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Mémoire / Bibliographie commentée

 


Cette liste répertorie de la façon la plus exhaustive possible les articles dédiés à l'étude du poème en y ajoutant quelques références utiles (catalogues de vente, éditions, essais sur l'auteur). Les publications sont classées par ordre chronologique. Tout n'a pu encore être commenté (ni même lu, parfois) dans ce long inventaire. On essayera de compléter au fil du temps.




"Vers inédits de Rimbaud", L'Ermitage, 19 septembre 1892
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Consultable en ligne sur Gallica :

http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k15559d/f141.image

Première divulgation du texte de Mémoire, malheureusement réduit à ses quatre dernières strophes, dans une petite revue symboliste. Il s’agissait, explique Steve Murphy (2004 : 68), d’une publicité " destinée à piquer la curiosité du lecteur ", en prélude à l’édition des Poésies complètes par Vanier.

Arthur Rimbaud, Poésies complètes, Vanier, 1895, p. 113-115.
Consultable en ligne sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k70283g/f135.tableDesMatieres

Première publication intégrale du poème sous le titre que nous lui connaissons.

Paterne Berrichon, "Rimbaud en 1870-1871 (notes inédites). Mercure de France, 1er novembre 1910, p.5-27.
Consultable en ligne sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k201665g (p.9 et suivantes pour Mémoire).
Cet article sera repris avec des modifications dans :
Jean-Arthur Rimbaud, Le Poète (1854-1873), Mercure de France, 1912. Réédité par Pierre Brunel chez Klincksieck, Collection Cadratin, en 2004.
Consultable en ligne sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k282062p (p. 66 et suivantes pour Mémoire).

Analyse de Mémoire insérée par Berrichon dans un article à caractère biographique du Mercure de France. Selon lui, toute la scène évoquée dans la section 3 du poème représenterait la façon dont Arthur, le 3 septembre 1870, faussa compagnie aux siens pour rejoindre Paris pendant que la famille se trouvait en promenade " dans la prairie qui séparait alors Mézières de Charleville. Il serait, lui, Arthur, ce soleil disparaissant au-delà de la montagne et condamnant la Mother aux affres de l’abandon. Mise à part cette interprétation contestable, la paraphrase explicative procurée par Berrichon est pertinente à bien des égards. Plusieurs gloses que l’on trouvera bientôt véhiculées par les travaux des critiques sont déjà là.

Georges Izambard, "Arthur Rimbaud Rhétoricien", Mercure de France, 16 décembre 1910, p.644-651.
Consultable en ligne sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k105596g/f68.image (p.649-650 pour Mémoire). 

Furieux d’être présenté dans le précédent article comme un des corrupteurs du jeune prodige de Charleville, Georges Izambard fait paraître dès le mois suivant, dans la même revue, une réplique musclée où il fustige, entre autres, le caractère "arbitraire" de la glose biographique de Mémoire avancée par Berrichon et ses prétentions à traduire le texte en langage clair. Appelant à la rescousse "l’ami Rimbaud", il lui fait dire : "Si j’avais cru mes vues de "voyant" susceptibles d’être traduites en mots concrets,  je les aurais bien traduites moi-même, sans le secours d’un … alter ego." (649).

Ernest Delahaye,  Les Illuminations et Une saison en enfer de Rimbaud, Messein, 1927,   p.40-45.

Ernest Delahaye considère Mémoire comme un catalogue de souvenirs sans autre rapport les uns avec les autres que la présence de l'eau. Au nom de cette théorie très contestable, il trouve certes "très vraisemblable" la glose proposée par Berrichon pour la section 3 mais "pas acceptable" de faire de Madame Rimbaud" le personnage dominant, l'objet principal "du poème dans son entier. Dans la section 4 par exemple, le pronom "elle" ne saurait représenter d'aucune manière celle que la troisième appelle "Madame". Et, comme à son habitude, l'ami de Rimbaud se propose d'expliquer ce passage ("Qu'elle pleure à présent sous les remparts ...")  par l'un de ses souvenirs de compagnonnage avec le poète. J'en emprunte le résumé à Suzanne Bernard (1960 : 446-448) "D'après Delahaye, une des baraques d'ouvriers restées sur les chantiers [où l'on tamisait le sable, à Mézières] était habitée par une folle surnommée "la reine des remparts", qui lançait des injures, puis fondait en pleurs." 

Marcel Coulon, La vie de Rimbaud et de son œuvre, Mercure de France, 1929, p.85-88, p.198.

Il s'agit de l'ouvrage où, pour la première fois, est avancée l’hypothèse à laquelle on s'est le plus souvent rallié depuis lors. Ce serait le capitaine Rimbaud, père du poète, qui serait personnifié par le soleil, dans la troisième partie du texte : "Au lieu de la fuite d'Arthur [thèse de Berrichon], c'est la fuite du père d'Arthur que Mémoire évoque. Nous avons ici la scène de rupture entre Frédéric et Vitalie [...]. Et le départ consommé, l'épouse ressemblera à la Meuse qui court froide et noire." (86-87).

Étiemble et Yassu Gauclère, Rimbaud, Gallimard, 1936, p.175-178 (190-195 dans la réédition Gallimard 1950).

Étiemble et Yassu Gauclère peuvent être considérés (avec Delahaye) comme les initiateurs d'un type de critique "phénoménologique" qui envisage avant tout Mémoire comme le fruit d'une expérience perceptive. Ils distinguent dans le texte "deux séries d'images" : "la première série comporte des images coordonnées qui tendent à personnifier la rivière", "la seconde série, au contraire, n'offre aucune unité : ce ne sont que comparaisons suggérées par les détails du paysage ; le poète se laisse guider par des associations de toute nature ; à tout instant, il se détourne du sujet" (175-178).

Suzanne Bernard, Rimbaud, Œuvres, Classiques Garnier, 1960, p.446-448.

 

Yves Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Seuil, 1961, p.72-74.

Le célèbre essai d'Yves Bonnefoy constitue la première manifestation d'une approche psychanalytique du poème : ""Elle", c'est la Meuse [...]. Mais c'est aussi Madame Rimbaud "l'Épouse", celle qui s'est séparée, par névrose et orgueil, du courant originel de la vie [...] elle est celle qui a choisi la malédiction et la mort. Et en les choisissant, elle y a retenu son fils [...]. Il est bien, lui, Rimbaud, ce "canot toujours fixe" ancré par le malheur de la mère dans la boue inconnue de l'inconscient névrosé." (72-74). 

W.M. Frohock, Rimbaud,s Poetic Practice, Image and theme in the major poems, Harvard University Press, 1963, p.144-152.

Les deux premières sections de Mémoire, dit l’auteur, décrivent un moment de grâce. On y repère cette érotisation de la nature, ces images d’or et de lumière qui sont généralement chez Rimbaud les symboles du bonheur parfait. Mais, à partir de la section 3, « avec l’intrusion de la Femme Noire se superposant à l’image de la femme de l’eau […] l’image du bonheur cède la place à l’image du malheur » (148). Après avoir exprimé sa méfiance à l’égard des hypothèses interprétatives fondées sur la biographie, Frohock résume ainsi sa méthode : « Quand le poème est lu comme un exemple du fonctionnement ("behavior") de l’imagination chez Rimbaud, au contraire, nous reprenons pied sur un sol plus ferme : le schéma ("pattern") est totalement familier. Débarrassé du détail concret ou local, il revient à ceci : après un moment de confusion, l’imagination se fixe sur une image qui correspond à un état d’euphorie, peut-être même en est la cause ; cette image est ensuite évincée par une autre qui la nie ; l’euphorie se dissipe donc et, pas plus que l’image à laquelle elle est liée, ne peut être recouvrée ; en conséquence de quoi le locuteur se retrouve dans un état de frustration et de faiblesse. Nous avons affaire à une nouvelle version de l’éternel échec de l’entreprise poétique ; le schéma de Mémoire est presque identique au schéma du Bateau ivre, cet autre poème sur la fugacité du bonheur. » (151). On mesure l’écart d’une telle lecture par rapport à l’interprétation traditionnelle : l’échec évoqué par le poème n’est plus celui d’une union conjugale, cause de désillusion pour « l’Épouse » et de marasme affectif chez le locuteur, mais l’échec du locuteur lui-même en tant que poète. Car il s’est montré incapable de retenir ou prolonger ces moments d’illumination des premiers vers du texte, performance qui, pour un poète, constitue le but même de son existence : « For the poet, the whole point of living is to retain images like this. » (147).

 
Jacques Plessen, Promenade et Poésie. L'expérience de la marche et du mouvement dans l'œuvre de Rimbaud, Mouton, 1967, p.52-53, 122-123, 205, 235-236.
 
Ross Chambers, "Mémoire de Rimbaud : Essai de lecture", Essays in French Litterature 5, 1968, p.22-37.

Premier de la vingtaine d'articles exclusivement consacrés à l'exégèse de Mémoire dans la seconde moitié du XXe siècle. Selon l'auteur, Mémoire nous ferait assister à la séparation grandissante entre le poète et "l'éblouissement fulgurant" qui constitue la "vision" initiale du poème. Celle-ci était caractérisée par l'unité des éléments : "interpénétration" de la terre (de l'herbe) et de l'eau, de l'eau et du soleil (dont on sait qu'ils sont pour Rimbaud l'expérience même de l'éternité retrouvée). Ces éléments d'abord réunis se combattent bientôt, se jalousent, se fuient, démontrant au "voyant" son impuissance à endiguer "le reflux de la vision", à retenir même son souvenir. La "fleur bleue" qu'à la dernière strophe le poète s'avoue incapable de saisir symboliserait "l'inconnu". Cette fable mélancolique sur les limites des pouvoirs du poète se doublerait d'une méditation sur le tragique de la créature humaine soumise au temps : "[...] Mémoire, avec sa rivière d'impressions changeantes, est le poème de la dérive et de l'écoulement [...] La conclusion s'impose : la prison "sans bords" d'où le poète ne peut échapper est celle de la temporalité, d'un temps éprouvé comme un écoulement sans fin." (27).
 

John Lapp, "Mémoire : art et hallucination chez Rimbaud", Cahiers de l'Association internationale des études françaises, p.163-175, 1971.
Consultable en ligne sur le site Persée :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1971_num_23_1_980

L'auteur décèle et analyse dans Mémoire "l'effort conscient du poète pour reproduire dans ce poème l'activité de la mémoire au moment de l'hallucination" (165), telle que Rimbaud a pu la trouver décrite dans la littérature de son temps (chez Baudelaire, par exemple) ou l'expérimenter par lui-même.

Nathaniel Wing, "Metaphor and Ambiguity in Rimbaud's Mémoire", Romanic Review 63, 1972, p.190-210.

Selon Nathaniel Wing, le travail de Rimbaud dans Mémoire se caractérise par la recherche constante de l'énoncé ambigu. Ainsi, devant le vers 2 ("l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes"), on peut envisager une double lecture : contre le soleil / sous le soleil. "L'ambiguïté, à cet endroit et dans tout le poème, explique Wing, génère deux effets principaux : elle suggère la simultanéité de multiples images (dans les limites de la structure sémantique de la séquence ; elle accentue aussi le suspense en focalisant l'attention du lecteur sur les éléments qui, dans la suite du texte, pourraient réduire ou redéfinir la polyvalence sémantique." (193). C'est donc en relevant au fil du texte, de façon méticuleuse et pénétrante, toutes les sources d'ambiguïté accumulées par Rimbaud, que l'auteur parcourt le poème.

Suzanne Briet, "La Signification de Mémoire, poème crucial de Rimbaud", Avant siècle n°12, Études Rimbaldiennes n° 3, pages 35-41, 1972.

"Mémoire est, pour Suzanne Briet, le poème de l'interrogation en face de l'amour humain" (41). Plus précisément Rimbaud délibèrerait dans Mémoire sur l'attitude à adopter face au mariage : "Le poète considère les choses de la vie avec lucidité mais il est partagé. Rejettera-t-il le mariage, qui l'importune, ou s'attachera-t-il à l'image de l'inaccessible amie ?" (ibid. 38).  Cette dernière expression, nous apprend l'auteur(e) en note, pourrait faire référence à une jeune fille de Charleville, qu'aux dires de Delahaye Rimbaud aurait fréquentée, et dont le souvenir le hanterait : "La fleur jaune (section II), ajoute-t-elle, représente la foi conjugale ou le mariage (section V) ; la fleur bleue est l'image de l'amie enlevée à l'amour du poète (section V)." (38-39).

Jean-Pierre Giusto, "Explication de Mémoire", Avant siècle n°12, Études Rimbaldiennes n° 3, pages 43-52, 1972.

Rimbaud commencerait par s'abandonner à la pente de la rêverie (une "rêverie non contrôlée", "remémoration spontanée" d'un "souvenir d'eau de son enfance") pour aboutir, à partir de la troisième strophe, à un discours plus construit dégageant la signification symbolique des impressions précédemment ressenties. "À partir de la troisième section, "le retour du  "comme" en sixième strophe et le jeu sur "Lui", "Elle" et "l'homme" témoignent d'une élaboration plus manifeste : on ne peut plus parler d'associations immédiates ou d'animation spontanée. Rimbaud met maintenant la rivière en avant pour masquer sa mère" (51). En somme, Giusto reprend, en le développant, le cadre d'analyse jadis mis en place par Étiemble et Gauclère.

Antoine Adam, Rimbaud, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 1972, p.944-946.

 

Alain de Mijolla, "La désertion du Capitaine Rimbaud. Enquête sur un fantasme d'identification inconscient d'Arthur Rimbaud", Revue française de psychanalyse, mai-juin 1975 (Vol. 39 N°3), p.427-458.
Consultable sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5446329f.image.f61.langFR
Repris et augmenté dans
Les Visiteurs du moi, Les Belles Lettres, Paris, 1981 (chapitre intitulé : " L’ombre du capitaine Rimbaud ").

Il ne s'agit pas d'un commentaire de Mémoire mais d'un essai psychanalytique sur le cas Rimbaud s'appuyant partiellement sur le poème. Tout s'origine dans la désertion du père. "Madame règne seule désormais sur la ferme paternelle et sur ses enfants si bien élevés. C’est le clan, l’union dans un rapproché qu’il faudra pourtant briser un jour, sous peine de mourir étouffé par un tel carcan d’exaltation et de répression libidinale. Mais comment la quitter, cette mère, rigidifiée dans sa tendresse interdite et sa fierté autoritaire, dont le fils trop précoce et trop doué ne peut se sentir que le prolongement narcissique ? Quel que soit le sexe de l’enfant englué dans une symbiose mortifère de cette intensité, une semblable rupture ne se réalise jamais qu’en s’appuyant sur une image paternelle à laquelle Rimbaud ne peut justement pas recourir. Il tentera pourtant à plusieurs reprises de l’invoquer, mais en vain, avant de se laisser envahir par les fantasmes d’identification qui la représentent dans son inconscient." (56-57).

Atle Kittang, Discours et Jeu, Essai d'analyse des textes d'Arthur Rimbaud, Universitetsforlaget, Bergen & Presses universitaires de Grenoble, 1975, p.202-205.
 
Alexandre Amprimoz, "Mémoire (...) - À quelle boue ?", La Revue des lettres modernes, série Arthur Rimbaud n°3, pages 71-80, 1976.

L’image du "vieux, dragueur", nous dit l’auteur, symbolise le "crépuscule des forces humaines" (78) et le poème dans son ensemble illustre "le travail destructeur du temps en s'appuyant sur deux exemples [...] : la destruction de la beauté féminine sous l'effet des ans [...]" et "la mort de l'inspiration du poète" (79).

Jean Gillibert, "L'eau de la mémoire", Le Nouveau Commerce, n°39-40, p.77-96, 1978.

Le psychanalyste, homme de lettres et de théâtre, Jean Gillibert introduit la notion de "catharsis" (81). Le poète ne chercherait ni à reconstituer son histoire ("rien de plus éloigné de l'anamnèse, de la réminiscence platonicienne ou psychanalytique", ibid.81-82) ni à démontrer, ni à régler quelque compte, mais à débarrasser sa mémoire d'une "affre épouvantable" (82), d'une hantise. Comme les autres exégètes psychanalytiques du poème, il souligne le caractère fusionnel de la relation mère-fils reflétée par le poème : ""Mon canot" qui est Rimbaud, le poète, est toujours fixe [...] la chaîne qui amarre [arrime] le canot est comme un cordon ombilical non encore sectionné." (81).

Henri Meschonnic, "Le travail du langage dans Mémoire de Rimbaud", Langages, n°31, 1973, p.103-111 (repris dans Critique du rythme, p.341-350,  Verdier, 1982).
Consultable en ligne sur le site Persée :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lgge_0458-726x_1973_num_8_31_2239

Henry Meschonnic étudie les caractéristiques formelles du poème dans leur historicité. Par l'observation des "moyens d'ensemble du métaphorisme", des effets auditifs et des effets rythmiques, il montre comment Rimbaud s'inscrit dans une écriture d'époque tout en travaillant à creuser sa différence et en annonçant, bien souvent, la pratique poétique du lendemain : "C'est pour sa situation de rupture avec les codes culturels de l’art du vers de son temps, qu'on essaie ici l'analyse de ce poème." (103).

Jacques Roubaud, La Vieillesse d'Alexandre, Maspéro, 1978.

Le premier chapitre de cet essai étudie Qu'est-ce pour nous mon cœur... et, plus généralement, les attaques portées à la norme métrique dans les poèmes rimbaldiens de 1872. Jacques Roubaud (qui, lui-même, en tant que poète, pratique volontiers une sorte d'alexandrin libre) y salue dans Mémoire l'exploration d'une solution possible pour sauver l'alexandrin tout en le révolutionnant : « Le point ultime de cette critique de la prosodie dans la prosodie en conservant la référence explicite au nombre et à la rime est […] le poème intitulé Mémoire, cinq fois huit alexandrins en quatrains, où toutes les démolitions métriques mises à l'épreuve pour la rage dans Qu'est-ce pour nous… sont utilisées pour l'alexandrin, pour un autre alexandrin […]. » (rééd. Ivrea, 2000, p.33).

Benoît de Cornulier, Théorie du vers, Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Seuil, 1982.

Selon la théorie de Cornulier, tout vers supérieur à huit syllabes doit obligatoirement être césuré (huit étant le seuil psychologique au-delà duquel nous sommes incapables de percevoir une régularité rythmique). Des 12-syllabes non césurés, s’ils cessent d’être ressentis comme exceptionnels dans un puissant cadre métrique maintenu, ne sauraient donc être considérés comme des alexandrins, ni même comme des vers puisque la régularité rythmique y est imperceptible, et le maintien de la référence au nombre 12 doit y être dénoncé comme un leurre. D'où le titre de « Rimbaud faussaire » sous lequel Benoît de Cornulier commente, ici, les poèmes de 1872. Il arrive à la conclusion que les atteintes à la norme métrique sont telles dans les alexandrins de Qu'est-ce pour nous mon cœur..., et même (quoique à un degré moindre) de Mémoire, qu'on ne peut parler à leur égard que de vers faux : "Dans Mémoire et surtout, proportionnellement, dans Qu'est-ce..., un certain nombre de vers donnent l'impression d'être faux, donc en un certain sens sont faux." (1982 : 255). On ne saurait y célébrer l'invention d'un "autre alexandrin" : "Ainsi, le 12-syllabe sans mesure interne des derniers vers est à ranger parmi les 10 et 11 syllabes de la même époque dont le nombre et la mesure sont — pour employer un mot de Morier — une "supercherie". Replacé dans ce contexte, il apparaît non comme un "autre mètre" ou un "autre alexandrin" (Roubaud, 1975, p.88-90 ; 1978, p.32), mais comme un vers pseudo-métrique, non-mètre n'ayant aucun rapport métrique réel avec les 6-6 ou 4-4-4 auxquels il est mélangé." (260).

Jean-Luc Steinmetz, "Exercices de Mémoire", Lectures de Rimbaud, pages 47-60, Revue de l'Université de Bruxelles, 1982, 1-2. (repris dans Le Champ d'écoute, pages 107-126, 1985).

Comme le poème l'indique dès le premier vers, nous dit l'auteur, c'est l'enfance qui est "ressourcée par cette Mémoire", l'enfance comme "première expérience du deuil" et "inscription d'un manque". Deuil et manque dont le poème semble chargé de reconstituer, de constituer plus probablement "dans et par l'écriture", l'origine fantasmatique (la scène primitive) : "Une femme ("Madame" ou "Elle"), "froide et noire", "court après le départ de l'homme"." Le symbole final des deux fleurs n'est pas facile à déchiffrer mais on perçoit bien, dit-il, l'idée générale et la coloration affective qui s'en dégagent : "empêchement", "censure", "une demande d'amour et l'incapacité de la satisfaire" (59).

Pierre Brunel, Arthur Rimbaud ou l'éclatant désastre, Champ Vallon, 1983.

Pierre Brunel, en général, n’est pas opposé à l’explication par la biographie mais il la trouve insuffisante. Dans le chapitre biographique de son Rimbaud de 2002, il écrit : « Nul poème n’exprime mieux que Mémoire […] cette situation familiale. » (LP Références, 2002 : 20). Dans la notice de son édition à La Pochothèque, on peut lire : « Ce climat onirique permet un retour vers l’enfance pour une double évocation : celle d’une rivière qui perd progressivement sa pureté et sa lumière ; celle d’une femme, abandonnée par "l’homme" et vouée à la tristesse. La rivière, c’est la Meuse […]. La femme, c’est Madame Rimbaud. L’explication psychanalytique tentée par Yves Bonnefoy n’est donc pas fausse ; mais elle est inévitablement réductrice. » (2009 : 838). Réductrice, qu’est-ce à dire ? Peut-être la réponse se trouve-t-elle dans l’essai Rimbaud où l’éclatant désastre où ce même Pierre Brunel va jusqu’à récuser la lecture standard au profit d’une interprétation raccrochant le poème à ce qu’il appelle le « modèle du départ rimbaldien » : « L’allégorie paraît transparente, et justement elle l’est trop. Elle n’est pas dans la manière poétique de Rimbaud […]. Si "le départ de l’homme" qui est ici évoqué constitue bien un modèle du départ rimbaldien, je n’irai pas le chercher dans le passé familial ni dans la blessure que l’absence paternelle a pu laisser dans l’inconscient de l’enfant. » (1983 :15). Celui qui s’évade ici n’est « point le capitaine Rimbaud, dont l’infidélité est bien banale, mais le Soleil », en conformité avec un mythe personnel dont « Vagabonds, dans les Illuminations, formulera en termes explicites le sens ». Celui d’ « une "entreprise", dans laquelle Rimbaud s’est trouvé un compagnon, un complice : aller de l’avant, errer pour retrouver "l’état primitif de fils du soleil". Comme dans le poème de 1872, le départ rimbaldien est le signal à la fois d’une aventure et d’une remontée vers l’archè.» (16).

Marc Eigeldinger, "Rimbaud et la transgression de la 'vieillerie poétique' : ponctuation et rejets dans ses alexandrins", Revue d'Histoire Littéraire de la France, janvier-février 1983, p.45-64 (61-62 pour Mémoire)
Consultable en ligne :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5656630w/f47.tableDesMatieres

 
Michael Riffaterre, "Hermeneutic Models", Poetics Today 4, n°1, 1983. Repris dans Arthur Rimbaud, dir. Harold Bloom, Modern critical views, Chelsea House Publishers, 1988, p.145-152.

Cet article consacre un développement substantiel (p.146-148) à l'élucidation de la proposition : "où neigent les fils du travail". Selon Riffaterre, pour élucider le sens du mot "fils" brouillé par l'alternative phonétique /fil/-/fis/, le lecteur est conduit à actualiser successivement deux solutions complémentaires. D'abord guidé par la connotation de couleur du verbe "neigent", le lecteur contemporain de Rimbaud accède spontanément à une image de tissu (de /fil/ tissé) blanchi sur le pré, pratique courante à cette époque. Puis, l'apparition du mot "travail" présente à l'esprit du lecteur ce cliché de la "littérature bourgeoise de la Révolution industrielle pour désigner le prolétariat" : "les fils (/fis/) du travail". Il s'agirait donc ici de tisserands blanchissant des tissus sur l'herbe ("weavers are bleaching cloth on the grass"). La première compétence exigée par cette lecture est la connaissance du "sociolecte", c'est-à-dire du contexte d'époque, la seconde repose sur la mobilisation d'un "intertexte".

 

Michel Collot, "Quelques versions de la scène primitive", Circeto, 2, p.15-26, 1984 (repris dans L'Horizon fabuleux, t.1, p.162-166, Corti, 1988).

Le début du poème, explique Collot, peut être interprété comme une "version optimiste de la scène primitive" ; l’ "ébat des anges" nous fait "assister à l’apothéose fulgurante du coït parental" (163). La troisième section met en scène la séparation "des anges qui s’ébattaient ensemble dans la lumière […] scène capitale de l’autobiographie mythique, où la nostalgie du Père se noue au désir de l’horizon" (164). Pour être une fable, précise l’auteur, cette reconstitution d’une histoire personnelle "n’est pas sans rapport avec la vie réelle de Rimbaud.  […] elle  emprunte ses éléments constitutifs à la préhistoire rimbaldienne, et notamment à la configuration œdipienne (inversée) qui la caractérise" (161).

Paule Lapeyre, "Le Polysémantisme  du lexique rimbaldien. Une lecture en relief de Mémoire", Minute d'éveil - Rimbaud maintenant, SEDES, pages 29-37, 1984.

Paule Lapeyre remarque que le poème superpose deux plans, celui du drame cosmique ("le drame de l’eau et du soleil qui se séparent au crépuscule") et celui du drame conjugal ("probablement celui du couple parental"). Elle décrit ainsi les "trois procédés lexicaux [qui] permettent le passage d’un plan de lecture à l’autre" : "Au fil du texte, il apparaît que certains mots sont choisis pour leur pluralité de sens, d’autres pour leur imprécision, due à une très grande extension de leur sens. D’autres au contraire, par leur précision excessive, mais impropre, semblent conduire le lecteur dans une impasse. Dans tous les cas, il en résulte une équivoque sur le plan conceptuel qui se traduit par un flou sensoriel des plus suggestifs." (31).

Alexandre L. Amprimoz, "Mémoire : la Fête de l'oubli d'Arthur Rimbaud", Orbis litterarum, 40, p.111-124, 1985.

Dans sa seconde étude publiée sur le poème, Amprimoz change sensiblement son système d’interprétation. Il s’agirait certes, toujours, d’impuissance (du narrateur ou du poète), mais d’une impuissance à se souvenir. Une impuissance qui se convertirait, paradoxalement, en source d’inspiration, puisque Mémoire célèbre, selon le titre choisi par l’auteur pour son article, « la Fête de l’oubli ». Le premier ressenti du lecteur, explique Amprimoz, est celui de la confusion, et « c’est l’oubli qui engendre (au niveau de la reconstruction) la confusion » (1985 : 114). L’ « oubli » dont il est question ici découle à la fois d’un refus et d’un échec. Refus de reproduire le genre romantique de la remémoration des souvenirs (Musset, Lamartine, Nerval, etc.), refus de préciser la nature exacte de tel cliché de mémoire historique : « Il est clair que ne pas évoquer le nom de Jeanne d’Arc constitue l’absence d’un geste qui voudrait prouver ni plus ni moins qu’un manque de mémoire. Cependant le lecteur ne peut accepter l’invraisemblance d’un tel oubli — qui ne peut être lu, alors, que comme désir d’oubli. » (120). Échec, d’autre part (« échec de la mémoire ») : « Les quatre premières parties du poème illustrent, selon une gradation évidente, l’amplification d’un effort de mémoire qui ne peut réussir. » (118). On notera que cette évaluation, prétendue « évidente », du mouvement du texte contredit l’observation faite par plusieurs commentateurs qu’un souvenir aux contours de plus en plus précis (ou du moins une scène que le titre du poème invite à considérer sans hésitation comme tel) émerge progressivement du chaos des impressions visuelles. Amprimoz poursuit : « L’actualisation actorielle du "je", qui se fait dès le premier vers de la cinquième partie confirme ma lecture. Le conteur abandonne son histoire devant l’impossibilité d’évoquer un parcours narratif. » (1985 : 118). Bref, l’auteur n’est pas loin de conclure à l’illisibilité du texte et s’étonne qu’une telle évidence ait échappé à la tradition critique : « à ma connaissance cette lecture "anti-signifiante" de Mémoire n’a été jusqu’à ce jour même pas effleurée » (118).

James Lawler, "'Jouet de cet œil morne...' : Rimbaud's Mémoire", Australian Journal of french studies, p.71-80, 1989 (repris dans Rimbaud's Theater of the Self, Harvard University Press, 1992).

James Lawler trouve réducteur le caractère anecdotique de la doxa psycho-biographique : « Il ne nous est pas donné une anecdote isolée ("souvenir") mais une somme de remémorations qui résume dans sa totalité l’expérience passée de l’amour, lucidement représentée ("mémoire"). » (65). Après un début de poème où domine une image sensuelle de la féminité, James Lawler voit dans « Madame » l’apparition de « l’image contraire d’une toute autre féminité inscrite dans la mémoire — manquant de tendresse, et de ce fait hostile à la nature et à l’amour » (61). De même, à la strophe suivante, il ne s’agit pas du capitaine Rimbaud abandonnant son épouse mais de la « séparation de deux vrais amoureux, lui s’en allant pris par ses obligations, elle courant après lui, désespérée » (62). Autrement dit, Rimbaud n’évoquerait pas ici son expérience privée mais la problématique générale de la division des sexes. L’auteur n’explique pas très clairement ce qu’il appelle des « obligations » mais si l’on entend par là les obligations professionnelles, on en vient à prêter au texte une allusion aux rôles différents impartis à la femme et à l’homme dans la société (possible lecture socio-politique qu’on retrouvera, en plus affirmé, dans le commentaire procuré en 2012 par Benoît de Cornulier). Dans le mouvement final du poème, « fin ouverte comme celle du Bateau ivre » (64), le narrateur fait face aux interrogations majeures de l’existence humaine : « Le moi peut-il se résigner à la perte ? A-t-il recapturé le temps par l’action de raconter ? Doit-il considérer la mortalité de l’amour comme un savoir nécessaire qui peut  être accepté ? Il n’y a pas de réponse facile.» (63).

Michael Riffaterre, "Sylleptic symbols : Rimbaud's Mémoire", Ninetenth-Century French Poetry, Introductions to Close Readings, Cambridge University Press, p.178-198, 1990.

Ce sont les "stratégies d'écriture" utilisées par Rimbaud dans Mémoire qui constituent la cible de l’article de Michael Riffaterre. Au titre de ces stratégies l’auteur inclut la subversion systématique des conventions poétiques (usage du vers régulier, des figures du discours, d'un vocabulaire choisi), l'humour verbal, l'allusion intertextuelle (au Coucher du soleil romantique de Baudelaire, par exemple, dans les vers 21-24), la circularité entre comparant et comparé. Comme l'indique le titre de l'article, les syllepses jouent d'après Riffaterre un rôle central dans la fabrication des symboles qui concourent à la signification du poème.

Peter Collier, "Lectures de Mémoire", Parade Sauvage, Colloque n°2, Rimbaud "à la loupe", pages 60-73, 1990.

 

Hiroyuki Hirai, "Un mémoire sur la Mémoire de Rimbaud", Parade sauvage n°8, p.91-99, 1991.

Pour ce critique, le sens ultime du poème réside dans l'expérience du spleen, dont le paysage des bords de Meuse à Charleville, face à la maison de Rimbaud, pouvait représenter pour le poète, en 1872, une sorte de miroir : "Le vers 1 du deuxième quatrain reflète exactement l’état d’âme du poète regardant et écoutant la Meuse qui fait des gazouillements en coulant sous le Vieux Moulin ("sous les remparts !") […] Cette interprétation m’a été inspirée et elle est devenue indubitable quand moi-même je restais debout devant la fenêtre de la maison Rimbaud ; je voyais en face la Meuse et le Mont-Olympe et même le Vieux Moulin […] Le ton dominant de son âme en face de ce tableau naturel n’a pu être que tristesse et spleen, surtout au printemps 1872." (97-98).
 

Yasuaki Kawanabe, note sur Mémoire, dans Rimbaud Œuvre-vie, édition du centenaire établie par Alain Borer et alii, Arléa, 1991, p.1150.

 

Manami Imura, "Mémoire du regard", Rimbaud vivant, n° 32, p.59-67, 1992.

 

Jean-Marie Gleize, Arthur Rimbaud, Hachette Supérieur, coll. Portraits littéraires, 1993, p.35-40 (repris sous le titre : "À quelle boue ?" dans Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer, Presses Universitaires de Rennes, Collection "Didact Français", octobre 2009, p.155-159).

 

Marie-Paule Berranger, "Mémoire", 12 poèmes de Rimbaud analysés et commentés, pages 143-165, Marabout, 1993.

 

Steve Murphy, "Autour du manuscrit de Mémoire", Parade sauvage n°11, p.67-83, décembre 1994.

C’est dans cet article de 1994, grâce à une photographie prêtée par le collectionneur Jacques Guérin, que Steve Murphy peut offrir au public, pour la première fois, une reproduction du manuscrit de Mémoire. L’analyse qu’il en procure à cette occasion dans Parade sauvage sera précisée dans plusieurs publications ultérieures. Dix ans plus tard, la découverte d’un état antérieur du texte intitulé Famille maudite permettra à Murphy d’approfondir sa réflexion sur la date de composition du poème et sur divers problèmes rencontrés par les éditeurs dans l’établissement de son texte (cf. les tomes I et IV de l’édition des Œuvres complètes de Rimbaud chez Champion, et le chapitre de Stratégies de Rimbaud consacré au poème).

Claude Jeancolas, Rimbaud. L'œuvre intégrale manuscrite, Textuel, 1996 (2004, 2012), t.1 p.176 (fac-similé) ; t.2 p.248 (transcription) ; t.3 p.308 (notice).

 

Albert Henry, "Si l'on revenait à Mémoire", Contributions à la lecture de Rimbaud, pages 217-225, Académie royale de Belgique, 1998.

Albert Henry se signale notamment par son opposition résolue à la lecture standard de Mémoire : "Nombre de commentateurs, perdant de vue le bouquet même des effets poétiques, prétendent que "Madame trop debout", de la section 3, est Madame Rimbaud [...]. Mais que viendrait faire la sévère "Mère Rimbaud" — car c'est ainsi qu'on veut la faire comparaître ici ("trop debout") — sinon briser tous les miroirs ?" (220). Comme d'autres avant lui, il préfère voir dans Mémoire une fable sur l'échec du poète voyant. Rimbaud y aurait voulu peindre l'opposition de ses deux "Je" : le Je "dévoré de lucidité", en proie au "tassement existentiel", de la section 5, et le "Je magicien" des premières sections. À la fin du poème, la Lumière-Soleil ayant cessé d'animer métamorphoses et féeries, la Rivière se retrouve seule, et le poète "finalement, lui aussi, œil d'eau morne, victime désenivrée, abandonnée par sa propre magie" (222).

Steve Murphy, Rimbaud, Œuvres complètes, tome I : Poésies, Champion, 1999, p.825-837.

 

Yoshikazu Nakaji, "Du "bleu" à la "boue" : Rimbaud, poète d'anamnèse", Parade Sauvage n°16, pages 45-57, 2000.

L'article apporte quelques éclairages nouveaux dans le cadre de l'interprétation psychanalytique désormais classique du poème. Par exemple, notant l'abondance de la syntaxe exclamative dans la seconde moitié du poème (les points d’exclamation sont au nombre de dix-sept dans tout le poème, dont quatorze se trouvent dans la seconde moitié), Nakaji y voit le signe d'une identification à la "femme-eau" montrant que le narrateur subit la contagion de celle qui s’est montrée "incapable d’atteindre l’homme-soleil qui fuit" et qui a perdu sa "part virile" de femme "trop debout". Ou encore, commentant le symbole de la fleur bleue à la fin du poème, il nous invite à y déceler "un avatar de ce "bleu" des yeux dont Rimbaud constatait, dans Les Poètes de sept ans,  qu’il était fatalement commun à sa mère et à lui. Ce "bleu"-là, transparent, tant qu’il est un "bleu regard" est susceptible de faire espérer un éclaircissement — c’est pourquoi il était [dans Les Poètes de sept ans, précédemment commenté dans l’article] l’instrument de l’hypocrisie réciproque entre la mère et l’enfant —, est désormais décomposé et déposé au fond de l’eau-œil stagnante, comme de la lie de vin, comme du résidu noir et pernicieux de l’être" (53-54).   

Michel Murat, L'Art de Rimbaud, José Corti, 2002, p.61-67.

Dans son chapitre consacré au vers rimbaldien, Michel Murat analyse celui de Mémoire (corrélativement avec celui de Qu’est-ce pour nous mon cœur…) comme l’une des voies explorées par Rimbaud pour en finir avec l’alexandrin, avant de l’abandonner tout à fait dans Les Illuminations. Qu’est-ce pour nous mon cœur…, selon lui, expérimente une "déconstruction violente, rageuse, de l’alexandrin". Mémoire, par contre, offre l’exemple d’un "vers à profil plat", proche de la prose : "Ici, le vers, même si son originalité reste étonnante, n’est pas en lutte avec lui-même. Poétiquement viable, il ouvre une voie nouvelle en réorganisant sa relation avec la rime et le discours poétique. Rimbaud incorpore en quelque sorte au vers ce qui fait la beauté de la prose : une esthétique de la continuité."

Tajan, Catalogue de la vente du 25 mai 2004 :
http://www.tajan.com/pdf/2004/4435.pdf

 

Jean-Jacques Lefrère et Steve Murphy,"Famille maudite, poètes maudits", Histoires littéraires, n°19, p.29-58, 2004.

 

Steve Murphy, "La poétique de la mélancolie dans Mémoire", suivi de "Enquête préliminaire sur Famille maudite", Stratégies de Rimbaud, Champion, 2004, p. 261-420. Réédité dans la collection Champion Classiques (2009).

Il s'agit d'une véritable somme de plus de cent pages (cent cinquante neuf, si on y ajoute l’annexe consacrée à Famille maudite). On ne résume pas un tel travail en quelques lignes, mais on peut tenter d'en dégager les principales options. J'en citerai quatre : l’importance accordée à l'étude des choix de versification rattachés à leur fonction sémantique (pas moins de vingt-quatre pages) ; la recherche d’intertextes (Steve Murphy consacre tout un chapitre (321-325) à argumenter l’un d'entre eux : Le Cygne, de Baudelaire ; il s’appuie beaucoup, me semble-t-il, sur un hypothétique intertexte de Gautier : La Source) ; l'attention toute particulière prêtée aux passages les plus énigmatiques du poème, qui nous vaut plusieurs élucidations extrêmement précieuses ; enfin, au plan de l’interprétation d'ensemble, le souci d’une approche ouverte (voir aussi, infra, son article de 2006 dans TDC).
 

Jean-Luc Steinmetz, "Rimbaud lecteur de Poe ?", Rimbaud et les sauts d'harmonie inouïs, Actes du Colloque international de Zürich des 24-26 février 2005, Eurédit 2007, p.277-295.

Jean-Luc Steinmetz envisage l'hypothèse d'influences poesques dans certaines parties de l'œuvre de Rimbaud. Le double dispositif titulaire de la première version de Mémoire (d'Edgar Poe / Famille maudite) incite fortement à inclure ce poème dans l'enquête. Il est pourtant improbable, estime Jean-Luc Steinmetz, que l'on parvienne à établir quelque lien de parenté entre Mémoire et les contes d’Edgar Poe sur le plan du thème et de l'intrigue  : « […] s’il est plusieurs familles touchées par la fatalité chez Poe, aucune à dire vrai, ne contient des êtres analogues à ceux dont Rimbaud esquisse la présence. Point de fillettes (alors que Rimbaud désigne peut-être là ses sœurs), ni d’image particulière de la mère, puisque, comme l’on sait, domine chez Poe un type de jeune femme aimée, précocement emportée par la mort, et qui revient à la vie dans des circonstances où domine l’épouvante. » (281).
    On a donc moins de chance de trouver chez Edgar Poe un intertexte précis qu’une sorte de référent esthétique. D'après Steinmetz, celui de l’hallucination littéraire, telle que le poète américain la met en scène chez les opiomanes et les voyants de ses contes : « Famille maudite, écrit Steinmetz, commence par une suite exceptionnelle d’associations […] et je croirais assez que ces associations correspondent à la méthode implicite de quelques personnages de Poe » (2007 : 283).
   Egaeus, par exemple, le narrateur du conte Bérénice, « présente "une chronique de sensations plutôt que de faits" et nous apprend qu’il appartient à une "race de visionnaires" » (284). Steinmetz rappelle à ce propos qu’un brouillon d’Alchimie du verbe montre que son auteur a eu l’intention de reproduire Mémoire dans Une saison en enfer (intention abandonnée par la suite à cause de la longueur du poème, sans doute). Or, dans ce brouillon, la mention de Mémoire est précédée de la phrase suivante : « Les hallucinations étant plus vives, la terreur venait. Je faisais des sommeils de plusieurs jours, et levé, continuais les rêves les plus tristes, égaré partout. » Est-ce à dire que Rimbaud percevait dans Mémoire l'illustration possible d'un scénario de cet ordre ? C'est possible (non sans quelque exagération, toutefois). En tout cas, c'est bien à une montée de la terreur, au fil de perceptions déformées de l’espace et du temps, mêlant aux reflets du réel les projections mentales d’un narrateur perturbé, que nous assistons dans plus d’une histoire d’Edgar Poe et notamment dans celle dont Egaeus est l'extravagant chroniqueur.

   Ce conte de Bérénice illustre aussi, d’après l'auteur, un type d’activité mémorielle cheminant par tâtonnements au travers de réminiscences vagues et brouillées, bien différent du modèle nostalgique et cartésien qu’un poète français de l’époque de Rimbaud pouvait trouver dans la tradition romantique des « souvenirs ». C’est ainsi qu’Egaeus, s’efforçant de reconstituer à la fin du conte l’acte horrible commis sur sa cousine, explique : « C’était comme une page effrayante du registre de mon existence, écrite tout entière avec des souvenirs obscurs, hideux et inintelligibles. Je m’efforçai de les déchiffrer, mais en vain. » (284-285).

 

Steve Murphy, "Un poème inédit", TDC n°915, 1er mai 2006, p.18-19.

Il s'agit d'un résumé, dans le cadre d'une revue pédagogique, du dossier consacré à Mémoire et à Famille maudite dans Stratégies de Rimbaud. Mémoire y est présenté comme  une allégorie des âges de la vie, ou encore une fable du désenchantement. L'écoulement fluvial évoqué par le texte symboliserait l’itinéraire du "sujet", des "sources de la vie" aux "marécages de la vieillesse", des grandes espérances (de l’enfance) aux désillusions de l’âge avancé.
 

Franc Ducros, "Mémoire", dans Lectures poétiques, Champ social éditions, 2006, p.117-131.
 
Seth Whidden, "On Mémoire", chapitre consacré au poème dans Leaving Parnassus : The Lyric Subject in Verlaine and Rimbaud, Rodopi, 2007, p.168-179.
Consultable en ligne :
http://www.scribd.com/doc/97486516/12/On-%E2%80%9CMemoire%E2%80%9D

D'après Seth Whidden, l'expérience du temps telle qu'elle est restituée dans Mémoire situe le poète au centre d'une contradiction ou, du moins, d'une "tension" entre la représentation linéaire qui est celle de la chronologie et la simultanéité de la représentation mémorielle. En conséquence de quoi l'auteur décèle dans le poème deux modalités complémentaires de la lutte avec le temps : "La juxtaposition, dans Mémoire, de temps verbaux superposés implique pour le sujet lyrique de lourdes conséquences, dans l’acte de la remémoration ; le passage du temps impliquant, à la fin, la mort du sujet, ainsi que la perte, à la fin, de ses souvenirs, le sujet, une fois de plus, se trouve lui-même dans une lutte avec le temps, celui entre les actes consistant à se souvenir et à oublier." (172).
 

Marc Dominicy, "Mémoire, Le Capitaine Fracasse et Le Château du souvenir", Parade sauvage, Hommage à Steve Murphy, octobre 2008, p.514-524.

 

Yann Frémy, « Te voilà, c’est la force ». Essai sur Une saison en enfer de Rimbaud, Classiques Garnier, 2009, p.141-142.

 

Marc Dominicy, "Mémoire et le latin", Rimbaud, Europe n°966, octobre 2009, p.201-214.

 

Marc Dominicy, "De Famille maudite à Mémoire", Lectures des Poésies et d'Une saison en enfer, Presses Universitaires de Rennes, Collection "Didact Français", octobre 2009, p.161-172.

 

Benoît de Cornulier, De la métrique à l’interprétation. Essais sur Rimbaud, Classiques Garnier, Études rimbaldiennes, 2009, p.304-315 et 359-378 (sur Qu'est-ce pour nous mon cœur et Mémoire).

Les pages 304-315 annoncent les analyses qui seront développées par l'auteur dans son article sur Mémoire de 2012 (voir ci-après). Malgré d'importantes modifications nuançant ou affinant les arguments, les pages 359-378 valent réaffirmation de la thèse défendue par l'auteur dans Théorie du vers (voir ci-dessus).
 

Dominique Billy, "Innovation et déconstruction dans l’alexandrin de Rimbaud", dans Rimbaud. Des Poésies à la Saison, études réunies par André Guyaux, Paris : Éditions Classiques Garnier, 2009, p. 119-182.

"Analyse des innovations et des spécificités de l’alexandrin de Rimbaud ; approche nouvelle de Mémoire et de Qu’est-ce pour nous, mon Cœur…” (présentation de l'article par l'auteur sur sa page personnelle). Si on compare les vers de Mémoire à ceux de 1870 et 1871, explique Dominique Billy, on constate d’une part que Rimbaud y reprend les types d’infraction déjà utilisés dans le passé, en les compensant souvent, traditionnellement, par l’appui sur les quatrième et/ou huitième positions ("seuls quatre des vers déviants (le dixième de l’ensemble) n’utilisent pas les appuis secondaires de quatrième et huitième position (v.12, 20, 24, 37)" p.157), mais en les multipliant et les diversifiant. D’autre part, il s’autorise des transgressions nouvelles et plus radicales : la césure enjambante ; l’utilisation de proclitiques et de prépositions monosyllabiques en position 6 sans compensation sur les positions 4 ou 8. Dans Qu’est-ce pour nous…, les infractions sont plus radicales encore : sept vers sur vingt-quatre sont totalement irréductibles à la norme métrique contre trois sur quarante seulement dans Mémoire (cf.175-176). En conclusion : "Rimbaud n’a sans doute pas cherché à créer un dodécasyllabe unaire du point de vue métrique, c’est-à-dire véritablement affranchi de la césure comme il le réalisera avec l’hendécasyllabe : il partait d’une norme bien établie, l’alexandrin, et son intention était d’en tirer des effets nouveaux […]" (180).
 

André Guyaux, Rimbaud, Œuvres, Bibliothèque de la Pléiade, 2009, p.913-916.

 

Ross Chambers, "Rimbaud fluvial : Le Bateau ivre et Mémoire", Rimbaud vivant n°48, juin 2009, p.7-19.

L’écoulement fluvial décrit dans le poème traduit, selon Ross Chambers, le perpétuel en-marche du poète voyant, le Je toujours en quête de son autre. Mais, comme on le voit dans Le Bateau ivre et dans maint poème de Rimbaud, le sujet constate bientôt la fatalité d’un ancrage. C’est "la nappe". C’est "l’œil d’eau". "Cet œil d’eau, écrit Chambers, rappelle la "flache" du Bateau ivre tandis que "sans bords" semble renvoyer aux "nuits sans fond" du même poème, où "dort et s’exile" le but rêvé mais hors d’atteinte" (15). Cet horizon fuyant du désir, dans Mémoire (l’équivalent des "oiseaux d’or" du Bateau ivre), c’est la fleur bleue du v.36. Son contraire, l’enlisement identitaire, c’est "la jaune".
 

Benoît de Cornulier, "De l'analyse métrique à l'interprétation de Mémoire comme élément d'un diptyque de Rimbaud",  Cahiers du Centre d'Études métriques n° 6, 2012, p.57-99.
Consultable en ligne :
http://www.crisco.unicaen.fr/verlaine/ressources/CEM/Cahier_CEM_6.pdf

Une analyse des parallélismes et des oppositions, tant rimiques (rimes féminines vs masculines) que métriques (traitements contrastés du "e" féminin), entre Mémoire et Qu'est-ce pour nous mon cœur inspire à l'auteur l'hypothèse que Rimbaud a conçu ces poèmes comme un véritable diptyque formel. D'où une seconde hypothèse qui, elle, touche à l'interprétation : Mémoire, poème féminin, ne peut pas ne pas évoquer la Commune, comme son pendant héroïque et masculin. L'auteur en trouve la confirmation dans les images des vers 3-4 : ces "murs dont quelque pucelle eut la défense" pourraient bien être ceux de Paris, jadis défendus par Sainte-Geneviève, et les "oriflammes" fleurdelisées qui les assaillent représenter le triple symbole de l'eau, de la femme, et des troupes versaillaises : "Le premier quatrain de Mémoire associe donc, comme en fantasme, à travers les comparants de l'eau dont elle sera l'analogue (à partir de la section II), la femme aux forces catholiques et contre-révolutionnaires" (2012 : 73). L’image donnée de "l’Épouse" dans la suite du texte, "son immobilité, sa passivité, et le fait que ses intérêts se bornent à l’espace de son foyer", incite à voir dans Mémoire "une évocation critique de la "femme au foyer domestique", objet de débats vigoureux au XIXe siècle." (95).
 

Marc Dominicy, "Analyse poétique et intertextualité : la genèse de Mémoire d’Arthur Rimbaud", 2013 :
https://dipot.ulb.ac.be/dspace/bitstream/2013/143335/1/RIMBAUD.Approches.pdf

 

Alain Bardel, "Pour mémoire", Parade sauvage n° 24, Dossier sur Mémoire, 2013, p.15-75.
 
Benoît De Cornulier, "Aspects du symbolisme dans Mémoire", Parade sauvage n° 24, Dossier sur Mémoire, 2013, p.77-146.
 
Marc Dominicy, "Que peut-on dire de Mémoire ?", Parade sauvage n° 24, Dossier sur Mémoire, 2013, p. 147-200.
 
Philippe Rocher, "Formes et mouvements de la lumière et du silence, Mémoire", Parade sauvage n° 24, Dossier sur Mémoire, 2013, p.201-242.
 
Yann Frémy, "Le suicidé de Mémoire. Pour une herméneutique du détail chez Rimbaud", Parade sauvage n°28, 2017, p.89-102.