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L'étoile a pleuré rose ... (1871)
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Commentaire |
L'étoile a pleuré rose...
est un poème sans titre, un quatrain isolé. Nous le connaissons par
un document de la main de Verlaine, où ce dernier avait copié L'étoile a pleuré rose...
juste après le sonnet des Voyelles. Cette proximité a
alimenté les commentaires, mais elle peut s'expliquer par des raisons
assez simples : les deux poèmes sont sans doute de dates voisines, et
tous deux fondés sur une "étude" de couleurs.
L'étoile a pleuré rose...
peut se définir comme une "célébration critique" du culte
de Vénus : les trois premiers vers blasonnent le corps superbe de la
Femme, le quatrième opère une inversion de perspective où le lecteur
rimbaldien reconnaîtra une thématique voisine de celle des Petites
amoureuses et des Sœurs de charité.
Une "étude" fondée sur une
règle syntaxique précise :
Ce qui frappe en premier lieu dans cette
"étude" (Pierre Brunel, op. cit.), c'est l'exploitation rigoureuse d'une règle
syntaxique. Le quatrain est constitué d'une seule phrase, reposant sur
quatre propositions indépendantes dont chacune occupe les douze syllabes
d'un alexandrin. Sur ces quatre propositions, les trois premières sont
juxtaposées (notons qu'on attendrait une virgule à la fin du vers 2), la
dernière est coordonnée par "et". Ce "et", nous le
verrons, a peut-être plus qu'une simple valeur copulative : il sépare,
aussi, des trois premiers vers un alexandrin final qui fonctionne comme
une chute, éclairant de façon inattendue la signification de l'ensemble.
Enfin, ces quatre propositions présentent une structure syntaxique
identique que le tableau suivant permet d'exposer :
1°
hémistiche |
2°
hémistiche |
L'étoile |
a pleuré |
rose |
au cœur de tes oreilles, |
L'infini |
roulé |
blanc |
de ta nuque à tes reins |
La mer |
a perlé |
rousse |
à tes mammes vermeilles |
Et l'Homme |
saigné |
noir |
à ton flanc souverain. |
Groupe
nominal
(sujet),
article défini + nom,
désignant un
acteur symbolique
de la scène cosmique |
Verbe
au
passé
composé
(auxiliaire
élidé,
v.2 et 4) |
Adjectif
de
couleur
(attribut
du
sujet) ou
adverbe |
Groupe
nominal
(circonstanciel de lieu)
désignant une partie du corps féminin |
Ce tableau se
prête à une lecture horizontale, qui fait apparaître le parallélisme
syntaxique, et à une lecture verticale qui
— en mettant en évidence la logique des choix lexicaux
— laisse pressentir les
enjeux de l'interprétation. Remarque : dans le premier vers, il est
possible que l'adjectif de couleur ne soit pas attribut du sujet mais
plutôt attribut du complément placé à droite du verbe, comme dans ce
vers de Leconte de Lisle signalé par André Guyaux (Pléiade Rimbaud,
2009, p. 878) : "La femme a pleuré mort le meilleur de sa chair" (il
s'agit des pleurs versés par Ève sur Abel, le meilleur de ses fils).
Un "blason"
?
Les quatre compléments circonstanciels
occupant le deuxième hémistiche énumèrent (approximativement de haut
en bas, selon une logique descriptive caractéristique du genre du "blason")
des parties du corps féminin : les "oreilles", le dos (de ta
"nuque" à tes "reins"), les seins ("mammes"
est un néologisme, synonyme élégant de "mamelles", tiré du
latin "mamma"), le "flanc". Si l'on excepte le vers 4
(dont nous avons déjà dit qu'il semble éclairer différemment le sens
général du poème), le groupe sujet-verbe-attribut qui occupe le premier
hémistiche de chaque alexandrin adopte le ton de l'éloge. La première
preuve de cette inspiration "blasonnante" réside dans la dimension cosmique du
poème.
Une "naissance
de Vénus"?
"L'étoile", "l'infini", "la mer",
ne sont pas des personnages de la vie quotidienne; ce sont des acteurs
symboliques de la scène cosmique. La femme chantée par le poème n'est
manifestement pas l'élue du rimailleur qui exerce sa lyre mais "La
Femme", dont le poème met en scène le Sacre par les forces
élémentaires de la Nature que sont "l'étoile",
"l'infini", et "la mer". La deuxième personne du
singulier utilisée par le poème ("tes oreilles", "tes
reins", etc.) suggère l'invocation adressée à une déesse. Cette
incarnation de la féminité a un nom dans la mythologie : Vénus.
L'image de Vénus s'impose au lecteur, bien que
Rimbaud ait apparemment préféré laisser le poème sans titre et jouer
la carte de l'énigme. À cela plusieurs raisons : la vogue du thème au
XIX° siècle, tant chez les peintres que chez les poètes (voir sur ce
point notre dossier consacré à Vénus
Anadyomène); la récurrence du thème chez Rimbaud lui-même (Soleil
et Chair, Vénus Anadyomène, Bonne pensée du matin, Villes I); les
métaphores du poème qui peuvent faire penser à la naissance marine de
Vénus (v.2 et 3) ou à l'étoile portant le nom de la déesse (v.1);
enfin la source (possible) signalée par Pierre Brunel chez Sully
Prudhomme.
Les dons reçus par la Femme lors de
sa création :
Pierre Brunel démontre de façon
convaincante la présence de ce thème dans le texte, par la comparaison
qu'il propose entre L'étoile
a pleuré rose... et le premier quatrain de La
Naissance de Vénus
de Sully Prudhomme :
Quand la
mer eût donné ses perles à ma bouche
Son insondable azur à mon regard charmant,
Elle m'a déposée, en laissant à ma couche
Sa fraîcheur éternelle et son balancement.
Sully Prudhomme,
La Naissance de Vénus,
dans Stances, Quatrième section : Mélanges
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Cette
comparaison permet de déceler dans le poème de Rimbaud ce qui pourrait
bien être un "cliché" de la littérature parnassienne :
l'offrande faite à Vénus par sa divine génitrice (la Mer, la Nature) de
sa beauté, de sa sensualité et de sa fécondité naturelles. Elle nous
fait comprendre que les actions verbales accomplies par les "acteurs symboliques de la scène cosmique" :
pleurer, rouler, perler, sont celles qui modèlent le corps superbe de la
Femme, et qui lui attribuent
ses dons naturels.
Le vers 2 est peut-être celui qui livre le plus
facilement son sens métaphorique. Le verbe "rouler" évoque les
vagues, les rouleaux de la lame. L'infini dont il est question ici est
celui de l'Océan, qui en est en effet un symbole courant. Le galbe d'un
corps de femme présente bien une ressemblance avec les rondeurs de la
houle. L'adjectif "blanc", appliqué à cet infini-là, se
comprend comme une allusion à la crête écumeuse des vagues et au corps
de la femme, simultanément.
Le vers 3 confirme cette interprétation en
introduisant explicitement le thème de la mer. Le verbe
"perler" décrit dans le langage courant un liquide coulant
goutte à goutte. Appliqué aux seins d'une femme, seins désignés par un
terme ("mammes") qui rappelle la "mamelle", ce verbe
suggère l'allaitement. Mais "perler" contient aussi l'idée de
la perle. Associée à deux adjectifs synonymes de "rouge"
("rousse", "vermeilles") la forme de la perle évoque
celle du mamelon (1).
Le vers 1 s'éclaire en partie grâce au
rapprochement proposé par Yves Reboul avec le Sonnet de l'oreille
d'Albert Mérat. Le pavillon de l'oreille rayonne comme une étoile
("Et la lumière y trace, exquise, des sillages" écrit Mérat).
Le "rose" est une couleur qui lui convient ("Elles seraient
le rose et le satin des fleurs" écrit encore Mérat). Enfin le verbe
"pleurer" renvoie à un cliché romantique : "Le
romantisme, c'est l'étoile qui pleure, c'est le vent qui vagit, c'est la
nuit qui frissonne, etc." (Musset, Lettres de Dupuis et Cotonet,
Oeuvres complètes, Le Seuil, L'intégrale, 1963, p.877). Peut-être
faut-il y reconnaître le thème, présent
dans Ma Bohême, du "doux frou-frou" des étoiles,
version rimbaldienne de l'"harmonie des sphères" —
murmure mélodieux (et ici mélancolique) par quoi les poètes
et les mystiques se représentent la perfection de la mécanique céleste
et de la création divine.
Finalement, ce quatrain que les commentateurs ont
critiqué pour son "métaphorisme arbitraire", ou parfois au
contraire loué pour ses audaces "visionnaires", ne s'explique
pas si mal. Et il ne nous paraît pas faux de le considérer, au moins
partiellement, comme une forme de "blason".
Une sombre chute :
Reste le dernier vers. La tonalité en est
manifestement différente, voire opposée. Le noir remplace la couleur. La
représentation semble quitter la Femme pour se centrer sur l'Homme. L'Homme
avec majuscule, c'est à dire ici l'autre sexe (l'Autre de la Femme, avec
F majuscule)? Enfin, cet "Homme" est montré saignant au flanc
de Vénus, d'un sang "noir" synonyme de poison ou de mort.
Pierre Brunel, dans la notice de son édition Rimbaud à la Pochothèque,
souligne à juste titre l'association possible avec l'image du Christ en
croix, le flanc transpercé par la lance d'un soldat romain, telle qu'elle
est évoquée dans l'Évangile selon Saint-Jean. Nous trouvons là
— comme le suggère finement Yves Reboul (op. cit. p.23)
— une "Piétá"
inversée, où la silhouette brisée de la Vierge au pied de la croix
serait remplacée par la stature immense de Vénus, dominatrice, portant
à son "flanc souverain" (dit le texte), l'image du crucifié.
Si l'on ne connaissait pas Rimbaud, on aurait
peut-être quelque mal à interpréter cette chute énigmatique. Mais si
l'on se rappelle, comme nous y invite Yves Reboul, que ce quatrain voisine presque
sûrement dans la chronologie rimbaldienne avec des textes comme Les Sœurs
de charité et Premières Communions, qui "sont voués
l'un et l'autre à dire l'aliénation de la femme" (op.cit. p.23), on
comprend aisément le sens de ce dernier vers. Comme tant d'autres textes
de Rimbaud, il dénonce dans la Femme "celle qui aurait dû être
pour lui, tout à la fois, la sœur de charité de l'échange
amoureux et la déesse mère d'un monde réconcilié" (ibid.) mais
qui ne sait être que la servile complice d'une société où l'amour est
devenu impossible.
Madrigal ou épigramme ?
C'est Yves Reboul qui pose la question
(ibid.). On suppose en effet (d'après une liste dressée par Verlaine des
poèmes que lui avait remis Rimbaud en 1871), que Rimbaud avait envisagé
de titrer ce quatrain : Madrigal. Le fait n'est pas
invraisemblable, et l'idée en est même fort amusante.
En effet, le madrigal est un genre
poétique appartenant principalement à la tradition de la poésie
amoureuse et mondaine. Voici la définition qu'en donne le Trésor de
la langue française informatisé (TLFI) : "Pièce de poésie consistant en une pensée exprimée avec finesse en quelques vers de forme libre et prenant souvent, à l'égard d'une femme, la tournure d'un compliment galant.
Exemple : "Quand roucoulerez-vous, ô reines de salon! / Ces madrigaux ouvrés et ces fadaises tendres
/ Qu'improvisaient pour vous de précieux Clitandres?" (BANVILLE, Cariatides, 1842, p. 28)".
L'épigramme appartient aussi à la tradition de la poésie
mondaine, mais elle se définit comme un "petit poème satirique se terminant par un trait
d'esprit" (TLFI).
Le titre de "Madrigal", on le voit,
pourrait à peu près convenir pour les trois premiers vers du quatrain.
L'éloge, certes, y est moins "galant" que "lyrique",
mais on n'est pas sans y trouver quelques traces de préciosité : sa
construction ingénieuse, l'image raffinée proposée par le verbe
"perler", la plainte discrète suggérée par le verbe
"pleurer", l'usage sophistiqué de l'adjectif de couleur
"employé comme adverbialement" (Brunel, Pochothèque)
n'auraient pas déparé dans un madrigal aristocratique du XVII° siècle.
Émilie Noulet n'avait certes pas tout à fait tort dans l'éloge vibrant
qu'elle fit de ce quatrain et qu'on lui a beaucoup reproché : "
Poésie pure d'une évocation que le cosmique tout entier glorifie [...]
c'est une éblouissante énumération de quatre fois quatre mots qui se
lisent aussi bien verticalement que par vers, et dont chaque quart
représente à la fois un monde et une catégorie du discours, dans une
suite doublement parallèle : substance - action - couleurs - lieux
sensibles de l'amour" (op. cit. p.105).
Mais il est vrai qu'un tel commentaire ne tient aucun compte du dernier vers.
Or ce dernier vers transforme le sens entier du texte. Plutôt qu'un
"madrigal", terme employé par ironie selon toute vraisemblance, ce quatrain
devrait plutôt être considéré comme une "épigramme", et même, dit
Reboul, une épigramme à la chute "sinistre".
_____________________
(1) J'ai
consulté (sur le réseau internet) des traductions de ce vers dans quatre
langues : anglais,
espagnol, italien, portugais.
Deux traducteurs sur trois proposent une
traduction littérale : verbe + adjectif de couleur. Les
autres, et c'est ceux qui m'intéressaient, utilisent une périphrase
renvoyant au sens qu'ils perçoivent comme le plus authentique ou
suggestif.
Ainsi, un traducteur espagnol écrit : "el mar adornó con perlas rojas tus senos bermejos"
(la mer orna de perles rouges tes seins vermeils) : l'expression
"perles rouges" exploite la comparaison implicite du bouton du
sein
avec une perle; le verbe "orner" atteste l'inspiration
précieuse de l'image ("gongorisme"). L'idée de l'eau pulvérisée n'est présente que
métaphoriquement.
Inversement, cette traduction italienne propose
surtout —
me semble-t-il
— l'idée du sein maternel :
"Il mare è stilla rossa alle mamme vermiglie" (littéralement :
la mer est suintement rouge aux seins vermeils").
Cette traduction anglaise remplace l'idée de l'eau pulvérisée par celle du
brisement des vagues qui la contient seulement de façon implicite :
"The sea has broken russet at your vermilion nipples" (la mer
s'est brisée rousse à tes mamelons vermeils). Le terme
"nipples" semble désigner explicitement le bout du sein, le
mamelon.
Enfin, l'exemple portugais, comme les précédents, note
essentiellement les idées d'eau pulvérisée et de sein maternel ("tetas"
: le sein-tétine) : "O orvalho marinho arruivou tuas tetas vermelhas"
(La rosée marine a roussi ... les embruns ont roussi tes mamelles
vermeilles).
L'enquête réalisée donne une idée des problèmes auxquels se
heurtent les traducteurs de textes poétiques. Dans les trois derniers
exemples l'image de la perle est totalement absente. Les traducteurs
espagnol et italien, les plus "interprétatifs", illustrent des
solutions divergentes. Les deux autres restent dans l'allusion prudente.
Pour lire les traductions mentionnées
:
Bibliographie |
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Quatrain, dans Le Premier visage de
Rimbaud, par Émilie Noulet, pages 99-105, Palais des
Académies, Bruxelles, 1953. |
L'étoile a
pleuré rose ..., dans
Rimbaud, Oeuvres poétiques et lettres choisies, Dossier du
professeur, par Thierry Méranger, pages 33-34, Hachette, 1998. |
Quelques mots sur L'étoile
a pleuré rose..., par
Yves Reboul, dans Rimbaud vivant n°40, pages 12 à 25, 2001. |
Rimbaud parodiste : Albert Glatigny et Sully Prudhomme, par
Pierre Brunel, dans
Parade sauvage, Colloque N°4, 13-15 septembre 2002,
pages 65-76, 2004. |
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