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"Anch'io, messieurs du journal, je serai
Parnassien!" (1)
Un poète de quinze ans
Le 24 mai 1870, un poète de quinze ans, Arthur Rimbaud, adresse à Théodore de
Banville une lettre exprimant sa passion pour la poésie. On
remarquera que le jeune homme, né en octobre 1854, se vieillit
intentionnellement. Il craignait sans doute de n'être pas pris au sérieux en
proposant, si jeune, sa collaboration à la prestigieuse revue poétique du mouvement
parnassien.
Charleville
(Ardennes), le 24 mai 187O.
A Monsieur Théodore de Banville.
Cher Maître,
Nous sommes aux mois d'amour ; j'ai dix-sept ans. L'âge des espérances
et des chimères, comme on dit, - et voici que je me suis mis, enfant
touché par le doigt de la Muse, - pardon si c'est banal, - à dire mes
bonnes croyances, mes espérances, mes sensations, toutes ces choses des
poètes - moi j'appelle cela du printemps.
Que si je vous envoie quelques-uns de ces
vers, - et cela en passant par Alph. Lemerre, le bon éditeur, - c'est
que j'aime tous les poètes, tous les bons Parnassiens, - puisque le poète
est un Parnassien, - épris de la beauté idéale ; c'est que j'aime en
vous, bien naïvement, un descendant de Ronsard, un frère de nos maîtres
de 1830, un vrai romantique, un vrai poète. Voilà pourquoi, - c'est bête,
n'est-ce pas, mais enfin ?...
Dans deux ans, dans un an peut-être,
n'est-ce pas, je serai à Paris. - Anch'io, messieurs du journal, je
serai Parnassien ! (1) - Je ne sais ce que j'ai là... qui veut monter... -
Je jure, cher maître, d'adorer toujours les deux déesses, Muse et
Liberté.
Ne
faites pas trop la moue en lisant ces vers :
…Vous
me rendriez fou de joie et d'espérance, si vous vouliez, cher Maître,
faire faire à la pièce Credo in unam une petite place entre les
Parnassiens
...
Je viendrais à la dernière série du Parnasse : cela ferait le Credo
des poètes !... - Ambition ! ô Folle !
Arthur Rimbaud.
|
Ophélie
est un des trois poèmes qui accompagnait cette lettre.
Un exercice scolaire ?
Rimbaud avait sans doute déjà montré cet essai poétique à son professeur de
lettres, Georges Izambard, qui nous a laissé le souvenir suivant :
« La
classe finie, il lui arrivait souvent de m'attendre à la sortie pour me
reconduire jusqu'à ma porte ( ... ). Souvent il me remettait des vers
tout frais pondus, mais toujours recopiés et calligraphiés avec amour,
que, sur ma demande, nous épluchions ensemble : cela commença avec la
pièce d'Opbélie, sujet de vers latins qu'il avait traité aussi en vers
français. » |
Mais
c'est une version un peu ultérieure, légèrement corrigée, qui est
présentée ici : celle qui était en possession de Paul Demeny, et qui fait
partie de cet ensemble de 22 poèmes connu sous le nom de "recueil Demeny"
ou "recueil de Douai".
Le
Recueil de Douai
On connaît l'histoire.
Pendant les grandes vacances de l'année 1870, le lycéen Arthur Rimbaud, qui
vient de rafler les plus hautes distinctions à la distribution des prix du
"Collège Municipal" de Charleville (Ardennes), décide d'abandonner
le foyer familial. 29 Août : départ pour Paris. Incarcération pour
vagabondage à la prison de Mazas. 6 Septembre : lettre désespérée à son
ancien professeur de rhétorique, Georges Izambard (22 ans) qui le fait libérer
et l'accueille dans sa maison familiale de Douai.
Le 26 (ou le 27) Septembre, à la veille de regagner Charleville
sur les instances de "la Mother" (c'est ainsi que le jeune homme
appelle fréquemment Mme Rimbaud), Arthur se rend
chez un ami de son professeur, le poète et éditeur Paul Demeny, auteur d'un
recueil de poésies intitulé "Les Glaneuses" (que Rimbaud n'appréciait
pas beaucoup : voir sa lettre du 25 août à Izambard ). L'auteur des
"Glaneuses" est absent. A.R. dépose à son domicile une liasse de
feuilles de papier sur lesquelles il a soigneusement recopié divers poèmes.
Pour tout commentaire, un message hâtivement griffonné au dos de "Soleil
et Chair" : "Je viens
pour vous dire adieu, je ne vous trouve pas chez vous…" Avec quelles
intentions Rimbaud confie-t-il ces textes à Paul Demeny? Le billet ne le dit
pas. Sans doute dans l'espoir d'une édition.
Ces poèmes ne furent jamais publiés (de façon générale, aucune oeuvre de
Rimbaud ne trouva éditeur du vivant de son auteur). Mais ils sont considérés
aujourd'hui comme les premières manifestations d'un étincelant génie
poétique.
Ophélie : un mythe littéraire et artistique
En
s'emparant du thème d'Ophélie, personnage célèbre d'Hamlet, la
tragédie de William Shakespeare, le lycéen ne faisait guère preuve
d'originalité. Le romantisme avait mis Shakespeare à la mode. Delacroix avait
peint "La mort d'Ophélie" dès 1844. Les peintres préraphaélites
anglais (deuxième moitié du XIX° siècle) et les poètes parnassiens
français avaient multiplié les évocations des jeunes héroïnes tragiques du
dramaturge élizabethain : Juliette (Roméo et Juliette), Desdémone (Othello),
Ophélie, incarnations romanesques de l'amour impossible.
Le romantisme avait varié à l'infini
le thème de la jeune et belle morte dont Ophélie peut être considérée comme
une application particulière : André Chénier avec son
poème de La jeune Tarentine, Chateaubriand avec la mort d'Atala, Bernardin de Saint-Pierre avec la mort de
Virginie à la fin de Paul et Virginie :
« Nous y descendîmes ; et un des
premiers objets que j'aperçus sur le rivage fut le corps de Virginie.
Elle était à moitié couverte de sable, dans l'attitude où nous
l'avions vue périr. Ses traits n'étaient point sensiblement altérés.
Ses yeux étaient fermés ; mais la sérénité était encore sur son
front : seulement les pâles violettes de la mort se confondaient sur
ses joues avec les roses de la pudeur. Une de ses mains était sur ses
habits, et l'autre, qu'elle appuyait sur son cœur, était fortement
fermée et roidie. J'en dégageai avec peine une petite boîte : mais
quelle fut ma surprise lorsque je vis que c'était le portrait de Paul,
qu'elle lui avait promis de ne jamais abandonner tant qu'elle vivrait !
» |
Ces oeuvres étaient connues d'Arthur Rimbaud. Disons seulement qu'en produisant
l'une des plus belles variantes de la légende d'Ophélie, ce poète de quinze
ans apportait sa pierre à l'édification d'un mythe littéraire et artistique
qui n'a pas cessé de se développer jusqu'à nos jours. La bibliothèque de
liens internet que vous pourrez trouver ci-après en témoigne.
(1) Rimbaud reprend en la transformant une phrase
proverbiale : "Anch'io son' pintore" ("Et moi aussi, je suis
peintre !"). Cette exclamation est un cri naïf de l'âme tout à coup
illuminée par l'irruption du charme senti, du ravissement éprouvé, du beau
perçu. Le célèbre peintre italien le Corrège, jeune encore et inconnu, la
proféra à la vue d'une peinture de Raphaël et dans le premier élan d'une
noble ambition!
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