Arthur Rimbaud, le poète / Accueil > Anthologie commentée / Sommaire > Mémoire > Panorama critique et commentaire 

 

Mémoire (1872)
 

  lexique   interprétations commentaire Bibliographie
 
4

Mémoire


L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

8  

l'ébat des anges ; Non... le courant d'or en marche,
meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
sombre, avant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
pour rideaux
l'ombre de la colline et de l'arche.

12

 

2

Eh ! l'humide carreau tend ses bouillons limpides !
L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes.
Les robes vertes et déteintes des fillettes
font les saules
d'où sautent les oiseaux sans brides.

16  

Plus pure qu'un louis, jaune et chaude paupière,
le souci d'eau ta foi conjugale, ô l'Épouse !
au midi prompt, de son terne miroir, jalouse
au ciel gris de chaleur la Sphère rose et chère.

20

 

3

Madame se tient trop debout dans la prairie
prochaine où neigent les fils du travail ; l'ombrelle
aux doigts ; foulant l'ombelle ; trop fière pour elle 
des enfants lisant dans la verdure fleurie

24  

leur livre de maroquin rouge ! Hélas, Lui, comme
mille anges blancs qui se séparent sur la route,
s'éloigne par-delà la montagne ! Elle, toute
froide, et noire, court ! après le départ de l'homme
!

28

 

4

Regret des bras épais et jeunes d'herbe pure !
Or des lunes d'avril au cœur du saint lit ! Joie
des chantiers riverains à l'abandon, en proie
aux soirs d'août qui faisaient germer ces pourritures.

32  

Qu'elle pleure à présent sous les remparts ! l'haleine
des peupliers d'en haut est pour la seule brise.
Puis, c'est la nappe, sans reflets, sans source, grise :
un vieux, dragueur, dans sa barque immobile, peine.

36

 

5

Jouet de cet œil d'eau morne, je n'y puis prendre,
ô canot immobile ! oh! bras trop courts ! ni l'une
ni l'autre fleur : ni la jaune qui m'importune,
là ; ni la bleue, amie à l'eau couleur de cendre.

40  

Ah ! la poudre des saules qu'une aile secoue !
Les roses des roseaux dès longtemps dévorées !
Mon canot, toujours fixe ; et sa chaîne tirée
Au fond de cet œil d'eau sans bords, à quelle boue ?

 


 

Lexique

remonter interprétations commentaire Bibliographie
 

ciel-de-lit : tenture fixée au-dessus d'un lit; synonyme : baldaquin.

louis : Pièce d'or ou d'argent à l'effigie des rois de France (de Louis XIII à Louis XVI).

        

le souci d'eau : "Le souci d'eau est le nom populaire du populage ou de la caltha, plante herbacée à fleurs jaunes qui croît dans les endroits marécageux, dit le dictionnaire. Rimbaud semble avoir choisi cette fleur pour plusieurs raisons. D'abord pour sa couleur jaune mais aussi pour sa forme ronde et son éclat, comparables à ceux du louis. [...] Mais ce qui est non moins important dans le choix de ce nom, c'est son étymologie. Le souci est du latin solsequium qui veut dire suivre le soleil (sol, soleil + sequi, suivre)" (Yoshikazu Nakaji, op. cit. p.50).
 

Soucis d'eau

       

ombelle : terme de botanique; type de fleurs composées dont les inflorescences sont disposées au bout de la tige en forme de faisceaux, comme un parasol ou une ombrelle.
 

Ombelle

      

maroquin : nom dérivé de Maroc (ce sont les arabes qui ont apporté l'artisanat du cuir d'abord à Cordoue, puis dans l'Europe entière); désigne un cuir rouge ou jaune dont on se servait pour l'ameublement ou la reliure des livres. Généralement porteur d'une idée de luxe. Cf. cet exemple donné par le Trésor de la Langue Française Informatisé (TLFI) : "Il y a là renfermés, un certain nombre de beaux vieux maroquins sanguins, où la patine du temps a mis comme une pourpre sombre" (E. DE GONCOURT, Mais. artiste, t. 1, 1881, p. 344).

dragueur : ouvrier chargé d'extraire la vase ou le sable au moyen d'une drague. Une drague est une sorte de pelle ou une machine montée sur une construction flottante (chaland, bateau, ponton) dont le travail consiste à curer les canaux, rivières, ports, etc. afin qu'ils restent navigables (d'après le TLFI).

Les roses des roseaux : le roseau commun est une graminée formée d'une longue tige fine surmontée d'un plumeau dont la teinte argentée peut aussi prendre des tons roses :
 

 


 

Delahaye a une autre explication : "il veut dire les fleurs de joncs" (op.cit.42.n6). Les joncs en fleur peuvent être roses, en effet :
 

Roseaux en fleur

 

Les fleurs de joncs sont fanées depuis longtemps, parce que la saison en est passée (le contexte évoque au passé les "lunes d'avril" et les "soirs d'août") et surtout parce que, symboliquement, pour la rivière féminisée, la saison de l'amour est révolue (allusion au topos ronsardien du Carpe diem : Mignonne allons voir si la rose...).

 

        


 

Interprétations

remonter   lexique   commentaire Bibliographie
 

La mention "op. cit." renvoie à la Bibliographie
 

Mémoire (le titre) :

   Suzanne Briet propose (c'est une idée qui sera souvent citée et reprise par les commentateurs, à sa suite) d'accorder au mot du titre "le double sens de remembrance du passé et de mémorandum d'une situation donnée dans le présent. D'une part, la mémoire restitue des impressions et des événements vécus, et d'autre part, l'œuvre est l'exposé poétique d'un cas personnel et d'un problème vital. En effet, le drame familial évoqué par Rimbaud est toujours présent : il est "là" (le mot se trouve dans le poème). Le passé et le présent sont intimement liés, d'où l'usage du présent de l'indicatif." (op.cit)
   Michael Riffaterre suggère de déceler dans le titre du poème une sorte de calembour. La mémoire littéraire de Rimbaud (Banville fait rimer dans Songe d'hiver, I, 7-15, le mot "mémoire" avec le mot "moire"), la langue elle-même et, peut-être, son inconscient, auraient fait dériver dans l'esprit du poète le titre "Mémoire" du syntagme "Mes moires". Le calembour relie, en effet à l'idée du souvenir le thème de l'eau ("moire" se dit des reflets soyeux à la surface de l'eau), et n'est pas sans rappeler à l'auteur les chatoiements de la lingerie féminine ("the top of the line of elegant fabric in interior decorating and in feminine apparel", op. cit. 189). L'hypothèse est amusante, mais le caractère intentionnel du jeu de mots est loin de pouvoir être démontré.

 

L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance, :

   La découverte des manuscrits de Mémoire (1994) et Famille maudite (2004), les analyses procurées par Steve Murphy des manuscrits du premier (op.cit. 1994 et 1999) et du second (op.cit. 2004) ont ouvert un champ de réflexion fort intéressant sur ce premier vers (et sur toute la première section du poème).

Famille maudite

Mémoire

L’Eau, pure comme le sel des larmes d’enfance
Ou l’assaut du soleil par les blancheurs des femmes,
Ou la soie, en foule et de lys pur ! des oriflammes,
Sous les murs dont quelque Pucelle eut la défense,
Ou l’ébat des anges, le courant d’or en marche,
L’Eau meut ses bras lourds, noirs, et frais surtout, d’herbe. Elle,
L’Eau sombre, avant la nuit pour ciel-de-lit, appelle

Pour rideaux l’ombre de la colline et de l’arche.

L'eau claire ; comme le sel des larmes d'enfance,
l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes ;
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes
sous les murs dont quelque pucelle eut la défense ;

l'ébat des anges ; Non... le courant d'or en marche,
meut ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe. Elle
sombre, avant le Ciel bleu pour ciel-de-lit, appelle
pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche.

   Dans Famille maudite, version du poème considérée comme antérieure à celle de Mémoire, la structure rhétorique de la première phrase est relativement simple. Le premier vers présente (en le soulignant et l'isolant par un tiret) le sujet, qui est aussi le comparé de la figure analogique complexe qui va suivre (L’Eau,), puis le sème de la comparaison (l'adjectif épithète : pure), puis le mot-outil (comme), puis quatre comparants constitués par des groupes nominaux séparés par des virgules. Intervient à cet endroit une ponctuation légèrement plus marquée (la virgule étant renforcée par un tiret) suivie par une circonlocution en apposition renvoyant au comparé (le courant d’or en marche,), après quoi apparaît enfin le verbe de la phrase suivi de ses compléments (meut ...) précédé d'une reprise du sujet (L’Eau) afin d'être bien clair.
   Le dispositif, tout en restant très semblable, se complique un peu dans
Mémoire.
   Passons rapidement sur le remplacement de "pure" par "claire". Les sèmes de clarté et de pureté sont de toute façon mêlés dans la quadruple comparaison proposée par la phrase. Rimbaud a-t-il souhaité éviter la répétition avec le "pur" du vers 3, ou marquer davantage le rôle de la lumière, donc de l'interpénétration entre le soleil et l'eau, du facteur libidineux pourrions-nous dire (eu égard à l'érotisation de la relation entre eau et soleil tout au long du texte), dans la vigueur matinale et juvénile de la rivière ? Les deux sans doute.
   Passons aussi rapidement aussi sur la suppression des trois "ou". Rimbaud les a sans doute trouvés trop insistants, trop lourdement logiques. Mais leur suppression, par elle-même, ne change pas la structure de la phrase dès lors que les conjonctions sont remplacées (dans deux cas sur trois) par des points virgules (V.2,4) dont le sens est équivalent. Et c'est là qu'intervient le problème des changements de ponctuation intervenus au vers 1, changements étudiés avec une grande précision à plusieurs reprises par Steve Murphy.
   Avant même qu'on ne connaisse Famille maudite certains éditeurs avaient estimé nécessaire, car plus logique, de placer un point-virgule à la fin du premier vers (comme après les syntagmes comparatifs des vers 2, 4 et 5) bien que sa présence sur le manuscrit soit contestable : selon Steve Murphy l'observation du manuscrit montre que Rimbaud a prolongé le "e" terminal du mot "enfance" de manière "à occulter et à annuler le point virgule" d'abord tracé (1999 p.831) :  
  

La modification très significative du début de vers par rapport à ce qu'il était dans Famille maudite (l'inscription d'un point-virgule après "l'eau claire") dénote une intention convergente. La conséquence de cette double modification, écrit Steve Murphy, est que "de comparant, 'le sel des larmes d'enfance' devient le comparé des trois comparants qui suivent" (2004, p.415). Sur le plan de l'interprétation, nous dit Murphy, l'effet de cette association entre "le sel des larmes d'enfance" et les "blancheurs des corps des femmes" lançant leur assaut sous ou plutôt contre le soleil  est d'affecter les dites "blancheurs" d'une coefficient négatif alors qu'on aurait pu leur prêter une connotation positive (2004, p.283). L'ambiguïté sous/contre, en effet, déjà présente dans Famille maudite sous une formulation différente, est trop manifeste pour ne pas être intentionnelle et porteuse d'un sens caché. La remarque de Murphy est donc logique, mais il me semble difficile d'adhérer à l'interprétation politique qu'il donne à cette suggestion d'agressivité féminine (la peau blanche, comme on le voit dans Les Mains de Jeanne-Marie, serait la caractéristique des femmes de l'aristocratie). Je risque une autre glose possible (mais fort incertaine) : Rimbaud pourrait avoir voulu suggérer que la séparation entre l'eau et le soleil, c'est-à-dire symboliquement la dispute entre la Femme et l'Homme, n'était pas pour rien dans les "larmes d'enfance".


L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes :

   Le travail de Rimbaud dans Mémoire se caractérise par la recherche constante de l'énoncé ambigu. Ainsi, devant le vers 2 ("l'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes"), on peut envisager une double lecture : contre le soleil / sous le soleil. Notons que la formulation de Famille maudite, bien que différente, était déjà fort ambiguë, le groupe circonstanciel introduit par la préposition "par" pouvant être compris soit comme le complément d'agent d'"assaut" (nom verbal de sens passif), soit comme un complément de lieu : "L’Eau, pure comme le sel des larmes d’enfance / Ou l’assaut du soleil par les blancheurs des femmes, [...]".
   Le consensus est total parmi les critiques pour considérer que Rimbaud a souhaité cette ambiguïté. Michel Collot commente ainsi le passage : "On peut lire dans le premier quatrain une évocation de l'union du Père et de la Mère, de la rivière et du soleil, résumée par la formule initiale ('Leau claire'), et présentée, conformément à l'interprétation sadique des rapports conjugaux, comme un combat ; l'agression étant dirigée tantôt contre l'acteur masculin ('L'assaut au soleil des blancheurs des corps de femmes'), tantôt contre l'acteur féminin ('
la soie, en foule et de lys pur, des oriflammes / sous les murs dont quelque pucelle eut la défense')" (op. cit. 1988, p.163).


sous les murs dont quelque pucelle eut la défense :

   "L'évocation de 'quelque pucelle', écrit Henri Meschonnic, est une harmonique du thème de l'enfance par le rappel d'images du livre d'histoire de l'enfant. De même les anges du vers 5, que reprendra le vers 22" (op.cit. p.105). La remarque n'est pas nécessairement contradictoire avec l'interprétation érotique mentionnée dans la note précédente.


l'ébat des anges :
  "Le mot "ébat", employé généralement au pluriel, désigne "les mouvements folâtres exprimant la joie de vivre" (TLFI). Fréquemment employé pour évoquer la mêlée amoureuse (les "ébats amoureux"), il contribue ici à suggérer un symbolisme érotique, partout implicite dans ce début de texte. Appliqué à des anges, il recherche à l'évidence un effet d'ironie (comme d'ailleurs le chromo de "la pucelle" d'Orléans, au vers précédent).
   L'ébat des anges
, qu'est-ce que c'est, se demande Peter Collier ? Est-ce le reflet des nuages sur la surface de l'eau ? Oui et non, car ce sont aussi les mouvements en profondeur des herbes fluviales" (op. cit. p.70).
Pour Michel Collot, ce début du poème peut être interprété comme une « version optimiste de la scène primitive » ; l’ « ébat des anges » nous fait « assister à l’apothéose fulgurante du coït parental » (op. cit. p.163).
  
Ces anges métaphoriseraient, selon Steve Murphy, "les flèches d'or du soleil" (2004, p.286). Mais le même auteur rappelle dans la note 48 de cette même page que Rimbaud, dans Beth-Saïda, utilise la comparaison avec un "ange blanc" dans une description de reflets aquatiques : "le soleil de deux heures après midi, laissait s'étaler une grande faux de lumière sur l'eau ensevelie [...] dans ce reflet, pareil à un ange blanc couché sur le côté, tous les reflets infiniment pâles remuaient."
  Dans le contexte de ce début de Mémoire, je serais tenté d'y voir d'abord une image de corps nus et blancs : l'assaut au soleil des blancheurs des corps des anges. Voir la représentation traditionnelle des anges en liesse dans l'iconographie religieuse, ci-dessous chez Rubens. Comme la métaphore des "blancheurs des corps de femmes" (v.2), celle-ci vise à restituer l'impression visuelle produite par les ondulations de l'eau sous le soleil. Dans les deux formules, le galbe des corps en mouvement mime les renflements du flot, animé d'un élan impétueux que le poète décrit comme un "assaut au soleil" (assaut lancé sous le soleil et contre lui). Ce sont les mêmes sèmes de mouvement, de formes arrondies et de blancheur éclatante qui ressortent, aux vers 3-4, des "oriflammes" : gonflements soyeux de drapeaux blancs fleurdelisés agités par le vent.
   Les commentateurs se sont souvent contentés de relever, dans ces images de la première strophe du poème, l'isotopie de la blancheur. Mais tout aussi caractéristique est la convergence des notations de mouvement ressortant des noyaux substantifs de ces phrases nominales : "l'assaut", "l'ébat", "le courant". Paule Lapeyre décrit de façon pertinente la façon dont ce sème de mouvement est mis en relief par la syntaxe. Le texte, écrit-elle, "nous invite à contempler 'l'ébat des anges', non des anges qui s'ébattent, 'le courant d'or en marche', non l'eau dorée qui court ou marche et 'l'assaut au soleil des blancheurs de corps de femmes' au lieu des corps blancs des femmes [...] ainsi les mouvements essentiels sont saisis avant l'objet mouvant". Certains commentateurs déduisent de "l'assaut au soleil" (compris comme "contre le soleil") que le poète a souhaité exprimer un mouvement ascensionnel. L'iconographie traditionnelle des ébats angéliques confirmerait assez cette intuition.
 

Pierre-Paul Rubens, L'assomption de la Vierge
 

Non... le courant d'or en marche, :

   "Le courant d'or en marche" peut être considéré comme un syntagme métaphorique désignant la rivière, lorsqu'elle est dorée par le soleil. C'est encore un exemple du goût bien connu de Rimbaud pour la création de figures nouvelles à partir d'une catachrèse. Processus paradoxal ici puisque le mot "courant" est seulement rendu à son sens premier. Il est déchargé de la valeur métaphorique qui est la sienne dans la catachrèse du "courant d'air" dont la tournure analysée est dérivée. La substitution métonymique de l'or-matière au doré-couleur et la personnification largement lexicalisée "en marche" représenteraient à elles seules la valeur créative de la figure s'il n'y avait la perception chez le lecteur de l'élément ludique constitué par le détournement de la catachrèse (paronymie /or-air/ ; parallélisme des constructions syntaxiques avec la préposition "d'"). Jean Gilibert commente ainsi le procédé : "'Le courant d'or en marche' ne doit pas faire illusion quant à l'assonance à laquelle personne ne peut se soustraire : 'le courant d'or' pour le 'courant d'air'. Le glissement de sens ne va donc ni contre la perte du sens premier (le courant d'air) ni pour son maintien (dans courant d'or, il faudrait 'lire' courant d'air, comme on ferait pour un processus de déplacement de condensation tels qu'ils s'exercent dans les processus primaires du travail du rêve). Le "courant d'or", par sa néoformation, est un nouveau sens qui dit adieu à ce qu'un consensus avait trop prosaïsé. Car il y avait de la poésie dans le 'premier' courant d'air ; il n'y en a plus maintenant ; la métaphore est usée ; la poésie 'nouvelle' du 'courant d'or' demande plus qu'une reconnaissance ; elle demande le déploiement de sa marche vers l'horizon de sa mort, plus simplement, de sa défaite" (op. cit. p.83).
  
  
La critique est quasiment unanime à conférer une puissante ou, du moins, significative valeur contradictoire au "Non" du vers 5 de Mémoire.
   Michel Collot
voit dans le "Non" du vers 5 "une violente rupture sémantique, syntaxique et prosodique" et, développant l'idée, il écrit : "À l'image du couple réuni par le plaisir, de l'eau investie par la clarté solaire et animée d'une sorte d'élan ascensionnel, succède celle du "courant d'or en marche", dont le mouvement horizontal et 'lourd' ne quitte pas le niveau de 'l'herbe'" (op. cit. p.163).
   Suzanne Bernard voyait de son côté un contraste porteur de sens entre la couleur blanche et claire des quatre premières comparaisons et la couleur dorée du "courant... en marche". Elle paraphrase ainsi le passage : "Non, ce n'est pas là une eau claire et blanche mais un courant d'or en marche (à cause des reflets du soleil), et ses bras sont noirs d'herbe" (op.cit. P.446).
   Steve Murphy
envisage qu'il puisse s'agir ici à la fois d'une synthèse des images précédentes et d'une évolution de l'aspect de la rivière due à la progression de la journée : "la vision plutôt éclatée de la blancheur initiale tend à se recomposer et à s'unifier, la rivière prenant une nouvelle coloration dorée ("le courant d'or") qui restera au cœur de la section 2 (v.10 : "d'or pale" ; v.13 : "louis", "jaune", "souci d'eau") ; il s'agit, comme la suite le confirme, de la lumière d'abord "d'or pâle" du soleil qui, bien après l'aube, monte dans le ciel." (2004, p.240).
   Henri Meschonnic
reconnaît ici ce geste fréquent de retour sur l'illusion lyrique (telle que la véhicule le travail métaphorique) par un rappel à la réalité de la chose vue, que l'on peut observer dans les derniers poèmes de Rimbaud : "'L'ébat des anges', métaphore des 'bouillons limpides' du vers 9, est à la limite de la chose vue et de la figure de rhétorique. Il est caractéristique du traitement de la rhétorique chez Rimbaud, dans ces derniers poèmes, que la figure soit niée par l'intrusion même de la rhétorique (Non...) pour réinstaller l'ordre du visuel." (op. cit. p.105).
   Peter Collier perçoit dans ce "Non" la caractéristique d'un poème "plein de refus et de négations" (op. cit. p.61) 
   Pierre Brunel rappelle que la critique rimbaldienne a voulu voir dans l'interruption par ce "Non..." de la séquence comparative introduisant le texte l'expression des "refus" multiples du poète : "refus d'une poétique jugée périmée ? refus profonds de Rimbaud — plus de larmes, plus de femmes, plus de rois, plus de religion ?" (Rimbaud, Œuvres, La Pochothèque, 1999, p.364, n.3).

  Personnellement, je ne suis pas certain que Rimbaud ait voulu opposer aussi emphatiquement "le courant d'or en marche" aux images précédentes.
   Au risque de paraître réducteur, je rappelle que "non" est mis entre parenthèses dans le manuscrit et que Rimbaud semble avoir eu l'intention de le supprimer pour pouvoir introduire un "ou" en tête de vers, ce qui tend à montrer que cette négation n'était pas jugée par l'auteur absolument indispensable. Je remarque aussi que, dans Famille maudite, le mot "non" ne figure pas et que le syntagme "le courant d'or en marche", simple apposition à "L'Eau", apparaît davantage comme un résumé synthétique et réaliste de ce qui précède que comme une remise en cause ou même une évolution de la perception. En tout cas, on n'y saurait trouver aucune contradiction avec les caractéristiques visuelles des images précédentes. S'il y a opposition, c'est moins en amont qu'en aval, entre "le courant d'or" et les teintes lugubres évoquées aux vers suivants ("noirs", "sombre", "ombre", "nuit").
    Je rappelle encore que le mot-phrase négatif, inséré dans une séquence de perceptions incertaines, est un lieu commun de l'écriture de l'illusion (visuelle ou auditive). Cf. par exemple ce haïku d'Ichû : "Roulement de tonnerre ? / Non. Des pas de rats sur les toits m'ont éveillé / C'est l'été" ; ou Hugo dans Les Orientales : "Tout est désert : mais non, seul près des murs noircis, / Un enfant aux yeux bleus..." ; ou Mallarmé dans
L'Après-midi d'un faune, version de 1865 (inédite en 1872) : "Ce vol… de cygnes ? non, de naïades, se sauve." Une vision jugée douteuse est remplacée par une nouvelle hypothèse considérée comme plus satisfaisante.
   Ce nouveau jugement perceptif, néanmoins, peut lui-même susciter à son tour un soupçon d'irréalité et de méprise : les naïades existent-elles vraiment ? L'évocation de la vision prend conséquemment la forme d'un enchaînement de dénégations successives et c'est ainsi que John Lapp, par exemple rend compte du début de Mémoire.
La pratique de l'image que l'on observe au début du poème, nous dit ce critique, est à la limite « anti-métaphorique » (1971 : 167) au sens où chaque évocation nouvelle, plutôt que de chercher à « préciser ou amplifier », comme c'est la fonction traditionnelle des comparaisons, vise « l'effacement momentané d'un état visuel par l'autre ». Cet effet d' « à la place de », de substitution abrupte ou de superposition, serait propre à l'expérience hallucinatoire telle que la décrit Baudelaire dans Les Paradis artificiels.
   C'est ainsi qu'il faut comprendre, selon moi, la fin de la séquence comparative, au deuxième quatrain. Après l'enchaînement rapide d'associations insolites suscitées par ce qu'on a appelé "une symphonie en blanc majeur" (François Ruchon) ou "l'épiphanie de la blancheur" (Alain Badiou), le locuteur en vient à une représentation plus rationnelle de ce qu'il voit qui ne contredit pas vraiment les impressions antérieures mais en corrige l'aspect fantasmagorique et en précise la nature. Le syntagme "le courant d'or en marche", en effet, précise le comparé (courant = cours d'eau, rivière), dégage les principaux sèmes (or = lumière solaire ; en marche = mouvement impétueux). Il propose au lecteur une image plus compréhensible et réaliste de l'objet de la description, presque un cliché ... Mais, la lumière ayant peut-être changé sous l'effet d'un événement naturel (l'état du ciel, l'interposition d'un obstacle à la vision) et/ou l'acuité (visuelle et intellectuelle) de l'observateur se renforçant, cette perception lumineuse de l'eau va être à son tour révoquée en doute (ainsi que tout ce qui précède) dans les vers 6-7-8, par la révélation de la face nocturne, sombre et froide, de l'Eau, quand elle n'est pas infusée de soleil. 
   
   

Elle
     Le pronom personnel "Elle" (v.6) n'est pas suivi d'une virgule, comme il serait logique si l'on considère "sombre" (v.7) comme un adjectif. Toutes les éditions, depuis celle de H. de Bouillane de Lacoste (Mercure de France, 1939), attestent cette ponctuation (ou absence de ponctuation). En décembre 1994, Steve Murphy publiait dans Parade sauvage, grâce à "la générosité d'un collectionneur" qu'il remerciait de tout cœur "sans pouvoir le nommer", un fac-similé inédit du manuscrit de Mémoire. Ce document essentiel confirme l'absence de virgule.   
     Certains commentateurs n'en interprètent pas moins "sombre" comme un adjectif. C'est le cas de Suzanne Bernard, par exemple, qui écrit : "Il faut alors penser que le courant d'or devient sombre au moment où la rivière reçoit l'ombre de la colline et de l'arche" (Classiques Garnier, note 3). De même, Albert Henry (op. cit. p. 219) considère qu'il faut lire comme s'il y avait une virgule et rapproche des vers 23-24 : "Elle, toute / froide, et noire, court!". Steve Murphy, au contraire, tend à lire "sombre" comme un verbe (op. cit. 2004, p. 290).
     La découverte récente (2004) de Famille Maudite, édité et commenté par Steve Murphy dans ses Stratégies de Rimbaud, renforce néanmoins sérieusement la thèse de l'adjectif (sérieusement mais pas de façon décisive, vu la tendance du poète à faire évoluer son texte et à y introduire des ambiguïtés volontaires). Rimbaud y écrit en effet : "Elle, / L’Eau sombre, ..."

avant :
     Jusqu'à une date récente, la majorité des éditions croyaient devoir corriger le manuscrit de Rimbaud (tel qu'il avait été décrit par Henri de Bouillane de Lacoste, Mercure de France, 1939), en remplaçant "avant" par "ayant". Ainsi, Suzanne Bernard, dans son édition aux Classiques Garnier, caractérisait "avant" de "lapsus" (note 4). Antoine Adam, dans son édition de La Pléiade (p.944), considérait que la leçon du manuscrit ne pouvait être qu'une "distraction". Et Louis Forestier, dans son édition chez Robert Laffont (p.479), ne lui trouvait "aucun sens". Dans son article de 1994 (op. cit. p.72) Steve Murphy dénonçait dans cette tradition une correction intempestive : "dans un poème émaillé de mouvements temporels déconcertants qui scandent l'écoulement d'une source vers la boue d'une rivière, le "avant" du vers 7, accompagné du verbe "appelle" qui prévoit également un "après", n'a guère le caractère inacceptable qu'on lui impute". 
     Les éditeurs récents (Brunel, Murphy) maintiennent "avant". 
     Quant au sens, il nous semble qu'on peut retenir celui que proposait déjà Henri de Bouillane de Lacoste : elle appelle l'ombre pour rideaux avant (d'appeler) le ciel bleu pour ciel de lit (Suzanne Bernard, Classiques Garnier, Mémoire, note 4).


le Ciel bleu :
  Il est intéressant, ici, de remarquer que Rimbaud, dans Famille maudite, avait écrit "avant la nuit pour ciel-de-lit". La correction est de conséquence, elle correspond à une volonté de
rationalisation des indices temporels, très significative du souci architectural de Rimbaud. Dans FM, la formulation du v. 7 « L’Eau sombre, avant la nuit pour ciel-de-lit » montre que Rimbaud avait d’abord opté pour une présentation d’ensemble de l’allégorie (« Elle » comme entité à deux visages, « courant d’or en marche » versus « Eau sombre », lourde, noire, nocturne) dès la première section. Dans M. il revient sur ce choix : il remplace « avant la nuit » par « avant le ciel bleu » au v.7. Corrélativement, il supprime « l’antique matin » au début de la section 2 et remplace, en quelque sorte, cette indication par « au midi prompt », inséré au v.15, de manière à suggérer une progression temporelle entre la section 1 (matin) et la section 2 (midi). Du coup, la face obscure de l’Eau-femme reste bien indiquée dès la seconde strophe du poème, mais il faudra attendre la fin de la sixième pour que le crépuscule tombant sur le paysage fluvial qui sert de décor à l’allégorie vienne en compléter l’argument narratif.
   Michel Collot
, me semble-t-il, avait en quelque sorte anticipé la découverte de Famille maudite et/ou deviné l'alternative qui s'est présentée à l'esprit du poète au moment de corriger son texte, lorsqu'il écrivait en commentant les images sombres des vers 7-8 : "L'heure n'est plus, ou pas encore, au devoir conjugal. On peut penser à un crépuscule, qui présagerait celui du vers 23" (op.cit. p.163 et n.12). Dans Famille maudite, en effet, c'est comme pour hâter la venue de "la nuit" que la rivière "appelle pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche". On peut penser que "l'heure n'est plus", pour elle, au devoir conjugal. Dans Mémoire, par contre, le même geste (d'appeler les rideaux, etc.), présenté comme antérieur à l'union sous "le Ciel bleu", peut être interprété comme un geste de pudeur virginale, de résistance bientôt vaincue. "L'heure", dès lors, "n'est pas encore au devoir conjugal". Rimbaud a peut-être choisi cette solution parce qu'elle permettait de situer les deux premières strophes le matin (un symbolique matin de la vie) avant d'enchaîner logiquement sur la deuxième section du poème, située "au midi prompt" et ainsi de suite jusqu'au crépuscule da la section 4 et à la nuit de l'âme représentée par la section 5.


appelle / pour rideaux :
   Steve Murphy résume bien la perplexité du lecteur désireux de donner un sens univoque à ce geste de la rivière féminisée : "ces rideaux sont non seulement une partie d'un lit à baldaquin (cf. Bottom dans Les Illuminations) mais aussi un métonyme ou une métaphore du non-dit ou de l'interdit (cf. tirer le rideau sur quelque chose), en particulier à titre d'emblème de la pudeur sexuelle — à moins que l'euphémisme ne soit retourné en son contraire, comme manière suggestive et presque obscène d'insinuer des rapports sexuels. Mais ces rideaux de la domesticité (de la domestication ?) ont aussi une autre signification contextuellement évidente puisqu'il s'agit d'utiliser ces rideaux pour cacher dans l'ombre la scène érotique qui se prépare, alors que cette union sexuelle doit se faire avec le soleil : laisser dans l'ombre, c'est encore le secret, mais faire régner l'ombre n'est sans doute pas la meilleure manière d'attirer le soleil : c'est un stratagème qui servirait plutôt à s'en protéger, la pudeur laissant imaginer dans cette optique la possibilité d'un manque de chaleur (affective, érotique), même si pour l'instant la rivière semble encourager les attentions érotiques du soleil. C'est peut-être déjà l'amorce d'une contradiction essentielle entre les aspirations de la rivière et la nature même du soleil." (op.cit. 2004, p.293).
  
 

L'ombre de la colline et de l'arche :
     Paterne Berrichon, qui avait épousé Isabelle, sœur de Rimbaud, a publié plusieurs témoignages concernant son beau-frère. Dans l'un d'entre eux (Rimbaud en 1870-1871, Mercure de France, 1er novembre 1910) il apporte les explications suivantes sur le contexte biographique de Mémoire 
     "Madame Rimbaud, pendant les vacances scolaires, avait l'habitude d'aller promener ses enfants dans la prairie qui séparait alors Mézières de Charleville [...] Les garçons, ordinairement, profitaient de la présence de barques amarrées au bord de la Meuse pour se livrer à une navigation n'allant pas plus loin que le bout de l'amarre [...] Du quai de la Madeleine, quand on avait franchi Charleville et atteint le viaduc séparant les deux cités, on accédait à la prairie par une ouverture ménagée à l'extrémité de la balustrade de ce viaduc, au point de sa jonction avec le pont-levis rabattu sur le fossé des fortifications de Mézières, et après avoir suivi le long du fossé un terrain en pente planté de peupliers". Cité par Steve Murphy, op. cit. 2004, p. 331. 
     La critique rimbaldienne, tout en manifestant souvent un scepticisme de principe à l'égard d'interprétations biographiques jugées simplificatrices, n'a jamais véritablement remis en cause la validité de ces références pour expliquer certains détails de Mémoire, comme ici "l'arche". Citons pour exemple ce commentaire de Suzanne Briet (op. cit. p.37) : "le lieu — ou, si l'on préfère, le décor — est donné par Charleville (le pays natal), la prairie amoureuse ou l'île du Vieux Moulin, le Mont Olympe, et la Meuse". Voir aussi plus loin nos notes sur "les chantiers riverains" et "par-delà la montagne".

     

l'humide carreau tend ses bouillons limpides :
     Le sens immédiat de cette expression ne fait pas problème : le "carreau" est la surface à la fois transparente et réfléchissante de la rivière (sens de vitre), "humide" cela va de soi. Pour Michael Riffaterre (op. cit. p.185), il y a là un exemple typique du goût de Rimbaud pour le dynamitage humoristique des lieux communs de la poésie : "l'humide carreau" parodierait, en style prosaïque, les évocations romantiques du "cristal liquide" (Nodier), des "mobiles vitraux" ou des "humides vitraux" d'une fontaine (Sainte-Beuve).
    "Bouillons" se comprend aisément comme eaux bouillonnantes, "limpides" parce qu'éclairées par le soleil. Steve Murphy attire l'attention sur la relative contradiction entre l'image du "carreau", évoquant une surface lisse, et celle des "bouillons". Il s'agit, dit-il, d'une "complication perceptuelle", dont la notion n'est cependant pas absente de la langue puisque, selon Littré, on désigne couramment du mot "bouillon" une bulle d'air restée dans le verre et en faussant la transparence (op. cit. 2004, p.294-295).
    Le verbe "tendre" est un peu inattendu. On attendrait plutôt "étendre" ou "étaler". Steve Murphy suggère le sens de "tendre quelque chose à quelqu'un" : la rivière se tend vers le soleil, s'offre au soleil (op. cit. 2004, p.294, p.417).
    L'anthropomorphisme généralisé du passage a cependant conduit plusieurs commentateurs à envisager d'autres interprétations. Remarquant le choix systématique de termes susceptibles d'évoquer la vie domestique ou l'ameublement d'une maison, Paule Lapeyre écrit par exemple : "Ainsi le carreau est sans doute la surface de l'eau qui s'interpose entre l'œil scrutant et le fond, comme une vitre, ou bien le carrelage ou le pavement que semblent dessiner les vagues au fond ou à la surface, dans une sorte de bouillonnement. Mais si l'on admet que le carreau peut être la pierre qui sert de base à une cheminée, le mot bouillons apparaît dans toute son ambiguïté sémantique. À la cheminée s'associe l'image des bouillons culinaires qui se superpose au sens premièrement appréhendé de bouillonnement" (op. cit. p.33).


L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes :
     Les commentateurs désireux de mettre en valeur le brouillage référentiel comme une caractéristique éminente de la modernité rimbaldienne citent souvent ce vers comme un exemple d'hermétisme. Il paraît cependant fort exagéré d'y voir une phrase "qui n'a pas à proprement parler de 'sens'", "clairement insoluble", "évidemment ininterprétable", ainsi que l'écrit Jean-Marie Gleize (op.cit. p.38-39), ajoutant :

     "Personne, jamais, ne pourra justifier ce que c'est que meubler pour l'eau ...
     [sauf celui qui a remarqué que l'eau est ici femme et épouse en sa maison, performance intellectuelle qui n'est pas hors de portée
     du lecteur moyen (c'est évidemment moi qui commente)]
     et ce que sont ces couches ; ...
     [sauf celui qui se souvient de la strophe précédente où le lit de la rivière est assimilé à la couche de l'épouse]
     ni pourquoi l'or est 'pâle'...
     [probablement parce que le poème évoque des reflets et que l'or solaire pâlit en se reflétant dans l'eau sombre de la rivière]
     et sans fond."
     [sans doute parce que Rimbaud pratique ici une sorte d'hypallage généralisé : ce n'est pas l'eau mais le soleil qui meuble d'or pâle la
     rivière, ce n'est pas l'or pâle qui est sans fond mais l'eau parce qu'elle est sombre : ces procédés, en effet, brouillent la référence,
     mais dans une certaine mesure seulement].

     À propos de "meuble", Paule Lapeyre écrit : "À l'évocation des reflets du soleil sur le fond sableux se joint, irrésistiblement et plus ou moins consciemment, l'image de la chambre et du lit nuptial, puisque la couche est un lit (le lit de la rivière ou le lit conjugal, c'est-à-dire un meuble, justement)." (op. cit. p.33).

     Nathaniel Wing a proposé pour ce vers une interprétation convaincante : "Les éléments 'les couches prêtes' rappellent les images 'ciel de lit', 'rideaux', et maintiennent une ambiguïté semblable entre les codes naturel et humain. Le suspense est intensifié ici par l'adjectif 'prêtes' qui prolonge la tension introduite par l'énigmatique mouvement introduit par 'tend' [au vers précédent]. Les deux termes laissent entendre une prochaine union entre l'eau et le soleil ; l'eau s'étend vers la lumière et prépare un lit." (op.cit. 199).
 

Les robes vertes et déteintes des fillettes / font les saules :
     Jean Gillibert commente ainsi ce passage : "Ce n'est ni une métamorphose réciproque de saules près d'une rivière en robes (vertes et déteintes) de fillettes, ni une analogie de présence, les robes et les saules se ressemblent, en ce que les saules se mirent dans l'eau, ajoutant une présence, par le flou et le tremblé du reflet, comme dans une toile impressionniste, et en ce que, dans le même temps, les robes acquièrent leur flou et leur 'tremblé' par la qualification 'déteintes' ; on aurait trempé leur couleur verte dans l'eau et le vert n'y aurait pas résisté. Non, les robes font les saules ; Etre = faire = pure magie. 'Toi, tu fais le voleur, toi, tu fais le gendarme' décident les enfants ; car c'est de décision — poétique — qu'il s'agit ; ici, avec Rimbaud, c'est le langage qui décide, c'est-à-dire la relation référentielle qu'est tout langage, avec un monde qui serait déjà un langage" (op.cit. p.87).
     Dans un commentaire sensible aux écarts rimbaldiens par rapport à une esthétique classique de la représentation, Jean-Marie Gleize explique qu'ici "le charme de la lecture" vient de l'impossibilité de dire simplement que le poète compare la rivière à une chambre et le reflet des saules qui la bordent à des fillettes en robes vertes : "La chambre sort de la rivière, il faudrait dire, de la langue, de sous la langue" (c'est de la façon anthropomorphique dont la langue décrit la rivière que dérivent les images du "lit", des "bras"). "On le comprend bien, ajoute le critique, lorsque apparaissent dans le texte des 'fillettes'. À quel espace appartiennent-elles ? Elles sont quelque part autour du lit (de l'un ou l'autre 'lit'). Ce qui est tout à fait clair, c'est que les 'saules' (pleureurs, comme bientôt Elle) semblent issus des robes des fillettes. J'ai dit (ou plutôt observé) : la rivière est d'abord ; si cela était absolument, il y aurait des saules et puis les robes des fillettes, vertes comme les saules ; or, il y a ces robes, qui 'font les saules'. Les saules sortent des robes comme la chambre sort de la rivière. Toutes ces différentes figures, ciel, arche, lit, robe, saule, etc. sont en vérité (en mémoire textuelle) les uns dans les autres, sans autre lieu que le lieu mental et le lieu du poème." op.cit. p.38.



d'où sautent les oiseaux sans brides :
   Alexandre Amprimoz note que "ces images préparent déjà "la poudre des saules qu'une aile secoue" et suggère que les fillettes "semblent envier la liberté des 'oiseaux sans brides'" (op.cit. p.75)

 

au midi prompt :
     Rares sont les commentateurs qui glosent l'adjectif avec précision. Faut-il, comme Paule Lapeyre (op. cit. p.33), y voir une idée de fugacité : "Mais cette halte au zénith, ce "partage de midi", est prompt et la double union prendra fin au couchant" ?
     Benoît de Cornulier fournit l'explication suivante : "À l’époque de Rimbaud, « midi », sans article comme dans « Au réveil, il était midi », est comme une espèce de nom propre (employable adverbialement) désignant le milieu de la journée solaire ; mais « midi » nom commun, avec article comme dans « le midi » ou « au midi », n’a pas ce sens « horaire » et désigne plutôt le secteur ou la direction du soleil à midi (comme « le sud »). Le sens horaire de « midi » est donc exclu dans « au midi prompt ». – D’autre part, dans II : ii, « jalouse » ne peut qu’être la forme indicative du verbe « jalouser ». – Enfin, comme il est apparemment peu pertinent de comprendre que le souci est au midi (au sud de quoi ?), l’interprétation de « au midi prompt » comme signifiant par antéposition « prompt au midi » semble s’imposer ; c’est encore un latinisme de l’auteur, signifiant à peu près « à la disposition du midi » comme « promptus alicui » signifie à peu près « à la disposition de quelqu’un ». Sur le plan naturel de l’analogie, on peut comprendre que le souci, étymologiquement rattachable au latin « solsequium » (qui suit le soleil), est tourné vers le soleil (qui, au moment où il est le plus chaud, se trouve dans le secteur du midi) et, sans pouvoir aller vers lui, s’ouvre à ses rayons ; sur le plan humain, on peut comprendre que l’Épouse est à la disposition du mari, non seulement sexuellement, mais, d’une manière beaucoup plus générale, selon l’interprétation de la malédiction d’Ève qui fait de la femme la servante, voire l’esclave de l’homme." (op.cit. p.92).
   Marc Dominicy partage cette analyse sémantico-syntaxique avec une nuance, sur laquelle il fonde une interprétation plus radicale du symbolisme sexuel de la phrase (v.13-16) : "La quasi-totalité des commentateurs (dont Steve Murphy) voient dans prompt une simple épithète de midi ; seuls Jacques Gengoux et Giampietro Marconi ont deviné que prompt, rapporté au sujet grammatical le souci d'eau, régit au midi placé en inversion, sur le modèle du tour latin promptus ad + accusatif. L'un et l'autre auteurs glosent prompt au midi en « tourné vers le midi ». Une telle lecture, qui attribue au souci d'eau (ou populage des marais) l'héliotropisme du tournesol, se laisse justifier par l'étymologie, quoique Rimbaud ait pu ignorer le terme de basse époque solsequium ou solsequia ; promptus, de toute manière, n'autorise pas cette interprétation. En réalité, il faut comprendre
« exposé, ouvert au midi » : en tant que métaphore de la femme et de ses organes génitaux, le souci d'eau s'offre à la pénétration que lui inflige le soleil de midi." (op.cit. 2013, p.171). Pour Dominicy, en effet, "on ne peut que déceler, dans le jaune [...] souci d'eau de Famille Maudie / Mémoire 13-16, une métaphore du pubis ; les épithètes chaude et grasse ne laissent subsister aucun doute à cet égard." (ibid. p158) ; "chaude et grasse évoquent les propriétés inhérentes au pubis" (ibid. p.195).
 

Madame se tient trop debout dans la prairie / prochaine :
     La plupart des commentateurs admettent qu'il ne s'agit plus ici de la rivière. Par exemple, Suzanne Bernard écrit : 
     "Ici, il semble bien qu'il s'agit de promeneurs installés dans la prairie voisine de l'eau; il y a sans doute des images qui interfèrent, mais aussi probablement une association d'idées qui rapproche la rivière, Épouse du soleil, et Madame, pour laquelle il faut penser peut-être à Madame Rimbaud" (Classiques Garnier, note 9).
     Signalons pourtant une interprétation curieuse d'Albert Henry qui refuse de voir dans "Madame" autre chose que la rivière : 
     "Écartons donc résolument de cette section 3 toute rage biographique, je veux dire biographie anecdotique et immédiate, alors qu'il faut se tenir à carreau à la biographie poétique, ici synthèse de souvenirs accumulés. Si Madame se tient trop debout dans la prairie, c'est que Rimbaud, assis dans son canot immobile et installé dans sa méditation, la voit "monter" vers l'horizon et l'entend comme malmener la végétation de la rive." (op. cit. p.221). 
     Selon Albert Henry, la rivière est "sans considération pour l'ombelle" ("foulant l'ombelle; trop fière pour elle") car elle "agite sans ménagement la végétation des bords" (op. cit. p.224). 
     Dans Rimbaud ou l'éclatant désastre (1984), Pierre Brunel rejetait lui aussi l'idée que le terme "Madame" puisse désigner ici la mère du poète : "imagine-t-on la digne Mme Rimbaud, "froide" sans doute, et vêtue de noir avant même son veuvage, courant après le fugitif ?" (op.cit. p.15) Pour lui, à cette date, l'allégorie identifiant la rivière à la mère du poète et le soleil à son père absent "paraît transparente, et justement elle l'est trop. Elle n'est pas dans la manière poétique de Rimbaud" (op.cit. p.15). Mais il semble qu'il ait changé d'avis dans son édition de 1999 à La Pochothèque, tout en limitant la portée de cette interprétation : "la mère se substitue, pour peu de temps (v.17-21), à la rivière personnifiée" (op.cit. p.838).

 

où neigent les fils du travail :

"Étrange expression, commente Jean-Luc Steinmetz, qui substitue à un non-dit (la Vierge ; voir "fils de la Vierge") le "travail" — ce qui donne un tout autre sens au texte ; car s'il est normal que sur l'herbe matinale blanchissent les fils de la Vierge (le langage populaire désigne ainsi les toiles d'araignée nattées de rosée), il est plus surprenant d'y voir neiger les "fils du travail"." (1982, p.54-55). L'intérêt de cette substitution résidait certainement pour le poète, indique le même Steinmetz (édition de Rimbaud chez GF, tome 2, 1989, p.177), dans l'effet humoristique généré par la prononciation /fis/ (enfants) en lieu et place de /fil/ (fils d'araignée) : "les fils arachnéens se confondent alors avec les fils (les enfants) de la gestation et de l'accouchement". Les commentateurs rappellent à ce propos que le mot "travail" désigne communément dans la littérature libertine la besogne érotique et, dans la langue la plus courante, le "mal d'enfant", l'accouchement, et que la formule "fils du travail" apparaît avec le même sens qu'ici dans un poème zutique (Les remembrances du vieillard idiot). Nul doute qu'en faisant allusion à cette sorte de "travail" que l'on nomme "œuvre de chair", condition incontournable de la procréation dont la théologie exonère la mère du Christ par le dogme de l'Immaculée Conception, Rimbaud n'ait recherché avant tout un effet d'ironie blasphématoire. Qui n'est pas sans rapport avec les thèmes centraux du poème (attirance et frustration sexuelles, rapport homme/femme dans le couple, époux/épouse, fils/mère ...) au demeurant.

Cette interprétation nous paraît compliquée. Mais elle était sans doute plus directement accessible aux lecteurs contemporains de Rimbaud.

La critique a repéré une possible source dans le poème Sol natal (Pauvres fleurs, 1839) où Marceline Desbordes-Valmore, auteur bien connu des lecteurs de poésie de l'époque, comparait des gambades d'enfants au vol erratique des "fils de la Vierge"  :

Ils vont, les beaux enfants ! dans ces clos sans concierge,
Ainsi que d’arbre en arbre un doux fil de la vierge,
Va, dans les jours d’été s’allongeant au soleil, [...]

L'expression des "fils de la Vierge" pour désigner les fils de soie tissés par les araignées, et les légendes qui s'y rattachent dans la tradition chrétienne, leur étaient très familières. Il suffit de faire une petite recherche sur internet pour trouver quantité de documents de l'époque y faisant allusion :

  • des évocations littéraires de la campagne métamorphosée en "tapis blanc" (l'association avec la "neige" est là, implicite) par le miroitement des "innombrables filaments" appelés "fils de la Vierge" :

"Dans les herbes et dans les chaumes brillent d’innombrables filaments, soyeux et légers, sur lesquels les gouttelettes de la rosée miroitent encore plus vivement. De loin, pour le chasseur qui traverse la plaine, ou pour le petit soldat en manoeuvres de septembre, on dirait un immense tapis blanc reflétant les rayons du soleil, tandis que sur la route ces mêmes fils, si fins, si ténus, si souples, si argentés, accrochés aux arbres, flottent et ondulent dans l’air matinal. [...] La campagne en est toute blanche et le paysan, les voyant s’élever de tous côtés, pense en lui-même : « L’hiver sera dur cette année ». Ils portent un nom bien gracieux, ces filaments ondoyants que l’automne nous envoie. Dans toutes nos vieilles provinces françaises, ce sont les Fils de la Vierge. C’est, suivant les antiques légendes, les fils provenant de la quenouille de la mère de Jésus-enfant. Pendant qu’il sommeille, la Vierge assise les file de ses doigts menus au bout de son fuseau, et les laisse s’éparpiller dans l’air, pour rendre plus chaud, l’hiver, le nid des oiselets." (Les fils de la Vierge de G.Dubosc, Journal de Rouen, 1899 : http://www.bmlisieux.com/normandie/dubosc48.htm).
 

  • des pièces musicales, comme cette (paraît-il) célèbre romance intitulée "Le fil de la Vierge" qui passe pour avoir été l'unique composition de Scudo, critique musical parisien que Baudelaire raille, dans L'Art romantique, pour sa prétentieuse et vaine cabale contre le Tanhäuser de Wagner, lors de sa création à Paris :
     




 

  • ou des œuvres graphiques, comme la tapisserie ci-dessous, intitulée Le fil de la Vierge et datée de la fin du XIXe siècle, que j'ai trouvée grâce à Google-Images :
     


Rien d'étonnant, quand on observe ces représentations où le fils de la Vierge tient au moins autant de place que les fils de sa quenouille (le calembour y est manifestement implicite), où triomphent la religiosité naïve et le culte de la famille, à ce que Rimbaud ait pu, d'abord, associer spontanément le détail descriptif des "fils de la Vierge" à l'évocation d'une promenade familiale à la campagne, puis suggérer malicieusement /fis/ derrière /fils/ par la substitution au complément "de la Vierge" du complément "du travail", dans un but d'allusion blasphématoire à la besogne sexuelle.

"On peut donc supposer ici, écrit Marc Dominicy (op. cit. p.518), une remotivation du lexème complexe 'fil(s) de la vierge' qui, en autorisant la syllepse, ouvre la voie à une lecture anti-religieuse où la 'Famille maudite' se mue en avatar de la Sainte Famille". Steve Murphy, de son côté, envisage une éventuelle allusion aux imageries chrétiennes de la procréation "où des enfants pleuvraient miraculeusement ou plutôt neigeraient avec la blancheur habituelle des anges, tombant du ciel comme de petits Jésus inattendus" (op. cit. 2004, p. 305). Songeant sans doute aussi à la mention du "saint lit" au vers 26, il discerne dans Mémoire le tableau satirique d'une "Sainte famille au bord de la décomposition" (op. cit. p. 304).

Michael Riffaterre a proposé une curieuse exégèse de ce passage (op.cit.1988). Selon lui, pour élucider le sens de "fils" brouillé par l'alternative phonétique /fil/-/fis/, le lecteur est conduit à actualiser successivement deux solutions complémentaires. D'abord guidé par la connotation de couleur du verbe "neigent", le lecteur contemporain de Rimbaud accède spontanément à une image de tissu (de /fil/ tissé) blanchi sur le pré, pratique courante à cette époque. Puis, l'apparition du mot "travail" présente à l'esprit du lecteur ce cliché de la "littérature bourgeoise de la Révolution industrielle pour désigner le prolétariat" : "les fils (/fis/) du travail". Il s'agirait donc ici de tisserands blanchissant des tissus sur l'herbe ("weavers are bleaching cloth on the grass"). La première compétence exigée par cette lecture est la connaissance du "sociolecte", c'est-à-dire du contexte d'époque, la seconde repose sur la mobilisation d'un "intertexte". La méthode est certainement excellente mais l'identification des références contextuelles ou intertextuelles paraît peu pertinente.


trop fière pour elle :
     Un grand nombre d'éditions indiquent un point-virgule après "elle". Mais le fac-similé du manuscrit publié par Steve Murphy dans Parade sauvage n° 11 ne présente aucun signe de ponctuation à la fin du vers 19. Il est donc impossible de lire comme Jean-Pierre Giusto (et beaucoup d'autres commentateurs) : "Madame se tient trop debout et impitoyable foule l'ombelle innocente mais trop fière pour elle" (op. cit. p.50). Il est préférable de suivre Michel Murat (op. cit. p.65) qui paraphrase de la façon suivante : "[Madame est] trop fière pour elle (tire trop de fierté personnelle) des enfants lisant (du fait que les enfants lisent : c'est un signe de distinction sociale)". 
     


Vers 21-24 : "Hélas, Lui, comme / mille anges blancs ..." :
     Marie-Paule Berranger résume ainsi le débat académique autour de ce passage : "Les commentateurs s'opposent en deux groupes : 'Elle', 'Lui', pour les uns, sont de toute évidence Madame mère et Rimbaud père ; pour les autres, une nouvelle représentation personnifiante et symbolique de la rivière et du soleil assimilés aux principes femelle et mâle. Étiemble évoque le soleil qui 'lorsqu'il disparaît derrière la montagne laisse derrière lui un faisceau de rayons qui se divisent dans le ciel comme mille anges blancs qui se séparent sur la route'. Il est clairement impossible de trancher ce débat, 'Elle' et 'Lui', littéralement, figurent l'un et l'autre, l'un dans l'autre ou l'un par l'autre, le drame familial primitif et déterminant pour le "Je" du poème et la séparation mythique des éléments, de la rivière et du jour au soleil couchant ; il est clair aussi que dans ces deux séparations pèsent comme une tragédie la division et l'éloignement du principe féminin et du principe masculin comme si la virginité, les eaux claires du début, relevaient d'une innocence idyllique, d'une enfance androgyne, en deça de la prise de conscience de la différence des sexes, celle-ci n'intervenant que pour le malheur du sujet" (op.cit. p.156-157).
     "Il serait naturel, écrit Yoshikazu Nakaji, de voir en "Madame" la mère de Rimbaud et dans le couple "Lui / Elle" le père qui s'enfuit et la mère qui le poursuit. Mais les pronoms avec majuscule situent le drame de la séparation sur un plan quasi mythique et le revêtent, à travers la double surimpression de la femme-rivière en "Elle" et de l'homme-soleil en "Lui", d'un caractère abstrait et universel qui dépasse la simple représentation biographique " (op. cit. p.52). On pourrait rapprocher de ce commentaire cette remarque d'un autre critique japonais, Hiroyuki Hirai, montrant comment le souvenir personnel est aussi pris en charge et, en quelque sorte, sublimé au travers de ce qu'il appelle "l'érotisme cosmique de Rimbaud" : "On pourrait remarquer, en tout cas, dans ce tableau de la rivière un exemple typique de l'érotisme cosmique de Rimbaud où la dualité est constituée entre le soleil homme en haut et l'eau femme en bas. On pourrait atteindre l'"Éternité" au moment où cette dualité se dissoudrait dans la mer mêlée avec le soleil" (op. cit. p.94). Peter Collier, se demande si les "glissements" que l'on peut observer dans le texte entre mémoire privée et mémoire publique ("celle de la légende et de la culture collective"), entre mémoire privée et histoire (Jeanne d'Arc dans la strophe 1), relèvent de l'oubli : "il oublie peut-être l'identité trop intime de Madame et de l'homme et les transforme en archétypes". Mais il conclut que "c'est plutôt le sujet qui transforme son expérience refoulée, impossible à détailler, en histoire (culturelle, légendaire, même naturelle) sublimée" (op. cit. p.67).
     Michael Riffaterre, rappelant que pour toute la tradition critique, ces vers décrivent (en personnifiant la scène) un coucher de soleil, remarque qu'il n'est dit nulle part que "Lui" soit ici le soleil. Or, personne ne doute de cette explication et c'est, d'après lui, parce que plus ou moins consciemment, nous mobilisons (comme Rimbaud lui-même) des intertextes romantiques représentant la course vaine du sujet à la poursuite du soleil déclinant : Le Coucher du soleil romantique de Baudelaire, Le Rayon vert de Jules Verne, le chapitre 16 de Volupté de Sainte-Beuve. Il néglige peut-être un peu trop l'indice constitué par la présence des "anges" ("mille anges blancs") qui, déjà au vers 5, fournissaient à Rimbaud une métaphore solaire, ou du moins lumineuse. Sans doute cette présence est-elle suffisante à guider le lecteur dans le métaphorisme des vers 21-24. Les intertextes qu'il signale n'en restent pas moins assez convaincants (op. cit. p.194-195).
     À propos de "par-delà la montagne", Jean-Luc Steinmetz (Rimbaud, Vers nouveaux, Une Saison en enfer, GF, p.177) fournit le commentaire suivant : "Rimbaud rend légendaire les éléments de son univers [...] Ici la montagne peut tout simplement évoquer une colline dominant Charleville, le mont Olympe".
     

saint lit :
     Au vers 26, le manuscrit de Mémoire montre que  Rimbaud avait d'abord écrit : "Or des lunes d'avril au cœur du sentier". Puis, il a surchargé en "saint lit" (Steve Murphy, op. cit. 1994). Par contre, Famille Maudite (que Steve Murphy considère comme une version antérieure à Mémoire et antérieure à juillet 72), présente déjà la leçon "saint lit". Le même phénomène se produit au vers 29. L'observation du manuscrit montre que Rimbaud avait d'abord écrit : "Quel murmure à présent sous les remparts!". Puis il a corrigé en "Qu'elle pleure. Mais Famille Maudite présente déjà la leçon "Qu'elle pleure". 
     Il semble donc que Rimbaud ait hésité, à deux endroits du texte, entre tirer sur le registre du réalisme descriptif ou tirer sur celui de la personnification et de la dérision. Quand il a repris son poème Famille Maudite (abandonné semble-t-il à Paris au printemps 72) pour en faire Mémoire, Rimbaud a dans un premier temps, par souci de réalisme, remplacé "au cœur du saint lit" et "Qu'elle pleure" (ses premières rédactions) respectivement par "au cœur du sentier" et "Quel murmure". Puis, il est finalement revenu aux formules de Famille maudite, probablement pour que le lecteur ne perde pas de vue la dimension symbolique et autobiographique du texte. Le référent "réaliste" de la description était suffisamment représenté par l'"herbe pure", les "chantiers", "les remparts". 


chantiers riverains à l'abandon :
     Ernest Delahaye (op. cit.), ami d'enfance de Rimbaud, apporte l'interprétation biographique suivante : "À Mézières, entre la Meuse et ce qui reste des fortifications, il y a aujourd'hui une place que décore une statue du chevalier Bayard. Autrefois cet endroit était un chantier. On y mêlait du sable à du ciment, l'on y accumulait, puis tamisait le gravier retiré du fleuve par ces dragueurs dont le poète contempla les travaux". Cité par Steve Murphy, op. cit. 2004, p. 333.
     

Qu'elle pleure :
     Le manuscrit montre que Rimbaud avait d'abord écrit : "Quel murmure à présent sous les remparts". Puis, il a surchargé en "Qu'elle pleure" (Steve Murphy, op. cit. 1994). Voir ci-dessus notre note sur "saint lit".
   

sous les remparts :
     Voir ci-dessus notre note sur "l'ombre de la colline et de l'arche".


ni la jaune qui m'importune :
     Le poème a déjà évoqué dans la section 2 une fleur jaune (comparable à un louis d'or pur, à une "jaune et chaude paupière") : le "souci d'eau". On pense ici nécessairement, explique Nathaniel Wing, à la "pure fleur jaune associée au serment conjugal dans la seconde section. Ceci peut expliquer la signification d'"importuner" dans le contexte ; la fleur jaune est importune parce qu'elle constitue, d'une manière ou d'une autre, une allusion sexuelle à ce qui est évoqué dans la section 2." (op. cit. p.209).

 

ni la bleue, amie à l'eau, couleur de cendre :

   Yoshikazu Nakaji donne une interprétation intéressante du symbole de la fleur bleue en faisant appel au texte de Rimbaud : Les Poètes de sept ans. Pour une meilleure compréhension de la glose proposée, il est peut-être nécessaire de résumer l'argumentation au terme de laquelle elle s'inscrit. Nakaji, dans cet article, souligne la communauté de destin par laquelle Rimbaud se sent lié, en dépit de tout, avec sa mère. Comme plusieurs commentateurs avant lui (Jean-Pierre Giusto, notamment) l’auteur observe que « ce n’est que dans la seconde moitié que le poème révèle pleinement son sens ». Après l’apparition de « Madame », dans la première strophe de la section 3, il laisse progressivement apparaître une visée symbolique et, en outre, un changement d’attitude significatif du je-narrateur. Jusque là, celui-ci restait observateur de ce « drame du féminin » ; il n’était pas engagé dans le « drame du couple ».

   « Mais le ton change, explique Nakaji, dès la seconde strophe de la section 3. Prêtons attention aux points d’exclamation qui sont au nombre de dix-sept dans tout le poème et dont quatorze se trouvent dans la seconde moitié. C’est dire que le narrateur n’est plus là comme simple observateur, qu’il se serre désormais contre la femme-eau, parle pour elle et se laisse envoûter et contaminer par sa vitalité sombre. La contamination commence par le partage du ’regret’ (v.25), etc. » (op. cit. p.52-53).

   Par l’effet de cette identification à la « femme-eau », le narrateur se voit contaminer par l’impuissance de celle qui s’est montrée « incapable d’atteindre l’homme-soleil qui fuit » et qui a perdu sa « part virile » de femme « trop debout ». Et la contamination a pour effet l’impossibilité de la communication, ce mal dont souffrait l’origine de la contamination. » Tel est le sens que le critique pense pouvoir dégager de l’incapacité du narrateur à saisir quelqu’une des deux fleurs, à la fin du poème. Car la « boue déposée au fond de l’œil gigantesque captivant » est « un avatar de ce ‘bleu’ des yeux dont Rimbaud constatait, dans Les Poètes de sept ans,  qu’il était fatalement commun à sa mère et à lui. Ce ‘bleu’-là, transparent, tant qu’il est un ‘bleu regard’ est susceptible de faire espérer un éclaircissement — c’est pourquoi il était [dans Les Poètes de sept ans, précédemment commenté dans l’article] l’instrument de l’hypocrisie réciproque entre la mère et l’enfant — , est désormais décomposé et déposé au fond de l’eau-œil stagnante, comme de la lie de vin, comme du résidu noir et pernicieux de l’être» (op. cit. p.53-54).

     Pour Steve Murphy, Rimbaud a nécessairement pensé aux "myosotis immondes" stigmatisés par le locuteur anti-lyrique de Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, petites fleurs bleues qu'une incontournable tradition présente comme le symbole du souvenir et de l'amour. "L'herbe d'amour qu'est le myosotis, écrit Steve Murphy, pousse, comme le populage, dans les lieux humides et surtout les paludes (myosotis palustris). Ce sont des fleurs du passé du sujet et de la rivière : il n'en reste que des cendres, si ce n'est dans la mémoire" (op. cit. 2004, p.318). 
 

sa chaîne tirée :
    Jean Gillibert écrit : "'Mon canot' qui est Rimbaud, le poète, est toujours fixe [...] la chaîne qui amarre [arrime] le canot est comme un cordon ombilical non encore sectionné." (op. cit. p.81)


cet œil d'eau sans bords :
    Pour justifier l'image sur le plan de la vraisemblance narrative-descriptive, on pourra dire, avec Albert Henry, qu'"on ne voit même plus les rives dans la nuit" (op. cit. p.225). Mais l'image a aussi une valeur symbolique : suggérer la présence d'un œil aux dimensions fantastiques braqué sur le locuteur comme l'œil de Dieu dans la tombe de Caïn. 


 

 

Commentaire

remonter   lexique   interprétations Bibliographie
 

     Mémoire est un des poèmes les plus commentés de Rimbaud. Chacun, en effet, sent dans ce texte — à la date qui est la sienne : 1872 — un triple aboutissement : 

      - Sur le plan thématique, Rimbaud est rarement allé aussi loin dans la réflexion sur lui-même, dans l'élaboration de ce que la psychanalyse a appelé un "roman familial" (c'est à dire la façon subjective plus ou mois "romancée"  dont chacun d'entre nous tente de reconstituer l'histoire de sa vie et de s'expliquer la formation de sa personnalité).

     - Dans le domaine de l'image, il atteint aussi une sorte d'équilibre limite dans l'art de laisser dériver les associations d'idées à partir d'un noyau métaphorique central, sans sacrifier la rigueur et l'ampleur architecturale. Les analogies s'enchaînent par variations successives sur une couleur, un mouvement, une forme, se répètent en changeant légèrement de sens, renversent le rapport entre comparant et comparé, glissent les unes dans les autres, s'entremêlent avec la même ductilité que les eaux d'une rivière.
 
     - Dans le domaine du vers, enfin, Rimbaud atteint ici "le point ultime de [sa] critique de la prosodie dans la prosodie en conservant la référence explicite au nombre et à la rime" (Jacques Roubaud, La Vieillesse d'Alexandre, p.32, Maspéro, 1978). Mémoire se compose de cinq parties numérotées, contenant chacune deux quatrains d'alexandrins (cinq huitains). Les règles du décompte des syllabes et de la rime sont respectées mais la césure à l'hémistiche est soit impossible à réaliser, soit très affaiblie par son décalage avec la structure syntaxique. En fin de vers, de nombreux enjambements incitent le lecteur à marquer plus légèrement la cadence, fluidité renforcée par l'absence de majuscules en début de vers. "Rimbaud incorpore en quelque sorte au vers ce qui fait la beauté de la prose : une esthétique de la continuité" (Michel Murat, op.cit. p.61). On ne peut pas rêver style mieux adapté à l'évocation d'une rivière.

     De cette extrême richesse découle souvent une extrême difficulté, dont la critique est loin d'être venue à bout. Il nous semble malgré tout possible, en nous appuyant sur l'imposante tradition exégétique suscitée par ce texte (voir notre bibliographie), d'en proposer ici une analyse linéaire.

     Nous insérons en annexe le poème Famille maudite, manuscrit récemment retrouvé qui constitue une première version de Mémoire (c'est du moins la conviction de Steve Murphy, qui s'appuie sur des indices stylistiques, graphologiques et sur les histoires respectives de la transmission de ces deux manuscrits. Cf. op. cit. p.377-382). Nous nous appuierons à l'occasion sur ce document dont les variantes permettent parfois d'éclairer les intentions de Rimbaud (en tenant compte du fait que ces "intentions" ont manifestement évolué d'un texte à l'autre; il ne s'agit évidemment pas d'utiliser le premier comme une traduction en clair du second).
     

***

Section 1 

     Les huit premiers vers de Mémoire contiennent ce qu'on peut appeler la description d'un paysage : une rivière roulant ses eaux entre ombre et soleil.

  • Le mot "rivière" n'est pas prononcé. Cependant, certains des termes employés dans la description de l'eau : "lit" (v.7), "bras" (v.6), "le courant d'or en marche" (v.5) constituent des indices suffisants pour identifier la rivière comme thème principal du passage (et, au-delà, du poème).

  • Une "colline" est présente dans le tableau, projetant son ombre sur une partie de la rivière ("l'ombre de la colline"). Le soleil n'est donc pas à son zénith. Comme il sera précisé plus loin (v.15) que la deuxième section du poème restitue le spectacle de "midi" ("au midi prompt"), nous sommes en droit de penser que cet épisode initial évoque le matin de la même journée : le soleil, encore bas, s'élève progressivement derrière la colline. Un argument supplémentaire peut être tiré de Famille Maudite, version de Mémoire antérieure à celle que nous étudions, qui comporte la variante suivante pour le vers 9 : "Eh! l'antique matin tend ses réseaux limpides" (nous soulignons).

  • L'"arche" (d'un pont) contribue à maintenir dans l'ombre une partie du cours d'eau : "l'ombre de la colline et de l'arche" (v.8).      

     Plusieurs facteurs indiquent une volonté de transfiguration anthropomorphique (personnification) de ce paysage :

  • Le verbe "appelle", dans la seconde phrase du huitain (v.7), commandé par le pronom sujet "Elle" (reprenant "L'eau claire", groupe sujet de la première phrase), tend à transformer la rivière en un personnage féminin.

  • Les mots "bras" et "lit", déjà mentionnés, qui sont dans leur usage courant des métaphores lexicalisées (catachrèses) désignant différents aspects d'un cours d'eau, voient leur sens premier réactivé dans le même but.

  • Les connotations érotiques des figures d'analogie (comparaisons et métaphores) vont dans le même sens.

     Les quatre comparaisons de la première phrase décrivent le miroitement des eaux sous le soleil. L'analyse de ces comparaisons est rendue délicate pour deux raisons :

  • Premièrement, l'écart extrême entre le comparé ("L'eau claire") et les comparants proposés par le poète : une évocation des tristesses de l'enfance (v.1), une image érotique (v.2), une scène historique (v.3-4), une image pieuse (v.5). Cet éloignement entre comparant et comparé donne bien souvent l'impression qu'on a affaire à des associations d'idées très libres, à la limite de l'aléatoire, plus qu'à des notations descriptives.

  • Deuxièmement, l'étrange ponctuation des vers 1-2 (absence de point-virgule à la fin du vers 1) qui peut faire douter qu'on ait là quatre propositions comparatives de statut égal. Dans Famille Maudite, Rimbaud encadrait par des tirets le groupe des comparaisons, et répétait trois fois la conjonction "ou" pour les coordonner entre elles, ce qui facilitait considérablement la perception de la structure rhétorique. Rimbaud a-t-il voulu établir une comparaison seconde entre le surgissement des larmes (v.1) et l'assaut impétueux de la rivière (v.2)? C'est la seule explication que j'envisage.

     Malgré ces difficultés, on discerne une logique d'ensemble fondée sur la récurrence de certains sèmes : blancheur (lumière, pureté), et mouvement. 

     L'association proposée par le vers 1 entre l'eau, élément naturel, et les larmes est une banalité (verser des torrents de larmes, etc). Les larmes sont indice de pureté, elles sont "limpides" (cf. Rimbaud lui même dans Une saison en enfer : "Le sort du fils de famille, cercueil prématuré couvert de limpides larmes"). Le "sel" des larmes ajoute à l'idée de pureté une idée de blancheur qui permet de rejoindre l'une des isotopies dominantes de la séquence. Enfin, la formule utilisée permet à Rimbaud d'introduire le thème de la mémoire, elle suggère une méditation mélancolique du narrateur sur sa propre enfance, dont la thématique se précisera dans la cinquième section du poème. Pour le lecteur d'aujourd'hui, qui a lu Enfance dans les Illuminations, cette association d'idées s'enclenche de façon quasi automatique : " Les nuées s’amassaient sur la haute mer faite d’une éternité de chaudes larmes" (Enfance, II). Au total, cette première figure analogique du poème ne paraît insolite à première lecture que par sa faible valeur descriptive. Par contre, elle fourmille de pistes symboliques. C'est là une des caractéristiques fréquente de l'analogie rimbaldienne.

     Littéralement, le vers 2 semble avoir le sens suivant : le poète voit des corps de femmes, à la chair blanche, se lançant à l'assaut du soleil. Cependant, une autre lecture est possible : l'assaut, sous le soleil, des blancheurs des corps de femmes, c'est à dire de la rivière. Le substrat réaliste des deux métaphores est le même : les reflets du soleil sur les ondulations de l'eau ressemblent à des formes blanches et souples de corps féminins; le mot "assaut" ajoute un sème de mouvement (l'assaut impétueux du courant) à l'idée de blancheur; la rivière est discrètement personnifiée et érotisée. Mais la première solution suscite une image plus inattendue : une rivière agitée de désirs, lançant vers le soleil une sorte de provocation érotique. Sur le plan thématique, elle accentue l'effet de personnification et rend plus complexe l'entité féminine. La rivière n'est pas seulement pucelle défendant sa vertu (voir le vers suivant) : elle est aussi être de désir. On pourrait voir une confirmation de cette idée dans la deuxième phrase du huitain où la rivière "appelle" "le Ciel bleu pour ciel-de-lit". Le choix entre ces deux interprétations est difficile. 
     [Remarque
La confrontation avec Famille Maudite n'est pas d'un grand secours : la rédaction est différente mais tout aussi ambiguë. Le sens du vers n'est pas le même selon qu'on donne à la préposition "par" une valeur de complément d'agent, son sens classique — le soleil assailli par les blancheurs des femmes, ou une valeur de lieu — l'assaut du soleil parmi les blancheurs des femmes  — sens qu'elle a fréquemment chez Rimbaud].
     
     Les vers 3 et 4 illustrent les mêmes sèmes de blancheur-pureté et de mouvement ondulatoire. L'image évoque des "oriflammes" blancs (couleur de "lys"), "en foule" (idée de mouvement, d'agitation à perte de vue), flottant dans le vent "sous les murs" (cf. le mot "remparts" au vers 29 ). C'est un bel échantillon d'image rimbaldienne, qui utilise simultanément :
     - le symbole (le personnage historique de Jeanne d'Arc, suggéré par l'expression indéfinie "quelque pucelle", y devient le symbole de la jeune fille quelconque défendant sa virginité),
      - la métaphore descriptive (la soie, tissu chatoyant, évoque sur le plan visuel le miroitement de l'eau, sur le plan tactile légèreté et douceur), 
     - l'allitération (les /f/ de "foule" et d'"oriflammes", les /s/ de "soie" et de "lys", les /l/ de "foule", "lys", "oriflammes", le rythme énumératif du vers 3, imitent la fluidité du courant), 
     - enfin, le jeu de mots : "oriflammes" contient à la fois les mots "or" et "flammes", attributs du soleil, dont les reflets sur l'eau sont précisément l'objet de la description.

     La métaphore par laquelle commence le vers 5 puise dans un autre registre, celui de l'image pieuse ou de la peinture à sujet religieux, représentant des ribambelles d'angelots voletant dans l'espace. Mais le lecteur reconnaît les mêmes éléments descriptifs : blancheur des reflets aquatiques, mouvement désordonné des vagues, et le même symbole de pureté. Dans le contexte, le mot "ébats" se charge de connotations érotiques (on parle couramment des "ébats amoureux").
     
     L'adverbe négatif ("Non") que nous rencontrons au terme de cette séquence de quatre comparaisons est là pour souligner le contraste entre la part d'ombre et la part lumineuse de la rivière (il "résilie l'épiphanie de la blancheur" dit Alain Badiou dans "La méthode Rimbaud - L'interruption", Conditions, Seuil, 1992, p.132). Simultanément, l'expression "courant d'or" résume de façon hyperbolique ce qui précède, et fournit une utile reprise du sujet devant le groupe verbal introduit par le vers 6. La structure logique de cette première phrase pourrait donc se paraphraser de la façon suivante : 

"L'eau (1er sujet) semble claire  [comme...] mais en réalité ( Non...) le courant d'or en marche (2e sujet, reprise du premier), / meut (verbe, 3e pers. sg. de "mouvoir" = remuer) ses bras, noirs, et lourds, et frais surtout, d'herbe (COD).

    Le groupe sujet (les cinq premiers vers avec leur double sujet grammatical), développait principalement l'idée de la lumière. On voit maintenant que le groupe verbal (vers 6) est chargé d'introduire abruptement l'antithèse : ce "courant d'or" possède des "bras, noirs et lourds, et frais surtout, d'herbe." En réactivant l'image lexicalisée (catachrèse) du mot "bras" appliqué à un cours d'eau, Rimbaud fait de la rivière un personnage humain, une entité féminine naturellement sombre et froide qui ne s'anime que sous l'influence fécondante du soleil, principe masculin de la nature.

 
    La seconde phrase vers 7 et 8 approfondit la personnification en décrivant sous l'aspect d'une scène libertine les jeux de l'eau et du soleil. Le pronom personnel féminin de troisième personne, placé en position de contre-rejet à la fin du vers 6, sujet de cette deuxième phrase, pointe une fois de plus vers le personnage central : la rivière. La lecture la plus logique du mot "sombre" qui suit le pronom "Elle" consiste à y voir un adjectif apposé . Par cet adjectif, Rimbaud reprend l'opposition entre les deux aspects de la rivière. 
    L'interprétation syntaxique et sémantique du groupe "avant le ciel bleu pour ciel de lit" n'est pas facile : on peut le lire de deux manières différentes. Si l'on comprend : "avant d'avoir le ciel bleu pour ciel-de-lit", on est amené à penser que le rivière (féminisée) tente de se protéger du soleil par un "rideau" d'ombre jusqu'au moment où, vaincue, elle se retrouve couverte (au double sens courant et érotique du terme) par le "Ciel bleu". On fait ainsi de la rivière le symbole de la virginité violentée (en se fondant sur le sème de "pureté" effectivement présent dans certaines des comparaisons des vers 1 à 5). Si l'on comprend au contraire : "avant d'appeler le ciel bleu pour ciel de lit, elle appelle pour rideaux l'ombre de la colline et de l'arche", on donne un sens opposé à la scène. La rivière désire avoir le "Ciel bleu" pour "ciel de lit", c'est à dire partager son "lit" (catachrèse réactivée) avec le soleil. Mais, par pudeur ou par malice libertine, elle voudrait cacher ses ébats derrière le rideau d'ombre. Cette seconde lecture confirmerait l'assaut de la rivière au soleil, sens que nous avons donné à l'image du vers 2. Elle paraît plus en accord que la précédente avec l'évolution que Rimbaud imprime à son texte entre Famille maudite et Mémoire : suppression de l'image nocturne du vers 7 ("avant la nuit pour ciel-de-lit"), insistance plus grande sur les sèmes de blancheur, de mouvement, de sensualité, que sur celui de la pureté (remplacement de "l'eau pure" par "l'eau claire" au vers 1; inversion du sens de l'allusion libertine au vers 2).  
    
     En tout état de cause, la signification principale de la personnification proposée par cette première section du texte se comprend sans trop de difficulté : il s'agit de faire de la rivière l'incarnation de la jeune fille, au moment où elle ouvre son lit pour la première fois à l'homme, symbolisé ici par l'astre solaire. Une femme, au matin de sa vie. 

***

Section 2

     C'est le même paysage probablement. Il est "midi" (v.15). Le ciel est "gris de chaleur" (v.16). La rivière, que le soleil "meuble d'or pâle" (v.10), roule des "bouillons limpides" (v.9). Le soleil apparaît comme une "Sphère rose" (v.16). Son reflet dans le "terne miroir" (v.15) de la rivière pourrait être confondu avec la fleur jaune et ronde du "souci d'eau" (v.14). Les "saules" (v.12) qui bordent la rivière projettent à la surface de l'eau leurs formes "vertes et déteintes" (v.11). Mais pour arriver à un tel résumé, il faut se livrer à un exercice douteux de déconstruction-reconstruction (prosaïque) des métaphores rimbaldiennes. Car, dans le texte tel qu'il est écrit, une métamorphose merveilleuse transforme la rivière en une maison de verre où s'active, fidèle et jalouse, une "Épouse" du Soleil.

     Le vers 9 débute par une interjection marquant l'étonnement : "Eh!". C'est sans doute pour noter la nouveauté du tableau qui s'offre maintenant aux yeux du poète. Le mot "carreau" a ici le sens de "vitre" et désigne la surface à la fois transparente et réfléchissante de l'eau ("carreau humide"). Par synecdoque de la partie pour le tout, c'est la rivière. Il est possible d'affecter un double sens au verbe "tendre". Ce verbe signifie d'abord ici "étendre, étaler" (sens banal : la rivière étale ses eaux bouillonnantes et limpides). Mais il peut signifier aussi "présenter quelque chose à quelqu'un". Or c'est sans aucun doute ce qui est nouveau à cette heure de midi : la rivière tend ses flots vers la lumière, elle s'offre au soleil. Les notations érotiques des vers suivants valideront rétrospectivement cette lecture.

     Au vers 10, au lieu du mot "soleil" attendu comme sujet du groupe verbal "meuble d'or pâle", c'est "l'eau" que le poète représente en train de "meubler d'or" (c'est à dire de remplir d'or solaire) "les couches prêtes" (c'est à dire le lit qu'elle a préparé pour accueillir l'Époux). Cette inversion de l'ordre logique des choses s'inscrit dans la démarche anthropomorphique que la première section du texte annonçait déjà. L'image des "couches" prolonge celle du "ciel-de-lit" (v.7) cependant que le verbe "meubler", par le souvenir de son sens premier (équiper une maison en meubles), transforme le lit de la rivière en une sorte de chambre aquatique. L'or reçu du soleil devient "pâle et sans fond" en pénétrant la rivière parce que sa lumière s'affaiblit en se diffusant dans une masse d'eau sombre dont on ne voit pas le fond. Cela signifie sans doute que la rivière-épouse contrarie par sa nature froide et sombre le succès de l'union maintenant consommée avec le soleil. Ici encore, Rimbaud développe avec méthode, tant sur le plan symbolique que sur le plan référentiel, la donnée de départ de son système métaphorique : le double aspect physique, ombre et lumière, de la rivière; les natures sexuelles et morales opposées de la rivière et du soleil.  
     
     Pour la même raison, vers 11-12, les feuillages verts des saules se reflétant dans l'eau prennent des teintes "délavées". Rimbaud accentue la logique anthropomorphique en identifiant la silhouette des arbres à des "robes" de "fillettes", habitantes de cette maison de l'eau. Comme dans le vers précédent mais de façon plus radicale encore, il subvertit l'ordre normal des choses en faisant du comparant le comparé et vice versa : ce sont les robes qui "font les saules". En procédant comme si les saules naissaient de leur propre reflet, le poète confère toute la réalité au monde né de son imagination. Il se donne pouvoir absolu sur la nature car c'est lui, bien sûr, qui fait des robes de fillettes avec des saules. Ou plutôt des saules avec des robes de fillettes, comme dit le texte, car c'est bien parce qu'il faut des fillettes que le poète place des saules le long de la rivière. En employant ce verbe "faire", Rimbaud inscrit dans le poème l'acte même de sa fabrication. Il avoue l'écriture comme activité de représentation soumise à l'arbitraire du scripteur. Introduit dans cet univers du symbole généralisé, le lecteur n'a désormais aucun mal à reconnaître dans les oiseaux qui sautent de branche en branche, "sans brides", l'image rimbaldienne traditionnelle de l'enfant en fuite (voir par exemple Après le Déluge). Ainsi s'assombrit peu à peu le destin de cette épouse et mère que symbolise la rivière.

     Désormais, son âme est rongée par l'inquiétude, et cette inquiétude se concentre dans son regard. À partir du vers 13, Rimbaud inaugure et invente un système symbolique autour de l'idée de l'œil et de la fleur qui va tisser ses correspondances jusqu'au dernier vers du poème. Le filage commence par une forme et une couleur, celles du "louis" d'or. Puis, cette pièce de monnaie jaune et ronde, qui aurait pu n'être qu'une miniature du soleil, se transforme en une "jaune et chaude paupière". Paupière fermée sur un "œil d'eau" (v.40), abaissée pour se protéger de l'éclat du soleil, ou au contraire pour s'offrir à lui?  

    Cet œil d'en bas conserve quelque chose de la forme et de la chaleur du soleil mais il est surtout le regard inquiet de la rivière comme l'atteste la métaphore suivante, au vers 14, celle de la fleur, dont le nom n'a pas été choisi par hasard. C'est le "souci d'eau". Le souci est une fleur des marécages, ronde, jaune, et au nom prédestiné pour tenir lieu de symbole à la "foi conjugale" ébranlée de l'Épouse. La "foi conjugale" est la promesse de fidélité qui accompagne le mariage, c'est la confiance qui doit régner dans le couple. On perçoit un ton de commisération dans l'incidente, entre deux tirets, où le poète s'adresse directement à l'Épouse, en employant un possessif de deuxième personne et une interjection habituellement synonyme de respect et même de vénération ("ta foi conjugale, ô l'épouse"). Rimbaud, qui est coutumier du sarcasme lorsqu'il évoque le destin des femmes dans le mariage, adopte ici une tonalité plutôt pathétique. 

     Les vers 15-16 amènent le noyau verbal de la phrase unique qui compose la quatrième strophe du texte. Le verbe "jalouser" résume bien l'idée dominante que nous venons d'analyser. Après avoir, dans les compléments antéposés des vers 13 et 14, essentiellement développé la dimension métaphorique du passage, Rimbaud consolide maintenant le substrat réaliste de la description. La donnée temporelle : il est "midi". L'explication du "louis" et du "souci", ce sont les reflets du soleil, maintenant à la verticale du paysage, sur le "terne miroir" de l'eau. Le terme de "Sphère", avec une majuscule, employé pour décrire le soleil, indique une forme et explique la jalousie de l'Épouse par la supériorité manifeste de l'Époux. Les adjectifs "gris" et "rose" décrivent avec réalisme le voile blanc que la chaleur d'été dépose sur le paysage et — sur le plan symbolique — annoncent peut-être déjà la crise crépusculaire qui constitue le sujet de la troisième section.        

 

***

Section 3

     Ce troisième tableau est un tableau de famille. Une femme, dont le titre (Madame) et l'attitude (trop debout) disent assez la qualité d'épouse et la respectabilité bourgeoise, se tient "dans la prairie" qui borde la rivière ("prochaine"). Le narrateur (qui se manifeste de plus en plus ouvertement par des interjections, des apostrophes, des modalisations, des commentaires) la juge "trop fière" de ses enfants studieusement plongés dans leurs livres reliés en "maroquin rouge". Mais le soir tombe : le soleil disparaît "derrière la montagne". Et c'est le moment que choisit le poète pour nous rappeler qu'"Elle" est aussi et d'abord la rivière, que le soleil est "l'homme", et que ce crépuscule symbolise pour lui la séparation d'un couple, la faillite de l'union célébrée au tableau précédent.

     Ce passage est un bel exemple de la hardiesse rimbaldienne dans le maniement de l'analogie. La rivière a donné naissance à un personnage (l'Épouse) qui n'était au départ qu'un comparant dans le cadre d'une figure de rhétorique mais qui maintenant existe par lui-même, gagne une sorte d'autonomie. Il n'est plus possible de voir dans cette femme, debout dans la prairie, une métaphore descriptive de la rivière (sauf à imaginer un phénomène d'optique quelque peu artificiel, comme tente de le faire Albert Henry ). Une image parfaitement réaliste, tirant son origine de l'expérience vécue, matériel psychologique sorti tout droit de la mémoire sans que le "travail du rêve" ou de la création poétique ait eu le loisir de le déformer, se superpose au discours métaphorique et lui confère une signification nouvelle. C'est, à n'en pas douter, Madame Rimbaud, en promenade avec ses enfants au bord de la Meuse.

    L'évocation de ce souvenir emprunte essentiellement au discours satirique : "Madame se tient trop debout dans la prairie" (vers 17) sans doute d'abord tout simplement parce que cette citadine endimanchée ne songerait pas à s'asseoir dans l'herbe. Peut-être aussi parce que, du haut de sa silhouette droite et sombre de "veuve", elle surveille "les fils du travail" (ses enfants, les enfants issus de son union, de ses "couches" (v.10) avec "Lui" (v.21) le Soleil?). Peut-être enfin parce qu'elle est "trop fière" (v.19). La formule "où neigent les fils du travail" (vers 18) évoque une pluie d'enfants (ou une neige) s'abattant coup sur coup sur la mère étonnée, naissances d'autant plus merveilleuses que le père est presque toujours absent, d'où la comparaison malicieuse avec les "fils de la Vierge" et par là avec l'immaculée conception : . L'"ombrelle", avec les redondances phonétiques qui accompagnent ce mot (ombrelle / ombelle / elle) évoque les recherches en élégance d'une dame de la bonne société et suscite dans l'imagination du lecteur le souvenir des innombrables parties de campagne de la littérature et de la peinture de la fin du XIX°siècle.  Il est plus que probable que l'adjectif "fière" (v.19) ne se rapporte pas à "ombelle" comme l'entendent certains commentateurs , mais à "elle", et doit recevoir comme complément le groupe des vers 20-21 décrivant les enfants en train de lire. La mère se sent flattée d'avoir des enfants qui lisent, et qui lisent dans des ouvrages luxueusement reliés en "maroquin rouge". 

     Avec le vers 21, le ton de l'élégie ("hélas") et du lyrisme personnel remplace celui de la satire sociale. Le discours métaphorique reprend ses droits et nous retrouvons le langage codé que nous avons appris à déchiffrer depuis le début du texte. L'opposition "Lui" (v.21) / "Elle" (v.23) renvoie maintenant d'abord au soleil et à la rivière, en second lieu seulement à leurs comparants humains. Le décor naturel fait sa réapparition. Rimbaud utilise à nouveau le motif de la "montagne" pour matérialiser un paysage crépusculaire : le soleil disparaît "par delà la montagne" (vers 23). Comme dans Aube, les variations de la lumière solaire sont rendues par le déplacement de créatures mythologiques : les mêmes "anges blancs" qui incarnaient la lumière solaire dans la première section du poème (vers 22). Mais ce n'est plus l'heure de l'"ébat des anges", c'est celle de la séparation : "mille anges blancs qui se séparent sur la route". La métaphore filée qui, depuis le début du poème, établit un constant parallélisme entre la femme et la rivière reparaît à la fin du vers 23, enrichie d'une référence désormais évidente à la mère de l'auteur. Littéralement, le vers 24 décrit la course de la rivière, que la disparition du soleil laisse "toute / froide, et noire". Mais, par un dévoilement audacieux de son symbolisme, qui rappelle l'étonnant "Madame" du vers 17, Rimbaud se charge de rappeler au lecteur (ou de lui faire comprendre, au cas où il ne l'aurait pas encore compris) que le soleil incarne ici l'époux, l'élément masculin du couple et que cet "homme" vient de quitter le foyer conjugal : "après le départ de l'homme". Dès lors, la course nocturne de la rivière, rendue haletante par la ponctuation proliférante de la phrase et par l'enjambement scabreux du vers 23 au vers 24, prend un tout autre sens. Jouant probablement sur la polysémie de la préposition "après", Rimbaud suggère une épouse affolée courant pour le retenir derrière l'homme qui l'abandonne. 

***

Section 4          

     La quatrième section du texte évoque, entre élégie et dérision, le spectacle de la veuve éplorée. C'est le soir (soirs d'août). La métaphore déroule ses correspondances entre un paysage crépusculaire (teinte grise de l'eau, immobilité de la "nappe" et de la barque, chantiers désertés par leurs ouvriers) et des sentiments mélancoliques (nostalgie, solitude, frustration sexuelle, tristesse morbide). Le passage se termine par une focalisation sur un travailleur solitaire, draguant le fond de la rivière, détail inattendu dans lequel le lecteur peut sentir confusément un symbole.  

     L'attaque du vers 25 se fait sur un terme caractéristique du lyrisme élégiaque : "Regret". Il annonce un enchaînement métaphorique centré sur des sentiments mélancoliques : en premier lieu la frustration érotique. Nous retrouvons le mot "bras", qui appartient au champ lexical de l'eau (bras de mer, bras de rivière) mais qui reçoit ici de ses épithètes ("épais et jeunes") une signification humaine et sexuelle : il s'agit des bras puissants d'un jeune amant.
     

     On peut suivre Yoshikazu Nakaji quand il estime (op.cit. p.52) que le vers 26 "est une reprise du vers 10 : L'eau meuble d'or pâle et sans fond les couches prêtes". L'"or", qui figurait depuis le début du texte la lumière du soleil, représente maintenant celle de la lune. Cela peut surprendre. Mais il n'y a rien là d'illogique pour le lecteur qui se rappelle cette vieille croyance paysanne selon laquelle la lune d'avril garantit la fertilité de l'acte sexuel. Par ailleurs, on sera peut être étonné de rencontrer, pour la première fois dans le texte, une référence à des moments différents de l'année ("avril" au vers 26, "août" au vers 28), alors que la chronologie qui semblait prévaloir jusqu'ici était celle des heures d'une même journée. Mais Rimbaud n'a pas été gêné par cette contradiction dans la mesure où ces notions temporelles n'ont pour lui qu'une valeur symbolique : "avril" figure un printemps synonyme de jeunesse, d'éveil amoureux, de fécondité, tandis qu'au vers 28 le mois d'août représente la fin de l'été, l'épuisement de la nature. Le contexte donne donc à ce vers 26 un sens assez évident : la Rivière-Épouse regrette ces nuits ("lunes") de printemps ("d'Avril") où l'Époux (l'"or") partageait encore son lit (le "saint lit", le lit conjugal, consacré par le mariage; la formulation recèle une intention ironique).
     

     Les vers 27-28 ne sont pas d'une interprétation facile. On peut les lire de deux façons différentes. Soit la rivière-Épouse regrette la joie qui régnait dans les chantiers riverains à l'abandon, lieu de ses amours, aux soirs d'août, moments de joie où cependant germaient déjà ces pourritures qui allaient l'envahir quand le soleil-Époux la quitterait. Soit au contraire la rivière-Épouse regrette la joie qui régnait (du temps de ses amours, de son printemps, des "lunes d'avril") dans les chantiers voisins aujourd'hui à l'abandon. Aujourd'hui, c'est à dire : en ces soirs d'août où nous nous trouvons présentement. Cette seconde interprétation est plus satisfaisante sur un plan symbolique : le sentiment de solitude de l'Épouse abandonnée trouve sa correspondance dans le spectacle des chantiers déserts (probablement les carrières de sable dont parle Delahaye ) vidés de leurs ouvriers pour une raison quelconque : heure (il est tard), jour (c'est peut-être un dimanche, jour de promenade familiale), mois (août), voire abandon de la production pour raison économique. Mais si l'on glose le texte de cette façon, il n'est pas facile de comprendre le sens de la proposition relative qui termine la strophe, notamment la valeur de cet imparfait, seul imparfait du texte ("qui faisaient germer les pourritures") inattendu dans un récit où les événements successifs étaient évoqués jusqu'ici au présent de narration. On est obligé, pour justifier l'emploi de ce temps du passé, de supposer l'apparition incidente d'un autre système temporel, indexé sur le moment de l'énonciation (c'est à dire de l'écriture du texte) : c'est Rimbaud qui se souvient, et non plus la rivière-Épouse. Il se souvient de ces "soirs d'août" (c'est à dire de cette période qui a suivi le "veuvage" de sa mère), où la nature (la végétation environnante ? le marais formé par la rivière à l'endroit de la "nappe" ?) entrait en putréfaction et en germination (c'est à dire où le caractère de sa mère s'aigrissait, où germaient en elle les conséquences malsaines de la séparation).

     La tournure "Qu'elle pleure", au vers 29, pose elle aussi un problème d'interprétation. Faut-il voir dans cette phrase un souhait cruel (subjonctif à valeur impérative : elle n'a qu'à pleurer maintenant!) ou au contraire un constat apitoyé (indicatif introduit par un intensif : comme elle pleure!)? Le remplacement un moment envisagé par "Quel murmure" plaiderait en faveur de la deuxième interprétation. Mais l'argument n'est pas décisif, puisque Rimbaud est revenu à sa version antérieure de Famille Maudite . Or, dans cette première rédaction, Rimbaud avait certainement souhaité exploiter la polysémie indicatif/subjonctif, sans quoi il aurait pu se contenter d'un "Quels pleurs". On peut considérer cette formulation ambiguë comme une preuve de la position ambivalente du fils vis à vis de la mère : il la plaint mais, simultanément, il ne peut s'empêcher de la tenir pour responsable de son destin, à cause de sa froideur, de son caractère sombre, de son orgueilleuse rigidité. Si l'on en croit le scénario proposé par le poème, cette rigidité maternelle est antérieure à la séparation du couple et ne peut s'expliquer entièrement comme une conséquence de son abandon par le Capitaine Rimbaud. C'est précisément tout l'enjeu de la thématique de l'eau dans le poème que d'établir une froideur par nature de la rivière. Faut-il y voir une perspective strictement autobiographique, la rivière étant la mère du poète, ou l'expression plus large d'une image négative de la Femme, dans l'imaginaire rimbaldien?

     La suite de la strophe se comprend plus aisément. L'expression "l'haleine des peupliers" (vers 29-30) peut s'interpréter comme un simple effet de personnification destiné à suggérer la sensualité refoulée de la rivière-Épouse : désormais, elle ne respire plus l'haleine de l'homme; le parfum des peupliers, qui ne se reflètent plus dans la rivière comme à la section 2, est emporté par la brise, vers le "haut". Au vers 31 la rivière est décrite privée de lumière ("sans reflets", "grise") et de mouvement ("c'est la nappe"; "sans source"). Ces notations tendent à confirmer la liberté de Rimbaud par rapport aux référents réalistes qu'il utilise. Nous avons déjà remarqué qu'il superpose, au mépris d'un strict réalisme, le symbolisme des heures et celui des saisons (ce que Steve Murphy appelle l' "intrication paradoxale des axes allégoriques de la journée et des mois ou saisons" op. cit. 2004, p.311). De la même façon, s'il donne le plus souvent l'impression de décrire un coin de paysage déterminé ("remparts", au vers 29, reprend "murs" du vers 4; "montagne" v.23 reprend "colline" v.8; les "chantiers", l'"arche" et autres détails évoquent selon Berrichon et Delahaye un endroit précis des bords de Meuse entre Charleville et Mézières), il peut à d'autres moments, comme dans ce vers 31, donner l'impression de jouer sur les étapes successives du développement d'un cours d'eau : de sa "source" à son élargissement sous forme de "nappe". Si, toutefois, on veut conserver la référence réaliste à un bord de rivière précis proche de Charleville, on pourra noter qu'une rivière change souvent en l'espace de quelques mètres, selon la configuration de son lit, alternant des épisodes rapides où le courant ressemble à celui d'un torrent près de sa source et des ralentissements où la masse d'eau s'étale jusqu'à sembler s'immobiliser. Le symbolisme, en tout cas, est clair : c'est l'entrée de la rivière-Épouse dans une sorte de léthargie dépressive, de mort affective. Enfin, dans cette section de rivière au lit probablement peu profond, ce qui explique le ralentissement de l'eau et l'établissement d'une "gravière", le vers 32 fait apparaître un ouvrier-dragueur peinant sur sa pelle. Le détail est parfaitement réaliste. Mais l'introduction, pour la première fois dans le texte, d'un personnage humain étranger à la "sainte famille" est suffisamment surprenant pour que le lecteur maintenant aguerri soupçonne la fonction symbolique de l'image. La dernière partie du poème est consacrée au décryptage de ce symbole. 

***

Section 5

     Cette cinquième section ne représente pas à proprement parler un nouveau développement de l'allégorie. Elle n'est pas, en tout cas, un cinquième moment de la journée symbolique parcourue jusqu'ici par le poème. Elle sert plutôt à inscrire dans le poème, sous une forme imagée, l'acte même qui le constitue. À la silhouette de l'ouvrier fouillant le limon du fleuve se superpose l'image pareille du narrateur, fouillant l'eau morne de sa mémoire dans une barque immobile. Cet habile glissement analogique permet à Rimbaud de placer en abyme, à l'intérieur du poème, le rêveur livré à la rêverie d'où sortira le poème, et de peindre sous les couleurs d'un paysage familier, qui l'accompagne depuis l'enfance, l'état présent de sa mélancolie. Cette fin, placée sous le signe de l'immobilité (la barque attachée à son ancre) n'ajoute presque aucun élément nouveau qui n'ait déjà été exploité dans le poème. Elle revient vers certaines métaphores pour leur donner une signification nouvelle par rapport au "je" qui maintenant occupe le devant de la scène, elle retourne obstinément en arrière pour signifier l'obstination du sujet à interroger son passé, dans l'espoir incertain d'en tirer quelque sens. Et à l'intérieur même de cette dernière section, certaines de ces images sont répétées comme celle du canot immobile (34 et 39) ou de l'œil d'eau (33 et 40)

    Ainsi, le vers 33 reprend le symbole de "l'œil d'eau". À la quatrième strophe du texte la "chaude paupière", "plus pure qu'un louis", donnait une forme au face à face entre la rivière et le soleil, à la fascination jalouse de la seconde pour le premier. Maintenant, elle résume le face à face du poète et de la rivière, la fascination morbide que celle-ci exerce sur celui-là. La "chaude paupière" est devenue "oeil d'eau morne" : le symbole se répète en s'inversant. L'emploi du mot "jouet" s'accompagne d'une idée de soumission (on est le "jouet" d'une force supérieure, d'une machination, d'une malédiction). Cet "oeil d'eau morne" braqué sur lui exprime donc clairement, de la part de Rimbaud, la conviction d'un destin plombé par le contexte familial de ses premières années. 

     Le vers 34 reprend le thème de la "barque immobile" introduit au vers 32. C'est une autre figuration de la même idée. L'auteur juge son existence entière liée (au sens le plus fort du terme) au passé évoqué par le poème. Liée comme une barque par son ancre au fond de la rivière (l'image sera précisée aux vers 39-40). Nous retrouvons aussi au vers 34 le mot "bras". Mais ici, la reprise se limite au mot, on ne peut pas y voir une image équivalente à celle des vers 6 et 25. Cette répétition est toutefois symptomatique d'un parti-pris de style visant à "boucler" le poème sur un retour obsédant des mêmes mots et des mêmes thèmes, indice d'un enlisement de l'auteur dans son passé. Par parenthèse, il n'est pas sans intérêt de noter la différence des deux interjections du vers 34 : "ô/oh", l'une exprimant la fascination, l'autre le dépit ("ô canot immobile ! oh! bras trop courts !"). On pourrait y déceler une ambivalence du poète à l'égard de son obsession : une souffrance non dépourvue d'une certaine complaisance au malheur. 

     C'est encore l'idée d'impuissance qui ressort des vers 34-36 : les bras du poète sont trop courts pour atteindre les deux fleurs qu'il voudrait saisir : "oh! bras trop courts!". Il s'agit de nouveau d'une reprise, la fleur jaune n'étant probablement rien d'autre que le "souci d'eau" du vers 14, qui était lui-même, selon notre analyse, une miniature du soleil. L'"eau couleur de cendre" du vers 36, de son côté, n'est qu'une variante plus tragique du "terne miroir" du vers 15. Quelle signification donner à la réapparition, dans cette fin de texte, de l'image du soleil ? Et quelle signification accorder à cet élément nouveau, lui : la fleur "bleue, amie à l'eau"? Une solution de paresse serait d'y voir une de ces multiples figurations rimbaldiennes du sens caché, du secret enfoui, de l'absolu hors d'atteinte, comme on en trouve dans tant de ses textes. Mais dans Mémoire, la précision de la problématique autobiographique encourage le commentateur à conférer un sens plus précis à ces deux symboles majeurs du poème. Reste qu'il n'est pas facile d'éviter l'extrapolation arbitraire, la psychologie à la petite semaine. Tentons malgré tout de résumer ce qui ressort des gloses les plus sages proposées par la critique rimbaldienne. La fleur jaune serait un principe masculin, l'image du père; la fleur bleue, un principe féminin, l'amour (dont la "fleur bleue" est en effet souvent le symbole, dans la "grande" littérature comme dans la romance populaire et dans la langue courante). L'impossibilité de saisir ces deux fleurs exprimerait une frustration affective, ayant son corollaire dans l'impossibilité d'aimer. Tout lecteur de Rimbaud se rappelle le "bleu regard qui ment" de la mère du Poète, dans Les Poètes de sept ans. Il est tentant d'interpréter à cette lumière l'impossible accès à la "fleur bleue amie à l'eau" comme une image de la méfiance du poète à l'égard d'un amour maternel dont il a, dès longtemps, reconnu la fausseté. Quant à la "jaune qui m'importune", on peut y déceler un reflet aveuglant du soleil, c'est à dire l'obstacle représenté par le père dans les rapports entre mère et fils. Tout cela bien sûr dans la conscience déformante que peut en avoir le "sujet névrosé". 

     Le vers 37 ramène le thème des "saules" et des "oiseaux sans brides" introduit par le vers 12. C'est à dire la tentation de l'évasion hors du carcan familial : en s'envolant, "une aile" (synecdoque pour oiseau) secoue la poussière ("poudre") des saules. L'image est belle, comme chaque fois que Rimbaud évoque le départ, le vent du large. L'interjection "Ah!" indique le sens à donner à ce vers : un rêve fou, une aspiration illusoire. Au vers 12, l'idée était appliquée à de mythiques "fillettes", au vers 37 le poète la revendique pour lui-même.

    Le vers 38 est un alexandrin coupé 3/3//2/4, à césure bien marquée. Rimbaud, qui a tout au long du poème pratiqué des rythmes irréguliers a manifestement choisi de terminer son texte sur des alexandrins réguliers ou quasi-réguliers (le vers 37 présente un e non élidé en 7° position). Le but est d'exploiter la monotonie naturelle de l'alexandrin pour exprimer l'enlisement, ce qui n'enlève rien à sa beauté. Rimbaud cherche à rappeler par d'insistantes répétitions répétition du mot "rose" (rose / roseaux), du groupe /dé/ (dans "s longtemps / vorées"), allitérations en /r/ , assonances en /o/ et par le sémantisme de l'image (fleurs fanées), l'atmosphère somnolente de la quatrième section : les soirs d'août, les chantiers à l'abandon, les végétaux en putréfaction. Un symbole du bonheur perdu, d'une jeunesse gâchée peut-être. 

     Enfin, les deux derniers vers ramènent l'image-clé de cette dernière partie (que nous avons déjà commentée) : le canot immobile. Le rythme bien marqué (virgule, point-virgule) et régulier (3/3//3/3) du premier alexandrin participe à l'idée d'immobilité portée par le texte. L'allongement obtenu par l'enjambement à la fin du vers 39 et par l'affaiblissement de la césure dans le vers 40 (qui est malgré tout un alexandrin coupé 6/6) contribuent à mettre fortement en relief la clausule : " — à quelle boue ?". "L'œil d'eau sans bords" est évidemment la rivière personnifiée, qui n'a pas de bords parce que la nuit estompe maintenant les contours, et surtout parce que cet œil est un gouffre où s'engloutit l'âme malade du poète. "La boue" inverse l'image de "l'eau claire" au vers 1. Encore un souci évident de "bouclage" du poème. Il est à peine nécessaire d'expliciter le sens de cette ultime métaphore, tant le propos du poète, en cette fin de texte, a été martelé. Le terme désigne cette part obscure, malsaine de son passé que Rimbaud n'est pas sûr de cerner tout à fait (d'où la tournure interrogative) mais dont il sait par contre qu'elle est son ver rongeur, sa blessure, la source de son mal de vivre. Là aussi, bien sûr, certains vont plus loin dans l'analyse, développent des thèmes psychanalytiques. Dans l'insistance avec laquelle Rimbaud représente ou imagine (à travers le discours codé des métaphores) l'union sexuelle de ses parents (la "scène primitive" comme disait Freud) certains diagnostiquent le secret enfoui, vécu comme une honte, qui s'avoue à demi-mot dans le texte. Mais ici encore, me semble-t-il, on prend le risque de franchir la limite qui sépare l'analyse littéraire d'un autre type de démarche, tout aussi légitime, mais qui demanderait une autre compétence ...