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Villes (Ce sont des villes...)

 


Villes (Ces sont des villes...), dit par Bachouma

 

Panorama critique
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[1] Qu'il a pu lire par exemple dans l'ouvrage de César Pascal, À travers l'Atlantique et dans le Nouveau-Monde, Dentu, 1870. On peut consulter ce livre sur internet : voir notamment les pages 292 et 323 citées par Claisse.

 

 

 

 

 [2] Henri de Bouillane de Lacoste, Rimbaud et le problème des Illuminations, Mercure de France, 1949, p.219.

 

 

   Villes (Ce sont des villes...) est un des poèmes de Rimbaud qui donne "du fil à retordre" à la critique. Il existe des commentaires brillants mais qui nous laissent toujours un peu sur notre faim.  Villes (Ce sont des villes...) reste une œuvre mystérieuse, dont il n'est facile d'identifier ni le sens visé, ni le ton recherché, ni même, simplement, le sujet : ce dont le texte constitue la description (décor, paysage) ou le récit (personnages, péripéties, dénouement).

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   S'agit-il ici, véritablement, de "villes", ainsi que l'affirment le titre et le cri d'enthousiasme ouvrant le poème ? Le lecteur peut en douter. Comme André Guyaux le souligne dans sa récente Pléiade, le décor construit par Rimbaud dans ce texte "n'est pas a priori urbain" :

"'Ce sont des villes!', dit le poète visionnaire d'un décor aux formes montagneuses — les 'Alleghanys' et les 'Libans' désignent des chaînes de montagne — qui donc n'est pas a priori urbain" (962).

Il est certes question d'un "boulevard de Bagdad" et de "Bacchantes de banlieues". Mais le vocabulaire urbain du poème, très réduit ("beffrois", "bourgs", "toits des auberges", "canaux" si l'on veut) n'évoque pas précisément la ville, au sens moderne de ce mot. En revanche, le champ lexical  de la nature et de la montagne est, lui, proliférant, tout au long du poème : "gorges", "gouffres", "abîmes", "cimes", "hautes crètes" (orthographe de Rimbaud), "avalanches", "chalets", "moissons de fleurs" sur "les versants", "ravines", "fantômes des monts", "cavernes des forgerons et des ermites"... Drôles de "villes" tout de même ! Antoine Raybaud semble penser qu'on circule ici dans le parc d'une grande cité moderne ou, pourquoi pas, parmi les décors naturels reconstitués de quelque Exposition Universelle. Selon lui, la présence d'un vocabulaire de la nature dans le texte rappelle "la capacité du nouvel urbanisme à intégrer la nature" (op.cit. p.97) !! Mais ce pourrait tout aussi bien manifester le phénomène historique inverse (et complémentaire) : la tendance de notre modernité à "construire des villes à la campagne" (comme dit l'humoriste) ou, si l'on préfère, à "urbaniser" (Pierre Brunel, op. cit. p.339) l'environnement naturel. On assisterait peut-être, dans ce cas, à la transformation d'une contrée montagneuse, hier silencieuse et désertée, en une fourmillante et tintamarresque région industrielle ! Telle est l'hypothèse défendue par Bruno Claisse (op.cit.) qui s'est avisé qu'il existe près de Pittsburgh, USA, non loin des "Alleghanys", un "Mount Lebanon" et un "Lebanon County" ("siège d'une montagne de fer renommée" gravie par un "railway en colimaçon", op.cit.171). Ces noms ne seraient donc pas cités au seul titre de comparants mythiques pour désigner en réalité des villes, comme plusieurs critiques l'ont suggéré. Rimbaud retravaillerait dans Villes (Ce sont des villes...) les descriptions de paysages miniers ou industriels du Nord-Est des États-Unis, acrobatiquement sillonnés de railways, de viaducs ferroviaires et de canaux [1]. Les commentateurs sont donc déjà fort divisés sur la simple question de savoir quel est ici le sujet de la description. André Guyaux résume ainsi la chose (ibid.962) :

"La critique a tantôt interprété le poème par rapport à un référent transfiguré en 'villes' : une 'mer de nuages' par exemple, chez Jean-Pierre Richard (Poésie et Profondeur, p.231), tantôt en reliant la vision à une réalité urbaine."

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   La critique se divise aussi lorsqu'il s'agit de caractériser le registre du poème : célébration lyrique ou parodie ? Certains commentateurs attribuent l'inspiration du texte au désir de réaliser, par la magie de l'écriture, un rêve de villes nouvelles, futures, idéales ou fantasmatiques. Bouillane de Lacoste écrit, par exemple :

"De l'ensemble se dégage une impression de puissance et de joie, et aussi la vision d'une vie sociale qui paraît développée... La cité mystérieuse a donc réalisé le vœu qu'Une saison en enfer exprimait ainsi : "Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau ?" [2]

Plus dialectiquement mais dans le même sens, John E. Jackson juge ambivalente l'insolente liberté avec laquelle Rimbaud maltraite la matière légendaire ou mythologique dans son poème. Facteur d'ironie, pour une part, cette liberté lui semble destinée à fournir au poète "une forme désentravée des inerties de la tradition, qui permette de redessiner dans le quotidien des villes modernes le visage du sacré". Et c'est à une telle irruption d'un sacré moderne (le messianisme social de la Commune) que nous sommes conviés d'adhérer à la fin du poème, lorsque des "compagnies" chantent la "joie du travail nouveau" et que nous glissons insensiblement "du temps mythique au temps historique" (op.cit. 145-146). Pour Marie-Claire Bancquart, par contre, la dimension parodique paraît l'emporter. Le poème procède d'après elle à "une recréation du monde : un âge d'or destiné destiné à durer en se réenfantant sans cesse". Mais elle ajoute : "Cependant les éléments internes d'une représentation, d'une parodie, existent dans Villes I.". On y observe "la recherche d'un gigantesque qui ne manque pas de mauvais goût", un "spectacle limité en dimension, finalement" qui relève du théâtre, avec les limites et les artifices de la scène à l'italienne. Les "fabuleux fantômes" de la mythologie s'y "chargent de dérision". "L'âge d'or n'est plus l'imagination étendue du bonheur, dans une harmonie universelle des lieux et des dieux. Il est l'affaire des machinistes et du rideau levé" (op. cit. p.30). Cette idée se retrouve à peu de choses près chez Pierre Brunel : "L'évocation tourne à la parade mythologique, avec ce qu'elle peut avoir à la fois d'excessif et de dérisoire. L'enthousiasme ne s'y échauffe qu'artificiellement" (op. cit. p.339). Mais il n'est pas très clair, quand on lit ces articles, si l'impression de parodie n'est qu'un effet marginal du texte, occasionné par ses outrances et ses artifices, où s'il est volontaire de la part de Rimbaud, dans quelle mesure et dans quel but. Comme l'indique le titre de son article de 2004 ("L'humour industriel de Villes"), Bruno Claisse tranche cette question et analyse le poème comme un texte de part en part et intentionnellement parodique.

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   Les commentateurs, enfin, divergent sur la question du sens et certains doutent même ouvertement que le poème en ait un. Ainsi, dans la brève notice qu'il rédige pour l'édition 1972 de la collection de La Pléiade Antoine Adam présente à juste titre Villes (Ce sont des villes...) comme "un poème particulièrement difficile à interpréter...". Et il ajoute : "... si l'on y cherche une cohérence" (993). Le poème n'est-il pas composé, ainsi que Rimbaud le suggère lui-même dans la dernière phrase du texte, de visions reçues en rêve ? Inutile, donc, d'y chercher une logique :

"De ce chaos, un sens se dégage-t-il ? S'il en existait un, ce serait celui que René Étiemble a cru discerner : l'idée que ces Villes seraient les cités de l'avenir, telles que les progrès de la science permettent de les imaginer. Mais ce serait sans doute trop dire encore. Ce grouillement de vie donne surtout l'image d'une grande confusion. La confusion des rêves de Rimbaud." (994).

Dans la ligne de ces considérations peu charitables pour notre poète, nombre de commentateurs (ceux qui ne seront pas cités ici) utilisent l'argument du "poète visionnaire", du "poète voyant" pour justifier l'absence de toute interrogation sérieuse sur la signification du texte. D'autres, plus pertinents mais peu soucieux de se confronter à l'épineuse question du sens, se rabattent sur des approches structurales, observent à la loupe les appels de sons, les alliances de mots, les antinomies, les 'adunata'. On vante dans le poème un exemple d'écriture autotélique affranchie de toute prétention à figurer le réel (John E. Jackson, op. cit.). On y reconnaît un exercice d'"hallucination volontaire" conduit selon le "système" exposé dans Alchimie du Verbe (Pierre Brunel, A.R., Œuvres complètes, Pochothèque, 1999, p.899). Le texte est défini comme "une sorte d'opéra synthétique à grand spectacle" où d'innombrables héros légendaires seraient évoqués pêle-mêle, "unissant dans leur personne les attributs les plus contradictoires" (Marie-Claire Bancquart, 29). Il est décrit comme un "tohu-bohu babelien" engendré par la libre activité des signifiants (Antoine Raybaud, 106). Ce n'est que récemment qu'on a vu apparaître l'intention déclarée d'identifier une orientation intellectuelle dans le poème, un sens allégorique bien défini. Notamment chez Bruno Claisse qui a consacré au poème en 2002 une lecture suggestive où, comme il l'avoue lui-même en conclusion, il est conscient d'avoir pris quelque risque :

"Peut-être n'avons-nous pas vu ce qu'il y avait à voir ou au contraire avons-nous cru voir ce qui ne s'y trouvait pas [...] en lisant dans Villes un subtil détournement des mythes messianiques et des prophétismes [...]" (182).

   Mais ce sont de telles prises de risque qui font avancer la compréhension des textes de Rimbaud.

 

 


Benjamin Britten. Les Illuminations.

Testo di Arthur Rimbaud.
Con Anna-Clare Monk. Orchestra del Teatro Comunale di Bologna.
 Direttore. Roberto Polastri. Scena di Stefano iannetta.

 

Bibliographie commentée
Philippe Alès, "Les Villes de Rimbaud", Pratiques n°7-8, décembre 1975 :
https://www.persee.fr/doc/prati_0338-2389_1975_num_7_1_924
   
Marie-Claire Bancquart, "Une lecture des Ville(s) d'Illuminations",
Revue des Lettres modernes, Série Rimbaud n°4, RLM, 1980, p.25-34.
     Dans le cadre d'un article sur les trois Ville(s) des Illuminations, MCB consacre deux pages et demi à notre poème. Elle souligne l'aspect théâtral du "décor de ville-montagne" "monté" par le poète afin de représenter une sorte d'"Âge d'or". L'inversion généralisée (les "adunata"), le mouvement universel et l'omniprésence de la musique sont les principes de fonctionnement de ce monde recréé. "Cependant, les éléments internes d'une représentation, d'une parodie existent dans Villes I" : la recherche du gigantesque "ne manque pas de mauvais goût", les motifs mythologiques syncrétiques, "trop connus et ressassés", évoquent "une espèce de sous-Whalala". Le spectacle ne peut que se reconnaître artifice et "se charge de dérision".

John E. Jackson, "La poésie comme 'opéra fabuleux'",
'
Minute d'éveil' - Rimbaud maintenant, SEDES, 1984, p.137-147.
Repris dans La Poésie et son autre, essai sur la modernité, José Corti, 1988, p.43-65.

      Dans la première partie de l'article (137-141), l'auteur cherche à établir la structure type de l'illumination rimbaldienne. Il la situe au confluent du "théâtre populaire" (modèle du "jeu des substitutions et des transformations verbales qui rythme les inventions des Illuminations") et de la musique, métaphore de l'ambition poétique (quête de l'harmonie nouvelle, de l'inouï). C'est pourquoi la célèbre formule d'Une saison en enfer, la notion d'"opéra fabuleux", lui paraît bien définir l'architecture élémentaire de l'illumination, "représentation à la fois concrète et magique, plastique et libre comme le rêve", que la chute du poème, bien souvent, se charge de disperser ou d'abolir : "la conclusion du texte vient dénoncer l'illusion du texte".
   La seconde partie de l'article (141-147), afin d'illustrer ce qui précède, développe un commentaire de Villes (Ce sont des villes...). Significativement, l'auteur tente dès l'abord d'évacuer la question du sens (son analyse, pourtant, ne s'y dérobera pas totalement) : "Pour couper court à tout espoir déplacé, j'aimerais dire d'entrée que je ne crois nullement détenir la clef de ce texte qui m'est et me reste obscur. Plus fondamentalement, je ne crois pas, même, que la notion de clef ait un sens ici." Le poème, en effet, ne saurait être considéré comme la représentation d'une réalité extraverbale préexistante, ce qui interdit de le "traduire" dans le "code convenu du langage de nos représentations ordinaires".
   C'est le "mouvement verbal" du texte qui crée son propre réel, qui met en place minutieusement sa topographie spécifique, à grands renforts de "prépositions locatives (sur, dans, derrière, où, au-dessus, là-haut, sous, etc.)" et de phrases "au caractère syntaxiquement quasi stéréotypé [...] du type sujet-verbe-complément circonstanciel de lieu, comme 'La chasse des carillons crie dans les gorges' ou complément circonstanciel de lieu-sujet-verbe-complément d'objet direct, comme 'Sur les plateformes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure." Il met donc sous les yeux du lecteur "un espace décrit dans une apparente référentialité" mais "discontinu" et difficile à visualiser. En outre, il bloque la réception des scènes qui s'y déroulent comme mimésis (comme figures du monde réel) par l'usage constant de l'alliance contradictoire.
   Villes, selon Jackson, "réalise bien la définition de la poésie comme "opéra fabuleux" : le texte multiplie les indications musicales et les scènes semblant "sortir tout droit de l'arsenal vieilli des répertoires du théâtre et de l'opéra comique". L'auteur convient de la "quasi-dérision" accompagnant le recyclage de ce fatras culturel. Mais il attribue à "l'insolente liberté avec laquelle Rimbaud manie ses figures mythiques" le projet d'inventer "une forme désentravée des inerties de la tradition, qui permette de redessiner dans le quotidien des villes modernes le visage du sacré". Or on assiste précisément, d'après lui, à la fin du poème, avec l'intervention des "compagnies" chantant la "joie du travail nouveau", à l'exploitation de la forme trouvée au profit d'une "nouvelle mythologie", à un "passage du temps mythique au temps historique".
 

André Guyaux, Poétique du fragment,
À la Baconnière, 1985, p.71-72, 271-272 ;
Illuminations, Édition critique,
À la Baconnière, 1985, p.137-142.

     On n'exposera pas ici en détail le débat philologique complexe initié par André Guyaux, dans Poétique du fragment, au sujet des numérotations autographes et des biffures que l'on peut relever sur les  manuscrits des deux Villes, quand on a le loisir de les observer à la loupe (ce qui ne sera malheureusement pas possible sur les reproductions ci-dessous). Disons pour simplifier que, Villes (L'acropole officielle...) évoquant une ville et non plusieurs, il apparut à André Guyaux qu'un titre au pluriel ne se justifiait pas pour ce poème. En conséquence de quoi, s'appuyant les inscriptions sus-mentionnées, il émit l'hypothèse que le projet initial du poète avait sans doute été de coiffer les deux textes sous un titre commun (Villes, au pluriel), en plaçant en première position L'Acropole officielle. Selon lui, l'ordre du manuscrit (rendu indiscutable par le chevauchement de Ce sont des villes sur les feuillets 15 et 16, voir ci-dessous) ne serait dû qu'aux aléas des opérations de transcription.

 

 

 

[3] Steve Murphy, "Les Illuminations manuscrites", article publié dans la revue Histoires littéraires, n°1, 2000 : http://www.histoires-litteraires.fr/les%20articles/artmurphy.htm Cette théorie a été réfutée par Steve Murphy d'abord [3], puis par Pierre Brunel (334-335), qui ont estimé impossible de remettre ainsi en cause l'état dans lequel Rimbaud lui-même a laissé son manuscrit. Il est même fort possible, remarquent ces deux auteurs, que l'enchaînement Ce sont des villes - Vagabonds - L'Acropole officielle ait été très délibérément préféré par Rimbaud pour les effets de sens qu'il autorise : "à s'en tenir, du moins aux incipits des Villes, écrit par exemple Pierre Brunel, on saute de l'enthousiasme à la critique", et les mésaventures de la 'vie à deux hommes' évoquées dans la pièce intermédiaire peuvent n'être pas sans rapport avec ce renversement de perspective.

   Dans le commentaire de l'édition critique publiée en complément de Poétique du fragment, Guyaux note d'abord qu'à la différence de L'acropole officielle, notre poème ne fait guère référence à des "éléments d'urbanisme". Le seul nom de ville présent dans le poème, Bagdad, semble échappé "de quelque littérature ou de quelque mythe et non d'un contexte urbain, historique ou géographique" comme les autres noms propres du texte :  Rolands, Mabs, Diane, Bacchantes, Vénus, etc... L'affirmation "Ce sont des villes", commente Guyaux, n'a été, en début de texte, que "la première interprétation, immédiate, de la vision." Deux mots-clefs, par contre, "aux deux extrémités du texte", permettent d'identifier le lieu réel décrit : "rêve" et "région", ce dernier étant une "métaphore de l'inconscient". Cet "espace fécond" du rêve est en quelque sorte matérialisé par la montagne, "mais la montagne, ou plutôt la dispersion géographique, la hauteur, le vertige, la vastitude montagneuse ne sont qu'un support pour le lieu décrit, espace ouvert à de multiples dimensions et où s'accrochent les différents tableaux". À la suite de quoi le commentateur liste les caractéristiques linguistiques du texte en tentant parfois (rarement) de leur accorder un sens particulier : préférence pour les pluriels (effet multiplicateur du rêve), phrases indépendantes juxtaposées, oxymorons (dont la fonction est de "renverser l'ordinaire du monde"), synestésie visuelle / auditive, allitérations et assonances...

Antoine Raybaud, Fabrique d'Illuminations,
Seuil, 1989, p.96-106.
      Villes (Ce sont des villes...), nous dit Antoine Raybaud, exploite "pour une large part" le même "répertoire architectural et urbanistique" que Villes (L'acropole officielle...) : tout un "Meccano de l'architecte-ingénieur" consistant en termes mécaniques, indications de dimension et d'organisation spatiale, noms de matériaux et de constructions. La particularité de notre poème (contrastant en cela avec l'autre poème intitulé Villes) résiderait dès lors dans le dérèglement méthodique de ces Meccanos spatiaux et architecturaux" : perturbation de la relation haut/bas (notamment dans la phrase 9) ; multiplication des "indications d'espace dérangeantes" ; toponymie hétérogène. Un désordre organisé règne tout autant parmi les "acteurs" aux références mythologiques les plus hétéroclites qui sillonnent en tous sens ce décor insolite, ainsi que dans le mode de narration consistant à accumuler noms et verbes d'action sans déboucher sur aucune action continue susceptible de constituer un "récit". C'est qu'en fait le mécanisme d'engendrement et d'enchaînement des phrases du poème ne répond pas aux contraintes ordinaires des textes (narration, description) mais à "l'énergie physique des mots : "dans toute la première partie du texte, les propositions "s'enclenchent' sur le mode de la relance phonique" ; à plusieurs endroits du texte, c'est le jeu des signifiants, les appels de sons, qui commandent le signifié : "la musicalité n'est pas ornementale mais active — à la fois organisatrice et désorganisatrice. Par l'aimantation phonique, à la fois elle induit (en termes de signifié) l'émergence de l'hétéroclite et elle en règle l'affluence [...]." Impossible de reproduire ici la profusion d'exemples présentés par l'auteur à l'appui de sa thèse. Quant à l'effet recherché, conclut Raybaud, il consiste dans l'évocation hyperbolique non des "villes énormes", thème de Villes (L'acropole officielle), mais du "tohu-bohu babélien de la collision des cultures" en quoi consiste la moderne "métropole mondiale". C'est à la construction de cette image que concourent les principales caractéristiques de la vision : "la présence et le tumulte d'acteurs, la gestuelle et le cri, la culture sur le mode barbare, l'éruption d'énergie, l'échange suractivé des éléments, la violence de la nature, la rencontre du travail humain et des légendes — c'est-à-dire du passé et du rêve humain, etc."   
Bruno Claisse, "Villes I et Villes II ou le jeu des miroirs",
Rimbaud ou "le dégagement rêvé", Charleville-Mézières, 1990, p.71-84.
     Bruno Claisse est le témoin essentiel pour qui se penche sur la tradition interprétative de Villes (Ce sont des villes...). Cet auteur est d'abord, parmi tous les commentateurs, celui qui a fourni les gloses les plus détaillées. En outre, il présente cette particularité d'avoir consacré au poème deux études, à plusieurs années de distance, en reconnaissant explicitement une évolution personnelle dans sa façon de le comprendre, ce qui est un bel exemple de sérieux interprétatif et d'honnêteté intellectuelle. Dans son article de 1990, en effet, Bruno Claisse porte le jugement suivant : "Villes [I] est sans doute le poème où Rimbaud orchestre le plus magnifiquement son rêve d'Âge d'or". En 2002, inversement, c'est selon lui "un subtil détournement des mythes messianiques et des prophétismes" qu'orchestre l'auteur des Illuminations.

   Dans le droit fil des commentaires antérieurs, l'article de 1990 étudie ensemble les deux Villes pour les opposer. L'auteur commence par remarquer le jeu d'échos s'instaurant entre les deux textes. On y relève, en particulier, de nombreux mots communs : "colosses, cuivre, géants,  lumières, plates-formes, passerelles, haut[es], niveau[x], mer, éternelle, chargée/chargés, éclat[s], travail[lée], chasse[nt]." Mais ce vocabulaire partagé a pour fonction de mieux opposer deux visions contradictoires. Alors que Villes [II] peint un univers urbain inhumain, recouvert d'un "ciel immuablement gris", reflétant dans son gigantisme l'orgueil démesuré des hommes et de la civilisation technique, n'accueillant la nature que sous une forme domestiquée et remodelée, ne laissant aucune place à l'art et au chant, etc., Villes [I] célèbre, sous le haut patronage de Vénus, le culte de la nature et, plus précisément, de la montagne, "incarnant, dans sa verticalité même, la loi d'amour et l'essor vital universels". En conséquence de quoi "les cités archétypales dont Rimbaud évoque l'existence au début du poème" sont des "villes idéales" qui n'ont "rien de spécifiquement urbain : leur insertion dans la nature est en effet totale [...] ces villes reflètent un stade de l'humanité où l'opposition de la nature et de la civilisation a disparu."

Bruno Claisse, "L'humour industriel de Villes",
Parade sauvage, Colloque n°4, 13-15 septembre 2002, Charleville-Mézières, 2004, p.167-182
(repris dans Les Illuminations et l'accession au réel, Classiques Garnier, 2012, p.213-226).
     Dans son article de Parade sauvage (2004), Claisse expose une thèse tout à fait différente. Les villes-montagnes évoquées par Rimbaud au début du texte font référence, selon ce critique, à un paysage industriel des États-Unis d'Amérique. Le poète s'inspire de récits de voyageurs, de descriptions de paysages miniers dans la région des "Alleghanys", où il existe un "Mount Lebanon" et un "Lebanon County". Il ne s'agit pas pour lui de chanter des Villes idéales mais plutôt (sur un mode humoristique) le "Nouveau Monde", où triomphe le "plus grand héros de la légende moderne : le railway." Les chalets de cristal sont des sortes de funiculaires. Claisse fournit même une illustration attestant la présence de telles machines dans l'industrie minière. Les mots "cratères", "colosses" ou "palmiers" appartiennent typiquement au vocabulaire métaphorique utilisé par les chantres de la modernité pour magnifier le paysage industriel et en édulcorer l'inhumanité latente. Or, Rimbaud ne participe pas sans arrière pensée à cette entreprise d'enchantement. Par l'oxymore "rugissent mélodieusement", il accuse délibérément le contraste entre la brutalité du réel et l'esthétisation dont elle est l'objet dans la rhétorique contemporaine. Les "carillons criant dans les gorges" sont en réalité, pour le poète, les signaux sonores émis par les "trembleurs électriques" des chemins de fer. Claisse a déniché le mot "carillon" employé comme synonyme de ce terme technique dans un volume publié en 1869 dans la Bibliothèque des merveilles. Il faut donc comprendre que : "Du fond des 'gorges' conquises par le rail, le train se joint lui-même aux fêtes des canaux suspendus, grâce à ses carillons criards". L'hermétisme consistant à omettre, dans cette phrase laconique, tout indice du référent ferroviaire dissimulé par l'habillage métaphorique vise à caricaturer les artifices poétiques de la rhétorique moderniste : "L'humour réside ici dans une concision qui dit sans dire l'accroissement du sens technique par le sens musical. Fête du Progrès oblige !" Les "Rolands" sonnant leur bravoure sont peut-être dans ce contexte "des employés du rail" et les "plates-formes" sur lesquels ils se dressent "doivent moins à Théroldus qu'aux ingénieurs". Dans la lignée de Hugo comparant les locomotives à "d'effrayants hippogriffes" (Les Châtiments - Force des choses), "les centauresses séraphiques" apparaissent à l'auteur comme une parodie facétieuse consistant à "placer le cheval de fer sous la protection d'une mythologie syncrétique, païenne et chrétienne, où le dernier mot revient ici aux iréniques séraphins". Quant à "l'écroulement des apothéoses", c'est une formule satirique visant, sous l'apparence d'avalanches tombant du ciel sur l'exploit technique du railway, "le déluge assourdissant des divinisations et des mythologisations" de la Science et du Progrès. Vénus elle-même, du temps de Rimbaud, a été embrigadée dans cette croisade : Edgar Quinet ne la sollicite-t-il pas, dans La République (1872), d'enseigner aux cœurs républicains "à surgir, comme toi, des flots amers, le front serein, les yeux fixés sur l'immense avenir" ? La symbolique de la dernière partie du texte s'inscrit le plus naturellement du monde dans l'argumentation de Bruno Claisse. Diane chasseresse nourrissant maternellement les cerfs qui, normalement, sont ses proies, c'est l'avènement de la Paix universelle annoncé dans la Bible par le prophète Élie (et par bien d'autres, après lui, notamment dans la mouvance du romantisme social). La "musique inconnue" s'échappant des "châteaux bâtis en os", c'est la victoire de la Civilisation sur la sauvagerie (en référence à la célèbre introduction de Paris-Guide rédigée par Victor Hugo, à l'occasion de l'Exposition Universelle de 1867). Enfin, commentant le dénouement du texte, Bruno Claisse remarque que la rhétorique orientalisante du rêve romantique ("Bagdad") s'y allie à l'évocation du "mouvement d'un boulevard", termes connotant "l'urbanisme moderne" et les grands concours de foules des révolutions du XIXe siècle. L'allusion aux "compagnies [ayant] chanté la joie du travail nouveau", "auto-citation de Matin, où la formule apparaissait déjà humoristiquement liée à la persistance indéracinable d'une espérance chrétienne ("les trois Mages" / "Noël sur la terre !")", doit donc être reçue comme une moquerie à l'égard de "l'utopie fraternelle d'un 'travail nouveau'." On le voit, entre 1990 et 2004, Bruno Claisse est clairement passé d'une dominante lyrique à une dominante parodique, voire satirique, dans la perception du ton du poème. 
Pierre Brunel, "Villes de tous les impossibles",
Éclats de la violence, Pour une lecture comparatiste des Illuminations de Rimbaud,
édition critique commentée,
José Corti, 2004, p.327-342.
     "Tout commence, écrit Pierre Brunel, par un choix joyeux de la prolifération — et du pluriel : 'Ce sont des villes !' On les reconnaît sur le livre d'image de l'imagination." "Peut-être les 'splendides villes' qui étaient attendues à la fin d'Une saison en enfer". Villes conformes à l'imagination du scripteur (ou du rêveur ?) donc, reconnues aussitôt comme telles et saluées par le "double cri de joie" correspondant au redoublement du présentatif. Villes idéales, utopiques, dont le "surgissement" autorise le motif des montagnes, "métaphores de ces villes". Mais la présence du mot "rêve" laisse déjà planer une menace. Nombreux sont, de même, les indices de fragilité annonçant la possible dissolution de la vision. Il y a d'abord la fragilité des matériaux ("chalets de cristal"), il y a la menace d'irréalité que font planer les multiples 'adunaton' et 'oxymoron', il y a enfin l'impression bouffonne laissée par le bric-à-brac mythologique mobilisé par l'auteur : "L'évocation tourne à la parade mythologique, avec ce qu'elle peut avoir à la fois d'excessif et de dérisoire. L'enthousiasme ne s'y échauffe qu'artificiellement." L'omniprésence des notations musicales tend à conférer une allure de fête (de fête "amoureuse") à "cette création urbaine éclatante, où l'exaltation est cernée par ses excès, et la célébration par la parodie". Quant aux peuples qui circulent là, à la fin du texte, leur "chant se fait fonctionnel, il se met au service d'idéologies. Communard et communiste à la fois, il rassemble des 'groupes de beffrois', donc des communes, 'pour chanter les idées des peuples'". Au dénouement, "le rêve [...] s'abolit et pourtant le poète rêve de le voir revenir [...] Peut-il être rendu à ce lieu de l'imaginaire collectif où, selon Freud, s'élaborent 'les rêves séculaires de la jeune humanité' ?"

 

Ian Bostridge sings Villes

Benjamin Britten, Les Illuminations
Simon Rattle, Ian Bostridge (EMI classics, 2005), 2'30.

 

 
 

Notule sur les adaptations musicales, théâtrales et vidéo


 

   Les adaptations de Villes (Ce sont des villes) disponibles sur internet (en direction desquelles j'ai placé divers liens dans cette page) ne manquent pas d'intérêt pour éclairer le poème. Leurs auteurs ont été notamment sensibles au rythme, à l'énergie, à l'impression de mouvement. Cette impression provient d'abord de l'enchaînement rapide de phrases indépendantes juxtaposées, chacune d'entre elles provoquant l'irruption d'un nouveau protagoniste sur la scène du texte, sans aucune articulation logique ou chronologique avec la précédente. En outre, la plupart de ces phrases possèdent une base verbale (c'est loin d'être toujours le cas dans Les Illuminations) et la plupart de ces verbes ont un sens de mouvement ("se sont montés", "se meuvent", "accourent", "rejoint", "évoluent", "se ruent", "montent", "entre", "sort", "s'effondre", "dansent", "je suis descendu", "circulant", "viennent") ou une énergique valeur sonore ("rugissent", "sonnent", "crie", "sonnent" de nouveau, "mugissent", "hurle", "sanglotent", "chantent").

     La musique conçue par Britten pour Villes (Ce sont des villes...), dans son cycle de mélodies pour voix aiguë et orchestre à cordes dédié aux Illuminations, constitue une véritable "lecture" du texte. Le compositeur ménage un crescendo dramatique, "martelé, écrit Xavier De Gaulle, par les ostinatos des basses [...] avant d'aboutir à une prière affective et sensuelle : 'Quels bons bras [...]'" (Benjamin Britten ou l'impossible quiétude, Actes Sud, 1996, p.109). "Le rythme n'est apparemment pas à la rêverie, remarque par ailleurs ce musicologue : la partition nous informe que la noire est à 152 (elle sera à 80 dans "Phrase" !) et la presque totalité de l'écriture des cordes est en croches ; l'indication générale est Allegro energico, doublée de l'indication spécifique pour les quatre pupitres de cordes et qui est : Sempre molto staccato (toujours très en attaque). Il y a là une frénésie, qui ne s'atténue qu'à peine pour l'évocation finale des rêves. La vision que Britten offre de ce poème est donc avant tout celle d'un élan [...]" ("Arthur Rimbaud via Benjamin Britten : Les Illuminations", Rimbaud vivant n°40, septembre 2001, p.48-54). De même, Britten renforce la scansion insistante découlant de la syntaxe du texte par la sextuple répétition de la phrase initiale en guise de refrain ("Ce sont des villes").

     Cette répétition n'a d'ailleurs pas une simple fonction rythmique. Elle vise à rendre plus explicite la thématique urbaine du texte, ce que semblent confirmer les coupes que le compositeur s'est autorisé à effectuer dans la pièce originale. Voici le texte allégé de la mélodie de Britten :

   Ce sont des villes ! C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. [...] Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines. Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tètent Diane. Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle. Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites. Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples. Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue. [...] Le paradis des orages s'effondre. Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit. [...]
   Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?


On a l'impression que les éléments de nature (montagne, mer) ont été, autant que possible, écartés et que l'auteur s'est surtout intéressé au matériau lui permettant de créer ce que Xavier De Gaulle appelle "une atmosphère citadine chaotique."

   Les adaptations scéniques du cycle (tant le clip vidéo consacré par EMI à Ian Bostridge que la captation du spectacle du Théâtre Municipal de Bologne) traduisent le rythme de la musique et du texte par des effets de montage accéléré (multiplication des images ou des angles de vue à partir d'une même image).

   Le vidéaste qui a mis en scène la prestation de Bachouma a eu l'idée fort astucieuse de confier le même type d'effet visuel et rythmique au battement d'une porte vitrée du Centre Pompidou, en arrière plan du récitant, à une heure de pointe. Chaque fois qu'une personne nouvelle entre ou sort de l'édifice, la rotation de la porte reflète alternativement l'architecture classique de la Piazza et le tuyau de plexiglas servant de fourreau à l'escalator conduisant aux étages du bâtiment moderne, tout en verre et acier, de Renzo Piano.

   On a signalé depuis longtemps l'effet de "lanterne magique" recherché par Rimbaud dans l'écriture de certaines Illuminations. Notamment quand il souhaite créer un climat onirique. Ainsi, l'enchaînement rapide des "tableaux" dans notre poème semble avoir rappelé à ses adaptateurs les techniques du cinématographe. Ce n'est pas un hasard si le spectacle de Bologne utilise des images paraissant issues du Métropolis de Fritz Lang et du Voyage dans la lune de Méliès tandis que la vidéo Bostridge fait appel à des motifs architecturaux photographiés sous des angles bizarres évoquant les déformations géométriques et les fausses perspectives du Cabinet du docteur Caligari. Ces choix scénographiques, en tout cas, contribuent à mettre en évidence encore davantage la présence d'une thématique urbaine dans le poème.
 

 

Anna-Clare Monk chante Villes
des Illuminations de Benjamin Britten
 

 

 

Notes


Le titre  
 

   Les titres des Illuminations sont souvent ambigus. Doit-on interpréter H comme l'initiale du prénom Hortense, du mot Homme, du mot Habitude ... ? Antique désigne-t-il une pièce d'antiquité ou certaine pratique amoureuse ?, etc. Quelques-uns de ces titres, même, suggèrent intentionnellement de fausses pistes d'interprétation. On chercherait en vain dans Ouvriers, Mystique, Parade ou Being Beauteous ce que ces mots signifient ou désignent, si ce n'est très indirectement et par métaphore.  Villes (Ce sont des villes...) pourrait bien appartenir à cette catégorie de titres-pièges. Car, comme on vient de le voir,  le décor construit par Rimbaud dans ce texte "n'est pas a priori urbain" (André Guyaux).

   Cependant, tout lecteur d'Une saison en enfer sait que le mot "villes", chez Rimbaud, est susceptible de revêtir une puissante valeur métaphorique : 

Et à l'aurore, armés d'une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Les "splendides villes" d'Adieu sont en quelque sorte la version rimbaldienne de la terre promise, voire du paradis terrestre, de l'Eden. Et s'il n'est certes pas indifférent que Rimbaud ait déplacé sur une réalité "moderne" (le phénomène urbain) la charge de désir traditionnellement investie sur "les blancs ruisseaux de Chanaan", reconnaissons toutefois que les villes d'Adieu signifient bien plus qu'une passion pour les villes réelles : une aspiration à changer le monde, mettre le réel sens dessus dessous, inventer l'inconnu. "Villes", chez Rimbaud, est l'un des noms de l'Idéal. Dans ce sens très métaphorique, "ce sont — en effet, peut-être, et malgré tout — des villes" qui constituent la matière du rêve dans ce texte.

Phrase 1 - Ce sont des villes !  
 

 

   À la seconde (ou à la troisième) lecture, lorsqu'on s'est bien convaincu qu'il n'est à peu près nulle part question de villes dans le poème, on ne peut que sourire de l'aplomb avec lequel le poète assène, dès l'attaque du texte : "Ce sont des villes !". Rimbaud pratique souvent le démonstratif  ("Cette idole ...") ou le présentatif ("C'est elle, la petite morte...") à l'incipit de ses textes. Mais, lorsque dans Le Dormeur du val, par exemple, il commence par écrire : "C'est un trou de verdure où chante une rivière", la suite décrit effectivement une rivière et un fond de vallon. Ici, par contre, dès la seconde phrase et dans la plus grande partie du texte, plutôt que de "villes" il n'est question que de montagnes ...
    

P2 - C'est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve !  
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

   Les Alleghanys sont un massif montagneux du Nord-Est des États-Unis. Le Mont-Liban est la chaîne de montagnes du Liban.

   Le verbe pronominal "se monter", toutefois, suggère un spectacle ou une machine, un édifice ou un ensemble architectural éventuellement, une "création artificielle" en tout cas, comme dit Pierre Brunel (op.cit. p.329). Il s'applique mal à des montagnes.

   La syntaxe, d'ailleurs, — le démonstratif "ces" —, suggère d'identifier "Alleghanys" et "Libans de rêve" aux "villes" mentionnées dans la phrase précédente. Il s'agirait donc ici, en vérité, de villes et ces noms de montagne, d'après certains critiques, n'interviendraient dans le texte qu'à titre de comparants. Nous devrions peut-être ce transfert métaphorique hardi, selon P. Brunel, à un jeu rimbaldien sur les signifiants :

"On passe de 'montés' à des 'montagnes', aux 'monts' à la fin du texte. De fait, la montagne devient immédiatement une métaphore de ces villes [...] peut-être les 'splendides villes' qui étaient attendues à la fin d'Une saison en enfer [...] Un idéal est présent : ce sont des villes-montagnes, — ou des montagnes de villes ?" (ibid. 336-337).

   Quant au qualificatif "de rêve" appliqué aux montagnes (ou aux villes), il semble pouvoir s'expliquer de deux façons différentes mais non contradictoires : d'une part, elles constituent un décor merveilleux, idéal ; et d'autre part, il sera suggéré à la fin du poème qu'on a voulu peindre une sorte de pays des rêves, dont le chemin est désormais perdu : "Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?" (cf. Brunel, 329).

    Bruno Claisse, nous l'avons déjà mentionné, pense que Rimbaud aurait pu s'inspirer de récits de voyageurs visitant le Nouveau monde, de leurs descriptions de paysages miniers dans la région des "Alleghanys", où il existe un "Mount Lebanon" et un "Lebanon County". Ces noms ne seraient donc pas cités au titre de comparants mythiques. Il ne s'agirait pas pour lui de chanter des Villes idéales mais plutôt (sur un mode humoristique) le "Nouveau Monde", où triomphe le "plus grand héros de la légende moderne : le railway" (op. cit. 171).

   L'allusion orientale induite par la mention du Liban, la diversité des horizons géographiques et culturels sollicités dans la suite du texte, pourrait dès lors s'expliquer par la volonté de créer un espace composite susceptible d'allégoriser de façon globale notre moment de l'histoire : le monde nouveau, en général, plutôt que le Nouveau Monde. Les Alleghanys et les Libans de rêve, "vieux cratères" réveillés et transfigurés par la "féerie scientifique" (Angoisse), symboliseraient les conquêtes tant géographiques que technologiques de l'industrie moderne, créations de l'homme pour l'homme, conçues "pour un peuple", dit Rimbaud, ou, selon la formule consacrée des idéologues : pour "le" Peuple. La syntaxe exclamative et la mise en relief, en tête de phrase, du mot "peuple", par le procédé de la tournure présentative, exprimeraient-ils l'enthousiasme progressiste et démocratique de l'auteur ou devraient-ils être considérés comme une forme de parodie ? Bruno Claisse penche plutôt pour la seconde interprétation.

   L'hypothèse, bien que fragile, est stimulante. De fait, Rimbaud évoque souvent, et souvent ironiquement, dans Les Illuminations, moins "la capacité du nouvel urbanisme à intégrer la nature" (Antoine Raybaud) que la propension de notre civilisation (la "magie bourgeoise") à étendre sa maîtrise sur la nature et à se répandre par le vaste monde. Qu'on se souvienne de Mouvement et de Démocratie, d'Après le Déluge :

"Madame*** établit un piano dans les Alpes."

"Les caravanes partirent. Et le Splendide Hôtel fut bâti dans le chaos de glaces et de nuit du pôle"

ou encore Soir historique

"À sa vision esclave, — l'Allemagne s'échafaude vers des lunes ; les déserts tartares s'éclairent — les révoltes anciennes grouillent dans le centre du Céleste Empire, par les escaliers et les fauteuils de rocs — un petit monde blême et plat, Afrique et Occidents, va s'édifier [...] La même magie bourgeoise à tous les points où la malle nous déposera !"

P3 - Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles.  
     "Qu'il ait vu un funiculaire, écrit Antoine Adam, ou qu'il en ait lu une description, il faut quelque entêtement pour ne pas en reconnaître un dans ces "chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles" (993). Antoine Adam polémique là, à juste titre, contre une tradition d'interprétation qui ne veut voir dans ces chalets qu'une création ex nihilo de l'imagination. Marie-Claire Blanquart les décrit comme des "maisons à la fois intimes ("de bois") et transparentes ("de cristal") [...] emportées dans un mouvement onirique"(28). Pour Pierre Brunel aussi, ces chalets sont faits de l'étoffe des rêves, une "création précieuse" et "fragile" :

"À la vision globale des villes, des montagnes-villes, écrit-il, succède un train de chalets [...] mêlant le bois à la substance fragile par excellence, le cristal. La substitution de ce mot à 'verre' est l'indice certes d'une création précieuse, mais d'une création plus caduque encore que la "maison de vitres" où, dans Après le Déluge, les enfants regardaient les merveilleuses images. On est d'autant plus étonné, mais aussi inquiet, de la mobilité de chalets aussi fragiles" (337).

   Bruno Claisse, par contre, partage l'opinion d'Adam. Il fournit même une illustration attestant la présence de tels funiculaires dans l'industrie minière, p.172-173. La périphrase désignerait donc probablement l'une de ces machines, dont l'usage tendait à se répandre au XIXe siècle pour transporter choses et gens sur des terrains en pente ou accidentés.

   L'insistance sur l'invisibilité du mécanisme et l'utilisation du mot "cristal" en place du mot "verre" participent évidemment de l'atmosphère magique recherchée par l'auteur. Mais il ne s'agit pas pour Rimbaud de créer un univers imaginaire. C'est le monde réel, tel que le métamorphose notre modernité technique, qui relève pour lui du merveilleux. Le monde réel tel que le révolutionne la "féerie scientifique" (Angoisse) ou, si l'on préfère, la "magie bourgeoise" (Soir historique), selon l'angle adopté pour apprécier le résultat de "nos horreurs économiques" (Soir historique).

P4 - Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux.  
     Les "vieux cratères" rugissant "dans les feux" seraient d'après Pierre Brunel des "volcans rouverts et ranimés" (337), les "colosses" une allusion possible aux Titans ou aux Géants associés aux volcans dans la mythologie grecque (330).

   "Je ne crois guère que ce Great-Eyry soit un cratère, puisque la chaîne des Alleghanys n'est en aucun point volcanique", dit un personnage de Jules Verne dans un roman que Rimbaud n'a pas pu lire puisqu'il n'a paru qu'en 1904 (Maître du monde). Il serait donc hardi de considérer ces "vieux cratères" comme une simple reprise de l'évocation initiale du texte. La chaîne montagneuse du Liban, par contre, serait paraît-il d'origine volcanique. Mais, même si, de l'idée de montagne à celle de cratère, on peut trouver une forme de passage logique, nous sommes bien obligés d'admettre qu'il vient de se produire là dans le texte, comme dans certaines traditions théâtrales, un changement de décor à vue qui rappelle le "système" du voyant, tel que Rimbaud le décrit dans Alchimie du verbe.

    Cette discontinuité, que nous pourrons observer tout au long du poème, lui confère l'allure d'un récit de rêve. Mais, tout en ménageant entre les tableaux successifs des ruptures (qui tiennent à la fois au changement du motif, au déplacement d'un décor à un autre et à la diversité des connotations culturelles et mythologiques) le texte respecte quelques facteurs d'homogénéité assurant la cohérence du propos. Le principal, comme déjà dit, est la récurrence du champ lexical de la montagne. Un autre facteur de continuité, dans cette phrase 4 du poème, tient à la présence du mot "cuivre", susceptible d'évoquer l'industrie minière (comme l'allusion aux Alleghanys dans la P2) ou, du moins, la transformation de la nature ("palmiers") par la technique (comme l'allusion aux funiculaires dans la P3).  

    Bruno Claisse (174-175) fait d'ailleurs valoir que les mots "cratères", "colosses" ou "palmiers" ne sont pas étrangers du tout aux procédés de métaphorisation couramment exploités par le discours contemporain pour magnifier le paysage industriel et en édulcorer l'inhumanité latente. Il relève chez Hugo, dans Le Rhin : "Toute la vallée semble trouée de cratères en éruption", il note chez un voyageur (César Pascal) l'expression "cheminées colossales" et avance que les "palmiers" du texte désignent peut-être "les colonnes de fonte des candélabres, moulées en écailles de palmier, puis cuivrées par les soins de la galvanoplastie" destinées à décorer "les Alleghanys et les Libans de rêve". Rimbaud, selon lui, ne participerait pas sans arrière pensée à cette entreprise d'enchantement de l'environnement contemporain. Par l'oxymore "rugissent mélodieusement", il accuserait délibérément le contraste entre la brutalité du réel et l'esthétisation dont elle est l'objet dans la rhétorique moderniste qui serait ici, comme dans Ce qu'on dit au poète à propos de fleurs, la cible parodique du poète.
    
     Eddie Breuil pense que les "palmiers de cuivre" de Villes pourraient avoir été inspirés à Rimbaud par les palmiers à tronc de bronze et à feuillages de zinc qui ornaient le jardin du Bal Mabille, haut lieu des réjouissances parisiennes, aménagé en 1844 et qui ferma en 1875. "Imaginez une nature tout en métal. Tout y est doré de haut en bas", dit P. Mahalin dans Les Mémoires du bal Mabille. Cf.
Eddie Breuil, Du Nouveau chez Rimbaud, Champion, octobre 2014, p.116-117.

P5 - Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets.  
     On pouvait deviner dans les quatre premières phrases une célébration (probablement parodique) de la révolution industrielle mais, à partir de la P5, la célébration tourne à "une immense fête technique et industrielle" (Claisse, 170).

Bruno Claisse explique ainsi le passage :

"Des 'fêtes amoureuses' prennent le relais du grandiose spectacle volcanique : car les "chalets" ferroviaires cèdent aux canaux qui les surplombent à pic le soin de conjuguer la féerie technique avec les fêtes qui font 'résonner' la proximité d'un nouvel âge d'or, parrainé par Amour." (175)

Pierre Brunel commente le texte dans un sens identique :

"L'atmosphère tend à devenir celle de la fête, de la fête amoureuse. Non pas une fête surannée, comme les fêtes galantes à la manière de Watteau ou Verlaine. Mais la fête insolite qui bat son plein pour célébrer une conquête, l'exploit d'une volonté 'titanique' désireuse d'occuper entièrement donc, par métaphore, d'urbaniser l'espace" (339).

   Bruno Claisse, tout habité par sa lecture américaine du poème, croit pouvoir identifier dans ces "fêtes fluviales" le "pittoresque usage américain, rapporté par tous les voyageurs : des 'bandes' de musiciens embarqués sur les steamers des "canaux" pour faire danser les couples : grandissement qualitatif par lequel l'illusionnisme moderne projette sa mythologie d'un progrès ouvert sur l'amour" (175).
P6 - La chasse des carillons crie dans les gorges.  
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[4] On peut le consulter sur internet :
Amédée Guillemin, Les Chemins de fer, Bibliothèque des merveilles, Hachette, 1869, p.323.

   "Le son des cloches emplit les gorges, glose Pierre Brunel, [...] et elles semblent se répondre de manière si serrée qu'elles donnent l'impression de se poursuivre." (330).

   Si nous sommes toujours dans les montagnes ("gorges"), les caractéristiques urbaines semblent moins présentes et, en tout cas, nettement moins modernes. La phrase évoque en effet des sonneries de cloches ("carillons"), des volées de notes s'engouffrant dans les vallées environnantes et les faisant résonner comme les "cris" d'une meute pendant une "chasse". Si ces "carillons" annoncent "la proximité d'un nouvel âge d'or" selon la formule de Bruno Claisse, force est de reconnaître que cet "âge d'or" revêt une allure plus villageoise qu'urbaine et plus passéiste que futuriste. On apprendra d'ailleurs, vers la fin du texte (P17), que "des groupes de beffrois chantent les idées des peuples". Or, chaque beffroi médiéval était muni d'un carillon dont la fonction était de marquer l'heure et d'appeler, éventuellement, les citadins et la population des environs à se rassembler. C'est à un tel spectacle que nous allons assister dans la phrase suivante : "Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes." On voit donc s'installer durablement à cet endroit du texte une atmosphère moyenâgeuse qui nous éloigne fort, en apparence, du moins dans le temps, des funiculaires et des palmiers de cuivre. Sauf que la "chasse des carillons" qui "crie dans les gorges" représente peut-être ici ces sonneries de cloches qui, du haut des beffrois, appellent aux armes, dans les récits sur les luttes des bourgeois et des corporations médiévales, chez Michelet, par exemple. Et que les "groupes de beffrois" — autant dire d'hôtels de villes fédérés — qui "chantent les idées des peuples" pourraient bien être, en style moyenâgeux, une évocation assez transparente du mouvement communaliste et de la révolution parisienne du printemps 1871. Voir infra.

   Bruno Claisse, cependant, pense que ces "carillons" de la P6 sont en réalité, pour Rimbaud, les signaux sonores émis par les "trembleurs électriques" de modernes chemins de fer. Il a déniché le mot "carillon" employé comme synonyme de ce terme technique dans un volume publié en 1869 dans la Bibliothèque des merveilles, "chez Monsieur Hachette" [4]. Il faudrait comprendre que : "Du fond des 'gorges' conquises par le rail, le train se joint lui-même aux fêtes des canaux suspendus, grâce à ses carillons criards" (175). L'hermétisme consistant à omettre, dans cette phrase laconique, tout indice du référent ferroviaire dissimulé par l'habillage métaphorique viserait à caricaturer les artifices poétiques de la rhétorique moderniste "L'humour réside ici dans une concision qui dit sans dire l'accroissement du sens technique par le sens musical. Fête du Progrès oblige !" (175).    

P7 - Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes.  
 

 

 

[5] Suzanne Bernard, A.R. Œuvres, Classiques Garnier, 1961, p.502.

   La comparaison de l'éclat des vêtements et des drapeaux avec "la lumière des cimes", figure emphatique et assez superfétatoire, semble essentiellement destinée à alimenter l'isotopie montagnarde du texte. L'emploi de termes comme "oriflammes" et "corporations" connotent le Moyen-Âge. L'adjectif "géants" connote un passé fabuleux. La critique, naturellement, se montre à nouveau écartelée entre deux types de lecture. Une lecture littérale qui fait appel aux Maîtres chanteurs de Nuremberg et se borne à noter l'enrôlement successif des mythologies les plus diverses dans la fête rimbaldienne de l'Amour et du Progrès. Suzanne Bernard écrivait par exemple dans les notes de son édition Garnier : "Ces corporations font évidemment songer aux Minnesinger de l'ancienne Allemagne (Les Maîtres chanteurs de Wagner)"[5]. Bruno Claisse, fidèle à sa lecture américaine du texte, ne rejette pas l'interprétation wagnérienne (cf.175 n.17). Mais il se demande s'il ne pourrait pas s'agir là de "la surimpression d'un jadis et d'un ailleurs sur l'ici et maintenant des Alleghanys" (175). Les trade-unions états-uniennes, aux traditions très corporatistes, sont-elles si éloignées du mode d'organisation des métiers en corporations qui prévalait au Moyen-Âge et leurs bannières sont-elles moins éclatantes ? 
P8 - Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure.  
     "Rolands" au pluriel est ce que la rhétorique appelle une antonomase, c'est-à-dire l'utilisation d'un nom propre comme nom commun afin de désigner une qualité essentielle : ici, la bravoure. Mais quels sont donc les braves soufflant de la trompe "au milieu des gouffres" dans ce nouveau tableau ? Probablement des personnages de notre environnement familier, caractéristiques des conquêtes modernes, évoqués sur un mode héroïcomique. Bruno Claisse y voit (dans la logique de son interprétation) "des employés du rail" (176) et il fait l'hypothèse que "ces plates-formes" "doivent moins à Théroldus [auteur de la Chanson de Roland] qu'aux ingénieurs" (176).

   J'ajoute cette possible piste. "Roland" est l'ancien nom bien connu de la grande cloche du beffroi de Gand. Cette cloche a joué un rôle légendaire dans les émeutes populaires et les guerres civiles qui agitèrent si fréquemment la capitale des Flandres. Fondue primitivement au XIIIe siècle, elle a été refondue au XVIIe. Sous son premier état, elle portait une inscription qui disait :

Roelandt, Roelandt, als ick kleppe, dan is Brandt,
Als ick luye, dan ist storm in Vlaenderlandt

(Cloche Rolland est mon nom,
Quand je sonne le tocsin, c'est l'incendie,
Quand je sonne à toute volée, c'est la victoire
en pays de Flandre.)

De son rôle de sonneur de l'alerte au cours des batailles, elle tirait probablement son nom, en souvenir du fameux épisode de Roland sonnant du cor à Roncevaux. Rimbaud connaissait à coup sûr toutes ces choses car il était familier de la Belgique, pays de carillons et de cloches.

Il aurait pu aussi rencontrer la cloche Roland dans le Précis d'Histoire moderne de Michelet ou dans son Précis d'Histoire de France, jusqu'à la révolution française (p.167-168)  :

"Ces fières et opulentes cités mêlaient avec l'esprit industriel des temps modernes la violence des mœurs féodales. Dès que la moindre atteinte était portée aux privilèges de Gand, les doyens des métiers sonnaient la cloche de Roland et plantaient leurs bannières dans le marché. Alors le duc montait à cheval avec sa noblesse et il fallait des batailles et des torrents de sang."

ou dans son Histoire de France :

"Le Français, habitué à vexer nos petites communes, ne savait pas quel risque il y avait à mettre en mouvement ces prodigieuses fourmilières, ces formidables guêpiers de Flandre. Le lion couronné de Flandre, qui dort aux genoux de la Vierge, dormait mal et s’éveillait souvent. La cloche de Roland sonnait plus fréquemment pour l’émeute que pour le feu. Roland ! Roland ! tintement, c’est incendie ! volée, c’est soulèvement ! C’était l’inscription de la cloche [...]"

   L'allusion aux "carillons", aux "corporations" et aux "oriflammes" un peu plus haut dans le texte de Rimbaud, l'allusion aux "beffrois" chantant "les idées des peuples" un peu plus bas, la co-présence des mots "Rolands", "sonnent" et "bravoure" laissent peu de doutes sur la pertinence de ce fil d'interprétation. Mais cela ne veut évidemment pas dire que le poème parle de l'insurrection des Gantois au temps de Jacob van Artevelde, sous Charles Quint ou autres épisodes semblables. Il est bien possible qu'il n'y ait là qu'une évocation de la Commune de Paris en clé médiévale et flamande.
 

P9 - Sur les passerelles de l'abîme et les toits des auberges l'ardeur du ciel pavoise les mâts.  
     Rédigée dans le même style solennel que les phrases précédentes, la P9 complète le dessin d'un paysage de montagne, espace naturel transformé par l'activité humaine ("passerelles", "auberges", "mâts"), où la mention de "l'abîme" prend le relais de celle des "gouffres" dans la P8. Les "mâts" qui surmontent "passerelles" et "toits d'auberge" (préposition : "sur"), sont sans doute porteurs d'"oriflammes" (comme les chanteurs de la P7) et, comme ces derniers, captent en l'honneur de la fête la lumière venue d'en haut ("l'ardeur du ciel", qui relaie la "lumière des cimes" de la P7). Cette partie du texte présente un enchaînement d'images particulièrement cohérent.
P10 - L'écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches.  
     On remarque un mouvement ascendant de la description qui, après avoir évoqué les "gorges", les "gouffres", "l'abîme", gagne maintenant "les champs des hauteurs", c'est-à-dire littéralement les parties les plus élevées de la montagne, et s'élèvera dans la phrase suivante "au-dessus du niveau des plus hautes crêtes". Ceci étant dit pour montrer que, malgré la bouffonnerie ambiante, le texte respecte à certains égards des modes d'écriture relativement logiques et conventionnels.

   Il est d'usage chez tous les commentateurs du poème d'y noter la fonction fantastique (ou fantaisiste) assumée par les alliances de mots. C'est notamment le cas dans cette phrase. "L'écroulement des apothéoses" est un oxymore caractérisé (nous reviendrons sur son interprétation), "centauresses séraphiques" en est un autre. Le centaure était, dans la mythologie grecque, une créature mi-homme mi-cheval. Les centaures symbolisaient pour les Grecs les appétits animaux. Inversement, l'adjectif "séraphique", issu de la tradition théologique chrétienne, signifie "angélique", "pur", "éthéré". 

   Rimbaud a-t-il créé les "centauresses séraphiques" pour le simple plaisir d'ajouter une espèce nouvelle au bestiaire fantastique ? C'est ce que semble penser Pierre Brunel, qui paraît aussi y subodorer une plaisanterie d'inspiration misogyne : "L'oxymoron aidant, on est en pleine mythologie-bouffe quand des 'centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches'" (338). "L'oxymore semble venir brouiller une image shakespearienne quand le roi Lear, à l'acte IV, dans un accès de fureur, évoque les créatures dévergondées et la luxure qu'ailleurs Rimbaud déclare 'magnifique' [...] : 'centaures au-dessous de la taille, femmes au-dessus' "(331).

   Bruno Claisse a une toute autre interprétation :

"Déjà Hugo avait affublé la locomotive par des hybrides mythologiques :

La Science pareille aux antiques pontifes,
Attelle aux chars tonnants d'effrayants hippogriffes.

Les Châtiments, Force des choses.

L'humour rimbaldien — s'emparant d'une situation (les chevaux-vapeurs frôlant les avalanches) mille fois lithographiée ou évoquée dans les ouvrages techniques et les récits de voyage — n'aura qu'à substituer à la redondance hugolienne ("effrayants hippogriffes") un oxymore ("les centauresses séraphiques") pour placer le cheval de fer sous la protection d'une mythologie syncrétique, païenne et chrétienne, où le dernier mot revient ici aux iréniques séraphins" (177).

   Quant à "l'écroulement des apothéoses", ce serait de la part de Rimbaud, selon Bruno Claisse, une formule satirique visant, sous l'apparence d'avalanches tombant du ciel sur l'exploit technique du railway, "le déluge assourdissant des divinisations et des mythologisations" utilisées par ses contemporains pour idéaliser la Science et la Progrès (ibid.). 
 

P11 - Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses, — la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels.  
     Si l'on veut bien admettre que Rimbaud, dans ce texte, greffe sa fantaisie et ses symboles sur un canevas descriptif relativement conventionnel et cohérent, on ne s'étonnera pas de voir "une mer" apparaître "au-dessus du niveau des plus hautes crêtes", c'est-à-dire à l'endroit du ciel. Car les poètes n'ont pas attendu Rimbaud pour voir le ciel dans la mer et inversement (cf. par exemple Le Sommeil du condor de Leconte de Lisle : "Dans l'abîme sans fond la Croix australe allume / Sur les côtes du ciel son phare constellé") et Rimbaud n'a pas attendu non plus Les Illuminations pour s'adonner à l'exercice (cf. Mauvais sang : "je voyais une mer de flammes et de fumée au ciel").

   La substitution métaphorique de la mer au ciel permet à l'auteur d'introduire un motif mythologique qu'il affectionne, celui de la naissance d'Aphrodite (Vénus anadyomène). Pierre Brunel commente ainsi le passage :

"L'étonnant, ici, est que cette naissance soit 'éternelle', avec un effet d'oxymore (une naissance est ponctuelle, elle n'est pas éternelle), à l'image de la 'mer toujours recommencée' (Valéry, Le Cimetière marin). On trouvait déjà dans le deuxième poème de Comédie de la soif d' 'éternelles ondines' juste avant l'évocation de 'Vénus, sœur de l'azur' qui 'Émeu[t] le flot pur'. Car, née de la mer, Vénus devient celle qui l'émeut, qui la meut, qui à son tour donne naissance au mouvement des flots" (331-332)

   Les Orphéons sont des sociétés populaires d'éducation musicale regroupant des choristes (amateurs) ou des musiciens de fanfare. "Ces 'flottes' musicales, écrit Bruno Claisse, sont la variante maritime des 'fêtes amoureuses' qui 'sonnent sur les canaux' : l'univers est ainsi une immense fête." (178). Une fête célébrée sous les auspices de la déesse de l'Amour, allégorie qui, nous dit Bruno Claisse, était susceptible d'éveiller chez le contemporain de Rimbaud des échos politiques ou idéologiques. Confer cette envolée lyrique d'Edgar Quinet (La République, Dentu, 1872, p.101) : 

"Sublime Vénus, échappée comme nous, avec nous, de la ruine, reviens à la lumière. Donne-nous ce que tu possèdes, enseigne-nous la grandeur et la force de l'âme. Apprends-nous à surgir, comme toi, des flots amers, le front serein, les yeux fixés sur l'immense avenir."

Antoine Fongaro (De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.282-284) signale ici une possible réminiscence de la description du char d'Amphitrite dans Les Aventures de Télémaque de Fénelon (Livre IV). Rimbaud aurait pu aussi s'en souvenir, dit-il, dans Marine. Je reproduis en caractères gras les mots-clés du texte de Fénelon :

Pendant qu’Hasaël et Mentor parlaient, nous aperçûmes des dauphins couverts d’une écaille qui paraissait d’or et d’azur. En se jouant, ils soulevaient les flots avec beaucoup d’écume. Après eux venaient des Tritons, qui sonnaient de la trompette avec leurs conques recourbées. Ils environnaient le char d’Amphitrite, traîné par des chevaux marins, plus blancs que la neige, et qui, fendant l’onde salée, laissaient loin derrière eux un vaste sillon dans la mer. Leurs yeux étaient enflammés et leurs bouches étaient fumantes. Le char de la déesse était une conque d’une merveilleuse figure ; elle était d’une blancheur plus éclatante que l’ivoire, et les roues étaient d’or. Ce char semblait voler sur la face des eaux paisibles.

   La fête à laquelle nous sommes conviés dans Villes (Ce sont des villes...), écrit Pierre Brunel, "est soutenue par un accompagnement musical" :

"C'est déjà un accompagnement musical, et combien inattendu et inentendu, que le rugissement mélodieux des vieux cratères, non plus chauves mais couverts d'une végétation (de cuivre, il est vrai) et d'une population (géante). La chasse des carillons crie, mais bucoliquement. Les Rolands donnent un récital de cor [...]. Il n'est pas un vide qui ne soit comblé par la musique : les gorges par des sonnailles suisses et des carillons flamands ; les vallées alpestres par les chant des Meistersinger ; les gouffres par l'appel des Rolands. La surface de la mer est couverte par le son des orphéons, à défaut des chants d'Orphée, mais aussi par 'la rumeur des perles et des conques précieuses'. L'ambiguïté du terme ["précieuses"] contribue à rendre sensible l'hésitation entre ce qui a du prix et ce qui n'est que préciosité, entre la vraie valeur et ce qui risque d'être dévalué. Car la dévaluation est à coup sûr une autre des menaces qui pèsent sur cette création urbaine éclatante, où l'exaltation est cernée par ses excès, et la célébration par la parodie." (339-340).

   Pierre Brunel rejoint là une lecture au second (ou au troisième) degré proposée par Bruno Claisse qui écrit :

"cette 'rumeur' des conques et des perles liquides (qui, chez les peintres, inondent les nudités des déités) implique une autre ambivalence humoristique : de fait, 'rumeur' désigne certes la rumeur marine liée au mythe de Vénus, mais aussi une rumeur allégorique : celle des mots sans lesquels ni perles ni  conques ne bruiraient ni Vénus ne renaîtrait éternellement des flots. Car Vénus règne au XIXe siècle, non seulement sur la peinture, la poésie, mais même en politique [voir ci-dessus la citation d'Edgar Quinet]" (178).

   Or, cette "fête amoureuse" (idylle républicaine et apothéose du génie technique selon Bruno Claisse) semble menacée d'"écroulement", ici, une nouvelle fois. Non plus par "les avalanches" comme dans la phrase précédente mais par "les éclats mortels" dont la mer, parfois, "s'assombrit". Ce nouvel oxymore, interprété au premier degré, semble peindre un ciel zébré d'éclairs. "Le paradis des orages s'effondre", dira plus loin Rimbaud, poursuivant, apparemment, la même métaphore filée de l'orage en montagne. Nous verrons plus loin comment Bruno Claisse interprète ces présages d'apocalypse.
 

P12 - Sur les versants des moissons de fleurs grandes comme nos armes et nos coupes, mugissent.  
     Les métamorphoses (fleurs mugissantes, pareilles à des armes) imposées à notre monde familier dans cette phrase relèvent du registre merveilleux, de l'univers des contes, à cette différence près que l'humour, et même le calembour, semblent l'emporter ici sur l'imagination proprement dite.

   "Les fleurs qui mugissent déroutent", écrit Pierre Brunel (338). Certes, dans la réalité, les fleurs ne "mugissent" pas. Mais on soupçonne que le poète ne les fait mugir que par une association d'idée des plus simples entre les fleurs de nos prairies et les animaux qui les broutent. L'effet d''"adunaton", comme disent les savants, est obtenu par une simple hypallage.

   Semblablement, la comparaison avec des armes peut paraître bizarre mais elle s'explique assez aisément. Antoine Fongaro ("Chez Rimbaud la 'lettre' est 'cachée'", Rivista di Letterature moderne  comparate, Pacini editore, p.19-31, 2007) a montré que Rimbaud construit souvent des comparaisons ou des métaphores florales en se fondant sur les noms de certaines espèces qui constituent déjà, dans la langue, des métaphores lexicalisées. Ainsi, l'idée de "fleurs grandes comme nos armes", dans "Villes", trouve sa confirmation et une possible source dans le nom de nos glaïeuls (du latin "gladiolus", petit glaive) ou des sagittaires (du latin "sagitta", flèche). Si elles sont grandes "comme nos coupes", c'est que la botanique les décrit communément comme des "calices". Dans "Ce que dit le poète à propos de fleurs", les "fleurs pareilles à des mufles" dont parle Rimbaud sont peut-être des "mufliers". Si, dans "Enfance I", "les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent" c'est que nous avons en français les clochettes, les campanules et autres campanulacées, les fleurs qu'on appelle soleils ou tournesols, etc. Peu de magie, donc, là-dedans : de la fantaisie, de l'humour, plutôt, et l'art de redonner vie à ces images mortes que les grammairiens appellent des catachrèses.

   Resterait à se demander pourquoi Rimbaud a placé, à plusieurs endroits du texte, des notations visuelles ou sonores aux connotations plutôt inquiétantes. Bruno Claisse y voit l'expression d'une angoisse devant la rémanence d'une violence ancestrale dans la société moderne ("brutalité industrielle", menaces de guerres), mal dissimulée par la rhétorique idéalisante des prophètes d'un nouvel Âge d'or :

   "Il nous semble trouver là les mêmes stigmates que le poème Mystique réserve au versant gauche du mamelon :

   À gauche le terreau de l'arête est piétiné par tous les homicides et toutes les batailles, et tous les bruits désastreux filent leur courbe." (179)

    Ce serait cette angoisse qui se projetterait, dans le rêve même, sur les fleurs, comme précédemment sur la mer (P11 : "la mer s'assombrit parfois avec des éclats mortels") et jusque sur l'astre lunaire (comme on le verra dans la P16 : "la lune brûle et hurle").  

P13 - Des cortèges de Mabs en robes rousses, opalines, montent des ravines.  

 

 

 

 

 

 

 

 

 

[6] Gérard de Nerval, Aurélia, I,5.

 

 

 

 

 

 

[7] Théophile Gautier, La Musique, Fasquelle, 1911.

   Mab, reine des fées, doit sa célébrité au monologue de Mercutio dans la Scène 4 de l'Acte I de Roméo et Juliette, de Shakespeare. Elle y est représentée comme une créature minuscule, accoucheuse des désirs secrets, pourvoyeuse des rêves (et surtout des illusions) qui se glisse la nuit "à travers les nez des hommes qui gisent endormis". La phrase, donc, semble activer le thème des "sommeils" qui sera développé dans la conclusion du poème.

   Les "ravines" (petits ravins, lits de torrents) inscrivent la scène évoquée dans la continuité du texte en rappelant l'arrière plan montagneux qui sert de support faussement réaliste à l'allégorie (comparable, en cela, au "talus" de Mystique).

   Littré : "opale : quartz résinite, produit volcanique d'un blanc laiteux et bleuâtre, qui reflète, dans les fissures dont il est traversé, les couleurs du spectre solaire et produit ce chatoiement opalin qui lui est particulier [...]"

Le narrateur d'Aurélia, au cours d'un de ses rêves, subit une déformation de la vision qui rappelle tout à fait la définition que Littré donne de l'opale :

Je m’étonnais de les voir tous vêtus de blanc ; mais il paraît que c’était une illusion de ma vue ; pour la rendre sensible, mon guide se mit à dessiner leur costume qu’il teignit de couleurs vives, me faisant comprendre qu’ils étaient ainsi en réalité. La blancheur qui m’étonnait provenait peut-être d’un éclat particulier, d’un jeu de lumière où se confondaient les teintes ordinaires du prisme [6].

   Dans sa note sur "opaline", Pierre Brunel écrit : "La couleur d'opale est la couleur de l'aube pour Rimbaud" (332). Il indique comme référence cette phrase biffée du brouillon d'Alchimie du verbe : "l'araignée faisait l'ombre romantique envahie par l'aube opale."

   Bruno Claisse pense qu'il pourrait y avoir dans cette phrase une de ces visions d'aurores où se révèle "notre inguérissable aversion du réel sans double, c'est-à-dire [...] notre besoin d'illusionnisme, de conte de fées". Il commente ainsi le passage :

"Mab a non seulement quitté son imperceptible coquille de noix mais s'est multipliée dans des cortèges qui bondissent vers les hauteurs, pour y renouveler les couleurs de la vie et les lumières "opale" de l'aube, comme dans l'opéra de Weber, Freyschutz, où Mab, ses sœurs et ses cousines, et tous "les esprits cachés de la nature se mettent à fourmiller, à bruire, à chuchoter" [7] pour manifester la vie nouvelle du monde" (179). 

robes rousses ? rousseurs amères de l'amour ?

P14 - Là-haut, les pieds dans la cascade et les ronces, les cerfs tettent Diane.  
 

 

 

 

 

[8] Antoine Fongaro, "'Les cerfs tettent Diane'. Un problème de méthode", De la lettre à l'esprit. Pour lire Illuminations, Champion, 2004, p.216-225.

   Diane était dans la mythologie gréco-latine la déesse des forêts et de la chasse. Un célèbre marbre antique la représente accompagnée d'un jeune cerf qu'elle guide conduit d'une main en le tenant par ses bois tandis que l'autre main plonge vers le carquois passé à son épaule pour y saisir une flèche.

   Sœur d'Apollon, dieu du soleil, elle était identifiée par les Anciens à la lune, raison pour laquelle certains critiques ont vu ici une première référence à la l'astre des nuits (dont il sera question dans la phrase suivante). On pourrait imaginer un tableau de genre représentant des cerfs levant leurs museaux, "là-haut", vers la lune. Antoine Fongaro a cru y reconnaître "le poncif poétique remontant à la Bible" des cerfs buvant aux "fontaines" : "Diane étant la lune, quand celle-ci est reflétée dans l'eau des torrents, les cerfs (associés automatiquement à Diane, répétons-le) [...] semblent téter la lune, la forme arrondie de celle-ci favorisant son assimilation à une mamelle" [8].

   On a souvent parlé d''"adunaton" à propos de cette phrase. L'effet de merveilleux résiderait ici dans l'idée de l'impossible : Diane, déesse vierge et, par ailleurs, déesse de la chasse, ne saurait donner maternellement le sein aux cerfs supposés être ses proies.

   "Diane étant la déesse de la chasse, écrit Suzanne Bernard, dire que 'les cerfs tettent Diane' c'est évoquer une sorte d'âge d'or comme l'ont fait les poètes montrant, par exemple, les moutons en amitié avec les loups" (op.cit. p.502).

   Bruno Claisse reprend cette lecture en attribuant à la formule une portée parodique : Rimbaud persiflerait dans ce passage les croyances en un avènement futur de la paix universelle, dans ce monde ou dans l'autre. Il "rejoue la prophétie d'Isaïe : L'agneau repose sans risque près du lion'" (179).

P15 - Les Bacchantes des banlieues sanglotent et la lune brûle et hurle.  
     Bruno Claisse caractérise l'image comme un "cliché moralisateur" (180) :  les "Bacchantes des banlieues" (cf. les "Sabines de la banlieue" dans Bottom) sont les prostituées, les mauvaises femmes, leurs sanglots sont signe de contrition. Rimbaud raillerait ici l'espérance utopique en une "régénération des cœurs" formulée par exemple par Victor Hugo dans Vingtième siècle :

On voit l'agneau sortir du dragon fabuleux,
La vierge de l'opprobre, et Marie aux yeux bleus
     De la Vénus prostituée

   Antoine Raybaud donne "la lune brûle et hurle" comme un des bons exemples de la façon dont le jeu des signifiants commande au signifié dans le poème : "Arborescences phoniques, devenant encore arborescence narrative, les signifiants apparentés déclenchent des signifiés apparemment en rupture de ban, "à l'exemple de 'la lune brûle et hurle', où, dans la traversée de l'expression 'aberrante', 'les légendes', justement, entrent en rumeur et "évoluent', où se réveille et surgit, comme théâtre et son double, derrière la froide Diane lunaire, son double sauvage syriaque, Hécate. Par ce biais, et avec cet effet, ce sont des expressions entières forgées par le tissu sonore qui s'imposent au récit" (102).

P16 - Vénus entre dans les cavernes des forgerons et des ermites.  
 

 

 

 

 

 

 

[9] Antoine Adam, L'Énigme des Illuminations, Revue des Sciences humaines, oct.-déc. 1950, p.237.

 

   Pierre Brunel (333) rappelle que Vulcain, qui était pour les Anciens le dieu du feu et le patron des forgerons, était par ailleurs "mari légitime", et mari trompé, de Vénus. Il est probable que Rimbaud avait acquis pendant ses humanités de fortes connaissances dans le rayon de la mythologie et qu'il avait lu notamment, dans L'Énéide, VIII, le récit de la visite de Vénus dans la grotte de Vulcain. Jean-Luc Steinmetz commente : "Rimbaud semble présenter ici des scènes traitées par les peintres : Vénus venant voir Vulcain dans ses forges ou tentant Saint-Antoine" (Rimbaud, Illuminations, GF n°517, 1989, p.162).

   C'est encore une variation sur le thème de "l'impossible" ou, du moins, de l'improbable : né difforme, boiteux, et rejeté pour cette raison, à sa naissance, par sa mère Junon, Vulcain était dans la mythologie symbole de laideur. Son union avec Vénus représente sous cet angle une forme de paradoxe. De même sa présence chez les ermites qui, par définition, sont des religieux ayant fait vœu de vivre dans la solitude et la chasteté.

   Dans un article de 1950, Antoine Adam avait lancé l'hypothèse que Vénus pût désigner ici la planète qui porte ce nom, l'"étoile du berger" : "Les rayons de Vénus vont chercher et troubler l'ermite dans sa solitude, le forgeron dans sa caverne" [9]. "Je crois plutôt qu'il faut voir à la fois la déesse et l'étoile", commente Albert Py, qui cite cette référence (op.cit., p.132). Bruno Claisse semble partager cette opinion et en tire l'interprétation suivante :

"Vénus la déesse, elle, 'entre dans les cavernes des forgerons et des ermites', à l'instar de la Vénus hugolienne qui se prépare, dans La légende des siècles [Vingtième siècle] à éclairer tous les réduits ténébreux :

Le jour s'est fait dans l'antre où l'horreur s'accroupit" (180).

P17 - Des groupes de beffrois chantent les idées des peuples.  
     La plupart des commentateurs rapprochent cette nouvelle référence au chant choral de celle auparavant rencontrée dans la P7 : "Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes". Par ailleurs, malgré les connotations médiévales liées aux mots "oriflammes" et "beffrois", on peut voir dans cette phrase une annonce de la P22 : "des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau", formule où l'on devine une allusion plus contemporaine (nous y reviendrons).

   La critique, de ce fait, attribue volontiers au Rimbaud communard l'inspiration de ce passage — ou plutôt à un Rimbaud qui, les années passant, regarderait désormais avec ironie les mythes révolutionnaires de la Commune. Ainsi, Pierre Brunel écrit :

"Les fêtes sont devenues suspectes, les miracles ont paru douteux. Qu'en sera-t-il des groupements d'hommes qui devaient former le "peuple" de ces "villes" ? La première remarque qui s'impose est qu'on est passé du peuple initial à des peuples. Le chant se fait fonctionnel, il se met au service d'idéologies. Communard et communiste à la fois, il rassemble des "groupes de beffrois" (donc des communes) pour "chanter les idées des peuple"." (340).

   La même lecture se trouve à peu de choses près chez Bruno Claisse : "De même, après les Rolands et les corporations, voici les beffrois médiévaux à leur tour requis pour "chanter", en écho aux "chanteurs géants", les vœux d'émancipation des peuples" (180).

P18 - Des châteaux bâtis en os sort la musique inconnue.  
 

 

 

 

 

 

[10] Paris Guide par les principaux écrivains et artistes de la France, 1867, introduction de Victor Hugo. Page XL pour notre citation.

   Bruno Claisse signale que "dans sa célèbre préface du Paris-Guide, publiée à l'occasion de l'Exposition internationale de 1867, Hugo faisait du 'château bâti en os' (les os des ennemis vaincus) un des symboles de l'arriération africaine. Qu'en revanche le 'roi nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti d'ossements humains' se soit tourné vers les lumières de l'Exposition, devient, comme dans Villes, le signe que l'Afrique s'ouvre au mouvement moderne et à sa 'musique inconnue'" (180).

   Voici une citation un peu plus longue du texte hugolien, que l'on pourra d'ailleurs consulter sur Gallica : 

"Ce qui vient à ce rendez-vous de l'Exposition universelle, ce n'est pas seulement l'Europe, redisons-le, ce n'est pas seulement le groupe civilisé [...] c'est toute cette famille des nations embryonnaires sur lesquelles pèsent les hautesses asiatiques, les maharadjahs, les hageerdars, les begums. Jusqu'à un baril de poudre d'or, qui est envoyé par cet informe roi nègre de Bonny, habitant d'un palais bâti d'ossements humains. Disons-le en passant, ce détail a fait horreur. C'est avec des pierres que notre Louvre à nous est bâti. Soit." [10]

   Pierre Brunel semble partisan d'une interprétation plus abstraite, quoique apparemment très voisine de celle de Bruno Claisse. Il se demande si par "musique inconnue" il ne faudrait pas entendre "musique révolutionnaire" et propose de voir dans les "châteaux bâtis en os" "l'accumulation des squelettes des prisonniers à vie et des condamnés à mort". "Ce serait, conclut-il, d'une certaine manière, l'entrée dans la démocratie" (340).

P19 - Toutes les légendes évoluent et les élans se ruent dans les bourgs.  
     Rimbaud a conçu cette phrase comme un festival de calembours. Le verbe "évoluent" est à comprendre simultanément dans les deux usages différents du mot :  évolution dans l'espace (les personnages légendaires parcourent le décor montagneux construit par le poème) ; évolution dans le temps (le mythe de Vénus revêt, au siècle des révolutions, des valeurs allégoriques nouvelles ; les maîtres-chanteurs de Nuremberg se métamorphosent en compagnies chantant "le travail nouveau" ; les beffrois ne chantent plus exactement la même chose qu'au moyen âge et c'est "une musique inconnue" qui sort des "châteaux bâtis en os", etc.). De quels élans s'agit-il donc ici ? Jean-Luc Steinmetz commente bizarrement : "Il faut comprendre que les bêtes sauvages viennent dans les villes." (op.cit. p.162). J'ai plutôt l'impression qu'il faut éviter de comprendre la phrase ainsi. Rimbaud joue évidemment sur les deux sens du mot "élans" comme il a joué précédemment sur la polysémie du verbe "évoluer". Sans doute a-t-il pensé que nous imaginerions d'abord des "élans" (des cerfs) se ruant dans les villes mais c'est plus probablement aux élans populaires en faveur du progrès qu'il souhaite nous faire penser. Dans ce second sens, le syntagme "les élans se ruent" est une redondance ou un pléonasme (volontaire, bien sûr), car "se ruer", c'est "s'élancer".

   Rimbaud parodierait donc ici, explique Bruno Claisse, "un autre cliché du modernisme : la métaphore de 'l'élan' comme doublet du 'mouvement' ; d'où la figuration de cet élan par un chiasme schématique : les 'légendes', associées aux 'bourgs', constituent les symbolismes par excellence de l'immobilisme. Et pourtant, prolongeant le sémantisme du verbe 'évoluent, les 'élans', non contents de se manifester, 'se ruent' pour bousculer le passé le plus sclérosé : verbe de sens hyperbolique, car désormais le progrès n'a que faire de la timidité ! "    

P20 - Le paradis des orages s'effondre.  
     Bruno Claisse et Pierre Brunel décèlent tous deux dans le passage une idée de libération quoiqu'ils ne décrivent pas exactement dans les mêmes termes le pouvoir émancipateur de cette catastrophe finale. Pour le premier, "cette foudre ou cette trombe ou cette "lumière diluvienne" qui, comme dans Mouvement, s'abat sur la terre avec une brutalité déconcertante, c'est l'image de la révolution déconcertante du savoir et du pouvoir" (181). Pour le second, "ce qui s'effondre, ce qui est mis à bas, c'est le pouvoir d'un Dieu jupitérien qui prétendait détenir la clef du paradis et ne savait que faire souffler un vent de terreur" (340).
P21 - Les sauvages dansent sans cesse la fête de la nuit.  
     "Même les peuples colonisés, commente Bruno Claisse, ou en passe de l'être, pourtant qualifiés de 'sauvages' par l'Occident, mettent leurs danses rituelles au rythme de la fête universelle qui anime le globe, comme si 'la fête de la nuit' était elle-même l'écho lointain des 'fêtes amoureuses' sur les canaux d'Amérique" (181). Pierre Brunel, de son côté, écrit : "La danse des sauvages, eux aussi libérés, rappelle la puissante évocation qu'on trouvait dans Mauvais sang" (340).
P22 - Et une heure je suis descendu dans le mouvement d'un boulevard de Bagdad où des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau, sous une brise épaisse, circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver.
    
 
 

 

   Cette dernière phrase du premier paragraphe, explique André Guyaux, "n'appartient plus à la période descriptive qui couvre presque tout le texte. Elle n'est d'ailleurs pas simplement juxtaposée, mais introduite par un adverbe de phrase : 'Et', qui permet un revirement du texte. Puis le verbe en fait une phrase narrative, qui apporte le mouvement que ce 'Et' propulseur avait annoncé [...] Le spectateur-promeneur apparaît, et en même temps le spectacle se définit, se détermine, se résume aussi dans les 'fabuleux fantômes des monts', [...] de ces monts qui sont la géographie accueillante des lieux imaginés et qui deviennent, métaphysiquement, des villes, mot qui cristallise le lieu du rêve." (142)

   En effet, la première personne, désignant le rêveur, fait son apparition dans le texte ("je suis descendu") au moment même où le présent cède la place au passé composé, inscrivant dans le texte l'écart temporel qui sépare le moment de l'action ou de la scène vue (de l'histoire, de la diégèse) de celui de sa narration. Le présent nous plongeait dans le rêve en train de se faire. Le passé composé nous annonce le rêve comme accompli et comme arrivé le moment de conclure (phase du récit rétrospectif et de l'interprétation a posteriori, comme on le voit avec le syntagme "où l'on a dû se rencontrer" qui constitue une hypothèse, une hypothèse d'interprétation). Cette impression d'achèvement est renforcée par la mention d'une durée close : "une heure" (pendant une heure), le temps du rêve probablement.

   On observe ici encore le système consistant à mêler connotations contemporaines et allusions médiévales, orientales ou mythologiques.

   Le mot "compagnies" ("des compagnies ont chanté la joie du travail nouveau") renvoie aux anciennes associations de compagnons, ainsi que le note Pierre Brunel (341). Par contre, c'est à l'idée socialiste et moderne d'émancipation des travailleurs que fait allusion la notion de "travail nouveau". Les commentateurs rappellent à ce propos ce fameux passage de Matin, dans Une saison en enfer :

   Quand irons-nous, par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer — les premiers ! — Noël sur la terre !
    Le chant des cieux, la marche des peuples ! Esclaves ne maudissons pas la vie.

   Bruno Claisse remarque aussi que la rhétorique orientalisante du rêve romantique ("Bagdad") s'allie ici à l'évocation du "mouvement d'un boulevard", termes connotant "l'urbanisme moderne" et les grands concours de foules des révolutions du XIXe siècle. Le passage, "auto-citation de Matin, où la formule apparaissait déjà humoristiquement liée à la persistance indéracinable d'une espérance chrétienne ("les trois Mages" / "Noël sur la terre !"), devrait donc être reçu comme une moquerie à l'égard de "l'utopie fraternelle d'un 'travail nouveau'" (181).  

   Pierre Brunel suggère de rapprocher cette fin de poème de certains rêves de l'Aurélia de Nerval. On remarque, en effet, quelques ressemblances, sans qu'on puisse parler de pastiche de la part de Rimbaud. Par exemple, le rêve du chapitre I,5 entraîne le narrateur dans une cité "bossée de collines et dominée par un mont". Un pays de cocagne où se mêlent aux hommes d'aujourd'hui des êtres "aimants et justes" issus de races très anciennes, des "fantômes de constructions" issus de "différents âges" : 

"Je me vis errant dans les rues d’une cité très populeuse et inconnue. Je remarquai qu’elle était bossuée de collines et dominée par un mont tout couvert d’habitations. À travers le peuple de cette capitale, je distinguais certains hommes qui paraissaient appartenir à une nation particulière ; leur air vif, résolu, l’accent énergique de leurs traits, me faisaient songer aux races indépendantes et guerrières des pays de montagnes ou de certaines îles peu fréquentées par les étrangers ; toutefois c’est au milieu d’une grande ville et d’une population mélangée et banale qu’ils savaient maintenir ainsi leur individualité farouche. Qu’étaient donc ces hommes ? Mon guide me fit gravir des rues escarpées et bruyantes où retentissaient les bruits divers de l’industrie. Nous montâmes encore par de longues séries d’escaliers, au-delà desquels la vue se découvrit. [...] — Ce sont, me dit mon guide, les anciens habitants de cette montagne qui domine la ville où nous sommes en ce moment. Longtemps ils ont vécu simples de mœurs, aimants et justes, conservant les vertus naturelles des premiers jours du monde. [...] Du point où j’étais alors, je descendis, suivant mon guide, dans une de ces hautes habitations dont les toits réunis présentaient cet aspect étrange. Il me semblait que mes pieds s’enfonçaient dans les couches successives des édifices de différents âges. Ces fantômes de constructions en découvraient toujours d’autres où se distinguait le goût particulier de chaque siècle, et cela me représentait l’aspect des fouilles que l’on fait dans les cités antiques, si ce n’est que c’était aéré, vivant, traversé des mille jeux de la lumière."

Dans le chapitre I,2, une ville de rêve se métamorphose en montagne et la vision se termine sur une formule très proche de celle qui clôt la P22 :

"Le soir, lorsque l’heure fatale semblait s’approcher, je dissertais avec deux amis, à la table d’un cercle, sur la peinture et sur la musique, définissant à mon point de vue la génération des couleurs et le sens des nombres. L’un d’eux, nommé Paul **, voulut me reconduire chez moi, mais je lui dis que je ne rentrais pas. « Où vas-tu ? me dit-il. — Vers l’Orient. » [...] Arrivé cependant au confluent de trois rues, je ne voulus pas aller plus loin. Il me semblait que mon ami déployait une force surhumaine pour me faire changer de place ; il grandissait à mes yeux et prenait les traits d’un apôtre. Je croyais voir le lieu où nous étions s’élever et perdre les formes que lui donnait sa configuration urbaine : — sur une colline, entourée de vastes solitudes, cette scène devenait le combat de deux Esprits et comme une tentation biblique. — Non ! disais-je, je n’appartiens pas à ton ciel. Dans cette étoile sont ceux qui m’attendent. Ils sont antérieurs à la révélation que tu as annoncée. Laisse-moi les rejoindre, car celle que j’aime leur appartient, et c’est là que nous devons nous retrouver !"

Mais s'il s'agit chez Rimbaud, comme chez Nerval, de retrouvailles amoureuses, on remarquera qu'elles sont mentionnées, dans notre poème, au passé, et donc considérées comme abolies, ainsi que les chants célébrant le "travail nouveau" et toute l'expérience vécue en rêve.

   Les commentateurs ne se disputent généralement pas pour expliquer le syntagme : "circulant sans pouvoir éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on a dû se retrouver". Qui sont ces "fabuleux fantômes des monts" et pourquoi eût-il été souhaitable de "pouvoir les éviter" ? Le participe présent "circulant" se rapporte-t-il à "je" ou aux "compagnies" ? Qui, enfin, "on" désigne-t-il dans "où l'on a dû se retrouver" et comment comprendre ce syntagme circonstanciel ?

    Albert Py, citant Littré, note : "éluder : éviter en échappant" (op.cit. p.133).

   D'après Bruno Claisse, le participe "circulant" se rapporte aux "compagnies". Ce seraient elles qui, "circulant" en imagination parmi les monts Alleghanys et les "Libans de rêve", n'ont su "éluder les fabuleux fantômes des monts", c'est-à-dire les fausses promesses de la science et de la technique moderne, les mirages du Progrès, symbolisés par les apparitions (mythologiques ou autres) tout au long du poème (181). 

   Mais Rimbaud ne s'exclut naturellement pas des erreurs qu'il impute aux foules ayant "chanté la joie du travail nouveau". Il a partagé leurs illusions, il s'est "retrouvé" avec elles sur le même "boulevard de Bagdad" : sans doute est-ce là le sens qu'il convient de donner à la clausule circonstancielle : "sans éluder les fabuleux fantômes des monts où l'on [= elles et moi] a dû se retrouver".

P23 - Quels bons bras, quelle belle heure me rendront cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements ?  
     Les commentateurs restent généralement assez évasifs sur le sens à donner à cette phrase détachée (ce deuxième paragraphe, même, pourrait-on dire avec André Guyaux) qui en constitue la conclusion. Par exemple, peu d'entre eux se posent la question de savoir à qui pourraient appartenir les "bons bras" dont le sujet lyrique attend la restitution de la "région" perdue. Rimbaud songe-t-il aux bras de l'aimé(e), équivalents de la "main amie" que le locuteur d'Adieu (dans la Saison) se plaint de ne plus trouver à ses côtés ? Pense-t-il aux bras qui brandissent les "oriflammes éclatants comme la lumière des cimes" ? Antoine Raybaud a au moins le mérite de poser la question, dans une parenthèse : "(Et "quels bons bras", ceux de "la joie du travail nouveau" ou "ceux de Vénus", ou, puisque "compagnie" il y a, de compagnons et compagnes ?)" (99).

   "En un second et dernier paragraphe de deux lignes et demie, commente André Guyaux, une phrase interrogative évoque la perte de la vision, l'abandon du rêve, le départ. Aux deux dernières lignes, "cette région d'où viennent mes sommeils et mes moindres mouvements" a pour antécédent tout le reste du texte. Les "sommeils" rappellent le "rêve" du début, mais ce sont eux qui procèdent de cette "région" source inaccessible de la vie, métaphore de l'inconscient." (138)

   La critique propose généralement de comprendre le mot "sommeils" dans le sens du latin "somnia" : les songes. (Brunel, 333). Au dénouement du texte, explique cet auteur, "le rêve [...] s'abolit et pourtant le poète rêve de le voir revenir [...] Peut-il être rendu à ce lieu de l'imaginaire collectif où, selon Freud, s'élaborent 'les rêves séculaires de la jeune humanité' ?" (341).

   Bruno Claisse ne commente cet épilogue qu'en passant. Voici ce qu'il en dit : "'cette région' à laquelle il [le rêveur] aspire de nouveau dans la clausule, se confond autant avec les Monts Alleghanys qu'avec la région mentale qu'ils ont illuminée en lui" (226).

   Ces commentaires me semblent partiellement contradictoires. Guyaux (qui pense peut-être à l'Adieu de la Saison) tire un trait d'égalité entre "la perte de la vision" et "l'abandon du rêve, le départ." Cependant, comme Brunel et Claisse l'expriment très justement, "le rêveur" aspire de nouveau, dans la clausule, à rejoindre ce "lieu de l'imaginaire collectif" dont il a perdu le chemin. La tonalité de cette fin de texte est incontestablement celle de la nostalgie et on ne saurait parler d'abandon des illusions, encore moins de départ (si l'on donne à ce mot le sens d'une rupture).

   Mais cette remarque questionne à son tour la lecture de Bruno Claisse. Si le locuteur décoche, tout au long du texte, des moqueries aussi cinglantes que le dit cet auteur en direction "des accidents de féerie scientifique et des mouvements de fraternité sociale", comment se fait-il qu'il s'en montre aussi nostalgique, le moment de conclure venu ? Cette incohérence ne donne-t-elle pas raison au Bruno Claisse de 1990, en partie du moins, contre celui de 2004 ?

Août 2012     

 

Benjamin Britten - Les Illuminations

Testo di Arthur Rimbaud.
Con Anna-Clare Monk. Orchestra del Teatro Comunale di Bologna.
 Direttore. Roberto Polastri. Scena di Stefano iannetta.