splendide d'après Rimbaud et d'après Delahaye


   Dans une lettre datée "London, 16 April 74", Rimbaud expose à Jules Andrieu le projet d'un recueil de "poèmes en prose" "
avec titre : L’Histoire splendide", à paraître "en livraisons" (c'est-à-dire en feuilleton) dans la presse anglaise. Il semble que ce soit la reprise d'un ancien projet intitulé L'histoire magnifique dont Delahaye a parlé en 1923, dans Rimbaud, l'artiste et l'être moral, et dont il situait les premiers essais "vers la fin de l'hiver de 71-72" :

 "C'est vers la fin de l'hiver de 71-72. Il me parle d'un projet nouveau — qui le ramène aux poèmes en prose essayés l'année précédente, veut faire plus grand, plus vivant, plus pictural que Michelet, ce grand peintre de foules et d'actions collectives, a trouvé un titre : L'histoire magnifique, débute par une série qu'il appelle la Photographie des temps passés. Il me lit plusieurs de ces poèmes (qui n'ont pas reparu jusqu'à présent : peut-être en les cartons de collectionneurs jaloux). Je me rappelle vaguement une sorte de Moyen âge, mêlée rutilante à la fois et sombre, où se trouvaient les "étoiles de sang" et les "cuirasses d'or" dont Verlaine s'est souvenu pour un vers de Sagesse ; avec plus de netteté je revois une image du XVIIe siècle, où le catholicisme de France paraît à l'apogée de son triomphe, et qu'il condensait, il me semble, en un personnage splendidement chapé et mitré d'or, se détachant sur une scène dont cette seule lecture ne peut m'avoir laissé de souvenir précis."

   Ce sera, explique Rimbaud à Jules Andrieu, une évocation de "l'histoire splendide" (c'est-à-dire épouvantable, en "style négatif"), à travers "des dates plus ou moins atroces : batailles, migrations, scènes révolutionnaires", et par des procédés descriptifs relevant de l'"archéologie ultrà-romanesque" pratiquée par Flaubert dans Salammbô. Autrement dit : l'expression romancée des leçons terribles que sa lucidité de "double-voyant" (sa vue pénétrante, ses dons de prémonition, ses pouvoirs prophétiques) a tirées de la Commune et de sa répression sauvage par des bourgeois apeurés. Ou encore, pour reprendre une expression du texte : "la (magnifique) perversion" de la représentation courante de l'histoire, la subversion de cette conception romantique, naïve ou intéressée, qui voit l'histoire comme une marche imparable de l'humanité vers l'entente universelle, la solution de la question sociale, l'harmonie, le bonheur.
   Il s'agit, explique Rimbaud à son correspondant, d'un projet "tout à fait industriel", conçu dans un esprit de "réclame frappante", un "bazar moral" à "exploiter", une "spéculation sur l'ignorance où l'on est maintenant de l'histoire". Ce "boniment" du littérateur en faveur d'un "ouvrage" dont "les heures destinées à [sa] confection [lui] apparaissent méprisables" rappelle assez le style auto-dépréciatif du locuteur de Solde.
C'est que Rimbaud, comme le poète-voyant-bonimenteur de Solde, sait d'expérience que la société n'est pas preneuse des visions (d'histoire) qu'il a présentement à lui vendre, que "la foule, qui ne s'occupa jamais à voir, qui n'a peut-être pas besoin de voir" (car elle agit d'instinct et c'est aveuglément qu'elle laisse libre cours à ses "révoltes logiques", à l'"enharmonie des fatalités populaires"), que "les masses", comme il dit encore dans Solde, n'ont cure des "morceaux de bravoure historiques" qu'il se propose malgré tout de soumettre à leur méditation.

 


  « Quant au monde, quand tu sortiras, que sera-t-il devenu ? »
   Personnellement, je comprends :
"Quand tu sortiras (ce labeur comblé) de ta petite chambre de poète, dans quel sens le monde extérieur aura-t-il changé ?" Parce qu'il aura changé, c'est certain.  
   De quel endroit est-il question de « sortir », ici ? Du « salon souterrain » d'Enfance V, du lieu retiré où se trouve le « siège » de l'inventeur et où il aura rêvé un univers refait à neuf. Le monde qui s'offrira à lui lorsqu'il quittera son siège, c'est le monde extérieur, et Rimbaud conjecture que, pendant le temps qu'il aura consacré à se forger un monde imaginaire dans le creuset du poème, le monde réel, de son côté, aura continué à changer et perdu ses « apparences actuelles ». Quoi de plus simple ? Une façon de plus de suggérer ce que Bishop appelle sa « disponibilité ontique ». Je dirais plutôt, en reprenant les mots du critique, son « consentement » au réel et sa « confiance » dans le Génie de l'humanité.

   Mais la tradition critique voit les choses de façon beaucoup plus sophistiquée :

 Guyaux : « Un déplacement a lieu à ce moment, vers le monde [...] On devinait auparavant, grâce à des mots tels que siège, un espace limité. La question finale élargit cet espace et prévoit même d'en sortir.

Autrement dit, ce n'est pas de sa petite chambre de poète que Rimbaud sortirait, mais du monde.

Guyaux (suite) : L'espace prévu s'opposera implicitement au premier, dont les êtres parfaits et les luxes oisifs illustraient les apparences actuelles, lesquelles n'auront plus lieu d'être. [...] Le véritable refoulement est celui du monde extérieur, réduit [...] à émaner de l'impulsion créatrice personnelle [...] » (p.115).

J'avoue que je ne comprends rien à ces espaces gigognes, sauf que le monde réel, d'après Guyaux, a été aboli. J'ai l'impression que Guyaux reçoit le texte comme s'il voulait dire : « Quant au monde [personnel que tu es en train de créer], quand tu [en] sortiras, que sera-il devenu [deviendra-t-il] ? En tout cas, rien de [ses] apparences actuelles, [avec ses êtres parfaits et ses luxes oisifs]. » Mais ce n'est pas du tout ce qui est écrit.

Brunel (2004) : « La fin d'un monde. [...] Nulle part peut-être Rimbaud ne s'est autant avancé dans l'annonce d'une sortie [...] du monde connu pour accéder, non comme Baudelaire, à l'Inconnu, mais à un monde voulu. Certes, des éléments irrationnels seront intervenus, et une autre raison est à l'œuvre. Mais le résultat, "en tout cas" et dans tous les cas, sera la disparition du monde réel, qui n'est que l'amas des "apparences actuelles", au profit d'un monde nouveau que Rimbaud, du moins pour l'instant, nous laisse à imaginer. » (p.600).

Ainsi, donc, Rimbaud annoncerait, à la fin de Jeunesse IV, sa sortie du monde connu et la substitution à ce dernier d'un autre monde. Non, le « monde » dont il est question ici n'est pas, comme le dit Brunel, une « création nouvelle » (p.599) émanant de l'impulsion créatrice du « nouveau démiurge » (ibid.). Si tel était le cas, le poète ne se poserait pas la question : « que sera-t-il devenu ? » Il le saurait, puisque c'est lui qui l'aurait créé. C'est tout simplement le monde extérieur, la réalité extérieure, que Rimbaud retrouvera « quand [il] sortira » du lieu du poème. Mais cette réalité, le temps ayant continué à s'écouler pendant qu'il construisait son œuvre, aura nécessairement perdu ses « apparences actuelles ». Le monde aura changé, non du fait du poète, mais de son propre mouvement. C'est une vérité de La Palice. Sauf, il est vrai, que par cette simple question : « Quant au monde [...] que sera-t-il devenu ? », Rimbaud ouvre le champ des possibles. Il se rend disponible à « l'imprévu ». Il suggère la possibilité d'un scénario analogue à celui de Jeunesse II. L'hypothèse d'un « double événement d'invention et de succès » ayant changé les « apparences actuelles » du monde dans la même direction que celle illustrée par le poème (la mise en oeuvre de « toutes les possibilités harmoniques et architecturales », la génération d'« êtres parfaits », etc.). Cela, grâce à la conjonction du désir individuel de l'auteur et d'un mouvement « imprévu » des « foules », grâce à la conjonction du « travail » du poète et du « travail » de l'histoire.